Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Héloïse Vian

L’autre, le même

Maurizio Bettini, Je est l’autre ? Sur les traces du double dans la culture ancienne, Paris : Belin, collection « l’Antiquité au présent », 2012, 140 p., EAN 9782701158921.

1« L’autre, c’est‑à‑dire le moi qui n’est pas moi […] et que je ne suis pas » écrivait Sartre en 1943. Soixante‑cinq ans plus tard, Maurizio Bettini, professeur de philologie classique à l’Université de Sienne, donnait plusieurs conférences au Collège de France autour de ce même thème universel dans le cadre du cours de Littératures modernes de l’Europe néolatine du professeur Carlo Ossola. Le texte de ces interventions, disponible depuis 2012 chez Belin, dans la collection « L’antiquité au présent », est une enquête minutieuse sur le noyau culturel du double dans la culture ancienne. Ce terme de noyau culturel, également désigné comme noyau mythique, est à comprendre selon la définition de Ricœur, c’est‑à‑dire comme une « couche d’images et de symboles qui constituent les représentations de base d’un peuple1 ». Autrement dit, il s’agit là d’un ensemble de représentations et de discours présents dans des champs différents et partageant les mêmes codes intériorisés par la culture. M. Bettini retrace avec précision ces occurrences de la figure du double, les situe dans leurs contextes, apporte une attention particulière à la lettre, interroge les filiations et met le tout en perspective. Le résultat final est un bref ouvrage en quatre parties, néanmoins très riche, qui s’ouvre avec Homère et se clôt avec Virgile, sans toutefois oublier de s’offrir en cours de route quelques entorses à la chronologie à travers de brèves incursions dans la culture moderne. Je est[-il] l’autre ?, formule qui donne son titre à l’ouvrage, est la grande question qui sous‑tend toute l’enquête. Une question que l’on peut développer plus longuement de la façon suivante : comment l’autre se confond‑il avec le même, faisant naître un double attendu ou inattendu ; dans quels textes, pourquoi, et surtout que cela nous apprend-il nombre de siècles plus tard sur la vision du monde, des dieux, de l’autre et de soi-même à l’époque antique ?

Le paradoxe du héros

2Le héros antique est par définition hors du commun et unique. Néanmoins, M. Bettini met en lumière ce que l’on pourrait appeler un paradoxe du héros : celui-ci est en effet singulier et double à la fois. Des cas de figures différents apparaissent dans la culture antique : la double paternité, la multiplication des naissances autour de celle du héros avec la présence de jumeaux ou de quasi-jumeaux.

3Héraclès, prototype du héros, est concerné par toutes ces situations : d’une part, il est engendré par Zeus et Alcmène alors que celle‑ci est mariée à Amphitryon, ce qui lui confère une double paternité (paternité réelle et paternité légale). D’autre part, il a un jumeau. Pour finir, le moment de sa naissance n’est pas laissé au hasard. Au moment de sa conception, Alcmène « attendait déjà un autre [enfant] de son mari, Amphitryon » (p. 42). Ce jumeau, Iphiclès, est mentionné dans Le Bouclier attribué à Hésiode, v. 48 à 56 (p. 42 à 43). M. Bettini élargit l’exemple d’Héraclès et Iphiclès en exposant que

il arrive souvent que les jumeaux, tant dans la culture antique que dans celle du Moyen Âge, soient considérés comme le fruit d’un adultère, car la conception de deux enfants à la fois renvoie à l’intervention de deux pères. Cette croyance est aussi attestée dans le monde romain, comme dans une célèbre histoire racontée par Pline l’Ancien, par exemple, où il est rapporté qu’une femme mit au monde des jumeaux, l’un qui ressemblait à son mari et l’autre à l’intendant de la maison. (p. 432)

4Si cette interprétation de la gémellité en tant que double paternité peut être perçue comme une tentative d’explication de la double maternité, la notion de coïncidence temporelle, quant à elle, ne s’entend que par rapport aux prédictions de la destinée de l’enfant à naître, une prédiction pouvant émaner aussi bien des Dieux que de l’alignement des astres. Dans le cas d’Héraclès, c’est Zeus, ainsi que le raconte le chant XIX de l’Iliade, v. 101 et suivants, qui prédit que l’enfant à naître ce jour‑là règnera sur tous ses voisins. Héra, cependant, qui tend un piège en « retardant l’accouchement d’Alcmène et en hâtant celui de Nicippé, la femme de Sthénélos, Héra [...] fait en sorte que les vœux formés par Zeus devant tous les dieux s’accomplissent conformément à sa déclaration solennelle. Mais ce faisant, elle [parvient] à le priver de la satisfaction de voir le fils né de son union avec Alcmène devenir le maître de tous ses voisins. » (p. 42) Le dédoublement d’Héraclès ne s’arrête pas là :

Fils de deux pères, se retrouvant avec un jumeau loyal et un quasi-jumeau hostile [Eurysthée, le fils de Nicippé et Sthénélos, né à sa place], Héraclès finira réellement par se dédoubler après sa mort : il aura son ombre dans l’Hadès, comme tous les autres mortels, et en même temps une vie divine dans l’Olympe. Commencée sous le signe de la spécularité dès la naissance, la vie d’Héraclès se conclut sur un dernier dédoublement extraordinaire : il est à la fois divinité parmi les dieux et ombre parmi les morts. (p. 59)

5D’autres figures héroïques sont associées aux mêmes motifs du double, tel Alexandre le Grand. Sa naissance, retardée sur les conseils de l’astrologue Nectanébo afin que la coïncidence temporelle fasse de lui le futur maître du monde, est rapportée dans l’Iliade et le Roman d’Alexandre (p. 45 à 47). De plus, dans les écrits du « grand théologien, érudit et écrivain arabe ad-Damiri, né au Caire au début de 1341 et mort en 1405, toujours au Caire » (p. 48), et plus précisément dans sa « grande encyclopédie zoologique qui le rendit célèbre tant en Orient qu’en Occident » (ibid.), Hayat-al-Hayawan, Alexandre, portant le nom oriental de Dhul-Karnain, voit sa destinée annoncée non par le moment de sa naissance, mais par celui de sa conception, prévue lors de l’apparition d’une étoile dans le ciel, cette coïncidence temporelle lui permettant de devenir le maître du monde. Cependant, lui aussi est mis en danger par la présence d’un « quasi-jumeau hostile », al-Khidr ou al-Khadir, conçu la même nuit qu’Alexandre, par le père d’Alexandre et la tante maternelle d’Alexandre. Pour M. Bettini, « il ne fait aucun doute qu’al-Khidr joue un rôle semblable à celui d’Eurysthée vis-à-vis d’Héraclès. En effet, il “dérobe” lui aussi le privilège de la coïncidence de son rival, faisant profit d’avantages qui étaient réservés à l’autre. » (p. 49) Dans les deux cas, Héraclès et Alexandre sont privés du bénéfice de la prédiction qui leur était destinée. Ils parviennent toutefois à surpasser le quasi-jumeau usurpateur et se tracent un parcours hors du commun, non pas grâce à la prédiction, mais grâce à leur propre valeur, ce qui confirme leur caractère héroïque.

6La naissance simultanée, toutefois, ne crée pas toujours de rivalité entre les quasi-jumeaux dès lors qu’il n’y a pas conflit pour le bénéfice de la coïncidence temporelle. L’exemple donné est d’abord celui de Mongan (p. 52) : dans des versions de manuscrits celtiques3, Mongan connaît une double paternité, le dieu Manannan ayant pris l’aspect de Fiachna le Beau pour séduire l’épouse de ce dernier. Plus intéressant encore,

la nuit même où Mongan vint au monde, il arriva que la femme de l’écuyer de Fiachna le Beau accoucha d’un garçon, Mac an Daimh. Les deux enfants furent baptisés ensemble et Mac an Daimh deviendra un fidèle compagnon d’aventure de Mongan au long de sa vie. Et, toujours cette même nuit, Fiachna le Noir, un guerrier qui régnait aux côtés de Fiachna le Beau, eut lui aussi une fille, Dubh-Lacha (« Cane Noire »). Mongan et Dubh-Lacha furent aussitôt fiancés et, plus tard, se marièrent. Voilà donc que, dès la naissance même, deux couples sont formés à la croisée du héros […] Mongan et son futur écuyer d’un côté, Mongan et sa future épouse de l’autre. (p. 52)

7M. Bettini cite également l’exemple de la mythologie irlandaise dans laquelle « souvent, le héros voit le jour exactement au moment où naît aussi un animal. Leur énumération est assez longue […] : un poulain naît en même temps que Pryderi, il y a deux poulains avec CúChulainn, un chien avec Finn, un frère/poisson avec Lleu et, dans le cas de Lug, douze « demi-frères » qui se transforment en phoques. Une fois de plus, le héros ne naît pas seul. » (p. 53) Est également mentionné l’exemple de Jésus : « selon le récit de l’Evangile de Luc, la venue au monde du Christ avait été accompagnée elle aussi d’une "naissance parallèle", celle de Jean le Baptiste. De ce point de vue, le jeu de miroirs qui s’instaure entre les deux mères, Marie et Elisabeth, — dont les grossesses et les accouchements ont lieu en même temps — s’impose d’autant plus que le rôle du Baptiste auprès du Sauveur est encore une fois celui d’un soutien et d’un alter ego ». (p. 54)

8Parmi les différentes natures doubles du héros, c’est la double paternité qui demeure toutefois l’aspect le plus fréquent : M. Bettini dresse une liste non exhaustive des « nombreux cas de “double père” attribué aux héros de l’Antiquité » (p. 54) et mentionne « Pollux, fils à la fois de Zeus et de Tyndare » (p. 53) ; Héraclès, fils de Zeus et d’Amphitryon ; Thésée, dans certaines variantes, présenté comme « fils à la fois d’Égée et de Poséidon » (p. 53) ; Alexandre le Grand, fils de Philippe de Macédoine et du dieu Amon (p. 46, p. 53‑54)... Il s’agit là du « mythe célèbre » (p. 39) du double d’attaque ayant pour but de séduire l’épouse de l’individu dont l’apparence physique est usurpée. À la liste ci-dessus s’ajoutent « le héros Astrabacos qui, d’après le récit qu’en fait Hérodote, prend les traits d’Ariston pour séduire son épouse (cette union donnera naissance à Démarate, roi de Sparte) » (p. 404) ; « Héraclès [qui] prend à son tour l’apparence de Timosthénès pour partager la couche de son épouse (ainsi naîtra le célèbre lutteur Théagène de Thasos) » (p. 405) ; « Cupidon, dans l’Énéide de Virgile, [qui] se transforme en Ascagne pour que Didon s’éprenne passionnément d’Enée » (p. 406) ; « Uther Pendragon, dans l’Historia regum Britanniae, [qui] usurpe les traits de Gorlois pour pouvoir posséder sa femme, Ygerne » (p. 407). Il élargit également la liste à d’autres doubles pères et fils de doubles pères de la chrétienté :

L’Antiquité tardive, comme le Moyen Âge chrétien, nous livre d’innombrables histoires dans lesquelles un démon prend l’aspect d’un mari pour abuser de la bonne foi d’une épouse vertueuse [...]. Ainsi, les Dusii celtiques, les démons de la tradition gauloise dont parlait déjà saint Augustin, ou le diable chrétien en général, aiment à jouer de ces bons tours aux pauvres maris, comme dans une histoire racontée par Gérard de Cambrai dans son Itinerarium Cambriae » (p. 40) et « le héros fils de deux pères par excellence, Jésus-Christ. (p. 54)

9Quelles que soient la ou les formes qu’elle revêt, cette nature double, bien que paradoxale, « marque distinctement l’identité héroïque » (p. 53) :

Comme si sa venue au monde n’était pas une mais multiple, [les double pères, mais aussi les hommes et] les animaux nés en même temps que lui finissent inévitablement par représenter sa personne et, partant, par dilater son identité. L’identité du héros dédoublé, réfracté, multiplié, est plus grande que celle d’une créature normale parce que, de cette manière, on lui attribue la capacité d’être à la fois lui-même et d’autres personnes. (Ibid.)

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours

10Les premiers doubles évoqués par l’auteur sont ceux présents dans l’Iliade, sous deux formes différentes : les sosies et les eidôla, toutes deux de source divine. Le sosie apparaît lorsque le dieu « devient [temporairement] lui‑même le double du héros, puisqu’il prend ses traits » (p. 23). L’eidôlon (au singulier), quant à lui, est un double animé créé par un dieu, un fantôme fait d’air à l’image d’un mortel.

11La première apparition de ce type a lieu dans le chant V de l’Iliade, vers 449 et suivants : Apollon sauve Énée, blessé par Diomède et l’emporte loin du danger avant de lui substituer un fantôme aux traits identiques, et c’est le double qui affronte à sa place la fureur de Diomède sur le champ de bataille (p. 18 à 22). Aux chants XXI et XXII de l’Iliade, vers 595 et suivants, Apollon vient à la rescousse d’un autre héros en difficulté qu’Énée, mais au lieu de créer « un eidôlon trompeur pour parvenir à ses fins » (p. 19), il « revêt lui‑même l’apparence de l’agressé pour attirer l’agresseur (p. 19) et « prend directement l’identité et l’aspect d’Agénor pour le sauver d’Achille, bien trop fort pour lui. » (p. 7)

12Les similitudes entre les deux épisodes sont nombreuses :

Dans les deux cas, en effet, la même divinité (Apollon) protège un guerrier troyen plus faible (Énée, Agénor) de la fureur d’un guerrier grec plus fort (Diomède, Achille). Le stratagème de secours mis en œuvre est identique : les deux fois, Apollon éloigne le guerrier menacé du champ de bataille et lui substitue un « double » parfaitement identique qui induit son ennemi en erreur. (p. 22)

13Néanmoins, le procédé technique de constitution du double diffère : dans un cas, Apollon endosse l’aspect du héros comme on enfile un masque, il devient son sosie ; dans l’autre, il fabrique un double. Or, comme le souligne M. Bettini,

il arrive souvent que les poèmes narrent qu’un dieu prend les traits d’un mortel pour amener un autre mortel à accomplir une certaine action. […] En prenant les traits d’Agénor pour leurrer Achille, Apollon n’agit pas différemment d’Athéna qui, quelques vers plus loin dans le même chant, emprunte l’identité de Déiphobe pour tromper Hector et le pousser à combattre Achille, c’est encore Athéna qui emprunte l’identité de Phénix pour inciter Ménélas au combat. (p. 23)

14La démarche de construction d’un eidôlon pour se substituer à Énée est donc une exception au « schéma récurrent des poèmes homériques » (p. 23) de l’emprunt de l’identité de la personne à dédoubler. Pourquoi cette nouvelle démarche ? Le changement de tactique s’explique par ce que M. Bettini appelle la règle de visibilité divine et l’exception à ladite règle que constitue Diomède :

Les règles de visibilité, pourrait-on dire, auxquelles les relations entre les divinités et les mortels se conforment dans la culture homérique. Normalement, les dieux sont invisibles aux hommes. S’ils veulent se manifester, ils doivent prendre une forme humaine ou animale ; mais leur « vraie » présence, leur aspect « authentique » reste un mystère que les mortels ne peuvent éclaircir. […] D’une façon ou d’une autre, la « vraie »présence des dieux reste invisible aux mortels. (p. 23‑24)

15Diomède constitue cependant une exception à la règle, car il a « reçu d’Athéna le don singulier de « voir » les dieux, normalement invisibles aux hommes. » (p. 24) Ainsi que rapporté dans le chant V, aux vers 127 et suivants, « Athéna lui a ôté l’achlus des yeux, à savoir une sorte de « brouillard » ou de « brume » qui voile le regard des hommes et les empêche de jouir de la vue des dieux. » (Ibid.) Diomède est donc capable de reconnaître Apollon si celui-ci prend l’aspect d’Énée, tout comme il reconnaît Aphrodite, mère de celui-ci le protégeant, ou « Arès combattant aux côtés d’Hector sous les traits d’Acamas » (p. 24 et p. 25) dans le chant V, vers 334 et suivants. Comme « Diomède “voit” les dieux, de sorte qu’il voit aussi les stratagèmes qu’ils mettent en œuvre pour protéger les mortels […] Apollon ne pouvait prendre l’aspect d’Énée pour le distraire, comme il le fera par la suite avec Agénor : s’il l’avait fait, Diomède s’en serait aperçu […]. Le dieu était donc contraint et forcé de recourir à une autre tactique. » (p. 25)

16Ce premier eidôlon est suivi de nombreux autres. Deux sont à mentionner en rapport avec Héra. Tout d’abord,

l’invention du poète Stésichore, reprise par Euripide, qui narre comment Hélène de Sparte n’aurait jamais été enlevée par Pâris et n’aurait donc jamais suivi son fâcheux amant à Troie. Que s’était-il passé ? Pour mettre l’épouse de Ménélas à l’abri de la séduction, la déesse Héra avait créé un eidôlon, un double animé d’Hélène, qui s’était substitué à elle pour suivre Pâris à Troie, causant ainsi la guerre la plus sanglante qu’il soit. (p. 17)

17Selon Euripide, dans Hélène, 34, « l’eidôlon d’Hélène a été fabriqué par Héra avec un morceau de ciel (ouranou xuntheis’apo, « en le formant d’un fragment de ciel ») » (p. 26). Ce double est également désigné comme fait d’air (aithêr, vers 584) et de nuages (nephelês agalma, vers 704 et suivants). Maurizio Bettini souligne que « l’eidôlon d’aithêr, un « fantôme d’air », est devenu un agalma de nephelê « une image de nuage », […] agalma [signifiant] aussi bien « image » ou « statue » que la « gloire » ou « l’honneur » éventuellement représentés sous la forme d’une image ou d’une statue. » (p. 26)

18Si les sosies d’essence divine sont déjà présents dans les poèmes homériques, il faut attendre Plaute pour voir surgir cette dénomination ; le concept précède le terme. Ainsi, dans l’Amphitryon, le dieu Mercure prend les traits de l’esclave Sosie et, ce faisant le dépossède de son identité : « non seulement Mercure s’approprie son corps, mais il le roue aussi de coups. » (p. 17) Il s’agit là du « premier texte qui affronte le thème — en vérité, angoissant au‑delà du comique — du double en tant que perte d’identité, en tant que dépossession du « moi » puisque quelqu’un dit : « Tu n’es pas toi, c’est moi qui le suis ». (p. 36‑37) Confronté à un autre soi‑même, Sosie ne met pas en cause les divinités mais la magie : il est alors « convaincu d’avoir rencontré un sorcier, plus exactement un versipellis (le mot désigne aussi le loup-garou), quelqu’un qui a le pouvoir de s’emparer de notre aspect, de nous faire oublier qui nous sommes et même de nous transformer en quelqu’un d’autre. » (p. 11) Ce « long face-à-face entre Sosie et Mercure, son double, restera une des pierres de touche du développement postérieur, pas seulement littéraire de ce thème (rappelons que le mot sosie pour dire le “double conforme” d’une personne, est devenu nom commun). » (p. 11)

19Outre la distinction eidôla / sosies, Maurizio Bettini procède également à une distinction entre ce qu’il appelle les doubles de défense, qui « ont pour but de protéger quelqu’un d’une agression» (p. 17) et ce qu’il appelle les doubles d’attaque (tel Mercure doublant Sosie dans l’Amphitryon : « le dédoublement ne vise plus à défendre l’être original mais à l’attaquer », p. 18, ou les dieux et magiciens prenant l’apparence du mari pour séduire l’épouse vertueuse, p. 39‑40).

Le temps va ramener l’ordre des anciens jours

20Le double peut être de fabrication divine, mais également humaine. Ainsi, dans le chant III de l’Énéide, Énée et un groupe d’exilés atteignent les côtes de l’Épire. Le héros rencontre alors Andromaque (p. 99 à p. 102). Veuve d’Hector, celle‑ci a épousé le frère de son mari mort, Hélénus, et avec l’aide de Troyens en exil, tous deux ont bâti un double de la ville perdue dont Énée prend alors connaissance.

21Pour l’auteur, cette copie, de source humaine, est « quelque chose de bien plus troublant que la simple copie d’une ville qui se trouve ailleurs. Elle est une tranche de passé vivant […] elle est à proprement parler le double de la ville détruite, elle en a les fleuves, les bâtiments, les personnes.» (p. 106) Ainsi, « la simulation s’étend à toute la ville, devenue une Troie à proprement parler, quoique parva, « une petite Troie » (p. 103) : Procedo et parvam Troiam simulataque magnis / Pergama et arenthem Xanthi cognomine rivum / agnosco Scaeaeque amplector limina portae8.

22Dans une sous-partie de chapitre intitulée « Nostalgie, mère d’images », M. Bettini associe cette reconstruction à la nostalgie, définie (p. 111) comme « le mal du pays, la peine douloureuse provoquée par le désir ardent de la terre natale ou (comme le remarquait Kant avec perspicacité) l’illusion qu’on souffre de ce désir ardent, alors qu’en réalité, on regrette la jeunesse qu’on a vécue là-bas. » Ce concept ne datant que du xviie siècle, M. Bettini évoque également son ancêtre, le desiderium latin, qui « indiquait le regret, l’affection de l’âme que, comme le pathos grec, on éprouve à l’égard de tout ce qu’on ne pourra jamais plus ravoir », ainsi que les pouvoirs que Sénèque et Pline lui attribuent (p. 112).

23Bien que l’auteur de l’ouvrage affirme que « la parva Troia bâtie par Hélénus et Andromaque constitue une invention extrêmement singulière, pour ainsi dire sans équivalent dans la littérature antique » (p. 104), d’autres exemples de « villes dédoublées » sont évoquées (p. 105‑106) : y est alors citée la reconstruction d’une citadelle et d’un temple sur le modèle de ceux de Jérusalem par le grand prêtre Onias dans La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. M. Bettini renvoie également aux travaux de l’historien italien Domenico Musti sur « la tentation de bâtir une ville semblable à Troie » qui « a souvent transparu dans l’histoire des colonisations grecques », et au commentaire de l’Énéide de Servius selon qui « ce serait même le propre des exilés de reconstruire des villes semblables à celles qu’ils ont abandonnées. » (p. 105) Énée lui‑même, avant d’être le témoin de l’existence de la parva Troia dont il trouve l’illusion « parfaite » (p. 103) a lui aussi cherché à reconstruire la ville perdue « en fondant les villes d’Aenaedes et de Pergamea » (p. 103) et « il tentera encore de [le] faire quand il cherchera à réaliser en Italie le rêve de sa Troia recidiva, « Troie revenue ». » (p. 103) Dans tous ces cas de figure, la réplique de la ville est alors « ni plus ni moins qu’une image » de « ce qui n’est plus », et dont la « contemplation » permet de se « consoler » d’une « perte irréparable ». (p. 113)

24Ce motif de réplique de ce qui n’est plus ne se limite pas à la ville mais englobe également les individus : ainsi, dans la quatrième églogue des Bucoliques, Virgile réunit des « thèmes et motifs culturels qui provenaient d’autres contextes » (p. 62), dont celui du double. Il s’inspire alors du modèle des Stoïciens, initialement introduit en Grèce par Pythagore (p. 67-68) : la théorie philosophique selon laquelle « les mêmes choses reviennent ». Cette théorie est toutefois légèrement modifiée par le poète latin :

Ce ne sont pas les « mêmes choses » au sens général qui reviennent, mais exactement les mêmes événements et les mêmes personnages, destinés à accomplir scrupuleusement les mêmes actions, qu’elles soient glorieuses ou insignifiantes. (p. 67)

25Selon la prophétie de Virgile, « l’âge de fer sera suivi de celui des héros (d’abord la génération d’Argô, puis celle des guerriers qui allèrent à Troie), de celui de l’âge de bronze, de celui d’argent, et enfin du lumineux âge d’or » (p. 92‑93). M. Bettini établit un parallèle avec la mythologie nordique et plus précisément « la Prophétie de la voyante, le poème nordique composé au xie siècle environ, dans lequel une devineresse révèle aux hommes le passé et l’avenir des dieux. » (p. 93‑94)

26L’auteur souligne par ailleurs que « les Stoïciens avaient élaboré le thème du retour éternel des mêmes choses et des mêmes personnes, mais ils s’étaient aussi demandé si les différents “moi” qui se répétaient dans le temps pouvaient être considérés comme “un” numériquement parce que la substance restait la même, ou si ce n’était pas plutôt la katataxis qui demeurait identique, c’est‑à‑dire la configuration générale sous laquelle le “moi” est transféré d’un cycle cosmique à l’autre. » (p. 71‑72) Il indique également que Lucrèce va plus loin et se penche sur la question de la persistance de la mémoire entre les doubles diachroniques (p. 78‑80) :

Nous ne pouvons nous remettre en mémoire (memori... reprehendere mente) tous les « nous » que nous avons déjà été, dit encore Lucrèce, car (entre le « nous » de maintenant et ceux d’avant) s’est interposée une interruption de vie (pausa vitai). (p.80)

27Lucrèce s’interroge sur le rapport entre mémoire et identité, « ou plutôt, pour employer ses propres termes, entre repetentia nostri d’une part, et nunc nil ad nos et nos ante qui fuimus d’autre part » (p. 84), car le terme d’identité, identitas, dérivé du pronom idem (le même), est attesté en latin mais n’existait pas encore à l’époque de Lucrèce (p. 85-86). Nous nous situons donc à l’aube de la notion d’identité, présente dans les réflexions du poète, mais non fixée encore, dont la définition est à peine naissante.

À l’aube de la notion d’identité

28Le terme d’identitas « fait son apparition seulement à la fin de l’Antiquité, dans le cadre du débat théologique sur les trois personnes de Dieu et les deux natures du Christ. » (p. 86) Un paradoxe d’unité et de multiplicités subtil qui enrichira la langue : « c’est ainsi que naît l’identitas, la « mêmeté », un mot (et une notion) que nous n’aurions pas pu trouver non plus dans la prose de Cicéron ni dans celle de Sénèque » (p. 86). Néanmoins, si le concept de « mêmeté » n’avait pas encore vu le jour, selon M. Bettini les Romains de l’époque classique avaient recours à des représentations linguistiques et culturelles pour « indiquer les qualités inhérentes à l’identité individuelle » (p. 86), tel Cicéron qui expose dans Le Songe de Scipion que « c’est la mens — la faculté intellectuelle de l’esprit — qui “fait” l’identité d’un individu, [et] non pas son apparence physique (forma). » (p. 879)

29L’auteur revient sur la mésaventure de Sosie dans l’Amphitryon :

Ce que nous concevons comme « identité personnelle » était, dans la Rome antique, pensé avant tout en tant que phénomène public et social : il s’agit d’une qualité qui est attribuée à une personne quand quelqu’un d’autre — la communauté — « reconnaît » qu’il est bien lui/elle. (p. 88)

30Ainsi, « à Rome, l’identité individuelle se joue toujours dans l’espace, à la fois social et lexical, de ce qui est « donné à voir » » (p. 92).

31Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, M. Bettini se penche sur les Soliloques d’Augustin dans une sous-partie intitulée « La théorie augustinienne des similitudines » (p. 107-109) :

L’ouvrage traite la question de la ressemblance, à savoir de la nature même des doubles ou des images de choses réelles, quels qu’ils soient. Toute cette matière, disait Augustin, peut être partagée en deux genres. (p. 107)

32La ressemblance à égalité (in aeaqualibus), ressemblance « réciproque, interchangeable » (p. 108), lorsqu’il « n’est pas question d’un modèle et d’une copie, d’un avant et d’un après hiérarchique ou temporel » (p. 108) et la ressemblance par appauvrissement (in deterioribus) « quand on distingue clairement la chose imitée de celle qui l’imite » (p. 108).