Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Été 2005 (volume 6, numéro 2)
titre article
Arnaud Welfringer

Descartes en Grande Garabagne

Doatéa Nuri, L’Incertain. Lecture de Descartes, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Intempestives », 2005, 128 p., EAN 9782842921620.

Ils ont cru qu’il en était de même des sciences et ils ont pensé qu’en les distinguant les unes des autres selon la différence de leurs objets, il fallait chercher à acquérir séparément chacune en particulier et laisser de côté toutes les autres. En cela sans doute, ils se sont trompés.
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, règle I.

1Le livre de Doatéa Nuri, jeune philosophe disparue prématurément, risque de décontenancer les historiens de la philosophie : sous le titre de L’Incertain, c’est d’une Lecture de Descartes, champion du dogmatisme selon Kant1, qu’il s’agit. D. Nuri a en effet choisi de s’intéresser essentiellement aux trois premières Méditations métaphysiques et aux deux premières parties du Discours de la méthode, c'est-à-dire à la construction de la certitude, à la phase d’incertitude qui la précède. Son livre tente de montrer que ce processus est inscrit au cœur même  de la recherche de la vérité, qu’elle en est condition et part essentielle, et peut-être, paradoxalement, le fondement même. La démonstration s’articule en trois parties, « Se délier », « Descendre en soi », et « Marcher », trois gestes successifs du Discours et des Méditations, qui sont le propre, selon D. Nuri, de trois figures qu’adopte le narrateur de ces textes : l’Incertain, qui fait l’épreuve de l’inadéquation entre le discours livresque dont il a été nourri et l’extériorité qu’il prétend désigner et saisir ; le Sauvage, qui, parvenu à une totale « dé-liaison » d’avec les choses, les autres et soi, est « incapable de rapport » et paralysé, inapte à l’action ; l’Arpenteur, oscillation entre ces deux postures, parcourt quant à lui le chemin qu’il trace en élaborant un discours abstrait, délibérément détaché des choses sensibles, et qui, en vertu de sa nature géométrique, lui permet de connaître une réalité qu’il (re)construit.

2On le voit, le « je » des Méditations Métaphysiques et du Discours de la méthode subit en quelque sorte une opération chirurgicale qui lui fait adopter les traits d’un personnage très proche du Plume de Michaux, mais aussi, lorsque que l’Incertain adopte la figure du Sauvage, du Barbare en Asie2 ; sa dernière (dé)figuration en Arpenteur évoque autant le K. du Château que l’auteur de L’espace du dedans qui disait « écrire pour se parcourir ». De surcroît, le travail de D. Nuri organise la rencontre de Descartes avec des textes peu fréquentés par les spécialistes, de Blanchot à Barthes en passant par Deleuze, mais aussi avec le cinéma, de Duras à Desplechin. Nous ne discuterons pas tant la pertinence proprement philosophique de l’interprétation de Descartes que propose D. Nuri, qui excède très largement notre compétence, que le dispositif de lecture mis en place et ses implications théoriques. On s’interrogera surtout sur la nature de cette opération de chirurgie proprement esthétique : s’agit-il s’un simple lifting, d’une hybridation monstrueuse parce qu’anachronique ou d’une opération au statut proprement heuristique ?

Descartes romancier

3« Mais ne proposant ce récit que comme un exemple, ou si vous l’aimez mieux, que comme une fable…»3; D. Nuri prend à la lettre cette déclaration du Discours de la méthode, et choisit de privilégier la dimension narrative du texte, non sans un certain nombre de modifications corollaires quant au statut de ce qui s’y lit :

Le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques sont des récits exposant une série de gestes effectués par celui qui est dans l’incertitude. Ces récits se présentent comme autant de chemins ou de voies vers la sortie hors de l’incertitude. À celui qui se pose la question de son rapport au savoir, ces textes donnent un exemple. Il n’y cherchera pas des théories ou des visions du monde mais des gestes. […] [Descartes] ne nous transmettra pas de dogmes théoriques. Ce qui est transmis, ce sont avant tout des pratiques […] .(p. 13‑14).

4Il y a là une sorte de pari herméneutique, qui disqualifie le traditionnel commentaire philosophique dont l’objet tient essentiellement dans les énoncés du texte, considérés comme expression d’une pensée, d’une Weltanschauung que l’historien de la philosophie tâche de restituer par systématisation et réorganisation. D. Nuri, à l’inverse, en modifiant le statut du texte philosophique, en le littérarisant, met l’accent non sur les propositions énoncées mais sur leur énonciation même ; l’enjeu du texte philosophique, ce n’est plus alors les « pensées » ou même la pensée, mais le penser comme processus. D. Nuri ne s’en tient pas là, et postule que « le temps du récit est un temps fictif, les événements arrivent à un personnage qui est un personnage conceptuel » (p. 109). En devenant fiction, le Discours et les Méditations d’une part perdent leur référentialité, jusqu’à devenir allégories ; les voyages de Descartes ne sont ainsi pas lus dans leur référentialité biographique : « Le mouvement dans l’espace décrit par le voyage permet de figurer cet apprentissage de la dé-liaison comme un dessaisissement des opinions reçues » (p. 33). D’autre part, la fictionnalisation fait du « je » énonciateur une instance différente de l’auteur Descartes, un narrateur–personnage que D. Nuri aborde en se référant à la définition du personnage conceptuel par G. Deleuze et F. Guattari :

Les personnages conceptuels sont les hétéronymes du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. […] L’embrayeur philosophique est un acte de parole à la troisième personne où c’est toujours un personnage qui dit Je […]. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je, c’est toujours une troisième personne4.

5Cette notion de personnage conceptuel est essentielle à la réflexion de L’Incertain à travers le personnage éponyme et ses doubles que sont le Sauvage et l’Arpenteur : il s’agit là d’une façon de renouer la pensée à la fictionnalité qui la constitue dans le cas des Méditations et du Discours. B. Clément, dans la perspective de son propre Récit de la méthode, signale les implications d’un tel geste herméneutique :

S’attarder sur le dispositif fictif et textuel de l’œuvre philosophique, c’est faire le pari plutôt audacieux que la pensée ne saurait être pure des hésitations, doutes, incertitudes, angoisses, gestes circonstanciels qu’elle expose – ou qu’elle invente – pour se légitimer. Ou plutôt qu’il n’y a pas de pensée sans préambule. Que s’essayer à penser, c’est penser. Que la pensée équivaut à son protocole. (p. 114)

6C’est aussi et d’abord rappeler que la philosophie s’écrit, qu’il s’agit d’un texte, qu’il importe donc de lire comme tel, et que, avant de l’interpréter, on ne saurait faire l’économie d’une interrogation sur son statut. C’est du même coup une manière de penser, mais de façon non réflexive, en quelque sorte en acte, l’articulation de la philosophie et de la littérature, par une voie peu fréquentée, en pariant sur la pertinence des catégories littéraires et des outils poéticiens pour lire le texte philosophique en tant que tel. Car si le livre de D. Nuri est extrêmement attentif à la texture des Méditations et du Discours, au « discours du récit » comme à l’imaginaire du texte contenu de façon latente dans ses réseaux métaphoriques, il n’est en rien est une « étude littéraire » de Descartes ; il a pour objectif une lecture authentiquement philosophique, mais comme en se demandant ce que la littérature et la démarche des littéraires peuvent enseigner aux philosophes. Le geste, bien plus fréquent dans l’autre sens, constituerait déjà une bonne raison de lire L’Incertain. On peut en saisir deux conséquences herméneutiques, deux déplacements proprement heuristiques.

Je parle donc je suis : Descartes dans l’ordre du discours

7La principale conséquence de ce choix de littérarisation réside dans l’inscription du questionnement cartésien dans un rapport au langage et à la discursivité : « Le parcours de l’Incertain sera un parcours dans le langage » (p. 14).

8De fait, pour décrire la situation du « je » au début des deux textes, D. Nuri recourt à ce que Lacan appelle le « discours du maître », discours reçu passivement, discours qui présuppose l’existence prélinguistique des choses extérieures comme référence stable, et qui condamné l’Incertain à une fixité mortifère. Le doute n’est donc plus mise en question de la réalité même des choses, mais travail de « dé-liaison » entre les mots et les choses : le regard en est déplacé, des choses vers le lien. Le monde imaginaire « s’éprouve comme le produit d’un acte de langage qui n’est lui-même appuyé sur aucun centre ». (p. 110).

9De là, les principaux éléments de la pensée cartésienne sont intégralement repensés dans le seul ordre du discours. Le cogito change radicalement de statut, devient pur acte d’énonciation, en mettant l’accent sur les conditions dans lesquels la formule « Je suis, j’existe » est vraie, « toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois dans mon esprit »5 :

Le « je » qui résiste à l’absence n’est pas présent quelque part. C’est l’instance énonciatrice du texte. Son existence est déduite de cette énonciation mais elle n’apparaît pas comme telle. Elle est hors champ. Elle ne se comprend pas elle-même, elle ne peut pas se voir. Ce « je » qui est, est, d’une façon paradoxale, absent à lui-même. (p. 60)

10Le cogito s’affirme alors dans la perte de « soi » comme objet, précisément en ce qu’il échappe à son propre regard. Par conséquent, le « je » est un être sans qualités, « puissance anarchique de discours et de désir sans objet » (p. 65). C’est alors l’instance énonciatrice du texte, que D. Nuri envisage du coup dans les termes de M. Foucault comme « fonction auteur », qui rassemble la prolifération et assure une cohérence : ainsi, « c’est dans l’ordre du discours que se fonde l’unité de celui qui parle ou écrit » (p. 66), d’où cette formule provocante : « le sujet pensant est un être de discours » (p. 110).

11La méthode qu’élabore ensuite Descartes est alors réinterprétée comme « production d’un discours séparé, faisant figure, et permettant une application infinie » (p. 101), c'est-à-dire élaboration d’une parole détachée des choses sensibles par son abstraction, et à ce titre, en ce que le discours figuratif est étude des rapports et des proportions géométriques, construction, à la place du monde, du monde comme fable, ou de la fable du Monde : « le plan figuratif est le plan du langage lorsqu’il n’est appuyé par rien d’autre que ses lois internes et ne prétend pas désigner un référent fixe. » (p. 92). Les règles de la méthode n’ont donc plus pour objet qu’un ordre immanent au discours.

12Quant à la « morale par provision », elle est par conséquent envisagée comme un ensemble de règles pour s’orienter dans le seul discours : ainsi, la maxime « changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde », traditionnellement  envisagée, de façon historienne, comme une morale stoïcienne, devient sous la plume de D. Nuri l’affirmation de ce que « seules nos pensées sont en notre pouvoir, en elles seules nous pouvons cheminer » (p. 103).

Michaux dans l’ordre des raisons

13Autre conséquence herméneutique, quelque peu inattendue et apparemment marginale : cette Lecture de Descartes est aussi une Lecture de Michaux. Si les citations sont peu nombreuses (bien que ce soit avec Blanchot l’auteur le plus fréquemment mis à contribution), la construction de ce narrateur des Méditations en cousin de Plume gouverne tout le propos de D. Nuri, et les trois gestes « cartésiens » dégagés résonnent comme des échos de cette entreprise poétique. S’esquisse ainsi, par symétrie, et à titre d’effet de lecture, un Michaux philosophe, que Deleuze avait naguère suggéré6 : Plume, le Barbare, et par ricochet Pollagoras, les Hacs ou les Meidosems acquièrent en effet le statut d’authentiques personnages conceptuels, et la poésie de Michaux est replacée dans une dimension épistémologique. Plus encore, c’est le dernier Michaux, celui de Poteaux d’angle, principale source des citations de D. Nuri, qui est revisité : traditionnellement lu par les spécialistes de Michaux comme d’inspiration orientale, formulant des maximes de vieux sage indien, le travail de Nuri, plus ou moins consciemment, propose un nouveau statut, une tout autre relation hypertextuelle à l’œuvre, sans exotisme, qui permettrait de ne pas étiqueter trop hâtivement ce texte, et de rendre compte du dialogue ou de la tension qui s’y joue entre des discours peu habitués à se rencontrer.

14Mais D. Nuri n’interroge jamais le geste qui consiste à intégrer Michaux dans son commentaire, et la relation supposée n’a pas d’autre cohérence que celle qui rassemble ces énonciations hétérogènes. Il ne s’agit pas donc tant d’envisager ici en Descartes une source ou même un hypotexte de Michaux, mais de le faire fonctionner comme hypotexte : le texte de D. Nuri prouve que l’opération n’est pas sans rentabilité. Un recueil comme Ailleurs pourrait ainsi acquérir une autre lisibilité, « post-cartésienne » : le livre de D. Nuri amène à reconsidérer sa poétique comme un geste de « dé-liaison » absolue avec le réel suivi d’une construction figurale d’un autre monde, séparé de la réalité mais qui permet de déplacer la connaissance de celle-ci et de s’en emparer par le détour effectué – et cette poétique manifeste alors, par ce jeu intertextuel, sa pleine dimension cognitive. De la même façon, la fameuse déclaration : « Il n’est pas de moi. Moi n’est qu’une position d’équilibre »7, source de réflexion littéraire sur la problématisation du lyrisme dans l’écriture de Michaux, prendrait toute son ampleur à être examinée dans le rapport au cogito, qui ne dit peut-être pas autre chose.

Fable pour fable : en lisant en récrivant

15On peut néanmoins douter que les historiens de la philosophie y retrouvent leur Descartes (et les historiens de la littérature, leur Michaux). On peut même se demander s’ils tireront du livre de D. Nuri un quelconque enseignement positif sur la pensée de Descartes, ou s’ils n’y liront pas une continuation plus systématique des grandes lectures récentes de Descartes. Mais, on l’aura compris, l’ouvrage de D. Nuri n’a pas d’abord une ambition historienne ; à ce titre, on aurait beau jeu de lui reprocher l’anachronisme de la lecture ou un quelconque parti pris de modernité, et l’on se tromperait sur la fonction et l’usage même de son travail. Car la véritable leçon réside peut-être dans l’énonciation même de D. Nuri, dans le curieux statut de son commentaire, qui s’élabore à partir du postulat suivant :

La présentation linéaire de ces gestes dans la succession vise à une exposition claire, mais elle est figurative. La forme du récit permet d’exposer une démarche, mais cette exposition vise à une transmission : elle doit être un exemple, c'est-à-dire qu’elle doit offrir le lieu d’une application. (p. 108)

16Descartes l’avait signalé : le Discours est une fable, c'est-à-dire non seulement une fiction, mais aussi un récit exemplaire. C’est alors un rapport singulier au texte, une façon inédite d’écrire le commentaire philosophique qui se met en place. L’indice le plus significatif de cette démarche tient à la façon de citer le texte : les extraits, s’ils sont certes distingués du texte de D. Nuri par la typographie et les alinéas, ne sont jamais précédés de deux points ou d’une phrase introductive, et ne sont pas des preuves de ce qu’avance le commentaire, mais une autre voix que suit, et parfois précède, celle de D. Nuri. On pourrait voir là une lointaine filiation avec le rapport de Montaigne à la citation — et le rapprochement aurait le mérite de saisir la nature d’essai de la pensée à l’œuvre dans le texte de Nuri. La relation que le commentaire noue au texte qu’il commente travaille à saper l’autorité du texte de Descartes, non seulement, comme le remarque B. Clément dans sa postface, par l’éviction systématique du nom de Descartes, par la disparition de l’auteur corollaire de la promotion de personnages-narrateurs, mais plus profondément par un dispositif d’intégration de l’énonciation de Descartes à celle du texte de D. Nuri. Ce dispositif est renforcé par les citations de contemporains mises sur le même plan que celles de Descartes, ce qui affaiblit le privilège du texte cartésien et par là modifie profondément le statut de ce qui n’est dès lors plus exactement un commentaire, mais une ré-énonciation et une réappropriation des gestes cartésiens, l’écriture d’une lecture, et presque une récriture :

Celui qui se pose la question de son rapport au savoir […] s’efforcera de ressaisir ces gestes. Les répéter depuis un autre lieu est la manière de les comprendre vraiment. […] La construction du personnage de l’Incertain permettra d’écrire à nouveau un récit qui fasse agir ce personnage de façon qu’il puisse trouver un accès à la compréhension. Il faut appliquer le texte comme on applique un exemple, répéter en se séparant. (p. 14).

17La seule distance, infranchissable, qui marque cette séparation et cette altérité du lieu d’énonciation, c’est la troisième personne qui reformule le discours du « je », qui maintient le texte dans le régime du commentaire, mais comme à ses marges.

18Mais dans le même temps, cet affaiblissement de l’autorité de Descartes, ce statut de réécriture ne sont en rien des moyens pour D. Nuri d’affirmer sa propre autorité. Le style de la pensée de D. Nuri refuse les séductions du langage et de ses pointes ; lorsqu’une formule se présente, le texte en reprend rapidement les termes, les reconfigure en une autre phrase, ce qui donne parfois l’impression d’un piétinement de la pensée, qui se reformule constamment, revient sans cesse sur ses acquis, en une sorte de ressassement dont le modèle serait à chercher dans certains textes de Blanchot. Mais à la différence de L’Attente l’oubli ou de L’Entretien infini, il n’y a aucun effet d’obscurité dans la prose de D. Nuri ; c’est que l’objectif est tout autre : on serait tenté de considérer que ce ressassement de la pensée est une manière en acte de réaliser, dans le discours qui l’identifie, la « dé-liaison » dont parle Nuri, d’empêcher la fixation du discours qui serait fixation des choses et des représentations, et de produire dans le langage qui le décrit le geste même de l’Arpenteur. Arpentage, donc, plutôt que ressassement, qui sape avant même qu’elle puisse être établie l’autorité du texte de D. Nuri. La question liminaire sur Descartes vaut ainsi également comme interrogation sur l’écriture du commentaire lui-même :

La pratique du discours est une pratique du pouvoir. [ …] Il faut trouver une pratique du discours qui échappe au pouvoir sans produire un discours de pouvoir. Il s’agit pour cela d’effectuer un déplacement de la conception et de l’usage du langage. (p. 15)

19Est ainsi ménagée une place au lecteur ; ainsi, les trois parties, déjà par leurs titres sous formes d’infinitifs, font du doute, du cogito et de la méthode des activités pures de tout sujet, ce qui souligne la possibilité, et même la nécessité, inscrites dans le texte, de sa reprise, de sa relance par le lecteur de Descartes. Car il se pourrait bien que cette façon de lire, davantage peut-être que le commentaire philosophique au sens strict, historien et érudit, soit extrêmement fidèle à la textualité et à la rhétorique cartésiennes. C’est ce que suggérait déjà Foucault :

C’est cette double lecture que requièrent les Méditations : un ensemble de propositions formant système, que chaque lecteur doit parcourir s’il veut en éprouver la vérité ; et un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être à son tour le sujet énonçant, pour son propre compte, cette vérité.8

20En privilégiant ce second aspect, c’est une interrogation sur la lecture de la philosophie comme pratique que recèle le livre de D. Nuri, et une proposition, pour les philosophes, de repenser leur pratique de commentateurs, précisément en tentant d’accueillir en son sein ce que l’on pourrait appeler la lecture courante, non professionnelle, de la philosophie ; si l’on peut se demander si une telle chose existe aujourd’hui, il est évident qu’elle a existé, et de façon exemplaire au sujet de Descartes dont le Discours de la méthode dit s’adresser non aux professionnels de la pensée, mais à tous. Le livre de D. Nuri, s’il ne la réfléchit pas, peut inviter à penser, et peut-être cette fois-ci de façon historienne, cette relation que le texte cartésien noue avec une lecture non professionnelle de la philosophie, inscrit en son sein.


***

21On pourrait ponctuellement discuter certaines propositions de Doatéa Nuri — la disparition, dans la réflexion, de Dieu, ramené à la seule idée de l’infini. On pourrait également contester la cohérence de certains postulats, et notamment s’étonner de ce que D. Nuri, malgré une grande attention à la textualité, considère que le « je » des Méditations et celui du Discours peuvent être subsumés en une seule et même instance narrative, et donc, implicitement, que Méditations et Discours sont un même texte : c’est sans doute négliger la caractérisation très différente de ces deux narrateurs et les différences irréductibles de statut de ces deux textes, différences signalées par le choix du français et du latin. Reste que cet essai est riche de propositions, pose des problèmes nouveaux dans ses propositions comme dans sa démarche, et offre la matière et l’exemple d’une interrogation, même si elle n’est pas explicitement réfléchie, sur les liens de la philosophie et de la littérature, et cela par le biais de l’activité qui les constitue, la lecture. C’est, une fois encore, un titre de Michaux qui pourrait dire au mieux ce qu’avait commencé d’accomplir D. Nuri : Déplacements, dégagements.