Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Été 2005 (volume 6, numéro 2)
Morgan Gaulin

Dépense de G. Bataille

Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, Collection Écritures, 2004, 246 pages.

1Cet ouvrage reproduit une thèse de doctorat rédigée sous la direction de Gilles Ernst et soutenue à l’Université de Nancy 2 par Koichiro Hamano, maintenant maître de conférences à l’Université Aoyama Gakuin de Tokyo. Suivant la thèse formulée par Koichiro Hamano, les concepts majeurs de la pensée de George Bataille ont été formulés avant la Seconde Guerre mondiale. Raymond Queneau a été à cet égard le premier, en 1963, à formuler l’hypothèse selon laquelle l’œuvre de Bataille est « homogène » et revient constamment sur les mêmes questions, de telle sorte qu’il est possible de dépister chez Bataille l’élaboration de plusieurs concepts avant 1939, et d’en suivre le parcours historique (la communication, l’instant, la souveraineté, la chance et la dépense). C’est pourquoi Hamano, lorsqu’il veut démontrer l’abandon par Bataille de la « volonté de perte » pour une nouvelle définition de la dépense, reprend le long déroulement de la pensée de Bataille depuis l’avant-guerre jusqu’à ses derniers écrits. L’enquête se divise donc en trois volets. Le premier traite des activités de Bataille de 1936 à 1939 autour d’ « Acéphale » et du Collège de Sociologie. Le second volet examine la période allant de 1939 à 1943; enfin, le troisième volet vise la Somme athéologique.

2Koichiro Hamano considère d’abord l’élaboration du concept de dépense à partir de trois penseurs qui retinrent l’attention de Georges Bataille. Marcel Mauss a écrit deux essais sur la notion de dépense, l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » et l’« Essai sur le don ». Sigmund Freud a produit d’importantes réflexions sur la pulsion de mort, sur l’homme qui détruit et, surtout, qui se détruit. Le philosophe Hegel, tel que l’a présenté Alexandre Kojève à partir de 1934, et qui constate que l’homme est un éternel insatisfait et ne cesse de nier le monde tel qu’il est (il s’agit de la négativité hégélienne que Bataille a nommé pour sa part l’ « action destructrice ») a profondément marqué  Bataille. Ces trois figures sont celles à partir desquelles Bataille a forgé sa première définition du concept de dépense. Le plus important à ses yeux fut sans nul doute Hegel, avec qui il s’est découvert une proximité. Mais Hamano a précisé fort justement que du point de vue de Bataille, la négativité hégélienne est un « investissement », et s’oppose de la sorte à une dépense improductive. Elle est donc une forme de positivité puisqu’elle vise à enrichir le monde. Son action est ainsi de l’ordre de l’utile. Or, la pensée bataillienne tente plutôt d’arriver à l’inutilité et à la « perte pour rien. »

3La seconde partie de la thèse éclaire le passage, chez Bataille, d’une perte possible à une perte impossible. Afin de comprendre cette transition, Hamano fait un retour sur l’époque d’ « Acéphale » et du Collège de Sociologie. Dans la « Lettre sessionnelle du 29 septembre 1938 » Bataille a pris soin de souligner que la nécessité de la dépense demande une « foi », et c’est à « Acéphale » qu’il confia alors le travail qui consiste à proposer une telle foi à l’humanité. La dépense a besoin pour se réaliser d’une foi que Bataille définit à cette époque comme étant une « puissance » (p.118), et qui permet aux hommes de dépenser l’énergie qu’ils  accumulent. La limite de l’utile, que Bataille rédigea durant la guerre, postule que la perte est rendue possible par l’ « appât du gain ». (p.122) C’est la foi en ce gain qui doit rendre la perte possible. Durant les premières années de la guerre, Bataille, note Hamano, opéra pourtant une rupture par rapport à cette pensée de la perte. Il lui apparaissait qu’il était impossible pour les humains de se perdre pour rien, et il accepta cette impossibilité et laissa de côté la foi en un gain. La perte stimulée par la foi en un gain n’était en vérité qu’une acquisition dissimulée; une perte véritable devrait exclure la possibilité même d’un gain. Ainsi, à l’époque d’ « Acéphale », Bataille se présentait comme le penseur d’une perte « bénéfique », d’une perte qui donne de la puissance. Mais lorsqu’il rencontra Maurice Blanchot (1940), il se mit à réfléchir à l’opposition infranchissable entre une volonté de perte et la perte elle-même. (P.128) C’est alors que la perte, qu’elle se présente sous la forme de l’extase ou de la mort, lui est apparue comme impossible. La perte « est l’impossible » affirma-t-il, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas lieu ! La dépense, explique Hamano, est à la fois impossible et inévitable. C’est donc dès les premières années de la guerre que Bataille énonça le théorème suivant lequel toute dépense ne peut être que subie et ne peut, de la sorte, être le résultat d’une quelconque volonté. Ce serait cela, selon Hamano, que Maurice Blanchot entendait lorsqu’il parlait de la mort que l’on expérimente « toujours passivement ». La dépense se voit donc opposée à l’action, action que Bataille définissait dès 1937 comme un « faire. » La dépense, en effet, puisqu’elle s’oppose au faire, se définie donc avant tout comme un « subir .» (p.130) La perte ne peut donc plus être nommée par l’expression de « volonté de perte » tel que l’avait fait Bataille antérieurement, la perte est désormais associée à l’idée de hasard (130), et c’est la chance qui peut alors faire en sorte que se réalise la dépense pure. Afin d’expliquer ce « renversement radical » (129), l’auteur rapproche la réflexion de Blanchot sur le suicide, telle qu’elle se présente dans L’Espace littéraire, à la situation de la pensée de Bataille. Selon Blanchot, le suicide laisse apparaître une contradiction; d’une part, le suicidaire témoigne d’un refus d’agir dans le monde mais, d’autre part, sa mort est un acte effectif, pratique. C’est en effet dans L’Espace littéraire que, tel que le rappelle Hamano, Blanchot se pose la question de la mort comme possibilité. Rappelons que Blanchot souligne le fait que le suicide n’est pas une solution à l’appel de la possibilité de la mort, mais constitue plutôt sa propre énigme; de là la vient la question suivante, « le suicide est-il possible ? » (Blanchot,128) Le suicidaire, puisqu’il tente d’être l’auteur de sa propre mort, prouve qu’il fait toujours parti du monde. Celui qui a la force de se supprimer confirme qu’il lui reste suffisamment d’énergie pour continuer à vivre. Blanchot a donc compris que le suicide n’est pas une solution envisageable au problème d’une mort possible. Selon Hamano, les pages de La communauté inavouable nous rappellent aussi que Blanchot tenait le fait d’une communauté qui se dissout comme constituant un renoncement au renoncement d’agir.

4  Une perte « à faire » nie l’objectif d’une pure perte; l’idée d’un gain, qui y serait attachée et qui la  permettrait, demeure donc un échec et Bataille a donc dû chercher une autre solution. Hamano souligne à ce titre que le seul commentateur qui ait entrevu le renversement qui s’est opéré dans la pensée de Bataille à ce moment précis (dans les toutes premières années de la guerre) est Robert Sasso (Georges Bataille : Le système du non-savoir. Une ontologie du jeu, Paris, Minuit, « Arguments », 1978). Bataille, s’il tenait des années trente aux années quarante (132) à une dépense produite par un sujet, abandonna celle-ci pour la notion d’une perte qui « se perde d’elle-même. » (133) Selon Hamano, ce serait donc Maurice Blanchot qui aurait initié ce renversement chez Bataille. La conversation avec Blanchot rapportée dans le chapitre de L’Expérience intérieure intitulé le « Supplice » en témoigne. Ce passage invalide la possibilité d’une perte liée à un but, à une autorité, mais Bataille en profite pour demander à Blanchot de quelle manière cela peut être possible. Question à laquelle Blanchot répond que l’autorité « doit être expiée » (Bataille, L’Expérience intérieure, p.67). Soulignons que Blanchot a fait cette remarque tout juste après avoir précisé que l’expérience intérieure est l’autorité, et que la perte est donc le but lui-même. La dépense doit ainsi demeurer gratuite sans quoi elle devient une « spéculation » (134). L’idée d’une volonté de se perdre s’avère donc un cul-de-sac puisque celle-ci transforme la dépense en une stratégie. Du point de vue de Hamano, Blanchot a réussi, de la sorte, à ouvrir à Bataille une issue vers la réalisation d’une pure perte. Thèse importante et novatrice, certes, puisque Hamano est arrivé à démontrer que Bataille a évolué, à partir d’une première acception de la dépense, d’une dépense voulue, à une seconde dépense, non voulue, non recherchée et élaborée entre 1939 et 1943 à la lumière de sa rencontre avec Maurice Blanchot en 1940.