Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Annick MacAskill

Pour une éthique de la solitude : repenser le repos au seizième siècle français

Aldo Gennaï, L’Idéal du repos dans la littérature française du xvie siècle, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance », 6, 2011, 543 p., EAN 9782812403453.

1Entre l’« automne » du Moyen Âge et les malheurs des guerres civiles, la France du seizième siècle a bien des raisons de revenir à l’un des grands thèmes de la littérature occidentale, voire mondiale : la misère de la vie humaine. Les bouleversements d’ordre religieux (la Réforme protestante), politique (les guerres, aussi bien liées à la question de foi qu’aux problèmes territoriaux) et scientifique (la révolution copernicienne et la « découverte » des Amériques) exigent que cette réflexion s’adapte aux changements et que les principes hérités des deux autorités, antique et chrétienne, soient examinés sous un nouveau jour. L’humaniste, réfléchissant au sort de l’être humain, se trouve accablé par les violences de son époque et souhaite s’en retirer. Toutefois, reconnaissant sa place dans le monde, la retraite, le repos qu’il recherche doit en même temps servir le bien commun et va donc bien au-delà du simple otium revendiqué par le clerc médiéval.

2Impressionnant dans son étendue ainsi que dans sa précision, ce livre d’Aldo Gennaï, version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Montpellier 3 en 2008, étudie la notion du repos, lieu commun reçu de l’Antiquité mais qui connaît de nouvelles incarnations dans la littérature de la Renaissance française. Quoi qu’en dise son titre, A. Gennaï commence son étude avec un bref survol de l’humanisme européen du quinzième siècle et va jusqu’à considérer des auteurs du premier dix‑septième siècle vers la fin du livre. Il choisit une organisation chronologique pour les trois parties de son texte, en faisant en quelque sorte, une histoire sociale des genres littéraires, comprenant la littérature humaniste et évangélique, en prose aussi bien qu’en vers, la poésie bucolique, la littérature de voyage, la littérature stoïque, et enfin, pour fermer la boucle, la littérature du renouveau spirituel qui vient après l’horreur des guerres de religion. Le but est d’examiner un thème aux multiples facettes auquel reviennent constamment, mutatis mutandis, les auteurs du seizième siècle, et de faire ressortir ce que partagent les textes de ces auteurs.

Le repos de l’humanisme civil, ou la solitude pour le bien de tous

3Avant d’entamer sa lecture des auteurs évangéliques français, A. Gennaï expose, dans le chapitre intitulé « L’action et le repos : L’idéal humaniste de la vie mixte », les diverses définitions de repos à l’orée du seizième siècle. Le repos qu’examinera son livre puise ses origines dans l’humanisme dit civil, qui sert non seulement le clerc mais également sa communauté plus large. À la croisée de deux formes de vie, active et contemplative, division binaire empruntée à l’Antiquité, se trouve la notion renaissante de la vie mixte, cet idéal qui fait du philosophe ou du clerc un homme politique (au sens aristotélicien du terme, impliqué dans la vie de la métropole). Le modèle d’étude promu par les humanistes n’est donc pas cette science vaine du savant médiéval, mais une activité qui doit servir le bien commun, bien qu’elle s’effectue dans la retraite. Malgré le caractère individuel de cette réflexion solitaire portée par les activités humanistes que sont l’étude et l’édition de textes anciens, le véritable repos doit toujours concerner plus que l’individu. Physiquement éloigné de la société, l’humaniste en demeure spirituellement proche.

4Le lecteur ne peut s’empêcher de penser à Michel de Montaigne, peut‑être l’emblème le plus célèbre de cette lignée de pensée de la tradition française, qui dans son célèbre essai, « De la solitude », prône le modèle d’une vie mixte où l’action se mêle à la contemplation. En effet, A. Gennaï le cite dans ce premier chapitre, et y reviendra plus tard dans le livre. La nuance en est fine : il ne s’agit pas d’une oisiveté de la part de l’homme lettré, mais d’une quies, quiétude spirituelle ou intellectuelle favorable aux travaux de l’esprit qui serviront, en principe, le bien public.

5Les premiers exemples français auxquels A. Gennaï prête son attention sont ceux de la génération évangélique, et notamment François Rabelais et Marguerite de Navarre. À l’instar de Thomas More, ils insèrent des mondes utopiques dans leurs romans, et s’inspirant d’Érasme, ils se servent de la satire pour condamner les excès de la vie monastique. Bien que l’Heptaméron puisse sembler un étrange parallèle avec les romans carnavalesques de Rabelais, par le biais de la  figure du moine, les deux auteurs dénoncent la retraite totale qui ne sert qu’une fausse piété. En revanche, le repos tel qu’il est conçu par les grandes figures européennes de l’humanisme civil est une activité individuelle qui doit servir le bien de la collectivité. Cette nuance entre oisiveté et vrai repos servira de fil conducteur durant le reste du livre.

Un espace paradoxal : la pastorale française, refuge & microcosme des troubles civils

6La deuxième partie de ce livre, « Un endroit écarté », considère principalement la poésie bucolique, qui connaît un « âge d’or […] du règne d’Henri II à celui de Charles IX1 ». Ces années (1559‑1574) correspondent aussi aux débuts des guerres de religion (1562‑1598). Dans le sillage de Stéphane Macé2, A. Gennaï livre une analyse importante du pastoral, toujours dans la logique d’une étude socio‑historique, interprétant l’intérêt émergent pour ce genre comme un désir de retrait chez les poètes angoissés par les troubles civils. Dans sa récente étude du recueil lyrique renaissant, La vocation lyrique3,Nathalie Dauvois trace l’émergence d’une forme poétique liée à l’enthousiasme et au cérémonial, qui voit sa fin apparaître peu avant les guerres (1560). L’étude d’A. Gennaï en prend le relais et présente une rupture dans les belles lettres qui traduit l’inquiétude des penseurs témoignant des horreurs dues à l’émergence des guerres.

7Le contexte a changé depuis les mondes carnavalesques d’Érasme, Rabelais et Marguerite de Navarre, mais il est toujours question d’une plus grande collectivité et non pas de la solitude individuelle :

Loin d’être un lieu de solitude, la nature propice au repos de la littérature bucolique accueille une population nombreuse et hétéroclite — population d’origine arcadienne qui empêche l’identification du locus amœnus bucolique avec le paradis terrestre. […] Le rôle de cette population bucolique ne se borne pas à de la figuration, sa fonction n’est pas uniquement décorative : animaux et créatures fabuleuses participent avec les bergers à l’harmonie cosmique, qui constitue un élément essentiel du loisir bucolique. Le repos de la paix est l’occasion pour la nature tout entière de manifester sa solidarité avec l’humanité4

8Bien qu’elle représente un monde idéalisé, la bucolique ne comporte pas le même caractère utopique que les rêves des écrivains humanistes ou évangéliques, car elle ne partage pas la même visée politique. Les poètes pastoraux ne se sentent pas aussi directement impliqués dans la lutte pour le bien commun que leurs prédécesseurs. Ils abandonnent le discours politique pour se tourner vers la contemplation de la nature, ou plutôt vers une représentation idéalisée de la nature héritée des traditions antiques et renaissantes (néo‑latine et italienne). Malgré de nets efforts pour se distancier de leur environnement, les auteurs bucoliques laissent transparaître des échos des guerres civiles dans leurs textes, le repos du berger étant touché par la réalité française. Point de contact entre le réel et l’imaginaire, le monde pastoral se distingue de cette manière encore de l’utopie.

9De la même manière, et à la différence du modèle antique, le monde bucolique de la poésie renaissante française n’est pas sans ses tâches, manifestations d’un principe de labeur qui va à l’encontre de l’idéal prôné, la retraite et le repos (l’otium, antithèse lexicale du negotium, du travail), et ce surtout à partir de la vague géorgique des années 1570. La présence de ces curieux travaux chez des poètes français imitant le modèle de Virgile et d’Horace, comme Guy du Faur de Pibrac et Nicolas Rapin, n’empêche toutefois nullement l’idéalisation de cet espace imaginé. Le véritable repos correspond ici à la quiétude spirituelle qui est permise par la parfaite indépendance de cette existence pastorale et « le rôle salutaire » du labeur qui la caractérise5. Loin d’accabler le berger, cette sorte de travail le rend libre d’une dépendance sur les autres et le protège des vices.

10Cette idéalisation ira de pair avec la « découverte » des Amériques, représentées dans un nouveau genre littéraire qui prendra son élan au dix-septième siècle : le récit de voyage. Les auteurs inauguraux de ce genre, dont Jean de Léry et André Thevet, sont examinés dans les dernières pages de cette deuxième partie. Comme les mondes imaginaires bucoliques, les Amériques permettent aux auteurs occidentaux — et même ceux, comme Michel de Montaigne, qui ne les verront jamais — de projeter sur cette tabula rasa leurs fantasmes et leurs doctrines. Le « Nouveau monde » auquel ils font face constitue une réalité primitive qui leur est contemporaine, exagérée par la suite dans leurs textes, bien sûr, afin de correspondre aux mœurs européennes et d’illustrer des exempla didactiques de l’idéal du repos, qui renforcent la Weltanschauung chrétienne :

Grâce à sa simplicité, son sens de la mesure et un mode de vie qui ignore les embarras du negotium, le sauvage connaît ici‑bas le repos. En revanche, son impiété scandaleuse lui ferme irrémédiablement les portes du Ciel, lieu de l’éternel repos de l’âme auprès de Dieu6.

La paix de l’intérieur : la quête pour le repos spirituel à la fin du siècle

11Si l’on ne peut nier la portée spirituelle de ces genres qui émergent peu après le début des guerres de religion, c’est dans la poésie de la fin du seizième siècle et du début du siècle classique que l’on remarque l’omniprésence du thème de la tranquilitas animi, la tranquillité de l’esprit, qui est plus importante encore que le repos trouvé dans la littérature champêtre ou dans l’espace du Nouveau Monde et qui n’est obtenue que dans le repos du chrétien auprès de Dieu. Au lieu de se tourner vers des mondes imaginaires ou lointains, l’homme se tourne vers le monde microcosmique qu’est son for intérieur.

12Encore une fois s’agit‑il de promouvoir le modèle de la vie mixte héritée des humanistes du début du siècle. En revanche, les raisons que citent les auteurs de cette génération pour justifier l’idéal de vie mixte vont à l’encontre de celles des humanistes — après le début des guerres de religion, il n’est plus question de revendiquer l’action dans le monde pour modérer le modèle contemplatif que l’on hérite de l’Antiquité et du Moyen Âge, mais de s’évader des troubles. L’action dans le monde importe toujours, mais devant les horreurs de son siècle, l’homme de l’ère des guerres civiles ne peut s’empêcher de ressentir du mépris pour ce monde. La réflexion de la retraite, qui était un idéal pour la génération humaniste, est dorénavant une nécessité, « un devoir ardu auquel on ne peut se soustraire7 ».  

13Pour cette analyse, A. Gennaï revient d’abord aux auteurs discutés dans la première partie de son étude, Rabelais et Marguerite de Navarre, qui s’inscrivent tous deux dans le courant évangélique, mouvement qui annonce l’arrivée de la Réforme en France quelques décennies après, et qui se développe parallèlement à d’autres mouvements européens, comme le cercle des spirituali autour du Cardinal Reginald Pole en Italie à la même époque8. Dans cette section sont aussi examinés d’autres membres du courant, notamment Clément Marot et Jacques Lefèvre d’Étaples.

14La grâce de Dieu, notion qui deviendra polémique, voire schismatique dans les débats entre catholiques et protestants, est essentiel pour le repos spirituel :

Pas de repos hors de la grâce, tel semble être également le message des auteurs touchés par l’esprit évangélique qui souffle sur la chrétienté occidentale au début du xvie siècle. On proclame avec force l’éminence de ce don gracieux, que nul, fût‑il le plus pieux des hommes, ne saurait arracher de Dieu par sa conduite. […] C’est donc sur les vertus théologales et non plus sur ses œuvres, rendues caduques par le sacrifice du Christ, que le chrétien doit fonder sa tranquillité. Seules la foi et la confiance en la miséricorde divine peuvent procurer le repos véritable et la quiétude de l’âme9.

15Si les auteurs évangéliques avaient pu penser le repos spirituel tout en prônant l’éthique de la vie mixte, engagée dans les affaires publiques afin de travailler à l’amélioration du bien commun, la transition marquée par les guerres et le Concile de Trente amènent une nouvelle intériorisation de la foi, un retour au topos médiéval du contemptus mundi10, mais qui n’est plus limité aux moniaux. Les poètes (pré‑)baroques (Jacques de Billy, Guillaume du Bartas, Jean de Sponde et Pierre Mathieu, par exemple), et les auteurs de traités de spiritualité (Guillaume du Vair, François de Sales), s’inspirant non seulement de la tradition chrétienne mais aussi du néo-stoïcisme, ne quittent pas le monde physiquement, mais dans leurs âmes ils se considèrent divorcés des troubles :

On assiste donc à une intériorisation de l’otium religiosum ; nul besoin pour le chrétien désireux de trouver le repos en Dieu de fuir le monde, de fermer à jamais « le grand livre de la nature ». Pourquoi faire retraite dans un monastère ou dans un ermitage, où l’on apporte avec soi ses propres passions, alors que le fort [sic] intérieur offre un abri stable et sûr contre les « sollicitudes terriennes11 » ?


***

16Ce livre évoque une autre parution récente sur le seizième siècle français, elle‑même une thèse de doctorat remaniée, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562‑1598) de Tatiana Debaggi Baranova12. Aldo Gennaï, comme T. D. Baranova, entreprend une étude du Zeitgeist de la Renaissance française, mettant au centre les guerres de religion comme point de repère pour tout le siècle. Alors que T. D. Baranova examine des textes qui ne font pas partie du canon littéraire, à la différence de A. Gennaï, son approche est semblable, car les deux auteurs présentent des études diachroniques de textes variés afin d’arriver à des conclusions sur l’esprit du temps et de faire ressortir la philosophie et la psychologique d’une époque, indéniablement marquées par l’inquiétude devant des bouleversements civils. Bien que les œuvres examinées par A. Gennaï soient loin d’être ignorées de la critique, en partant de la notion du repos le lecteur est amené à les lire sous un nouveau jour.

17Cet objectif et cette méthodologie constituent de véritables défis. L’érudition remarquable de l’auteur l’éloigne parfois de son sujet, notamment dans la deuxième partie du livre, qui regorge de détails sur les conventions du genre pastoral dont la pertinence en ce qui concerne la notion de repos n’est pas toujours évidente. De la même manière, la rigueur de son analyse l’amène parfois à se répéter. Cela dit, son étude est convaincante, même si elle est un peu longue, et devrait intéresser plusieurs spécialistes du domaine, ainsi que des spécialistes d’autres traditions littéraires européennes, qui y trouveront sans doute des parallèles. Il existe déjà, certes, des études de la thématique du repos et dans le contexte français13 et dans le contexte néo‑latin14, pour n’en citer que deux exemples, face aux guerres civiles françaises, mais c’est l’étendue et la profondeur de l’analyse d’A. Gennaï qui impressionnent.

18Aux yeux de l’auteur, le repos demeure idéalisé, une idée dans l’imaginaire français du seizième siècle dont il n’y aura jamais de véritable équivalent dans la réalité. Les textes qui sont ici examinés restent dans le domaine de la fiction — contes utopiques ; représentations d’un paradis bucolique qui correspond à une réalité historique exagérée, sinon à de purs mythes, comme les tableaux fantaisistes du Nouveau Monde ; et l’idéal chrétien du repos qui ne peut être atteint qu’après la mort. L’analyse d’A. Gennaï se construit autour d’une sélection de textes hétéroclite — toutefois, il montre bien qu’il existe un point commun entre tous les genres littéraires et les époques évoqués, la quête du repos s’avérant une thématique permanente dans la grande littérature de la Renaissance. À partir du seizième siècle, il sera possible de réaliser ce concept d’une vie intérieure, intellectuelle ainsi que spirituelle (la Réforme et la Contre‑Réforme affirmant toutes les deux l’importance de la dévotion personnelle pour le chrétien), qui n’exige pas de rupture avec le monde extérieur, avec sa communauté. À la différence des réalités du Moyen Âge, le savoir et la quête spirituelle ne seront plus réservés aux moniaux, mais seront désormais accessibles aux laïques.

19Enfin, une autre chose réunit ces trois modalités d’écriture : la conception chrétienne du monde. Malgré l’intérêt évident pour l’Antiquité chez les humanistes et les auteurs de la poésie bucolique, tous les écrivains étudiés dans ce volume maintiennent une vision chrétienne du monde qui entraîne certains idéaux. Dans le mode pastoral, par exemple, le véritable repos est la quiétude spirituelle, qui est assurée par la présence du labeur physique, un fardeau relativement léger et qui occupe l'esprit du berger afin d’empêcher l’influence néfaste des vices. À certaines époques et dans certains genres le message chrétien peut être plus explicite encore, comme dans les divers écrits spirituels qui précèdent et suivent les guerres de religion, mais il demeure présent même là où l’on ne l’y attend pas.