Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Carla Campos Cascales

Ce que transmet la transmission de la littérature

Serge Martin, Poétique de la voix en littérature de jeunesse. Le racontage de la maternelle à l’université, Paris : L’Harmattan, coll. « Enfances et langage », 2015, 530 p., EAN 9782343048130.

Tandis que les siècles s’écoulent, la masse des ouvrages s’accroît sans cesse et l’on prévoit un moment où il serait presque aussi difficile de s’instruire dans une bibliothèque que dans l’univers et presque aussi court de chercher une vérité subsistante dans la nature qu’égarée dans une multitude immense de volumes.
L’Encyclopédie, article Encyclopédie

1Comme s’il répondait au célèbre article de Diderot, Serge Martin nous invite avec son ouvrage à contrer la difficulté de « s’instruire » avec les livres en traçant un certain chemin didactique : celui d’une littérature comme activité vivante et toujours en relation dès qu’un lecteur entre en contact avec elle.

2Prenant appui sur ce qu’on désigne, un peu trop communément à son avis, par « littérature de jeunesse », l’auteur propose une théorie et une didactique de la littérature visant à libérer une discipline souvent instrumentalisée par l’école et trop restreinte par une certaine méthodologie que ce soit pour les élèves des petites ou des grandes classes.

3Le choix du corpus défie l’idée même de la littérature telle que la véhicule une certaine institution : il s’agit d’aborder les albums « contre toutes les catégories prédéfinies, y compris celle de l’enfance » (p. 86). Ne se laissant pas enfermer dans les catégories scolaires classiques des périodes littéraires ou des genres, ou encore dans la dichotomie écriture/oralité, S. Martin nous propose de faire le saut de La Fontaine à Le Clézio en passant par Claude Ponti et beaucoup d’autres (Tomi Ungerer, Benjamin Rabier, Philippe Corentin, Louis Joos, Malika Ferdjoukh, Gisèle Pineau...), en suivant un seul critère pour engager la lecture en classe et ailleurs : celui de « racontage », notion qu’il emprunte à Walter Benjamin :

Aussi, j’aimerais proposer ici, tant à l’enseignant qu’au formateur et au chercheur, un opérateur pour la pratique et la théorie de la littérature avec les œuvres : celui que m’a semblé offrir la notion de « racontage » (p. 11)

4Or, comment comprendre ce terme ?

L’expérience qui circule de bouche à oreille est la source à laquelle ont puisé tous les raconteurs. Et parmi ceux qui ont couché des histoires par écrit, les plus grands sont ceux dont le récit écrit et se distingue le moins du discours des nombreux raconteurs anonymes1.

5Nous trouvons chez Benjamin une première piste pour cette notion qu’on retrouve à maintes reprises dans Poétique de la voix jusque dans le sous-titre : le racontage serait toujours expérience, du vécu, du mouvement mais aussi de l’oralité, de la voix jusque dans l’écrit.

Le racontage serait donc ce passage de voix qui demande de considérer l’activité continue de la voix des histoires comme porteuse de sens. Plus que le sens qu’une voix serait chargé d’exprimer pour que des lecteurs le retrouvent, voient y soient amenés par quelque lecteur savant, herméneute ou autre, les lecteurs y compris les débutants et, comme on dit, les non-lecteurs dès qu’ils sont auditeurs, n’ont rien à retrouver mais seulement à se trouver (ou à se retrouver, formant alors communauté), acteurs du racontage. Alors la littérature comme pratique et théorie du racontage n’a pas besoin d’une herméneutique mais d’une poétique, celle-ci n’était que l’écoute d’une écoute — ce qui est considérable ! quand la première trop souvent demande de ne plus écouter mais seulement de contempler la vérité, le sens, le texte ou toute autre essence qui oublie que les œuvres ne valent que si elles continuent d’œuvrer. Le racontage explorerait dans sa pluralité ce continu de l’œuvre. (p. 16)

6Projet didactique mais aussi poétique, cet essai critique s’attaque aux « stratégies du discontinu qui réitèrent toujours la dichotomie oral/écrit, en excluant ainsi toute prise en compte de l’oralité qui est au principe du dire dans toutes les modalités du parler, du lire comme de l’écrire, de tout l’écrire et pas seulement du parlé dans l’écrit » (p. 20) ; il imagine avec les œuvres un travail de relation qui permettrait au sujet lecteur d’exister dans et par la voix de ces œuvres. Ce lien continu créerait le langage inhérent, souvent oublié, à toute activité de lecture : car il s’agit non de penser ce «  qui se transmet quand on enseigne la littérature » mais plutôt « ce qui se transmet de la transmission quand il s’agit de littérature » (p. 51)

7Ainsi, il faudrait non seulement écouter ce qu’une œuvre dit mais aussi et surtout écouter ce qu’on dit en lisant une œuvre. Il s’agirait d’inviter à enseigner la littérature comme un passage de subjectivation qui ne s’arrête sur certaines œuvres que pour mieux poursuivre le voyage, pour (re)commencer chaque œuvre dans sa réénonciation située. Dans ce voyage cosmique, on nous apprend à lire, et non comme compétence langagière et de communication, mais comme traversée et épopée ; c’est pourquoi nous volons comme des « comètes » de « constellation » en « constellation » — l’auteur sur-titre ainsi ses quatre parties qu’il titre « orientations », « interventions », « approximations » et « relations » pour regrouper les dix-huit chapitres sur-titrés « étoiles »...

8Ce que fait cet essai, comme l’affirme S. Martin autour de l’un des albums qu’il commente (Otto de Tomi Ungerer), c’est d’« engage[r] donc de la lecture avec l’écriture, de la lecture dans l’écriture toujours en cours en considérant l’album comme écriture/lecture d’une prosodie relationnelle et non comme addition du texte et de l’image comme on a coutume de le faire » (p. 252).

9Allant au-delà de la simple transmission des compétences classiques en didactique des langues et de la littérature, au lieu de : « parler, lire, écrire », S. Martin propose de travailler plutôt avec le « dire » comme « continu d’une pensée du langage à l’œuvre dès qu’apprentissage réfléchi. Ce dire multiple, telle est l’hypothèse de cet essai, c’est au fond le moteur du racontage » (p. 17). Il y a alors dans la théorie de la relation dans et par la voix qu’engage l’œuvre par le racontage, une responsabilité éthique et sociale : on tient compte de la dimension subjective de l’exercice fait en classe. Comment ? En engageant la subjectivation dans la reconnaissance de la relation à laquelle engage l’œuvre littéraire. Encore faut‑il laisser place de façon effective à cette relation dans l’espace d’enseignement : « dire » la voix (et non pas au sens d’oraliser simplement un texte en le lisant à voix haute) qui lie le sujet à l’œuvre ou que l’œuvre lie au sujet. Mais il s’agit là d’un engagement premier dès qu’on conçoit le lecteur et même l’œuvre non plus comme deux objets (l’objet-texte et l’objet de la réception), mais comme deux sujets ou comme un même sujet qui traverse les deux — ce serait la voix.

10Par là, ce texte remet en question l’outillage didactique des œuvres dans les différents niveaux d’enseignement. On songe alors à ouvrir à l’infini de la trans-subjectivation que crée l’activité de la lecture : l’œuvre devient à son tour non pas objet d’étude mais sujet, moteur de subjectivation, possibilité de continuation à l’infini par tous les sujets qui à leur tour lui donneront (leur) voix. Les œuvres «  ne valent que parce qu’elles engagent comme racontages pour des réénonciations continuées et donc des appropriations qui ne sont pas des achèvements mais des recommencements, des devoirs de racontage plus que de mémoire » (p. 217).

11Lire, entrer en relation, écouter et s’écouter, autant de réflexions théoriques sur la littérature mais aussi sur ce qui se passe en classe. S. Martin souligne la responsabilité de l’école :

Or, toute œuvre est l’appel à découvrir l’inconnu et à viser la spécificité qui est l’expérience d’un seul devenant l’expérience de chacun et de tous, dans et par le racontage. C’est là l’enjeu éthique et politique de toute critique en actes à l’École. (p. 69)

12Espace où apprendre voudrait dire exister, expérimenter, où s’imprimerait sur nous l’empreinte du monde, et où on agirait le monde à notre tour par et dans cette activité jamais finie de racontage : « Le racontage, comme passage de voix, c’est-à-dire l’invention de formes de vie (expériences) et de formes de langage (histoires) qui s’échangent dans la plus grande intensité d’une relation de relation. » (p. 45)


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13La beauté du texte de Serge Martin est nous proposer de ré-apprendre à lire : la littérature ne doit pas être une pause dans le continue de la vie, mais cet univers où la vie se déploie. Les œuvres seraient au centre du vivant, le formeraient, et construiraient aussi notre lien au monde. Les enseigner et les apprendre consisterait donc à savoir continuer le travail qu’elles engagent, à les lire pour lire le monde, à les intégrer dans notre subjectivité par notre subjectivité elle-même.

14La question du sujet lecteur, bien qu’ayant été abordée depuis nombreuses années par des ouvrages de didactique2, reste la plupart du temps une notion théorique difficile à appliquer dans la pratique en classe; or ce livre s’essaie à une didactisation concrète de cette idée.

15Pour cet ancien formateur d’enseignants, la théorie de la littérature est indissociable d’une réflexion pédagogique ; la preuve dans cet essai engagé et qui engage, qui invite à un changement nécessaire par une prise de conscience de la responsabilité éthique et politique d’un enseignement de la littérature qui doit prendre conscience du fait que l’activité qu’elle met en place ne peut se contenter de simples grilles de compétences ou de répondre aux injonctions patrimoniales et culturelles. Le racontage en fait un puissant levier du vivre ensemble qui s’y invente même.