Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Ninon Chavoz

« Vol de genèses », les Poèmes de Sony Labou Tansi, cœur biffé & paroles en crabe

Sony Labou Tansi, Poèmes, édition critique et génétique de l’œuvre poétique coordonnée par Nicolas Martin-Granel & Claire Riffard, en collaboration avec Céline Gahungu, Paris : CNRS Éditions, coll. « Planète Libre », 2015, 1252 p., EAN 9782271087430.

Le poète têtu, le cancre & le cosmocide

Un supplément d’entêtement

1L’édition des œuvres poétiques de Sony Labou Tansi (1947-1995) apparaît à bien des égards comme un monument à l’entêtement, devenu qualité proprement poétique. L’écart de l’obstination définit d’ailleurs dans L’Acte de Respirer la personne du poète : « Le poète, au juste, qu’a-t-il de plus que les autres sinon son entêtement ? » (p. 683). Est donc poète celui qui met à l’écriture la même constance, la même ardeur, le même entrain vital qu’à la respiration. On ne s’étonnera pas dès lors de trouver parmi les néologismes poétiques de Sony Labou Tansi l’adverbe « têtument » (p. 947). Le motif de l’entêtement apparaît quant à lui dès le premier recueil (p. 209). Faut-il voir dans cette définition du poète par l’obstination une réminiscence de Verlaine, « dur comme un juif et têtu comme lui », dont les auteurs soulignent l’influence sur le jeune Sony ? Bien plus qu’à la construction d’uneidentité de poète maudit, l’obstination chez Sony nous semble correspondre à un aspect saillant de sa biographie littéraire et de son mode de création, parfaitement mis en évidence par la récente édition des Poèmes.

2De fait, à l’heure où le dixième anniversaire de la mort de l’auteur justifie un retour institutionnel croissant sur son œuvre, l’édition génétique et critique coordonnée par Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel en collaboration avec Céline Gahungu permet de rendre compte de la double persistance de l’œuvre poétique de Sony Labou Tansi.

3Cette obstination est d’abord celle de l’intention poétique, de la respiration versifiée. Qu’ils soient rassemblés en recueils, repris, réécrits, dédiés, envoyés à des journaux ou à des correspondants, les poèmes accompagnent en permanence l’écriture sonyenne — ils en constituent à la fois le cœur, le substrat et le commentaire. Malgré l’échec de toutes les tentatives d’édition entreprises de son vivant, Sony ne se détache pas de la poésie, dont il affirme dans un entretien de 1982 qu’elle est « le genre [qu’il] aime le mieux1 ». L’édition des Poèmes en 2015 permet ainsi de retracer un parcours poétique qui part du premier texte conservé, retrouvé entre quelques bribes de cours d’anglais dans un cahier qui remonte à la classe de première du poète (1967-1968), et s’achève en 1996. Rassemblés en dix-huit recueils et deux sections annexes (« Sous adresse » et « Poèmes publiés hors recueil »), les ensembles poétiques sont systématiquement précédés d’une introduction qui en fournit les sources, parfois multiples et recoupées, ainsi que d’une reproduction de la couverture du cahier tenant lieu de manuscrit : le choix d’une présentation dans la mesure du possible « photographique2 », fondée sur une transcription diplomatique des textes permet ainsi une grande proximité avec le manuscrit. Plus encore, certains des cahiers d’écoliers qui servent de support à la création sont directement visibles sur le site du Fonds Sony Labou Tansi auquel l’édition se réfère.

4Près de trente ans de création poétique continue se trouvent ainsi présentés — témoignage d’une obsession du vers qui fait de la figure du poète têtu, au-delà du simple attribut lyrique, le reflet d’un vécu littéraire.

Pour une poétique de l’obstination

5Si la poésie habite ainsi l’ensemble du parcours littéraire de Sony Labou Tansi, sa persistance ne s’arrête cependant pas à un simple constat chronologique — elle est également constitutive d’un art poétique. L’obstination est d’abord une qualité humaine et littéraire dont Sony Labou Tansi ne se réserve pas l’apanage : au sujet de Tchicaya U’Tamsi, il évoque ainsi la figure d’un « diseur d’entêtement et d’exigence »3. Comment dès lors assurer la transition de l’acharnement à l’enchantement poétique ? Faut-il plaquer sur la formule un lien de cause à effet et comprendre l’entêtement comme la conséquence d’une exigence du Verbe ? Daniel Delas, partant du postulat de « l’entêtement » sonyen entend distinguer l’obstination du poète du polissage des mots tel que la critique génétique l’a mis en évidence chez Flaubert : « il n’a ni le temps ni l’envie de corriger, minutieusement, en soupesant goutte à goutte chaque mot, chaque son de chaque mot, chaque écho de chaque son de chaque mot. »4 Le poète de la Gueule ne serait pas celui du gueuloir : au modèle de l’écriture biffée, on verra ainsi qu’il semble falloir préférer ou du moins associer celui d’une écriture transversale, diagonale, fondée sur la permanence de l’ajout et de la réécriture.

6L’irremplaçable qualité de l’édition génétique des Poèmes de Sony Labou Tansi est dès lors de rendre parfaitement visible la multiplicité de ces phénomènes de reprise et de réécriture constitutifs de l’obstination poétique. Ainsi, les Vers au vinaigre font l’objet d’une première campagne de réécriture avant d’être intégrés, plus de dix ans plus tard, dans Le Pays intérieur et Le Poète en panne : selon Céline Gahungu, sur les quarante-quatre textes que compte Le Pays intérieur, seuls deux n’ont pas de précédent dans les Vers au vinaigre. L’édition génétique propose à ce titre un tableau rendant compte de la trajectoire de ces poèmes d’un recueil à un autre. Ainsi, le poème de jeunesse placé à l’orée de l’ouvrage, consacré au dialogue d’un enfant et d’un tableau noirs, n’est pas seulement repris dans les Vers au Vinaigre. On en trouve également la trace dans Le Pays intérieur (p. 804), où on note l’apparition d’un motif ancestral absent des versions précédentes : les griffonnements de l’enfant noir restaient inconnus dans le poème de 1967, ils n’étaient que strictement mathématiques ou grammaticaux dans les Vers au vinaigre (p. 337), ils deviennent dans Le Pays intérieur proprement historiques et identitaires : « Deux fois deux/ Egalent la France/ Ah si ça fait mal/Très mal au cœur/ D’avoir des ancêtres/ Comme la France » (p. 806). Le poème d’origine, sans doute inspiré du « Cancre » de Prévert, se transforme au fil des recueils pour aboutir à un énoncé douloureux de l’assimilation : l’édition génétique se fait ainsi le reflet de la construction d’un ethos poétique propre.

7On ajoutera enfin que l’obstination chez Sony ne se limite pas à des reprises formelles identifiables. Elle se traduit également de façon plus insensible par la permanence des motifs qui parcourent son œuvre d’autant « d’arcs d’aveux », témoignage d’une préoccupation persistante, d’une rémanence de l’image inassouvie. La présence, à la fin de l’édition critique, d’un index alphabétique permet d’en observer, ne fût-ce que partiellement, les récurrences : on y constate la présence forte d’une géographie locale et mondialisée (Afrique du Sud, Arabie Saoudite, Antilles, Bénin, Central Park, Galilée, Katanga, Nil, Pôle Nord, Rhodésie, Versailles…) ainsi que de figures héroïques, saintes ou symboliques caractérisées par un profond éclectisme (Achille, Jésus Christ, Coca-Cola, Ève, Hector, Karl Marx, Satan..). L’index apparaît ainsi dans cette édition comme une ressource précieuse, témoin non seulement d’une récurrence thématique, mais aussi de la construction d’une poésie globale ou cosmique, en dialogue perpétuel avec le monde.

8D’un point de vue plus étroitement stylistique, on aurait pu tracer de même le chemin de certains néologismes. L’exemple le plus frappant est peut-être à ce titre le motif du « cosmocide », partiellement ancré dans la menace historique de la bombe nucléaire et dans l’engagement consécutif du poète. L’assassinat cosmique est déjà annoncé dans la « maxi-préface » de l’un des premiers recueils, La Vie privée de Satan : « La Bible et moi, nous sommes d’accord sur l’imminence du cosmocide » (p. 431). Plus de dix ans plus tard, à l’issue du recueil Le Quatrième côté du triangle, l’attente du cataclysme revient encore à la façon d’un refrain obstiné : « Quel jour/fera-t-il/au lendemain/du cosmocide ». Le néologisme devient porteur d’un motif apocalyptique proprement sonyen.

9À bien des égards, le retour sur les poèmes de Sony Labou Tansi apparaît donc bien comme la mise en scène d’un ethos poétique obstiné, ou pour reprendre le terme de Daniel Delas d’un « acharnement5 ». Le souhait manifesté par l’équipe des « Manuscrits francophones » de placer la poésie de Sony à la lumière d’un prisme génétique semble ainsi largement justifié et offre aux lecteurs de l’œuvre romanesque et théâtrale un répertoire inédit d’images et de motifs récurrents. Lire les Poèmes de Sony Labou Tansi, c’est dès lors partir à la recherche d’une genèse volée, longtemps dérobée par l’institution éditoriale au regard du public, mais aussi observer à même le texte l’envolée du vers aux horizons renouvelés.

Les genèses volées de Sony Labou Tansi : ordre & désordre dans la création

Sony Labou Tansi, poète « à titre posthume » : l’impossible plaquette

10Point d’ancrage paradoxal, le onzième poème d’Ici commence ici scelle à la fois le début et l’issue d’un monde (p. 635). Nicolas Martin-Granel, dans l’introduction qu’il donne à l’édition critique des Poèmes, fait de ce texte l’annonce prophétique d’un destin littéraire à éclipses : « Le temps est fini/ Mais je débarque/ A titre posthume ». De fait, si Sony se veut avant tout poète, il se heurte constamment à un manque d’espace éditorial. Dans des propos recueillis par Françoise Ligier, il évoque ainsi l’obstacle matériel qui prévient son entrée en poésie :

Mais je me suis aperçu d’une chose : on n’a plus le droit d’écrire des poèmes tant qu’on n’a pas été Césaire ou Senghor. Cette chose ne vient pas de moi, je l’ai entendue des éditeurs. À Paris, en 1973, des gens chez qui j’ai montré mes poèmes et qui ont dit qu’ils étaient beaux, mais il leur fallait un nom. On ne peut pas entrer nu-pieds dans le monde de Rimbaud6.

11La poésie est ainsi l’activité première, fondatrice, mais insuffisante : il faut des semelles, fussent-elles de vent, pour accéder au statut de poète. Dans les entretiens accordés par Sony, la forme romanesque et théâtrale apparaît dès lors parfois, si ce n’est comme un pis-aller, du moins comme un ticket vers un horizon poétique toujours repoussé.

12L’édition critique des Poèmes se fait à ce titre l’écho d’un effort créateur en perpétuelle recomposition, témoignant d’un effort d’assemblage et de sélection des textes jugés susceptibles de gagner la faveur du public. Le travail de Sony est donc non seulement un travail d’écriture, de création de la matière textuelle, manifesté par les biffures et les ratures du manuscrit, mais aussi un travail de composition, d’anticipation de la lecture qui se traduit formellement par la circulation des textes et leur agencement en constellations multiples. L’appui que prend l’édition sur la correspondance et les entretiens permet ainsi de reconstituer partiellement un processus de sélection toujours orienté vers un horizon de réception espéré. Ainsi, le retour sur les Vers au Vinaigre, pourtant écartés par Édouard Maunick en 1973 se comprend par le souhait qu’a Sony de se rapprocher, avec Le Pays intérieur, de Tchicaya U’Tamsi. La constitution d’un recueil de poèmes « Sous adresse » permet d’ailleurs aux éditeurs de l’œuvre poétique de souligner l’importance du phénomène dialogique dans la création sonyenne, ainsi que la variété des interlocuteurs possibles — de Rimbaud au poète brésilien Thiago de Mello, en passant bien sûr par la « phratrie » congolaise. La création de Sony s’oppose ainsi rigoureusement à une conception autarcique et fermée de la pratique poétique.

13Au-delà même du dialogue avec les pairs, l’édition critique se fait l’écho des stratégies de publication du poète. On trouve ainsi dans le corpus proposé une reproduction de l’anthologie soumise aux éditeurs lors du séjour de Sony à Paris en 1973 : le tapuscrit comprend vingt-trois poèmes tirés des premiers recueils de l’auteur (La Vie privée de Satan, Les Yeux de l’espoir, La Troisième France). Proposé sous l’intitulé « Poèmes de Sony Lab’ou Tansi », il ne se présente pas sous l’égide d’un véritable titre poétique qui scellerait l’unité de l’œuvre : au contraire, dès les premières pages, les poèmes proposés sont assimilés à des « extraits ». Plus de dix ans plus tard cependant, en 1985, l’avènement d’une œuvre poétique non parcellaire est toujours présentée par Sony comme un futur hypothétique et incertain : « Mes poèmes sont dans des anthologies, mais pas encore en plaquettes. Je le ferai plus tard. Par respect pour ce genre7. » Le propos témoigne d’une sacralisation de l’objet poétique et d’une conception de la poésie non pas en termes de fragments, de publications éparses, mais dans le cadre cohérent et structuré du recueil. L’entreprise génétique permet justement, par l’analyse des différentes campagnes d’écriture, le recoupement des correspondances, des entretiens et des manuscrits, de proposer enfin ce panorama poétique structuré par recueils, ou parfois, comme dans le cas des Poema verba par « intention de recueil8 ».

14Ni l’obtention de hauts patronages comme celui de Senghor pour L’Acte de respirer, ni le succès de ses œuvres romanesques et théâtrales n’ont en effet pas permis à Sony d’accéder au statut de poète reconnu par le système littéraire francophone. Si l’édition critique du CNRS n’est pas tout à fait exempte de précédents, elle n’en représente donc pas moins la première édition de l’ensemble de l’œuvre poétique. Seuls quelques textes, souvent tardifs, ont déjà l’objet d’une édition posthume : c’est le cas du dernier recueil Poèmes et vents lisses publié en 1995 (Le Bruit des autres), mais aussi d’Ici commence ici (Éditions Clé de Yaoundé, 2013), des deux versions de L’Acte de respirer, des 930 mots dans un aquarium (Revue Noire, 2005) et du Quatrième côté du triangle (édition italienne La Rosa, 1997).

15On aboutit dès lors à un corpus étendu de poésie « volée », éparse ou subrepticement glissée au cœur des textes et des correspondances.

Du vers comme débarquement : l’ubiquité poétique

16En dépit de ces échecs répétés, l’écriture poétique demeure en effet chez Sony continue, indissociable de son identité créatrice. La poésie n’est pas simplement œuvre de jeunesse, même si la répartition chronologique permet de mettre en évidence une densité accrue de la création poétique avant 1978. Plus encore, on ira jusqu’à dire que la frontière entre la production strictement poétique et l’œuvre romanesque et théâtrale se caractérise chez Sony par une extrême porosité que l’édition critique contribue à mettre en évidence.

17Le vers, toujours premier chez Sony, apparaît comme une parole en mouvement et comme l’acte liminaire indispensable à toute genèse. Il est à proprement parler « débarquement » du verbe. On est d’ailleurs frappé à la lecture de l’œuvrepar la récurrence de ce motif, présent à la fois dans le poème prophétique d’Ici commence ici retenu par Nicolas Martin-Granel et dans le Testament poétique intégré dans L’Acte de quitter la vie : « en cette viande vénérienne/nous allons débarquer » (p. 727). Le vers de Sony est bien celui de l’imminence, du corps à corps avec la langue, de l’extraction du monde hors du chaos. L’inspiration poétique liminaire irrigue par conséquent l’ensemble de l’œuvre, faisant de l’établissement de frontières génériques un acte périlleux ou arbitraire. Comme le souligne Jean-Baptiste Tati-Loutard dans un article reproduit par l’édition critique : « la poésie est omniprésente dans son œuvre sous plusieurs formes. Elle est dans le titre des romans et des pièces de théâtre »9, mais également dans le corps même de ces textes, à travers la présence de figures de poètes, voire même de textes et de chansons insérés dans la prose. Dans La Vie et demie, le rebelle Martial et sa fille Chaïdana, sont ainsi à l’origine d’une production poétique qui demeure largement voilée. L’extrême perméabilité générique qui caractérise l’œuvre est rendue manifeste dans l’édition critique par la mention d’un extrait du roman l’Anté-peuple, en tant qu’il comprend la traduction d’une chanson en lingala de Tabu Ley Rochereau (p. 1186). Cette confrontation de l’univers romanesque à l’univers poétique, orchestrée ici autour d’un phénomène de traduction assez libre, ne saurait cependant fonctionner que comme un exemple parmi d’autres, tant la frontière générique est soumise à un phénomène d’effacement systématique. On citera ainsi, dans La Vie et demie, l’exemple du poème « Les entrailles du Guide Jean-Oscar10 ».

18La difficulté de la distinction entre poème et œuvre romanesque est encore accrue par un double phénomène de confusion formelle. Le premier obstacle tient à la pratique même de l’écriture sonyenne, qui associe dans un même cahier des textes variés, appartenant à des genres souvent distincts que l’édition critique s’efforce de démêler. Plus encore, il n’est pas rare que les segments et les textes voyagent, « débarquent » de genre en genre. L’édition met ainsi en évidence la destinée particulière du poème liminaire de La Peur de crever la vie : il tient en effet d’abord lieu de « Préface » à la pièce de théâtre Je soussigné cardiaque, envoyée en 1974 à Françoise Ligier. La nécessité de retoucher le texte implique cependant une seconde campagne d’écriture qui conduit au retrait de la Préface : réécrite, celle-ci devient le poème liminaire du recueil. De même, Nicolas Martin-Granel signale la circulation du titre Le Quatrième côté du triangle qualifié en introduction de « formule mana » (p. 15) : on dénombrerait à présent sept emplois de l’expression dans l’ensemble de l’œuvre.

19D’autre part, Sony ne recule pas devant la pratique d’une poésie en prose qu’il est parfois difficile de distinguer de fragments narratifs : que penser du « Grand Congrès des Mots », intégré dans le recueil des 930 mots dans un aquarium ? Le texte se présente clairement comme une narration, mettant en scène des personnages, plaçant le décor d’une fiction potentielle : il serait, selon Nicolas Martin-Granel, une élaboration textuelle préliminaire à l’écriture du roman Les Yeux du volcan (p. 942). Le texte fait cependant aussi écho au poème en vers « Le Congrès des mots », placé dans le même recueil, induisant une logique baudelairienne de réécriture de la poésie et de la prose qui justifie son insertion dans le corpus poétique délimité par cette édition. Sony lui-même, dans une lettre à Sônia O. Almeida datée de 1983 évoque d’ailleurs un recueil de « Poèmes/Nouvelles », consacrant l’impossibilité de l’assignation générique11.

20On ajoutera enfin que les correspondances peuvent constituer le vecteur d’une poésie adressée qui densifie le massif textuel offert à l’attention du lecteur : ainsi, l’art poétique de Sony trouve aussi son support dans des cartes postales, dont certaines sont partiellement reproduites par l’édition critique, notamment dans la section « Sous Adresse ». L’impossibilité de fixer le corpus sonyen nous semble par conséquent parfaitement symbolisée par cette carte postale représentant un pont de liane, mentionnée dans l’introduction de l’édition (p. 27) — au dos, le poète a écrit, scellant l’entrelacement des genres et des pratiques : « L’art dans ce pays impossible de dire où ça commence et où ça s’arrête ».

Cartographies poétiques : le monde & le grain de sable

21Le tracé d’une généalogie ou plus encore cartographie de l’œuvre poétique de Sony Labou Tansi se révèle dans ces conditions particulièrement ardu. Fidèle à la dimension cosmique de cette poésie, Nicolas Martin-Granel évoque à ce titre « la matière noire d’un immense continent presqu’entièrement immergé » (p. 25). Pour filer la métaphore, nous dirons que l’édition critique se propose de fixer la « carte du monde » de l’œuvre poétique sonyenne, d’en tracer les contours, d’encadrer en somme la dérive de ses continents. La tâche n’a rien d’aisé, puisque, comme le souligne le poète dans Ici commence ici :

vous l’ouvrirez pour constater qu’il n’y a pas de fin que chaque grain de sable est une carte
du monde… (Poème 17, p. 647)

22Ces vers qu’on croirait adressés au philologue pourraient assurément s’appliquer à tous les recueils, chacun s’ouvrant sur une infinité de réécritures et de variations.

23Ce caractère infini de la matière sonyenne est accentué par le support même de l’écriture. L’édition génétique des Poèmes se fonde ainsi sur l’abondance de l’archive, soulignée dans les propos liminaires de Nicolas Martin-Granel : « À sa mort, […] on découvre des centaines de pages couvertes d’une multitude de poèmes manuscrits, inédits et certainement en attente de publication » (p. 25). Le volume de l’édition de 2015 témoigne à lui seul de l’ampleur d’un corpus qui s’étend sur près de 1250 pages. Plus encore, on soulignera que l’œuvre de Sony semble bien moins vouée à l’immobilité de l’archive qu’à une perpétuelle circulation, porteuse de phénomènes d’amplification et d’élargissement autonomes. Ainsi, N.  Martin-Granel évoque un phénomène mystérieux de multiplication des vers entre 1997 et 2003, pendant la guerre civile congolaise :

[…] après un rapide inventaire des manuscrits existants, ceux-ci comptent, en plus de ceux déjà répertoriés, au moins deux nouveaux cahiers inconnus, lesquels ont surgi, comme par magie ou génération spontanée, d’on ne sait quelles oubliettes12.

24Pour Xavier Garnier, ce phénomène témoigne d’une ambiguïté de la production sonyenne, à la fois intégrée au système éditorial francophone, et habitante d’un espace littéraire officieux et non balisé, où les textes circulent avec la même liberté que les correspondances13.

25Dans cet univers poétique infini, l’édition génétique propose une admirable mise en ordre : les poèmes, parfois épars, sont rassemblés en recueils et associés à une datation ou à des indices de datation étayés par la lecture des correspondances ou par la présentation des manuscrits. Le panorama comprend ainsi les deux versions successives des Vers au vinaigre (vraisemblablement écrites au tournant des années 1960), La Vie privée de Satan et Les Yeux de l’Espoir (deux recueils écrits tête bèche début des années 1970), La Troisième France (autour du séjour français de l’été 1973), L’Autre rive du pain quotidien et La Peur de crever la vie (1974-1975), Ici commence ici et les deux versions de L’Acte de respirer (entre 1973 et 1976), L’Acte de quitter la vie (1977), Déjà…j’ai habité tous ces mots (1976-1977), Le Pays intérieur et Le Poète en panne (1977), L’amour des mots (début des années 1980), Poema Verba (1982), 930 mots dans un aquarium (entre 1985 et 1989), Equateurs alcoolisés (autour de 1987), Le Quatrième côté du triangle (1988) et Poèmes et vents lisses (1993).

26L’édition se propose de classifier ce massif poétique : Nicolas Martin-Granel mentionne ainsi trois périodes poétiques, plus ou moins parfaitement superposables à la périodisation tripartite établie par X. Garnier14. La première période, celle dite de « la gueule » se traduirait ainsi de façon assez fluide par une pratique du « gueuloir » poétique, et par l’expression d’une quête identitaire du sujet lyrique — c’est la période des « Promenades » dans les Vers au Vinaigre, mise en scène d’un sujet toujours passant, c’est aussi celle des premières assignations métaphoriques et de la multiplication des masques du poète au « cœur biffé ». La seconde période, à partir de la fin des années 1970, marquerait un retrait par rapport à la poésie : c’est le « foutoir », caractérisé par une « panne » poétique et par des interpellations violentes, comme dans les Poema verba. Enfin, l’étape assimilée par Xavier Garnier à celle de l’esprit prendrait dans la création poétique la forme d’une expression du « boudoir » (1983-1995), plus intime, plus amoureuse et spirituelle.

27L’édition critique permet ainsi d’aboutir à une vision panoramique de la création sonyenne, fondée à la fois sur la redéfinition d’un ethos poétique mobile, d’un « cœur biffé » au trait de plume et sur la progression d’une parole « en crabe », en perpétuelle reformulation.

Génétique de l’envol : cœur biffé & paroles en crabe

28L’identité poétique de Sony s’affirme par le double biais de la biffure et de l’ajout. On peut ainsi lire dans le onzième poème d’Ici commence ici (dont malheureusement aucune restitution génétique n’a été possible) une mise en scène de ce procédé créateur : « Je biffe mon cœur et je parle/ en crabe. » (p. 635). À travers ces hésitations et ces corrections se dessinent à la fois un art poétique et un ethos de poète.

L’équation du poète noir ou la « crasseuse barre de fraction »

29La conscience du « poète noir », à plusieurs reprises problématisée dans l’œuvre, fait l’objet d’une construction complexe dont rend compte l’édition critique : elle est en effet à la fois verticale — à travers la recherche d’une généalogie nouvelle, et horizontale — dans une ouverture croissante sur le monde.

Le poète : les noms et la voix

30L’édition génétique permet de suivre la construction identitaire du poète à même le corps de l’écriture. La reproduction des premières pages des recueils offre ainsi au regard du lecteur la métamorphose progressive du nom de l’auteur : Sony Paulmarr dans la première version des Vers au Vinaigre, Sony-Lab’ou-wa-Lab’u-Tansi dans La Vie privée de Satan, un tampon SONY Lab’ou-Tansi pour L’Autre rive du pain quotidien et L’Acte de respirer, Sony La Boutansi pour Déjà…j’ai habité tous ces mots. La correspondance qui entoure La Peur de crever la vie révèle également la permanence de la quête du pseudonyme : la Préface, héritée de Je soussigné cardiaque est en effet signée Sir Legang’Yster Shaba – un nom « moins poétique, moins documentaire »15 que le poète soumet au jugement de Françoise Ligier. L’espace poétique mis à nu par l’édition génétique est donc bien celui d’une quête du MOI, restitué dans son ampleur majuscule par Ici commence ici (p. 631).

31La question du nom n’est cependant pas distincte dans le cas de Sony de celle de l’identité, et plus encore de l’ancrage local ou national. Le trente-quatrième poème de La Vie privée de Satan interroge ainsi « le nom de pays » pour mieux en assurer une appropriation violente et définitive :

Congo ou Zaïre
Peu importe […]
Donnez moi
Ces deux noms
Que je les torde
Que je m’en salisse
Le front
Et le sang
Que je me frotte
Comme un fétiche […]
Qu’on me les cloue
Dans la chair comme des pointes. (p. 482)

32Ce poème précoce démontre un rapport paradoxal au nom, placé sous le double signe de l’indécision et de l’appropriation la plus absolue. Pour J.‑B. Tati-Loutard16, le poème serait habité par la mémoire des textes de Césaire, notamment « Pour saluer le Tiers-Monde ». Plus encore, on notera que la problématique de la dénomination est ici placée à la croisée de deux influences — le clou fonctionnant aussi bien comme accessoire nécessaire du fétiche que comme rappel des plaies du Christ. L’identité du poète ne se conçoit donc pas en dehors d’un ancrage local, en dehors de la nomination d’un pays dont les noms, les frontières se succèdent, biffés, sur les planisphères.

33Les premiers recueils posent ainsi plus ou moins directement la question du statut du « poète noir » — deux termes dont l’index placé à la fin de l’édition permet de constater la récurrence dans l’ensemble de l’œuvre.

34Dès la première version des Vers au Vinaigre (p. 250), une voix anonyme (dont l’édition génétique signale l’ajout) vient en effet s’adresser au « poète noir », faisant figure de muse belliqueuse et accusatrice :

Une voix : - Poète noir, tu fais honte
Tu fais honte
Aux Antilles pur-sang
Tu fais
Honte
À l’Afrique noire des pur-sang
À sa fille Madagascar.
Tu fais honte en montrant
À la pudeur de notre génie
Le sexe mal taillé
du chant occidental.

35Comme le signale le tableau génétique fourni par l’édition, ce texte est ensuite repris dans la seconde version des Vers au Vinaigre, puis dans Le Pays Intérieur. L’examen des modifications permet de rendre compte d’un double phénomène d’amplification et de mise en valeur : le poème occupe en effet dans la seconde version des Vers au Vinaigre (p. 323)tout comme dans Le Pays intérieur (p. 777) la première place du recueil et connaît à chaque fois un développement significatif, qui en fait un manifeste de plus en plus clair. Le terme de « trahison » absent de la première version apparaît ainsi dans la seconde, et il est employé à deux reprises, mais biffé une fois dans Le Pays intérieur. C’est cependant la réponse du poète qui connaît le développement le plus significatif : elle est en effet cantonnée dans la première version à un vers, où l’accusé demande pitié. Cette requête disparaît dès la deuxième version, et fait même l’objet d’un renversement actanciel à travers la question rhétorique : « Voudriez-vous donc/ Que je fasse pitié ? ». Le propos du poète n’est plus l’aveu ou l’imploration, il ne se situe plus dans la complainte lyrique : le « je » au contraire est biffé, remplacé par une invitation générale à « sacrifier le Nègre/Pour sauver le Noir. » (p. 324). L’ultime version, où la mention de la voix a disparu au profit d’un discours sans locuteur identifié, se fait plus déclamatoire, plus impersonnelle et universelle encore, affirmant un destin poétique en forme de combat :

Qui voudrait
Que je fasse pitié ?
Légitime offense
Laissez-moi montrer au monde
Mes élans de Foudre
Mes intentions de ciment armé
Et mes beaux gestes
De geyser. (p. 778)

36L’ethos poétique se construit ainsi progressivement, par ajouts et par biffures successives.

Du Gaulois au boa : le poète & ses ancêtres

37Cette interrogation de l’ethos du poète francophone justifie la prégnance du motif des ancêtres, également répertorié dans l’index et distingué dans le corpus par une double vocation poétique et historique.

38Le premier mouvement mis en évidence par l’examen de la genèse des textes est en effet un détachement progressif des ancêtres poétiques. Les modèles qu’ont pu constituer Verlaine et Hugo sont ainsi peu à peu écartés, dans un mouvement qui justifie partiellement la première campagne de réécriture des Vers au vinaigre. On trouve ainsi dans la seconde version du recueil les vers suivants : « Je boude un vrai vers de Verlaine/ Qui jouait en moi jadis » (p. 333). Dans Le Pays Intérieur, le refus de parenté se manifeste encore plus clairement par le glissement homophonique et par un mouvement de généralisation :

Je bouche ces vieux vers de Verlaine
Qui jouaient jadis en moi […]
Je me bouche la France. (p. 800)

39On assisterait donc, au fur et à mesure de la composition des recueils, à une biffure progressive de l’héritage scolaire, et à la recherche concomitante de nouveaux ancêtres.

40Le terme d’« ancêtres » donne dès lors lieu à une subversion de l’héritage scolaire, qui passe par l’introduction au sein même du vers du ressassement de la formule coloniale, déformée à la manière des vieux refrains :

Là-bas un vieux Noir chante des sottises :
Nos ancêtres, les Gaulois…
J’écoute et je doute violemment
On ne peut pas être Bronze avec des ancêtres gaulois — […]
Et je chante : Nos ancêtres, les boas… (Vers au vinaigre 2, p. 397)

41Le glissement s’opère ici par le biais d’une facilité homophonique, porteuse d’un véritable manifeste poétique. Le texte s’achève d’ailleurs sur une forme d’engagement pris envers les ancêtres, promesse d’une perpétuation et d’un sauvetage soulignée par l’anaphore :

Je cite les pyramides
Je cite le palmier à huile
Je cite le cuivre Katangais
Je cite le tigre et le lion
Je cite l’herbe la plus herbe du monde —
Je ne laisserai pas ces ancêtres sombrer dans vos Voltaire.

42On retrouve le motif de l’huile de palme ou du palmier à huile : le terme est d’ailleurs répertorié dans l’index, où il renvoie à l’esquisse d’une généalogie nouvelle, placée sous le signe de l’ordre naturel. « L’oncle Palmier » voisine alors avec « l’oncle Pétrole » et « l’Ancêtre Manganèse » (Vers au vinaigre, version 2, p. 408).

43L’affirmation d’un héritage proprement local va ainsi de pair avec l’intégration du poète dans un cycle naturel ou géologique de renouvellement des ressources terrestres, et de dénonciation concomitante de leur pillage : l’ethos de l’écrivain le pousse alors au déploiement d’une parole engagée.

Poète « enragé », engageant ou engagé ?

44Lorsqu’il revient sur la publication de certains d’entre ses poèmes de jeunesse par Edouard Maunick, Sony Labou Tansi souligne en 1975 une profonde divergence d’interprétation portant sur l’ethos du poète : « Édouard a cru que j’étais un poète enragé et il a mis les poèmes qui selon moi ne sont pas les plus forts17 ». Si le terme « d’enragé » semble inscrire le poète dans un contexte agonistique exacerbé, faut-il comprendre sa prise de distance comme un refus d’assumer la posture de l’auteur engagé ? On se remémorera à ce titre l’avertissement de La Vie et demie : « À ceux qui cherchent un auteur engagé je propose un homme engageant18. » Dans ces conditions, de quel engagement la poésie peut-elle être le lieu ?

45La construction de l’ethos poétique que révèle le corpus génétique permet d’emblée de souligner l’éloignement progressif d’un lyrisme strictement personnel au profit d’une ouverture du poète sur le monde et ses enjeux politiques. Dans la chronologie poétique, le recueil intitulé Le Poète en Panne se fait cependant l’écho des interrogations de Sony autour de l’efficace de la forme poétique : quel peut être l’impact du vers dans un monde livré au cosmocide et au cannibale ? Quelle est sa capacité d’interpellation ? Si les Poema Verba font écho selon Nicolas Martin-Granel aux « Ultima Verba » et aux Châtiments19, le Quatrième côté du triangle est précédé d’une introduction de Sergio Zoppi qui n’y voit « ni dénonciation, ni résignation », mais simplement un témoignage, une « observation »20. Il est certain cependant que Sony fait de sa poésie un réceptacle du monde, qu’il s’agisse de le décrire dans sa violence ou sa pauvreté ou de le dénoncer à coups « d’injures en comprimés » (p. 858). La section des poèmes sous envoi témoigne d’ailleurs d’un engagement régulier et explicite du poète, à travers des publications dans les journaux : on citera, à titre d’exemple, « Ils ont tiré », écrit en hommage à Éloi Machoro (p. 1204).

46Au fil des années et des pages raturées se dessine ainsi le portrait d’un poète aux faces multiples et biffées, prenant possession d’une langue « inhabitable »21.

« Tuer tous les mots », ou pourquoi le crabe, « sous n’importe quel autre nom, n’oublierait pas la mer. »

47L’atout essentiel de l’édition génétique des textes de Sony Labou Tansi est indéniablement de donner accès au laboratoire de la langue. Reprenant le mot de l’auteur, on parlera à ce titre d’une parole en crabe — soit d’une parole oblique, portée par la vague, mais aussi d’une parole par ajouts, aux marges des cahiers. Le onzième poème d’Ici commence ici suggère ainsi la recette suivante :

Et
Puisque nous avions tué tous les mots
Fallait
Creuser dans la sève noire
Du verbe
La chanson secrète de l’éternelle
Émotion.

48Au-delà du meurtre des mots du dictionnaire22 apparaît ainsi l’horizon d’un verbe nouveau, qu’il appartiendrait au poète de ressaisir.

49Comme le souligne X. Garnier, le français reste aux yeux de l’écrivain la langue d’une domination, d’une imposition impérieuse, voire même traumatisante : le rapport à la langue française est « un rapport de force majeure23 ». L’index de l’édition critique distingue ainsi l’entrée « France » et l’entrée « français », mettant implicitement en évidence l’importance d’une interrogation proprement linguistique. La mise en question du poète francophone est ainsi explicite dans l’autoportrait en forme d’épitaphe proposé dans la première version des Vers au vinaigre :

Je sais ce qu’on dira de moi :
Il savait aller à la ligne
à temps —
Il a eu chaud avec
ses mots apprivoisés. (p. 188)

50La polysémie de l’expression « avoir eu chaud » est ici significative : elle fait à la fois signe vers un poète habillé, emmitouflé des mots d’autrui — dans cette « veste de laine » que les premiers poèmes font si souvent rimer avec Verlaine — et vers un danger évité de justesse.

51La langue, toujours perçue si ce n’est comme étrangère du moins comme ajoutée, fait dès lors l’objet d’un traitement poétique particulier : elle devient à proprement parler « matière » — un terme récurrent du vocabulaire sonyen, également inventorié dans l’index — support de coagulations et d’expérimentations toujours renouvelées. L’édition critique place ainsi au cœur de la « poétation24 » sonyenne le recours au néologisme, qui permet même dans certains cas la proposition d’une datation approximative, évaluée en fonction d’un « pouls lexicologique du texte » : ainsi, la datation de L’Acte de quitter la vie est confirmée, selon N. Martin-Granel, par l’emprunt de certaines séquences néologiques (« aspire-néant ») à la deuxième version de L’Acte de respirer (p. 722).

52La création de mots composés, par exemple dans le titre du poème « La Panne-Dieu » (in 930 mots dans un aquarium) apparaît à ce titre comme une modalité récurrente de l’appropriation linguistique sonyenne.Ce mécanisme est parfois mis à nu par la « photographie » du manuscrit que propose l’édition génétique : c’est le cas dans le troisième poème du Poète en panne, où l’invention des jeux de la vie se traduit par plusieurs biffures : « saute-opprobre », d’abord, en reprenant un terme déjà employé dans le poème, puis « saute-mouton », par un retour au syntagme originel, puis peut-être par glissement homophonique « saute-guignon » (p. 859).

53Une autre manipulation de la matière linguistique prend le chemin inverse et passe par le découpage des mots, traduit par le recours alternatif au tiret ou à l’enjambement : on citera à titre d’exemple deux vers des 930 mots dans un aquarium :

Et ses hanches octo-sylla
biques. (p. 979)

54La déstructuration peut également se traduire à l’échelle du syntagme, par une réappropriation et une subversion du proverbe : on trouve ainsi dans les Equateurs alcoolisés les deux vers suivants : « ceux qui viennent au monde/ par quatre chemins », fondés sur la concaténation de deux syntagmes (venir au monde, ne pas y aller par quatre chemins), et sur un écho au titre du poème « Le Quatrième côté du triangle » (p. 1030).

55L’appropriation de la langue française passe enfin par sa « congolisation », dont l’édition génétique s’efforce dans la mesure du possible de respecter les marques orthographiques25 : ainsi le « vol de génèses » (p. 792) apparaît comme un reflet de la prononciation congolaise. Plus encore, on assiste à la constitution d’un corpus poétique plurilingue, suggéré dès les premiers recueils. On trouve ainsi dans la première version des Vers au vinaigre l’adresse suivante (p. 284) : « Je parle un langage/ Dont tu ne saisis pas les mots/ (…) Mon Dieu Mon Dieu je te crie “Kankriaka” », une note de l’auteur venant préciser que kankriaka signifie « tu es mon fétiche26 ». L’objet symbolique du fétiche, dont on a déjà observé la présence dans La Vie privée de Satan, sert donc ici de vecteur à l’introduction d’éléments hétérolingues. Ce retour à la langue maternelle se manifeste avec une récurrence dont l’édition critique s’attache à rendre compte — dans la traduction des chansons populaires de l’Anté-peuple, mais aussi dans la composition même des textes. La section « Sous adresse » comporte ainsi le texte « Ngana Kongo kwe diatuka » (« D’où vient le Congo »), dans ses deux versions en kikongo et dans sa traduction française, proposée par Patrice Yengo. Selon ce dernier, il se serait agi pour Sony de prouver, avec ce poème d’abord présenté sous la forme de récitations orales, « sa connaissance approfondie de la métrique kongo » et « sa capacité à régénérer le genre épique transmis de génération en génération27 », de trouver donc une forme de réhabilitation auprès de ceux qui ne cessent de dénoncer la trahison du « poète noir ».

56L’introduction de ces textes dans le recueil densifie le panorama de l’œuvre poétique sonyenne, en soulignant la pluralité de ses modalités, jusque dans la pratique d’une écriture double, annotée et amplifiée dans les marges.

Éloge des génèses généreuses

57L’édition du CNRS apparaît ainsi à bien des égards comme la réponse, tardive, à un vol de genèse. Restituant à Sony Labou Tansi sa dignité de poète, elle invite également à porter un regard renouvelé sur l’ensemble de son œuvre, dont elle démontre les porosités linguistiques et génériques. Bien plus, elle révèle, par l’ampleur de la restitution chronologique qu’elle propose, la construction d’un ethos poétique et politique toujours en mouvement. On ne peut dès lors que se féliciter de la générosité de cette édition, qui s’attache à rendre compte — notamment dans le corpus méconnu des poèmes de jeunesse — de l’ensemble des variantes et des corrections, et propose, grâce à un couplage avec le Fonds Sony Labou Tansi, un contact direct avec le manuscrit, laboratoire de la matière poétique et véritable œuvre d’art enluminée de lettrines. On reviendra à ce titre sur l’analyse de la seconde page de garde des Vers au vinaigre, dont les initiales sont comparées par Nicolas Martin-Granel à des « silhouettes d’oiseaux prenant leur envol28 » : c’est bien une piste d’envol que propose cette édition, livrant, avec un aperçu enfin complet du corpus imposant de la poésie sonyenne, un champ d’investigation renouvelé au commentateur et au chercheur.