Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Février 2015 (volume 16, numéro 2)
titre article
Patricia Desroches

Comprendre la souffrance au travail : philosophie & sociologie

Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse. Sociologie, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Théorie critique », EAN 9782707158574, 299 p.

1Un monde de déchirements, le dernier ouvrage du philosophe Axel Honneth,se compose de treize textes rédigés entre 1976 et 2008 par le philosophe. A. Honneth dirige depuis 2001 l’Institut de recherche sociale (Institut für Sozialforshung), où il a succédé à Jürgen Habermas. Fondé en 1923 par Horkheimer et Adorno, l’Institut prit son essor dans les années 1950 et hébergea ce qu’on a coutume d’appeler l’École de Francfort.

2Dans cette publication, A. Honneth discute de l’héritage du marxisme à la lumière de la Théorie critique et s’engage à esquisser une reconstruction de cette même théorie, estimant qu’elle a condamné ses fondateurs — Horkheimer, Adorno, Marcuse, Löwenthal et Pollock, le « cercle interne » — à un pessimisme théorique et pratique.Dans La Dialectique de la Raison (ouvrage de Horkheimer et Adorno, 1947), les analyses historico‑philosophiques sur la réification (dans le sillage de Lukacs) concluent à l’auto‑aliénation de l’espèce et oblitèrent finalement, selon A. Honneth, toute perspective d’émancipation. Le cercle « externe »  agrège Neumann, Kirchheimer, Benjamin et Fromm, et entretient des rapports plus ou moins distendus  avec le cercle « interne ». On peut citer par exemple la tentative de Fromm visant à réinterpréter la psychanalyse et à en réviser les présupposés : ce théoricien américain intègre le concept d« interaction sociale », ignoré de la psychanalyse freudienne et lacanienne, mais porteur de signification pour une psychologie sociale ouverte à la psychanalyse1. Les textes rassemblés ici permettent enfin à A. Honneth de débattre avec Habermas et de souligner la portée de l’ « agir communicationnel » dans l’élaboration du concept d’intersubjectivité, sans qu’il soit question pour lui d’y adhérer sans réserve2. C’est à l’aune d’une réflexion sur les rapports entre philosophie sociale et sciences sociales que se mesure l’ensemble de l’ouvrage, et c’est par ce point que nous commencerons.

Philosophie & sciences sociales : entre normes & faits

3L’objectif de l’École de Francfort, à l’origine, était de conjuger réflexion philosophique et empiricité des sciences sociales. Adossés à une philosophie de l’histoire, les fondateurs refusaient respectivement le positivisme, insensible à l’autoréflexion, et la métaphysique, réduite à une réflexion « essentialiste ». A. Honneth s’inscrit en partie dans cette filiation, mais fait surgir une problématique laissée en friche par les sciences sociales contemporaines, en particulier lorsqu’elles sont phagocytées par des tendances naturalistes. C’est le constat du déficit normatif de la pensée sociologique qui incite A. Honneth à interroger autrement le rapport entre les processus d’exclusion engendrés par le capitalisme néo‑libéral et l’intégration sociale qu’il réalise dans le même temps. Si le capitalisme donne corps à « toute la misère du monde », il alimente aussi égalité juridique et modernisation culturelle. Une réflexion sur le capitalisme ne peut par conséquent gommer sa dimension normative, et la nécessité de soumettre la reproductionsociale à des « prétentions à la rationalité » — à condition de s’entendre sur ce requisit — s’impose. Il s’agit donc de rendre opérants sur le terrain sociologique des concepts philosophiques « hantés » par la question de la reconnaissance sociale, de rendre effective, au sens hégélien, une certaine éthicité. La relation entre normes et faits traverse ainsi tous les travaux de A. Honneth et le conduit, via une interrogation sur le travail, à se situer par rapport à Hegel et à Marx.

Hegel ou « l’honneur citoyen »

4L’économie de marché capitaliste est pensée par A. Honneth à l’aune de Hegel et de Durkheim. Dans la Philosophie du droit, Hegelaffirme que tout sujet doit prendre part, dans le travail, au « bien‑être général ». Il a tenté, selon A. Honneth, de déceler dans le capitalisme naissant les prémisses d’une nouvelle intégration sociale, dès lors que l’appétit subjectif de l’individu contribue à la satisfaction de tous les autres. Dans ce système d’échanges marchands, d’ailleurs, les sujets se reconnaissent réciproquement comme dotés d’une autonomie privée mais agissant l’un pour l’autre. Admettre (comme le suggère Hegel) que ce type d’économie obéit implicitement à des normes signifie que le capitalisme, malgré les contradictions aiguës qui le traversent, ne contrevient pas définitivement à l’éthique. Introduire un vocabulaire moral est donc légitime, et A. Honneth rappelle que le jeune Marx, dans les Manuscrits de 1844, ne s’était pas encore « délivré » de l’humanisme feuerbachien. Un siècle plus tard, Karl Poanyi dira a contrario que le capitalisme ne tolère aucune restriction morale : la dimension normative dont on l’affuble n’exprime rien d’autre que l’existence de mécanismes auto‑régulateurs inhérents au système. Si A. Honneth signale avec force les dérèglements et le mépris social dont se rend responsable le système capitaliste, il ne cède pas sur la nécessité d’organiser rationnellement et « moralement » vie en société et sphère économique. Selon lui, le « monde vécu » (l’expression est d’Habermas) n’a rien perdu de sa valeur, et se révèle capable de résister aux contraintes oppressantes du capitalisme. Durkheim avait déjà décrit3 des formes d’organisation du travail authentiquement « complémentaires ». Dans La Lutte pour la reconnaissance (1992, 2000) A. Honneth affirmait déjà que les tensions liées à la lutte pour la reconnaissance contribuaient à développer une forme de solidarité sociale. La nouvelle théorie critique s’oriente ainsi vers une « auto‑compréhension » culturelle (projet initial de l’École de Francfort, rappelons‑le) là où l’auteur du Capital concevait le domaine économique comme le lieu exclusif du productivisme, indifférent à  toute idée de « conflit moral ».

Après Marx : la position de Honneth

5Dans le sillage de Rousseau, de Marx, de Max Weber, de Georg Simmel, et de l’École de Francfort, A. Honneth veut livrer un diagnostic sur les pathologies sociales, démarche à laquelle la sociologie industrielle — épurée de tout principe normatif — est a priori étrangère. Réintroduire une exigence normative et éthique contredit la normalisation pratiquée par la sociologie contemporaine et sensibilise les sciences sociales au champ de la culture et de la subjectivité. À l’inverse, c’est en renouant avec les sciences sociales que la philosophie sociale sera en mesure de produire une critique « immanente » du capitalisme et de faire valoir la teneur normative de son propre discours. Éric Dufour, dans une conférence prononcée à l’ENS de Lyon en mars 2011, rappelle que philosophie sociale et sociologie possédaient au xixe siècle un objet commun, le « social », à distinguer de l’objet économique.  Leurs rapports — dans l’histoire — furent aussi litigieux, la première visant une connaissance de la société (à l’instar de la sociologie), mais proposant aussi de la rendre plus humaine.

6Selon A. Honneth, Marx a précisément combiné analyse socio‑économique et théorie de l’émancipation mais produit une conception du travail relativement ambiguë quant à ses  fondements normatifs. Marx affirme d’une part que le travail participe indirectement de la constitution de la subjectivité, mais le considère d’autre part comme l’instrument de libération de la classe dominée : le travail dévoile ses potentialités révolutionnaires lorsque, aliéné, il contraint le travailleur à s’affranchir de ses chaînes. C’est donc la réalité d’une déqualification massive du travailleur qui a détourné Marx, dans le Capital en particulier, de l’idée selon laquelle le travail constituait un « processus d’apprentissage moral‑pratique » (p. 53). Ancré dans le procès de travail, le matérialisme historique veut ainsi guider vers la révolution une classe consciente de son exploitation. Les marxiens contemporains prolongent le débat en tentant de « sauver » la dimension émancipatoire du travail via une philosophie de l’histoire devenue, d’après A. Honneth, obsolète. L’époque nous dicte à présent de repenser la « raison dans l’histoire » et d’identifier les causes sociales qui entravent le mouvement de libération rationnelle des individus, ce à quoi la sociologie peut s’employer de façon privilégiée. A. Honneth tend à « enrôler» Hegel dans la reconnaissance du caractère « formateur » du travail mais s’inspire par ailleurs de Marx pour désigner les atteintes à l’auto‑réalisation sociale.

7On l’a compris, A. Honneth se refuse à abandonner la valorisation subjective du travail. Il n’hésite pas à réaffirmer que Marx lui‑même a décrit la dissolution du travail « concret » et dénoncé l’abstraction des échanges marchands ainsi que la réification qui en résulte. Marx est, selon F. Fischbach4, le philosophe qui a réinjecté naturalité et concrétude dans une société aliénée, composée d’individus affectés par l’exploitation qu’ils subissent et par la souffrance sociale5. Comme le souligne F. Fischbach, la philosophie sociale ne fait pas abstraction du Sujet ni de la subjectivité pour rendre compte de la charge qualitative de l’expérience individuelle et sociale. Elle ne peut non plus passer sous silence son rapport aux sciences sociales, lors même qu’elle n’entretient aucune affinité avec la sociologie des « experts ». En bref, faire œuvre dephilosophie sociale, ce n’est pas tant traduire relégation, précarisation sociale et déni de reconnaissance dans la langue philosophique, que donner à voir et à penser une situation vécue par les individus dans sa dimension « pathogène ».

Lutte pour la reconnaissance & société du mépris

8A. Honneth se sépare de Marx lorsque ce dernier, renonçant aux capacités (intrinsèquement) émancipatoires du travail social, le conçoit comme l’ « école de l’usine », à visée exclusivement révolutionnaire. Il lui accorde néanmoins une intuition théorique décisive : Marx a compris que le capitalisme engendrait des pathologies existentielles et cognitives mais a transféré à un « sujet collectif »  — la classe ouvrière — les perspectives de désaliénation.

9Dans un article figurant dans la revue Esprit (juillet 2008), et traduit par Stéphane Haber, A. Honneth « dépasse » la problématique marxiste et se prononce à nouveau sur la « théorie de la reconnaissance ». Dans La Société du mépris (2006),ilprécisait que la philosophie sociale avait pour priorité de « définir et d’analyser les processus d’évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquéees ou des perturbations, c’est‑à‑dire comme des pathologies du social » (p. 40). Dans La Réification, Petit traité de Théorie critique (2005, 2007), A. Honneth s’interrogeait sur une catégorie qui a disparu, semble‑t‑il, des analyses socio‑politiques, mais qui fut introduite à l’origine par Lukacs. Ce philosophe explique le mécanisme de réification par la montée en abstraction des échanges marchands capitalistes. A. Honneth entend quant à lui par réification un comportement humain qui viole des principes moraux et éthiques, traite les autres sujets non pas conformément à leurs qualités d’êtres humains, mais comme des objets dépourvus de sensibilité, morts, voire comme des choses ou des marchandises. La distinction entre humain et chose est d’ailleurs métaphorique et non pas ontologique, toutes les tentatives d’abolir l’humain en l’homme admettant implicitement son humanité, excepté dans la « barbarie » totalitaire qui, au xxe siècle, atteignit le degré zéro de socialité.

10La réification enfreint non pas les normes mais la condition même de leur existence, c’est‑à‑dire une forme d’ « intentionnalité  collective », pour reprendre les termes de Searle6. Ce n’est pas tant la neutralisation émotionnelle provoquée par le caractère abstrait du travail qui définit la réification, que l’oubli d’une reconnaissance primordiale. A. Honneth présuppose donc une forme antérieure de reconnaissance, précognitive, sans rapport avec une position épistémique :

Ne pas respecter les normes qui dérivent des principes (institutionnalisés) de la reconnaissance mutuelle revient clairement à infliger une blessure morale : dans ce cas, nous ne reconnaissons pas la personne selon la morale intersubjective des relations réciproques (Ibidem).

11Christian Lazzeri7 fait l’hypothèse que l’intersubjectivité originaire mobilise sympathie et empathie, à travers une perception antéprédicative de l’autre, même si A. Honneth n’a pas, selon lui, conceptualisé explicitement ces notions. La nécessité de s’« orienter en fonction des raisons d’autrui »8 est donc fondée sur une anthropologie dont la normativité s’exprime en définitive à travers un réseau d’arguments irrécusables. C’est dire que si le lieu originaire de la reconnaissance intersubjective est affectif, il se traduit en revanche dans un intérêt à l’émancipation rationnel : la « morale sociale » procède d’une évaluation des relations de reconnaissance qui sont garanties socialement. L’individu, dans ce contexte, s’appréhende comme dépositaire d’une valeur propre (socialisation morale) et se vit comme membre d’une communauté sociale (intégration sociale). L’amour, le droit et l’estime sociale — matérialisée dans la solidarité entre individus — sont les conditions d’’un progrès (moral) auquel une société, y compris aliénante, peut  conduire.

Psychanalyse & Théorie critique

12Le lien entre Théorie critique et psychanalyse remonte à Adorno, Marcuse et Horkheimer, qui signalaient déjà, dans les années 1930, la difficulté des peuples à se révolter contre leurs oppresseurs. Éclairer les forces inconscientes qui empêchent les sujets opprimés de se rendre libres et autonomes était jugé décisif, qu’il s’agisse de pathologies individuelles ou sociales : les névrosés souffrent des limitations de leurs capacités rationnelles, là où les individus aliénés socialement souffrent du sentiment de perte de l’Ego. C’est la rationalité, et non le « rétablissement » du désir de révolution, qui se présente, pour A. Honneth, comme la marque de l’émancipation sinon comme sa condition. Pour se prononcer sur une « politique de l’émancipation », A. Honneth passe par une théorie de la reconnaissance et par l’élucidation du concept d’intersubjectivité.

13En s’interrogeant sur la part d’autrui dans le processus de reconnaissance, l’auteur questionne les fondements de l’intersubjectivité, celle‑là même qui soutient l’interaction sociale. La psychanalyse se révèle, de son point de vue, déterminante. Sur le plan normatif, elle alimente la Théorie critique parce qu’elle prête attention aux limites constitutives de la rationalité humaine. Sur le plan explicatif, la psychanalyse confirme la Théorie critique en démontrant que les processus sociaux sont infiltrés d’affects et de motifs très éloignés de la conscience de ceux qui s’y engagent. Le philosophe en appelle ainsi à une psychologie morale fécondée par la psychanalyse, afin de « se préserver des illusions d’une morale rationnelle » (p. 233) et de prendre en compte les irruptions pulsionnelles qui affectent la vie sociale. Mais, par ailleurs, il veut fonder une théorie psychologique du sujet — une théorie de la socialisation — sur des présupposés spécifiques, et, contre la psychanalyse « orthodoxe », envisage la socialisation de l’enfant comme un processus différenciateur, et l’organisation de la psyché comme le résultat d’un procès interactif. Cette théorie psychologique du sujet émousse, A. Honneth en convient, le versant « négatif » du discours psychanalytique, qui met l’accent sur l’ « inadéquation constitutionnelle de l’être humain » (p. 238). Ce n’est pas un sujet clivé, divisé, qui intéresse  l’auteur, mais l’ « asocialité » supposée du sujet. Cette asocialité est d’ailleurs à penser du côté d’un moi présocial dont il s’agit d’interroger le statut, alors que l’ « antisocialité » signale l’existence d’un conflit qui oppose le sujet à la société elle‑même.

14Dans le chapitre « Théorie de la relation d’objet et identité post‑moderne. À propos d’une prétendu vieillissement de la psychanalyse » dans La Société du mépris, A. Honneth prenait appui sur Winnicott pour envisager l’organisation intrapsychique comme un dispositif communicationnel intériorisé, et réduire ce qu’il estime être la portée « normative » de la psychanalyse freudienne, qui attribue à des facteurs endogènes la maturation du sujet. Or la théorie de la relation d’objet de Winnicott, par exemple, se conjugue avec l’interactionnisme de G.H. Mead pour attester que la relation individuelle à soi résulte d’interactions intériorisées par le sujet. Un auteur comme Loewald (1978) affirme également que le psychisme ne se développe pas sous la pression d’un conflit intrapsychique (thèse de Freud) mais dans un échange continu avec le monde extérieur.

15L’individuation se double donc d’un processus de socialisation, mais ce sont les pulsions — portion du psychisme qui échappe à l’intersubjectivité — qui constituent, d’après A. Honneth, le moteur inconscient de ce double mouvement. La construction de l’identité, in fine, repose sur l’unité intérieure de la conscience, mais le psychisme « adulte » comporte une forme de fluidité communicationnelle, qui fait circuler les énergies pulsionnelles dans un espace intrapsychique plus ou moins rationalisé. En cela, le philosophe propose une théorie psychologique du sujet qui met en relation des instances psychiques dont l’ « état de maturité » est variable, sachant que l’inconscient, réservoir inorganisé, donne l’impulsion à l’ensemble du processus et soutient la construction de la personnalité. Contre toute apparence, la puissance pulsionnelle ne détruit pas l’autonomie du sujet et on peut soutenir, avec Mead, que le moi ne s’individualise en accord avec ses pulsions intérieures qu’à la condition d’être en permanence assuré de la reconnaissance d’une communauté élargie de communication.

16Pour fonder la « primitivité » de la reconnaissance, A. Honneth9 analyse le moi présocial et la constitution de l’intersubjectivité en révoquant plusieurs types d’arguments. Il conteste d’abord l’existence d’une pulsion de mort originaire, source de l’agressivité universelle, dont nous entretenait déjà l’anthropologie de Hobbes. Contre Whitebook (p. 239), il soutient qu’aucun moi réflexif ne précède le soi — produit de l’interaction sociale — et, contre Freud, que narcissime primaire et aspiration à la toute‑puissance ne sont pas constitutifs de l’être humain. Des études empiriques10 indiquent que le nourrisson possède un soi précoce et, par conséquent, un « noyau d’autrui »,  pour pouvoir, au moins, s’en distinguer. Mais les relations interpersonnelles ne prennent forme qu’avec le langage, dans la capacité de justifier rationnellement nos convictions et nos jugements : les écrits de Dewey, Mead, Wittgenstein et Habermas sont là pour nous le rappeler. La position théorique adoptée par A. Honneth suppose que l’on se déleste de certaines prémisses. Les expériences de fusion ne sont pas, chez le nourrisson, indifférenciées, mais, dans leur alternance avec des épisodes « séparateurs », déjà soutenues par une structure d’interaction. Se constitue là un premier rapport à l’autre, précurseur de relations sociales « harmonieuses ». Mais comment concilier cette description empirique avec l’expérience d’antisocialité vécue ultérieurement par certains individus ? A. Honneth semble dire, pour simplifier, que les « mal aimés » de l’enfance éprouvent des difficultés à s’inscrire dans l’intersubjectivité adulte et qu’ils résistent à l’indépendance de l’autre. A contrario, unenfant aimé et porté par un adulte de référence vit une expérience d’intersubjectivité primaire et « il serait juste de comprendre les expériences sporadiques de fusion du nourrisson comme le “point zéro” de toutes les expériences de reconnaissance » (p. 253). La théorie de l’attachement de John Bowlby (2002), souligne en particulier l’existence de relations interpersonnelles précoces chez le nourrisson. Winnicott, pour sa part, actualise les intuitions hégéliennes lorsqu’il mentionne le statut de l’objet transitionnel et la capacité du sujet à établir un équilibre entre symbiose et affirmation de soi. Le recours à Winnicott et à Bowlby, de la part d’A. Honneth, engendre au moins deux conséquences : Freud est finalement mis à distance au motif que la théorie des pulsions fait l’impasse sur le caractère « exogène » de la rencontre avec autrui, et récusé aussi parce qu’il endosse une anthropologie pessimiste et accorde peu de crédit à l’idée que la reconnaissance puisse « gouverner » le monde. Lacan lui‑même redouble ce pessimisme en se montrant le plus souvent hobbesien dans sa conception de la société et du monde, du rapport à l’autre. Les théoriciens américains (Bowlby et Erikson) ainsi que Winnicott, relèvent donc l’importance, dans la constitution de l’intersubjectivité, d’un « espace social » (transitionnel pour Winnicott) déjà investi par l’interaction entre individus, et porteur de compréhension mutuelle.

17En revanche, comme le rappelle Lacan dans le séminaire Livre IV La Relation d’objet, Freud parle bien entendu d’objet, mais pour préciser qu’il s’agit d’un objet irrémédiablement perdu. Il est donc impensable de postuler l’existence d’une relation d’objet « plénière », d’un objet dont les attentes pourraient être comblées sans reste, que les attentes en question soient affectives, sexuelles ou sociales. La relation sujet/objet n’est jamais directe, et seule une relation imaginaire — en miroir — peut suggérer une symétrie parfaite ou, plus simplement, une « reconnaissance » idéale, fondée sur la réciprocité. Par ailleurs, il est impossible de reconnaître la psychanalyse freudienne dans certains passages de La Société du mépris. Honneth n’y affirme‑t‑il pas (p. 330) que la psychanalyse a dessiné un idéal de personnalité qui traduirait autant la tendance du moi à exercer un contrôle « rationnel » sur l’inconscient que la propension à représenter les relations entre les instances psychiques sur le modèle de l’interaction sociale ? Le moi atteindrait donc sa pleine maturité non seulement en remplissant efficacement sa fonction mais en s’enrichissant de la fluidité communicationnelle qu’il aurait empruntée à la vie sociale. Mais l’auteur souligne lui‑même l’indifférence de la psychanalyse « continentale » pour les travaux de l’Egopsychology américaine. Le sujet freudien (et pas seulement lacanien) est divisé et c’est le concept de désir que l’on attendrait, à vrai dire, dans l’argumentation d’A. Honneth, y compris lorsqu’il s’agit de rendre compte du renoncement des individus et des peuples à se libérer de leur servitude. Pour exemple, A. Honneth mentionne le célèbre «  Wo es war, soll Ich werden » freudien11 afin de confirmer l’appropriation par le sujet de son inconscient et l’émergence d’un moi « mature ». Mais il n’est pas superflu de dire, avec Lacan — l’argument est de François Balmès12 — que l’expérience freudienne désigne un « désamorçage » du Cogito plus qu’une quelconque « rationalisation » d’un inconscient devenu conscient, entreprise pour le moins aussi improbable que la mise en œuvre du devoir kantien. Lorsque A. Honneth accorde à la « fluidité communicationnelle » psychique la capacité de relier le sujet aux forces « vives » de sa personnalité et d’exprimer une autre façon d’être « mature », il rabat à nouveau l’expérience subjective sur une problématique de l’adaptation et l’on se demande à ce niveau si la norme ne renvoie pas plus au concept de normalité qu’au concept de normativité, question à laquelle Emmanuel Renault, parmi d’autres philosophes, s’est confronté.

Le débat avec Habermas

18La nature des travaux d’A. Honneth renseigne sur le dialogue qu’il entame avec Habermas, dont l’œuvre reconstruit une théorie de la rationalité sur le plan de l’épistémologie, d’une théorie de l’évolution et de l’histoire sociale. Dans un texte daté de 1982, « D’Adorno à Habermas » (p. 178), A. Honneth restitue la position théorique d’un philosophe qui réoriente les postulats de l’École de Francfort via une théorie communicationnelle de la société. Habermas ne souscrit pas à l’idée d’une raison totalisante et « instrumentalisée », dont la prolifération scientifico‑technique conduirait tout droit à une maîtrise illusoire de la nature et à l’asservissement de l’homme. Il pense au contraire que la raison a pour vocation d’émanciper les individus et maintient donc l’exigence de réalisation pratique de la philosophie. Habermas n’abandonne pas la dimension réflexive de l’épistémologie de l’École de Francfort mais convertit l’autodémystification pratiquée par ses fondateurs en autoclarification discursive : le mode dialogique l’emporte sur le « repli » réflexif de Horkheimer, par exemple, et il s’agit de privilégier, dans la communauté scientifique comme dans l’action, les formes communicationnelles du discours. C’est pourquoi il produit une théorie de l’action ancrée dans des structures intersubjectives. Habermas soumet ainsi l’action à la contrainte des arguments et intègre « la pression normative de la discussion ». La praxis marxiste est donc repensée à l’aune d’un processus coopératif des individus, et Habermas substitue un « pragmatisme universel » à un matérialisme historique « monologique », subordonnant l’émancipation socio‑politique à un sujet collectif quasi substantialisé. L’histoire devient par conséquent le lieu de déploiement de structures d’action communicationnelles et instrumentales tout ensemble. On ne peut donc penser l’émancipation sans reconnaître le pouvoir de la raison, et Habermas s’élève, à l’encontre d’Adorno, contre toute tentative « romantique » de réconcilier l’homme avec la nature ou de considérer l’art comme l’expression suprême de l’émancipation civilisationnelle. L’émancipation sociale ne peut tolérer l’anti‑rationalité de l’opération mimétique propre à l’œuvre d’art ni sa proximité avec le mythe. Habermas témoigne d’ailleurs d’une aversion certaine pour les différentes versions de l’idée de réconciliation et reste convaincu que les rapports de classe antagoniques subsistent, même si le « vécu » de ces contradictions n’est pas immédiatement perceptible.

19Dans un autre article13, A. Honneth rappelle que le philosophe de l’ « agir communicationnel » s’est d’abord inspiré de Kant14 et de sa conception de l’ « usage public de la raison » pour régénérer sa conception de la vie sociale. Il reçoit par ailleurs de Max Weber et de Talcott Parsons l’idée de « rationalisation sociale ». Son propos veut démontrer que la structure institutionnelle des sociétés modernes obéit non seulement à une rationalité « finalisée » (mise à disposition du monde, au sens de Heidegger) mais aussi à des processus d’entente langagière, qui interviennent dans le monde « vécu » social. Habermas introduit par conséquent une conception duale de la société, une anthropologie sociale à deux termes, thématisée dans l’opposition entre travail et interaction. La question de l’émancipation peut, ipso facto, prendre forme : est‑il possible d’abolir la domination sociale en dépassant les restrictions « communicationnelles » que la sphère du travail inflige à l’individu et à l’humanité tout entière ? Contre l’empiètement du monde « vécu » social par la logique « systémique » du capitalisme, Habermas en appelle au maintien et à l’extension d’une communication non déformée. Comme le souligne A. Honneth ailleurs, Habermas est passé du paradigme marxiste de la production économique à celui de l’activité communicationnelle. C’est donc le langage qui fait tenir ensemble la société et c’est l’intercompréhension qui acquiert finalement une dimension normative. Le questionnement relatif à l’idéologie s’efface devant une théorie de l’émancipation qui interroge spécifiquement les pathologies de la communication. La morale de la communication habermasienne est cognitiviste et universaliste et trouve ses fondements normatifs dans l’épistémémologie piagétienne.

20La théorie communicationnelle d’Habermas se distingue sans ambiguïté de la tradition phénoménologique et propose finalement une théorie sociologique de la modernité qui puisse combiner, à nouveau, sphère matérielle de la reproduction sociale (monde du travail) et intégration sociale normativement orientée. On comprend qu’Habermas puisse critiquer le concept marxien de travail social, qui fait abstraction de la reproduction spécifiquement humaine de l’existence et on retrouve là les requisits de la philosophie sociale en général, dans sa diversité. La sociologie, en  analysant les institutions, contribue à saisir l’empreinte des pratiques sociales qui ont matérialisé le progrès des sociétés. En revendiquant la nécessité de transposer l’intuition philosophique au domaine empirique, Habermas manifeste une volonté analogue à celle d’A. Honneth : se fonder sur l’intersubjectivité pour décrire et édifier la rationalité sociale. Mais pour l’auteur, la reconnaissance réciproque est initiée dans l’amour primaire, exercée auprès de la personne juridico‑morale et  garantie enfin « idéalement » dans les institutions, dans la sphère du travail en particulier.

Théorie sociale & émancipation

21Dans La Société du mépris, figure le texte de la leçon inaugurale donnée par A. Honneth à l’Institut Otto Suhr de l’Université libre de Berlin en novembre 199315. Il récapitule là ce qui l’éloigne de la théorie critique de l’École de Francfort. Habermas (qui n’en est pourtant pas le représentant le plus « orthodoxe ») fait ici l’objet de sa critique : ses analyses le conduisent à « identifier le potentiel normatif de l’interaction sociale aux conditions langagières d’une entente sans contraintes » (p. 190). Or, selon A. Honneth, les critères de rationalité langagière retenus par Habermas ne nous disent rien du mépris social dans lequel la société capitaliste tient certains individus. De surcroît, les compétences linguistiques (argumentatives) ne sont pas partagées par toutes les classes sociales et une « morale de la communication » ne peut donc répondre aux attentes légitimes d’individus « spoliés » socialement. Si les procédures discursives revendiquées par Habermas s’inscrivent bien dans une perspective socio-historique, elles sont impuissantes à évaluer le « degré éthique » des attentes sociales. L’action telle que l’envisage Habermas ne dépasse donc pas la sphère de la communication langagière.

22Le point d’ancrage d’une théorie critique se situe donc, aux yeux d’A. Honneth, au lieu même des déviations qui affectent la rationalité sociale. C’est pourquoi l’analyse des pathologies sociales a valeur de diagnostic et nous adresse, au fond, une question cruciale : « Qu’est‑ce qu’une vie mutilée, dégradée, aliénée ? » Seule une théorie de la reconnaissance fournit les critères susceptibles de mesurer l’ampleur du mépris social et de la souffrance qu’il engendre mais sans l’apport des sciences sociales, on le sait, aucune moralité empiriquement efficace ne pourrait voir le jour.

23Dans l’introduction du numéro de la revue Recherches sociologiques (1999) consacrée àAxel Honneth, Jean‑Michel Chaumont et Hervé Pourtois soulignent le fait que les groupes sociaux se mobilisent de plus en plus pour des motifs liés à la demande de reconnaissance, qui devient ainsi la forme paradigmatique du conflit politique, en cette fin de siècle. L’identité de groupe supplanterait l’intérêt de classe et la domination culturelle remplacerait l’exploitation en tant qu’injustice fondamentale. La notion de « souffrances sociales » apparaît ainsi comme la plus appropriée pour décrire et évaluer éthiquement les pathologies sociales. E. Renault, dans L’Expérience de l’injustice (2004), envisage la critique sociale comme porte parole de la souffrance : la souffrance sociale désigne un type d’expérience si « pathétique » qu’il peut inhiber toute volonté de résister à l’injustice et se retourner contre le sujet lui‑même. Les ressources normatives peuvent aussi faire défaut et aveugler le sujet sur la conscience de l’injustice et il va de soi qu’une certaine impuissance « pratique » (politique) en procède. Il serait temps, selon E. Renault, de rendre sensible à l’injustice la philosophie politique et la sociologie elle‑même. Les travaux relatifs à la souffrance sociale datent de 199016 mais certains sociologues en faisaient état dès les années 1962, comme le texte Célibat et condition paysanne de Bourdieu ou encore La culture du pauvre de Hoggart en 1957 déjà. La souffrance psychique n’a d’ailleurs rien de pathologique mais signale ce qui est ressenti par un sujet atteint socialement dans son identité.

24Ainsi, loin de présenter la souffrance sociale comme une pathologie individuelle, E. Renault veut en montrer le « potentiel émancipatoire », à condition, il est vrai, de prendre en compte les aspirations des agents sociaux et de « dépasser » le constat de leur souffrance psychique.  A. Honneth précise à son tour que les réactions affectives éprouvées face au mépris social resteraient lettre morte si elles ne constituaient pas l’occasion — douloureuse — d’acquérir une appréhension cognitive de l’injustice. Plus encore, c’est au travers des luttes sociales que la condamnation du mépris représente un « intérêt empirique » authentique. Ces mises au point indiquent au passage combien le recours aux sciences sociales s’avère, là encore, décisif, recours sans lequel maltraitance physique, violation des droits et humiliation sociale conserveraient leur invisibilité.

25A. Honneth a répondu lui‑même dans un chapitre de La Société du mépris aux objections adressées habituellement aux « tenants » de la philosophie sociale. Dans « La reconnaissance comme idéologie » il restitue la critique d’Althusser qui, dans les années 1970, percevait la théorie de la reconnaissance comme un pur produit idéologique, destiné à produire des attitudes conformes à la domination. A. Honneth concède que la « reconnaissance manifestée publiquement a en réalité souvent servi uniquement à la constitution et au maintien d’un rapport à soi individuel parfaitement inséré dans le système de la division de travail dominant » (p. 248). Mais, par ailleurs, tant que les pratiques de reconnaissance ne seront pas vécues comme des expériences répressives par les individus, rien n’autorise à les disqualifier. On ne peut considérer comme discriminatoire une pratique qui s’inscrit d’emblée contre ce type même de domination. La reconnaissance se présente finalement comme l’expression d’un « réalisme moral », sachant que les critères justifiant son rôle normatif évoluent dans l’histoire.

26F. Fischbach, dans le Manifeste pour une philosophie sociale (2009) se confronte également à des objections majeures. Il est vrai que la philosophie sociale conduit une opération critique qui refuse de subsumer les faits sociaux à l’intérieur des normes. Mais n’entretient‑elle pas finalement — et F. Fischbach fait place lui-même à cette objection — une forme de « substantialisme » inavoué en réintroduisant des valeurs éthiques « paradigmatiques » ainsi que des normes prétendument dérivées de principes anthropologiques ? Peu importe le contenu de cette « idée régulatrice » au sens kantien, nous répond‑t‑il, dès lors que la critique politico‑sociale procède d’une anthropologie amenée à définir les conditions sociales minimales d’une articulation sans contrainte des idéaux de vie de l’être humain.

27Il reste que le « choix » de l’anthropologie en question peut être indéfiniment discuté ainsi que les conditions de sa réalisation éthique et institutionnelle dans le monde social, aucune certitude quant à la valeur émancipatrice de la philosophie sociale (et de la philosophie en général) n’étant acquise. D’après Jacques Rancière, la philosophie sociale perd d’autant plus sa vocation heuristique et transformatrice qu’elle risque de se confondre avec une analyse « critique‑clinique » et reconduire ainsi l’idée de thérapeutiques sociales. La philosophie sociale, cependant, revendique ouvertement son autonomie, et répugne à être assimilée à la philosophie morale ou à la philosophie politique. Que le social, en l’occurrence, fasse l’objet d’un déni de la part de certains philosophes, c’est la conviction de F. Fischbach. Il ne juge donc pas étonnant que certains penseurs (Rancière, Abensour) s’en détournent, au motif que le social, d’après eux, a besoin d’être institué par la politique, selon des modalités hétérogènes, bien entendu. Mais que la valorisation du « commun », de l’espace politique par excellence (y compris chez Badiou) passe pour une entreprise « idéaliste », réservée à l’esprit, est surprenante : la souffrance des corps aliénés n’est pas étrangère à J. Rancière mais le lieu du social, pour ce philosophe, est celui où se noue la question du partage, le lieu où la question de l’action collective prend sens.


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28Le partage du social ne signifie pas négation du conflit et les travaux d’Yves Clot sont là pour nous le signaler. Titulaire de la chaire de psychologie du travail au CNAM, ce théoricien oppose un contre‑point rigoureux à la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. À l’instar de Bakhtine17, Y. Clot s’intéresse au processus d’intériorisation du collectif dans la psychologie individuelle. Comment les individus réagissent‑ils « cliniquement » aux contraintes souvent aliénantes et contradictoires du monde du travail ? Selon quel mode interprétatif (psychique)  intègrent‑ils l’expérience sociale  de ceux qui les entourent et qui les ont précédés ? Ce n’est pas en niant le conflit qu’ils peuvent s’inscrire dans la dimension transpersonnelle du travail, mais, au contraire, en le médiatisant. Invoquant par ailleurs Vygotsky (Avec Vygotski, 2002), Y. Clot transpose des analyses destinées initialement à l’art à la sphère du travail : la créativité au travail se conquiert dans le recyclage d’une activité devenue mortifère parce que codifiée dans des automatismes corporels comme dans un discours statique. En bref, c’est la reconnaissance de la dimension conflictuelle du réel sur le lieu de travail qui peut saper la surenchère idéologique liée aux « risques psychosociaux ».

29C’est pourquoi Y. Clot cherche à dépister les reconnaissances « faussées » qui altèrent le travail, via une articulation entre approche clinique et expérience sociologique. L’individu en souffrance sociale subit l’excès de souffrance psychique infligé par des processus de désocialisation qui ne disent pas leur nom. Mais une fois ce constat empirique effectué, ne peut‑on, avec Foucault, critiquer les « machines à guérir » et le despotisme compassionnel en vigueur ? La sphère sociale se distingue de l’humanitaire et Y. Clot met en garde contre la tentation de « pasteuriser » le réel : le « business » psychosocial se pique toujours d’écouter le salarié et les tentatives de réconciliation sociale sont légion dans le monde de l’entreprise. Il ne s’agit donc pas de confondre action publique et « police sanitaire », au nom d’une reconnaissance factice. D’après Y. Clot, il n’est pas tant question d’être reconnu — posture dont Ricœur soulignait le caractère « passif », même si elle ouvre à la gratitude18 — que de se reconnaître dans quelque chose. L’instance historique et interpersonnelle dans le travail est donc déterminante et toute attente imaginaire, inféodée à une « compensation fictive »  laisse l’individu démuni : être autonome, c’est se retrouver en dehors de soi pour être davantage soi‑même. C’est en ce sens qu’Y. Clot affirme que la souffrance au travail (dont il ne nie pas l’existence) ne provient pas d’une incapacité à répondre aux exigences de l’organisation ou de l’institution, mais du sentiment que l’on ne peut réaliser ses aspirations ni sa « puissance d’agir ». L’’individu malheureux au travail n’est pas inadapté, ce sont les structures de l’organisation qui sont trop exiguës pour lui. C’est surtout l’amputation de ce qui est à portée de main qui est le plus douloureux, et l’empêchement à agir qui frustre et aliène le travailleur. Les dégâts qui affectent les individus au travail sont imputables autant à ce qu’ils ne peuvent pas faire qu’à ce qu’on leur fait. Le déni du conflit et la volonté de « reconnaissance » contrarient les possibilités émancipatoires des individus, dont la créativité s’exercera d’autant plus librement qu’ils auront pris en charge la décision de discuter de leurs qualités respectives et de transformer le réel du travail.