Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Estelle Mouton-Rovira

Le goût des savoirs : formes de l’encyclopédie en littérature contemporaine

Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques. De Gustave Flaubert à Pierre Senges, Paris : José Corti, coll. « Les essais », 2015, 352 p., EAN 9782714311405.

1Auteur d’un essai sur les récits de filiation, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon (2008) ainsi que d’une étude monographique sur l’œuvre de Gérard Macé (Gérard Macé. L’invention de la mémoire, 2009), Laurent Demanze publie un troisième essai chez José Corti. Les Fictions encyclopédiques s’inscrivent dans une réflexion attentive au souci mémoriel de la littérature contemporaine. L. Demanze y explore les formes et figures de l’encyclopédie qui traversent les œuvres de notre temps. Comme l’indique le sous-titre, « De Gustave Flaubert à Pierre Senges », le jeu des savoirs en littérature contemporaine renvoie à l’héritage flaubertien, l’inscrivant ainsi dans une filiation productive pour l’interprétation. C’est en effet par le prisme de Bouvard et Pécuchet que L. Demanze propose de lire des auteurs réunis par leur goût des savoirs et par leur usage poétique des formes encyclopédiques. Principalement narratif mais souvent à la frontière de l’essai, le corpus réuni offre une traversée de la fin du xxe siècle et en montre à la fois la jubilation encyclopédique et l’écho mélancolique.

2Rappelant la perte de légitimité scientifique de la littérature, qui conquiert son autonomie au xixe siècle alors qu’elle cesse définitivement d’être un lieu de savoir, L. Demanze explore les reconfigurations contemporaines de ce partage dont déjà Flaubert s’était saisi. Encyclopédies, dictionnaires, listes mais aussi sciences désuètes, savoirs saugrenus et figures de savants improbables peuplent ainsi les textes contemporains. Cette « encyclomanie contemporaine » (p. 126), qui joue avec les figures de la connaissance et réinvestit avec curiosité les terres du savoir, L. Demanze la place habilement sous le signe des Leçons américaines d’Italo Calvino. Il débusque alors dans les textes la « légèreté pensive1 » ou la multiplicité que Calvino espérait pour la littérature à venir et prolonge également les travaux attribuant une valeur cognitive à la littérature2. L. Demanze mène une pensée toujours nuancée, qui rend compte de la complexité des textes, en faisant jouer les tensions qui les animent. Les fictions encyclopédiques posent ainsi la question de l’usage littéraire des savoirs, de leur pouvoir fictionnel autant que de leur force critique. Elles articulent souci intime et résonance collective de la langue. Accueillis entre les pages des livres, les savoirs mettent en scène leur démocratisation tout en ménageant des espaces de rêverie et proposent, par l’émerveillement curieux du lecteur, une pensée faite de détours et d’anachronismes.

3Si l’écrivain ne correspond plus à la figure du polymathes, il est pourtant celui qui, à rebours de la disponibilité dé-hiérarchisée des savoirs que permet le numérique, transmet une curiosité, incite à la perplexité. Cet encyclopédisme contemporain se déploie en effet sur la toile de fond de la « grande bascule3 » numérique : des transformations qui, si elles prolongent certaines analyses de Jean-François Lyotard et illustrent en partie les thèses de Calvino, sont surtout l’occasion pour la littérature de se faire mise à distance et exercice du soupçon devant les nouvelles modalités de circulation des contenus immatériels. Alors que l’idéal encyclopédique d’un tout organisé s’est transporté dans le monde numérique, la littérature, véritable lieu de résistance, rompt les dynamiques réticulaires des savoirs numérisés et extériorisés ; elle réinscrit les savoirs au sein de trajectoires intimes et de parcours épistémologiques singuliers.

4L. Demanze saisit avec habileté une forme, par une approche qui s’inscrit dans la continuité des travaux de Dominique Viart (qui définissait par exemple les « fictions biographiques » ou les « fictions critiques ») comme de Bruno Blanckeman. En incluant Borges, Queneau et Perec dans un corpus contemporain, en choisissant Bouvard et Pécuchet comme point d’ouverture et comme matrice, il étend la période contemporaine, dans un geste d’historicisation et d’actualisation. L’encyclopédisme littéraire contemporain accueille des savoirs parfois désuets ou anachroniques, en soulignant leur potentialité esthétique et en jouant de leur force de subversion. Émerge alors l’idée d’un pouvoir fragile de la littérature : elle apprivoise la perte et fait de la lacune une force positive, elle se réapproprie les savoirs et définit les conditions esthétiques d’une mathesis littéraire qui, si elle a fait le deuil de l’exhaustivité et de la rationalité pure, offre à son lecteur « pensivité » et sagesse.

Les « fictions encyclopédiques » : poétiques contemporaines des savoirs

5La première partie, « Le vertige encyclopédique », explore les figures du savoir et offre un premier point de vue sur l’encyclopédisme contemporain, pris entre hantise d’une totalisation impossible et désir lucide d’encyclopédie. L. Demanze met en lumière une tension entre l’arbre rationnel qui organise les connaissances et le labyrinthe borgésien des savoirs — Borges, par l’importance qu’il donne à la bibliothèque et la manière dont il déploie ses fictions à partir de ses rayonnages, est ici une figure tutélaire, à la fois relecteur de Flaubert et maître pour les générations à venir. On retrouve chez Gérard Macé cette secondarité de l’écriture qui se loge dans les marges du déjà-écrit : la valeur critique, subversive de l’encyclopédie réside en partie dans cet art du détour. Le vieux rêve encyclopédique est donc retravaillé, entre tentation d’une œuvre-monde, comme chez Olivier Rolin, et quête palimpseste des traces d’un passé rare et oublié, dans les livres de Pascal Quignard. Roland Barthes, Hubert Haddad et Georges Perec sont rassemblés pour leur goût du dictionnaire, pour l’usage ludique qu’ils font des savoirs hétéroclites et des formes encyclopédiques. Alors que la littérature n’a plus vocation à produire un contenu épistémologique, c’est son goût pour les savoirs qui devient fabrique fictionnelle. Qu’il s’agisse de La Vie mode d’emploi, roman encyclopédique par excellence, ou des textes de Hubert Haddad (L’Univers), où l’agencement des savoirs révèle plaisir des lexiques spécialisés et trajectoires personnelles, l’encyclopédie inachevable devient le lieu où s’éprouve le sujet contemporain et où se revigorent différentes formes de narrativité.

6La tension entre l’ordre rationnel et la désorientation, la pratique du décentrement et la valorisation des marges, enfin l’absence fantomatique de la totalité au profit d’une énergie mélancolique, caractérisent ainsi les fictions encyclopédiques, entre « machine à rêver4 » et fonction critique du commentaire, du dictionnaire et de la liste.

7La deuxième partie, « Les mots de la tribu », emprunte son titre à Mallarmé et montre en quoi la littérature contemporaine se fait encyclopédie de langage, à partir de dictionnaires intimes comme d’espaces impersonnels de mémoire collective. Annie Ernaux en particulier, restitue à la fois une autobiographie et l’histoire impersonnelle mais vécue d’une époque, qui s’entrecroisent par la liste et par la notation en deçà du récit. Les mots de tous sont ainsi répertoriés ; mots usés ou figés, ou encore déjà oubliés. À la manière du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, les fictions encyclopédiques utilisent les formes du savoir pour défaire la langue de sa gangue de déjà-dit. Paradoxalement, c’est par la répétition, et la copie, que cette réflexivité littéraire est mise en œuvre. Comme Bouvard et Pécuchet, qui à partir de l’aliénation de la copie y puisent un principe émancipateur, Georges Perec ou Camille Laurens font de la littérature une chambre d’échos critique.  S’il s’agit bien de mettre à distance le cliché et de dénoncer, par la compilation encyclopédique, l’immobilisation collective du langage, comme le font notamment Gérard Genette ou Camille Laurens dans Le Grain des mots, le pouvoir de figuration des savoirs rend aussi le livre accueillant aux idées reçues, à la dimension partageable des stéréotypes, à l’agréable familiarité des lieux communs, en particulier chez Stéphane Audeguy (Petit éloge de la douceur). Listes, catalogues et inventaires fonctionnent donc à la fois comme révélateurs de l’intime et comme pratique démocratique. Le dictionnaire personnel d’un Gérard Genette est, comme l’autobiographie collective en liste d’Annie Ernaux, un art de mémoire : mémoire linguistique et inscription de soi et des autres dans la langue. Ces formes se lisent donc à la jointure entre personnel et impersonnel, entre intime et collectif. Sur cette ligne ténue, qui sépare le regard d’un sujet et les mots du groupe, se tient l’idiot, figure centrale développée au cœur de l’essai de L. Demanze. Avec les textes de Pierre Senges (Essais fragiles d’aplomb, L’Idiot et les hommes de parole) et de Raymond Queneau (Les Enfants du Limon), la figure de l’idiot, antidote à la bêtise, met à distance le savoir en même temps qu’elle célèbre la faculté d’émerveillement contenue dans les sciences. Manière de résistance, alors que la bêtise est soumission, l’idiotie suscite la stupeur, l’hébétude productive et propose une méthode pour l’individu moderne. À partir de l’inquiétude suscitée par les savoirs, l’idiot dérange la bibliothèque et remet en mouvement les savoirs, déployant une véritable politique de la connaissance, à partir de la suspension active de sa pensée et de l’émerveillement curieux reconduit par son regard d’autodidacte.

8La troisième partie, « Portrait de l’encyclopédiste en collectionneur », aborde la teneur mémorielle de l’encyclopédisme contemporain et ses effets sur l’identité littéraire du collectionneur. Aux gestes de conservation, de sélection, voire d’archéologie répondent aussi la nécessité de l’effacement et l’hypothèse de l’exclusion. Collections et abécédaires battent ainsi en brèche l’idée d’une sauvegarde étendue et d’une conservation frénétique, pour privilégier résolument le plaisir de l’anachronisme et la mélancolie d’un goût des savoirs qui est aussi art de l’oubli. La description des figures spatialisées de l’encyclopédie, métaphores anciennes mais ravivées par les fictions encyclopédiques contemporaines, permet de lire ces textes comme de véritables hétérotopies telles que les a définies Michel Foucault. La mise en espace des savoirs crée donc des lieux atemporels, où l’élaboration de parcours singuliers rencontre les représentations métaphoriques qui accompagnent la figuration de la connaissance. Ainsi Didier Blonde entrelace-t-il la carte réelle de Paris et les adresses imaginaires de personnages littéraires, offrant à son lecteur une enquête rêveuse et intertextuelle, dans Carnet d’adresses et Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature. Cet imaginaire, qui brouille la frontière entre réel et fiction et rend hommage à la lecture, rencontre celui du cabinet de curiosité et de sa méthode d’exposition à la fois spectaculaire et intime. Dans les textes de Roger Caillois (Cases d’un échiquier, Méduse et Cie), Stéphane Audeguy (La théorie des nuages) et Jean-Marie Blas de Roblès (Là où les tigres sont chez eux), L. Demanze révèle le goût des savoirs anachroniques en même temps que les méthodes oubliées qu’ils engagent. Il s’agit en effet de réveiller la puissance endormie de l’analogie, de faire jouer les mots de la science et de faire des savoirs le ferment d’une rêverie mélancolique et anachronique, rejouant à rebours le changement d’épistémè décrit par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Cette recollection mélancolique des sciences laissées en marge de l’épistémologie moderne permet d’« explorer des modes de connaissance virtuels et des possibles épistémologiques orphelins, sans descendance dans l’histoire des sciences » (p. 257) et laisse entrevoir d’autres configurations de la pensée.

9C’est enfin à un éloge de la lecture que se livre L. Demanze, en soulignant notamment la singularité heureuse de la collection littéraire de Patrick Mauriès (« Le Promeneur »). Son catalogue offre un véritable portrait de lecteur au fil des curiosités livresques, et montre la faculté réflexive de cette sélection, qui dessine les facettes d’un autoportrait en mosaïque. Roland Barthes et Pierre Bergounioux terminent ce parcours, montrant comment le sujet se saisit lui-même par le détour impersonnel des savoirs, révélant une conscience éclatée mais ressaisie par le geste encyclopédique. L’éclatement paradoxal d’un sujet qui se lit au prisme des savoirs est présent notamment chez Roland Barthes (Roland Barthes par Roland Barthes et Lexique de l’auteur). L’apparente clôture de l’ancien projet encyclopédique est réévaluée et déplacée, au profit de formes ouvertes et spiralées. L’inachèvement encyclopédique devient alors expérience de décentrement et quête de sagesse.

Plaisir des sciences & théâtre du savoir 

10Bien que les sciences et savoirs évoqués ne soient parfois pas précisés, l’incongruité de certains domaines (l’astrophysique chez Hubert Haddad, les « arts mécaniques » (p. 316) de Pierre Bergounioux ou l’aéronautique pour Stéphane Audeguy par exemple) suscite la curiosité du lecteur et fait de ces fictions encyclopédiques de petits théâtres, animés par un désir de voir et de connaître. La spectacularisation du savoir, dans la lignée des planches de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, est en effet selon L. Demanze une caractéristique notable des fictions encyclopédiques. Une des lignes de force de cet essai traverse ainsi cette question de la théâtralité, qui fait se rejoindre la scène, le geste, le corps et le masque.

11Cette dimension spectaculaire est présente dans le projet encyclopédique des Lumières, à travers les planches visuelles. Elle anime aussi les gesticulations de Bouvard et Pécuchet qui essayent les savoirs, se déguisent et transforment leur maison, si ce n’est en théâtre, du moins en musée, avant de troquer les livres contre un geste, la copie. À ces figures succède une véritable dramatisation des savoirs en littérature contemporaine. Les textes deviennent « théâtre[s] du savoir » (p. 247) et articulent désir de voir et plaisir de dire : l’idée d’une saveur des mots et d’une sensualité des sciences guident l’élaboration des collections littéraires qu’orchestrent les fictions encyclopédiques. Il s’agit à la fois de souligner l’importance du corps dans le rapport aux savoirs et la théâtralité contenue dans ces savoirs transportés en littérature, comme à propos des conférences, tenues sur scène, de L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais : une entreprise qui « [donne] à voir l’artisanat tâtonnant et corporel de la pratique documentaire » et « une anatomie sensible de la copie » (p. 191). C’est enfin la figure de l’écrivain contemporain que cette théâtralisation interroge, à travers la figure de l’idiot, mais surtout les motifs de l’imposture et du plagiat. L’accueil littéraire des savoirs suscite en effet un jeu de masques, comme par exemple chez Perec qui construit ses textes en trompe-l’œil.

12La forme du cabinet de curiosité se prête particulièrement à la métaphore de l’encyclopédie comme « théâtre de la mémoire » (p. 248), qui accumule un savoir incongru et enchanteur et rend compte d’une aventure de pensée. Mais la théâtralité des figures encyclopédiques et la corporéité qu’elle implique sont présentes aussi dans le geste de l’encyclopédiste, qui fait jouer le langage sous la science, et construit ses index et ses catalogues en portant attention à la sensualité des savoirs. L. Demanze évoque notamment à propos de Barthes et du Lexique de l’auteur « la gourmandise de la liste et [le] plaisir de l’énumération » (p. 302), ce motif de la gourmandise étant l’une des lignes qui traversent tout l’ouvrage et répond à la perspective mélancolique du rapport de l’écrivain contemporain aux savoirs.

Figures de l’encyclopédiste : un sujet éclaté à l’ère numérique

13La « saveur concrète et magnétique des mots » (p. 305) est au fondement de l’écriture encyclopédiste, qu’il s’agisse de faire tinter à nouveau les paroles gelées sur la scène littéraire ou de dessiner la cartographie d’une épistémologie intime.

14La mise à distance des idées reçues, la mise à l’épreuve de la langue par l’ordre — ou le désordre — encyclopédique soulignent en retour la valeur structurante et toujours tendue entre émergence de la fiction et force critique des formes et figures encyclopédiques. L’encyclopédiste, colporteur ou braconnier, plagiaire ou imposteur, rhapsode ou copiste met en scène son propre rapport à la mémoire à travers ses inventaires, et forge sa propre identité à partir du geste de collection ou d’énumération. Deux figures caractérisent cette spécificité du sujet moderne, qui s’éprouve dans l’éclatement et la recollection : la mosaïque et la marqueterie. Les fictions encyclopédiques sont alors de baroques miroirs de soi, comme le montrent Cases d’un échiquier de Roger Caillois, la collection littéraire de Patrick Mauriès, les textes de Roland Barthes (Lexique de l’auteur et Roland Barthes par Roland Barthes) ou Trente mots de Pierre Bergounioux ou encore L’Univers d’Hubert Haddad. Selon L. Demanze, la figure du dictionnaire devient un moyen de pratiquer l’autoportrait sans pour autant chercher à se constituer une identité narrative (Ricœur). Marqueterie et mosaïque figurent les variations et les facettes de l’identité forgée au contact des imaginaires encyclopédiques, au fil d’une pensée qui, par tensions subtiles, allie le déplacement et la couture, l’exploration et l’éclatement.

15Alors que la forme du dictionnaire est une manière de se réapproprier les mots figés par les redites et les stéréotypes, elle permet d’explorer une mémoire linguistique autant que de figurer une identité. Le « sujet en marqueterie » (p. 283) que définit L. Demanze n’est pas sans rappeler l’identité numérique anthologique que définit Milad Doueihi5, pour décrire le phénomène de représentation de soi par la collection de fragments sur les plateformes numériques. L’essai de L. Demanze ouvre en effet des pistes productives pour la réflexion à propos de l’encyclopédisme numérique et des transformations apportées par les formes numériques dans le rapport du sujet contemporain à la mémoire.

16L. Demanze fait du numérique un élément d’arrière-plan auquel la littérature réagit ; s’il y constate une démocratisation du savoir et une accessibilité inédite des contenus, le numérique demeure placé sous le signe d’une froide hybris mémorielle qu’il importe de mettre à distance6. Alors que les disques durs conservent la totalité de ce qui circule sur la Toile, les fictions encyclopédiques font le départ entre l’incongru, terreau de fiction, et le superflu, entre ce qui peut nourrir l’écriture et ce qui peut être laissé dans les ombres d’une mémoire imparfaite. Cette modestie de la littérature fait sa valeur, puisqu’elle fait de la lacune un principe poétique, du fragment isolé un appui pour l’écriture et de l’archive incomplète une force critique. Ce sont pourtant aussi les effets de brouillage entre l’intime et le collectif, entre le goût du cliché et sa dénonciation publique, entre la totalisation et le paradoxal inachèvement que prolongent le numérique et les œuvres littéraires qui s’y risquent. L’essai de L. Demanze ouvre donc de riches pistes de réflexion, à propos de ce que le numérique bouleverse dans le rapport des lecteurs à la mémoire. Il invite à réfléchir à la diffusion numérique des formes fragmentaires et anthologiques, ainsi qu’à leur influence sur l’imaginaire critique d’une époque.


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17Les Fictions encyclopédiques montrent la manière dont les gestes de collection, de suture, ou d’exploration anti-canonique dessinent avant tout des silhouettes de lecteurs, définis par l’inactualité de leurs goûts, l’originalité anachronique de leurs assemblages, la mélancolie de leurs rêveries épistémologiques. Autant d’ombres qui, arpentant les travées de bibliothèques oubliées ou désertées par les non-spécialistes, réactivent le plaisir ludique du jeu avec les savoirs autant que la force critique de sciences décalées, par leur appropriation braconnière. Au positivisme déchu répond une positivité de la littérature contemporaine qui, se saisissant habilement des savoirs et de leur étrangeté, aménage des lieux de confrontation et de réflexion et suscite rêveries d’amateurs et vertiges épistémologiques. Dans la constellation de savoirs que les textes donnent à lire, on retrouve l’un des sens que Giorgio Agamben attachait au contemporain : savoir regarder l’ombre qu’émettent les étoiles loin de nous. C’est ce que montre cet essai : l’encyclopédisme intempestif de la littérature contemporaine recueille savoirs oubliés et bribes de rareté, ramenés par l’écriture au cœur du présent.