Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2014
Novembre 2014 (volume 15, numéro 9)
titre article
Stéphane Massonet

L’entrée des médiums : Hugo & l’écriture des Tables

Victor Hugo, Le Livre des tables. Les séances spirites de Jersey,édition de Patrice Boivin, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 2014, 768 p., EAN 9782070453948.

« Deviens la lettre, deviens le verbe, deviens la vie ; venge‑toi, plomb, venge‑toi du cercueil ; et toi, terre, recueille les paroles des morts, et toi humanité, respire leurs souffles, entends leurs voix ».
Le Livre des Tables, Mardi 26 septembre 1854.

1Si le destin de certains textes serait de ne jamais être publiés, d’autres doivent en revanche leur existence à une lente et progressive parution, à un souterrain travail de publication qui en révèle les différentes facettes dans la durée, à l’instar de ces esprits qui décident de se manifester par apparitions graduelles. Ainsi en est‑il du fameux livre des tables tournantes de Jersey dont le titre et l’attribution ont été pour le moins ambiguës. Jusqu’à présent, ce livre n’avait pas véritablement d’auteur. Dans son édition de 1923 pour « Les Tables tournantes de Jersey », Gustave Simon indiquait « Chez Victor Hugo » désignant bien plus un lieu ou un décor, celui de Marine‑Terrace à Jersey, plutôt qu’un véritable auteur. Si un tel livre proposait un choix de retranscription des comptes rendus de séances spirites qui eurent lieu dans la maison de Victor Hugo à partir du mois de septembre 1953, comptes rendus qui furent rédigés aussi bien de la main de Victor Hugo que par son entourage, la question demeure. Qui est l’auteur de ces séances ? S’agit‑il d’un ouvrage commun établit par ceux qui ont retranscrit ces dialogues improbables avec l’au‑delà ou bien faudrait‑il suivre l’hypothèse spirite et considérer que ce sont les esprits eux‑mêmes qui sont ici les auteurs ?

2La question n’est pas sans importance lorsque nous savons combien les tables tournantes ont divisé les spécialistes de Victor Hugo. Et puis, il y a les nombreuses réactions, parfois violentes, comme celle du livre de Jean de Mutigny1, ou encore la réserve plus franche d’un André Breton. En effet, dès « Entrée des médiums », ce dernier évoque les expériences spirites et médiumniques qui ont commencé à voir le jour parmi le cercle surréalistes à partir du mois de septembre 1922 tout en refusant « formellement à admettre qu’une communication quelconque existe entre les vivants et les morts2 ». Si l’intérêt d’André Breton est éveillé par les rapprochements possibles entre automatisme et la médiumnité, il ouvrira quelques années plus tard les vannes du rêve avec « Le Message automatique ». Dans ce texte, André Breton confirme ses réserves à l’égard de la plaisanterie « qui a suivi son cours dégradant, forte d’ailleurs de l’appui inconsidéré que lui a prêté la famille Hugo par l’histoire des “tables tournantes de Guernesey”3 ». Si la méfiance et les réserves sont donc de mise, il n’empêche que plus récemment l’exposition « Entrée des Médiums » qui s’est tenue à la Maison Victor Hugo à la fin de l’année 2012 replace le phénomène spirite dans son contexte historique, traçant une continuité entre les séances de Jersey et cette entrée des médiums sous le signe de l’écriture automatique. Une telle attention souligne comme une relance de l’intérêt pour les rapports entre Victor Hugo et le surréalisme, relance qui, comme le note Annie Le Brun à propos de ses dessins, ne doit pas réduire Victor Hugo au rôle de simple précurseur du surréalisme, mais maintenir en lui la figure du « semeur d’éblouissements ». Pour ce faire, il faut donc considérer son œuvre dans sa totalité poétique : « Car l’énormité poétique est cette arche de l’infini toujours à inventer pour forcer l’obscur à s’ouvrir4 ». Ainsi, loin du débat sur le spiritisme et la parapsychologie qui a longuement monopolisé l’approche des tables de Jersey, peut‑être qu’il convient de réinscrire ce pan obscur de l’œuvre de Hugo dans la totalité de l’œuvre, démarche qui nécessite intrinsèquement une réédition de la production spirite de Victor Hugo. C’est à un tel projet que Patrice Boivin s’est attelé depuis 2009, lorsqu’il invoquait la nécessité de publier une édition critique et scientifique des comptes rendus de séances spirites qui se sont tenues presque quotidiennement à Jersey entre septembre 1853 et octobre 1855. Une telle édition impliquait à son tour que l’on fasse apparaître quelques revenants. Et ils ne manqueront pas. C’est ainsi que sous la forme du mystère des quatre Cahiers, les recherches de Patrice Boivin ont permis de retrouver deux cahiers manquants qui contenaient des retranscriptions inédites. Sous le titre Le Livre des Tables – Les séances spirites de Jersey paraît donc l’ensemble du matériel relatif aux séances de Jersey, un ensemble qui est maintenant pleinement attribué à Victor Hugo et, à ce titre, doit être considéré comme faisant pleinement partie de son corpus.

3Victor Hugo fut un grand adepte du spiritisme. Patrice Boivin insiste sur ce fait incontournable. En soi, il est indiscutable. Hugo croyait en l’immortalité de l’âme et en la métempsychose. Il croyait que les tables possédaient un esprit. En même temps, tous les esprits qu'il invoque ou convie autour de son guéridon forment sans aucun doute une communauté idéale qui fut à l'origine du rêve de l'exil dans l'île, participant à cette « citadelle d'écrivains et libraires d'où nous bombarderons le Bonaparte ». Ce rêve, Hugo l'exprime de la manière la plus volontaire qui soit, comme une chose qu'il faut construire. Ainsi, autour de cette croyance, il rêve à un projet de communauté qui aurait une ambition politique, alors que les tables appellent une écriture qui produira le livre ou la Bible d’une nouvelle religion, dans laquelle les athées retrouveront Dieu, et qui fera du « socialisme un rêve mystique d’un autre monde5 ». En même temps, pareille ambition aura justement contribué à la difficile genèse et problématique publication de ces séances spirites. Avec Le Livre des Tables, Patrice Boivin a enfin restitué le projet sous le nom que Victor Hugo avait initialement entrevu pour cette publication posthume.

De l’exil aux esprits

4Comment Victor Hugo en vient‑il à concevoir un tel livre ? Probablement à partir de l’ennui profond qui suit la découverte première de l’île, ce rocher de l’exil sur lequel le poète connaît un creux littéraire et politique. Sa posture le transforme en « frère de la pierre, cousin du chien ». Il devient sensible à cette île et à sa nature. Très rapidement, Jersey deviendra le « lieu de communication avec les esprits6 ». Les événements qui ont mené aux expériences spirites sont bien connus. Au mois d’août 1852, Victor Hugo quitte la France suite au coup d’État de Louis‑Napoléon Bonaparte. Il se réfugie d’abord à Bruxelles durant quelques mois, puis en passant par Anvers, Londres et Southampton, il se rend à Jersey où il loue près de Saint‑Hélier la maison de Marine Terrace, une demeure isolée en forme de tombeau dans une sinistre vallée où l’océan et ses orages viennent s’engouffrer. Ce décor dantesque, situé non loin d'une plage hantée fut peinte par le poète dans une de ces encres nocturnes. Elle nous montre un ciel saturé par l’orage et une mer qui miroite le prodigieux avancement alors que l’horizon se fond dans le noir le plus profond. La réclusion de l'insularité dans un lieu aussi lugubre allait préparer le poète à devenir cet homme océan tout en s’ouvrant à une nouvelle forme d’expérience spirituelle. Bref, tout un décor qui est prêt pour accueillir l'arrivée de Delphine Gay, poétesse et amie de Victor Hugo, qui ne va pas tarder à introduire cette vogue des tables tournantes venue d’outre‑Atlantique et qui se répand à travers toute l’Europe comme une traînée de poudre. Si son séjour à Jersey n'allait pas durer plus d’une semaine, Delphine de Girardin réussit toutefois à convertir ses hôtes suite à une séance où s’est manifesté l’esprit de Léopoldine, la fille décédée de Victor Hugo. Deux ans et demi durant, entre le 11 septembre 1853 et le 8 octobre 1855, Victor Hugo et ses proches se livrent presque quotidiennement à des séances spirites dans la maison de Marine Terrace. Des procès‑verbaux seront établis pour chaque séance, le plus souvent dressés par Hugo lui‑même, mais également avec l'aide de son entourage. Ainsi, le poète et les siens dialoguent avec près d'une centaine d'esprits aussi illustres que Shakespeare, Chateaubriand, Dante, Racine, Marat, Charlotte Corday, Robespierre, Annibal, André Chénier, Mahomet, Jacob, Shakespeare, Luther, Eschyle, Molière, Aristote, Anacréon, Lord Byron, Walter Scott, Galilée, Josué, Platon, Isaïe, Louis xvi, Napoléon 1er, Jésus‑Christ, Caïn, Platon, Eschyle, Galilée, ou encore des entités comme l’Ombre du Sépulcre, la Critique, le Drame ou la Mort. Et puis il ne faudrait pas oublier les fantômes qui hantent la plage voisine de Marine Terrace, comme la Dame blanche, la Dame noire ou la Dame grise.

5Ces étranges dialogues avec le guéridon dénotent les goûts du poète, ainsi que sa volonté de confirmer ses vues métaphysiques et politiques. Et qui mieux qu'une telle pléiade pour canaliser les premiers jets de l'écriture de Victor Hugo, puisqu’en prenant note des séances, le poète prête sa voix et sa plume aux esprits. Ainsi, se forme un cercle entre le poète, le médium, la table et l’esprit, dans lequel la retranscription du poète aura toujours le dernier mot. Et puis, il suffit de mettre l’hypothèse spirite entre parenthèses pour saisir à travers ces pages l’émergence du processus poétique de Victor Hugo « in the making », en pleine irruption, en pleine gestation. Avec ces carnets de comptes rendus, nous entrons de plein pied dans l'atelier du poète, là où il forge ses mots alors que la matière de l’esprit est encore en mouvement.

À propos du copyright & de quelques cahiers fantômes

6À la question de l’auteur est liée celle du droit d’auteur et la possibilité de publier ces dialogues. La question fut posée très tôt. La réponse sera claire. Le 14 septembre 1853, le Drame répond non. Trois mois plus tard, l’Ombre du Sépulcre interdit la publication des procès‑verbaux et en janvier 1855, Victor Hugo écrit à Madame de Girardin que les tables imposent le silence et requièrent le secret absolu. Ainsi, bien que nous trouvions une influence évidente de ces séances sur les œuvres de Victor Hugo en gestation, il s’est formellement défendu de ne rien reprendre des tables, ou du moins sans leur demander la permission. Ainsi, comme le rappelle Patrice Boivin, nous retrouvons des traces de ces dialogues avec les esprits dans différentes œuvres. Victor Hugo demande explicitement l’autorisation de publier des passages dans le 5ème et le 6ème livres pour Les Contemplations. Sinon, des influences évidentes se retrouvent dans des œuvres comme L’Année terrible, La Fin de Satan, Dieu, La Légende des siècles ou encore William Shakespeare. Au‑delà du fait que ce livre des Tables constitue une étape de la genèse de l’œuvre du poète, il est donc clair que Victor Hugo eut l’étonnant pressentiment que son époque n’était pas prête à accueillir un tel livre, qu’il considérait pourtant comme « une des Bibles de l’avenir ». Une révélation prématurée aurait ruiné la ligne politique du livre et aurait été accueillie par « un immense éclat de rire». Les tables relevaient de l’irrationnel et le risque de discrédit s’avérait bien sûr considérable par rapport à l’ampleur du projet. Son avenir sera donc posthume.

7Mais ceci n’est qu’un des premiers paradoxes qui entoure la genèse de ce livre. Le Livre des Tables recèle bien d’autres mystères, à commencer par l'étrange histoire de sa publication. Cette histoire constitue ce que Patrick Boivin nomme « Le mystère des quatre cahiers », faisant référence à la divulgation progressive de ces séances et plus spécifiquement aux cahiers en cuir rouge dans lesquels Hugo retranscrivait les procès‑verbaux de chacune des séances. Le déroulement et le contenu des séances des tables sont devenus accessibles grâce à différentes sources. Ainsi, nous connaissons des procès‑verbaux de la main de Madame Hugo, d’Adèle Hugo, d’Auguste Vacquerie, de Paul Meurice et de Victor Hugo lui‑même. De même, il existe des copies de procès‑verbaux établies par Juliette Drouet. Les cahiers dans lesquels Victor Hugo retranscrivait les procès‑verbaux forment quatre volumes manuscrits reliés. Ils furent mystérieusement soustraits du legs général fait à la Bibliothèque nationale de France peu après la disparition du poète. Les soupçons pèsent sur l’un des exécuteurs testamentaires, mais il faudra attendre 1897 pour que Paul Meurice publie quelques extraits de séances tout en faisant allusion aux cahiers rougesde Victor Hugo, dont il envisage une publication. Celle‑ci ne verra jamais le jour. À sa mort, les cahiers reviennent à Gustave Simon qui propose une première publication partielle en 1923. Après cette date paraîtront d’autres extraits à partir de copies, tandis que les quatre cahiers de Victor Hugo ont tout simplement disparu. Ces cahiers fantomatiques feront une discrète réapparition au cours d’une exposition en 1933 à La Maison Victor Hugo, exposition tout aussi fantomatique puisqu’il n’existe aucun catalogue ou document attestant de celle‑ci. Après quoi, les cahiers disparaissent à nouveau pendant près de trente ans, pour réapparaître mystérieusement en 1962 lors d’une vente à l’hôtel Drouot. Il s’agit d’un des volumes retrouvés dans un grenier par le propriétaire qui a voulu rester anonyme. Dix ans plus tard, en 1972, un autre cahier réapparaît pour être vendu dans le secret le plus absolu à la Bibliothèque nationale de France, qui avait déjà préempté le premier cahier. C’est donc en publiant l’ensemble du matériel connu jusqu’à ce jour, tant les procès verbaux connus de la Maison Victor Hugo que des deux cahiers de la Bibliothèque nationale, que Patrice Boivin nous propose aujourd’hui l’édition la plus complète du livre des Tables.

8Puisque l’ensemble du matériel ici rassemblé est de la main de Victor Hugo, il ne fait aucun doute pour Patrice Boivin que Le Livre des Tables est bien une œuvre hugolienne à part entière et qui mérite d’être étudiée comme telle. Demeure cette formule élégante de l’éditeur : « Le plomb du cercueil de Hugo, par l’alchimie des Tables, devait se fondre en caractères d’imprimerie7 ». Ainsi, cette nouvelle édition complète de manière substantielle les éditions précédentes en restituant au corpus hugolien cet important dossier qui doit être vu comme un atelier ou une expérimentation poétique. Cette édition met en évidence l’importance littéraire de cette écriture des Tables, qui doit être comprise comme un protocole expérimental de l’écriture chez Victor Hugo, comparable en bien des mesures aux expériences médiumniques ou aux rêves éveillés auxquels se livraient les surréalistes.

L’autre écriture des Tables

9En refermant le volume, deux questions viennent à l’esprit. Qu’en est‑il des deux autres cahiers de Victor Hugo qui n’ont pas été retrouvés jusqu’à ce jour ? Si Le livre des Tables restitue un pan entier d’une nouvelle forme d'écriture littéraire chez Hugo, ne devrait‑on pas s'attendre à voir celle‑ci être complétée par la réapparition d’un des autres cahiers fantômes ? Par ailleurs, on pourra regretter que l’édition de ce texte n’ait pas accordé plus de place à l’important dossier des dessins issus de ces sessions spirites. Il fallait soi‑même être un poète féru de dessins pour imaginer une table qui soit capable d’écrire et de dessiner. Et tout l’intérêt des dessins tient dans le dialogue qu’ils entretiennent avec les participants de la séance autant que dans la technique particulière qu’ils nécessitent. Déjà en 1963, Gaëtan Picon constatait qu’il existe peu d’analyses sur les dessins de la « table au petit crayon », qui a pourtant tracé bien des pages dans un des cahiers spirites. En effet, il existe bien à la Bibliothèque nationale deux cahiers entiers de dessins spirites qui permettent de compléter notre compréhension du dossier8. Avec ce que Hugo appelait « le recours au trépied » et ses dessins qu’il nommait ses « gribouillages », Le Livre des Tables est alors complété par cette autre écriture qui nous donne à saisir une image entière du poète, car comme le soulignait Gaëtan Picon : « Le langage est piège, mais le dessin voudrait être la proie, enfouissant dans son ombre palpitante le geste, l’éclat du rapt9 ». C’est alors qu’au‑delà des dessins spirites, l’ensemble des burgs en ruines, ces « muets témoins des temps évanouis » que Victor Hugo ne cessait de dessiner à travers l’Europe, apparaissent comme le pendant de ces voix auxquelles le poète resituait la parole et les mots, retrouvant au‑delà des siècles et des géographies ces épaves de la nuit.