Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Fanny Arama

Barbey journaliste : « un obus dans le salon de Lamartine »

Barbey d’Aurevilly journaliste. Articles et chroniques, édition établie et présentée par Pierre Glaudes, Paris : Flammarion, coll. « GF », 2016, 434 p., EAN 9782081266223.

1Après des ouvrages consacrés à Baudelaire, Zola, Gautier, Balzac et Hugo journalistes, les éditions Flammarion publient Barbey journaliste, avec un choix d’articles et de chroniques parus dans divers journaux de son temps, entre 1838 et 1884, présentés et annotés par Pierre Glaudes.

2Marcel Proust, qui admira infiniment Barbey pour la beauté de ses paysages, n’eut pas le plaisir de parcourir ses articles de journaux, à l’époque, hélas, peu accessibles à ceux qui ne lisaient qu’assis dans leur lit. Ainsi, n’ayant pas lu Barbey journaliste, il pensait que :

[...] la beauté journalistique n’est pas tout entière dans l’article ; détachée des esprits où elle s’achève, ce n’est qu’une Vénus brisée. Et comme c’est de la foule (cette foule fût‑elle une élite) qu’elle reçoit son expression dernière, cette expression est toujours un peu vulgaire. C’est aux silences de l’approbation imaginée de tel ou tel lecteur que le journaliste pèse ses mots et trouve leur équilibre avec sa pensée. Aussi son œuvre, écrite avec l’inconsciente collaboration des autres, est‑elle moins personnelle1.

3Jugement erroné en ce qui concerne Jules Barbey d’Aurevilly (1808‑1889), qui se trouvait tout entier dans ses articles, méprisant assez son public pour ne pas en attendre d’approbation quelconque, et trop rusé pour ne pas saisir que toute désapprobation de la part dudit lectorat, aussi fâcheuse soit‑elle, était une occasion de publicité. S’il répète à l’envi que le journalisme est un métier « dépravant2 », la production du journaliste, elle, doit aspirer aux plus hautes idéalités de l’esprit de l’auteur, en dépit des usages de son temps qui disposaient des journaux comme d’une opportunité inouïe de scandale et donc, de succès commercial.

4Ce Proust qui, sa jeunesse durant, ne rêvait que d’une chose, voir son nom apparaître au bas d’un texte du Figaro, se doutait‑il que le romancier normand qu’il admirait tant abhorrait son métier de journaliste et de critique littéraire qu’il ne voyait, du point de vue du générateur de copie, que comme une « traînaillerie de Boulet3 », et du point de vue de la morale publique comme une « farce aristophanesque dont l’éternel race des badauds peut toujours être dupe, mais qui dégoûte profondément tous ceux qui ont vécu dans les coulisses de la littérature » (p. 296) ? C’est qu’à l’époque de Barbey, le Figaro de Villemessant, avide de petite polémique et de commérages, ne pensait qu’à faire « chanter les kiosques parisiens4 », et pour ce faire, révélait les bas‑fonds mondains du tout‑Paris en faisant les délices des boudoirs du demi-monde plutôt que la réputation des écrivains ambitionnant une renommée pérenne dans la mémoire de l’Esprit français. P. Glaudes résume :

À l’image d’une société sans principes, dont les intérêts ne cessent de se déplacer dans un sens toujours « moins spirituel et moins idéal » (p. 298), elle n’a plus de passion ni de conviction vigoureuse. (p. 20)

5Cela n’a pas empêché Barbey d’y voir sa planche de salut littéraire, qu’il appelait sa « gaule pour sauter les fossés5 », autrement dit, « le droit acheté sur la renommée de publier un livre plus tard et d’être lu6 ».

Écrire quand même, pour « passionner ses ennemis7 »

6Si Barbey dénigre autant le journalisme qui le fait vivre, c’est parce que, comme le remarque Marie‑François Melmoux‑Montaubin, « la collaboration que les romanciers apportèrent à la presse s’accompagne d’une désacralisation de la littérature8 ». Le « sacre de l’écrivain » ne se fait pas par la chaire journalistique au xixe siècle, car celle‑ci est davantage porteuse d’engouements d’un jour chassés par ceux du lendemain que de valeurs ; ce qui « sacre » dorénavant, c’est, outre le succès de librairie, la chaire professorale : la critique s’expertise et se rationalise, et en perdant son statut, elle perd sa liberté de ton… Ainsi, lire Barbey journaliste aujourd’hui, c’est retrouver cette liberté de ton, et lire :

une légende noire de la presse, qui prend à rebours la marche de l’histoire : loin de magnifier l’œuvre civilisatrice du journal et son rôle éminent dans la diffusion des lumières, il peint comme un désastre pour l’Esprit l’entrée dans l’ère des médias. (p. 21)

7Barbey déplore de toute son âme de chevalier normand l’obsession moderne de « l’anecdote » présente, du « cancan », de « la nouvelle à tout prix, frivole, scandaleuse, risquée, fausse mais débitée effrontément » (p. 313) qui, nous dit P. Glaudes, a remplacé « dans la presse de son temps le débat d’idée et la grande polémique » (p. 19) ; ses écrits, sa véhémence à l’égard de tout art qui n’élève pas l’âme aux idées sublimes de son idéalisme chrétien témoignent de l’angoisse de la perte d’une historicité qui lui était acquise, fixe, et lui semblait immuable : celle de l’Ancien Régime. En ce sens, Barbey illustre parfaitement le sentiment de « modernité désenchantée » propre au xixe siècle, qu’Emmanuel Fureix et François Jarrige ont récemment interprété9 de leur point de vue d’historiens attentifs aux bouleversements politiques, économiques et sociaux, et qui donne lieu à cette discordance des mœurs encore anciennes avec une réalité politique, économique et intellectuelle nouvelle et manquant cruellement de profondeur et de vision collective. Lors de la fondation du Réveil au début de l’année 1858, que son ami Granier de Cassagnac dirige, la désinvolture de son manifeste « Notre critique et la leur » (p. 207‑218) lui a valu quelques sarcasmes — qui, comparés aux siens envers ses contemporains, apparaissent aussi doux qu’un verre de lait tiède. Dans le Figaro du 14 janvier 1858, après une nécrologie interminable de l’actrice Rachel, dans la section « Le Théâtre du Figaro », Barbey est mis en scène dans une saynète comique tel un disque rayé incriminant toujours ses contemporains des mêmes défauts : « Argot, broussailles, anarchie, infirmités, misères, débraillements10… » En réalité, Barbey se fait de la critique littéraire une idée hautement épique, et on pourrait, avec sa permission, la comparer, telle qu’il l’accomplit, au point d’honneur qui lui tient tant à cœur et qui consiste à sacrifier son moi sur l’autel de la communauté au nom de valeurs spirituelles et morales supérieures :

Philosophe du moi moderne, savez‑vous ce que c’est que le point d’honneur ?… C’est la conscience et l’orgueil de la liberté humaine, se posant envers et contre tous […] 11.

8Rédiger une critique et être journaliste dans le même état d’esprit qu’un soldat se précipitant au combat, c’est élever la critique au rang des plus beaux, des plus gratuits, des plus honorables actes de l’héroïsme humain. À cet égard, faisant allusion à la coutume des anciens chevaliers qui jetaient leur gant par défi à ceux qu’ils voulaient combattre, Barbey déclare, intrépide : « Tous les gants qu’on jettera, je les ramasserai12 ! » Lecteur invétéré, boulimique inguérissable, critique enragé et approfondissant davantage son identité d’écrivain que celle de ses contemporains en vogue dans ses textes, il assimile le Nous de majesté à celui de La Critique, dont il se fait une idée supérieure et majestueuse :

Nous ne répudions aucun de nos héritages, et ne faisons de guerre qu’aux bâtards. Et encore nous ne faisons pas la guerre : nous faisons des dénombrements et des discernements, voilà tout. Nous n’avons pas assez servi, puisque nous naissons pour mériter des armoiries ; mais si notre critique se choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le glaive, et la croix. (p. 218)

9Voilà qui est dit. À ses débuts dans l’antre du Démon (comprendre : le milieu journalistique), Barbey dit franchement et lucidement de lui‑même qu’il est un esprit chaotique qui brûle et tourbillonne dans tous les sens13. Et en effet, au début de sa carrière journalistique, il n’arrive pas vraiment à trouver de case claire dans laquelle se fixer. En ce sens, il n’incarne pas l’homme du xixe siècle (n’a‑t‑il pas affirmé : « Le plus grand honneur qu’on puisse faire aux hommes du xixe siècle, c’est de supposer qu’ils n’en sont pas14 ! ») qui classifie, assigne, normalise, obsédé par l’enquête scientifique et les débuts de la statistique, non. Il dérange, casse les vitres trop transparentes de la « bien-pensance » et de la pensée vulgarisée. De Gustave Planche, un temps en vogue à la Revue des Deux Mondes, il affirme, cinglant :

Gustave Planche aurait pu, si Dieu l’avait permis, être un homme d’esprit, comme M. Janin, par exemple ; mais il ne l’était pas. C’était un bon sens très guindé, dans une tête excessivement aride, un homme né podagre du cerveau, travaillé par une infécondité infiniment douloureuse, moins heureux tout le temps qu’il vécut que le lion de Milton, auquel il ne ressemblait pas, lequel finit par tirer sa croupe du chaos, car il ne put jamais, lui, se dépêtrer des embarras obstinés de sa pensée, du vague des mots et du vide des choses au fond desquels il était mort plongé. (p. 211)

10De Sainte‑Beuve :

On le résume en deux mots : Anecdotes et détails ! (p. 215)

11Proust approuva. De Pontmartin (1811‑1890), pourtant catholique comme Barbey :

 [pas] tout à fait Gustave Planche et […] pas tout à fait M. Janin, composé de deux choses qui sont deux reflets, un peu de rose qui n’est qu’une nuance, et beaucoup de gris qui est à peine une couleur […]. (p. 215‑216)

12En somme, ces critiques n’ont ni couleur, ni regard surplombant, ni énergie, ni profondeur. Farouche polémiste, il reconnaît la nécessité de l’attaque qui stimule l’approfondissement, l’enrichissement et l’affermissement de sa propre pensée ; Barbey aimait à se flatter : « les plus beaux noms portés parmi les hommes sont les noms donnés par les ennemis15 ! » Sans s’interdire de plaire, il connaît des difficultés à être compris et accepté dans le milieu, où « les relations de la vie l’emportent sur les intérêts de la vérité […], [où] les poignées de mains y étouffent la conscience » (p. 216), et qui exige des positionnements clairs et trop démagogues à son goût. P. Glaudes présente le Paradoxe Barbey, ce catholique dogmatique, considéré par nombre de ses contemporains comme rétrograde et quichottesque, en même temps qu’iconoclaste, irrévérencieux et provocateur, ainsi que « maître imagier de la Désobéissance16 » en ce qui concerne les images auxquelles il eut recours dans son œuvre critique autant que de fiction :

Le « parti catholique » regarde avec méfiance ce converti de fraîche date dont l’œuvre littéraire sent le fagot : comment peut‑on penser comme Joseph de Maistre quand on écrit comme Laclos ? Pas plus que Buloz ou Bertin, Louis Veuillot n’est disposé à accueillir à bras ouverts ce néophyte à L’Univers. (p. 10‑11)

13Chaque article de Barbey est précédé d’une présentation claire et concise de P. Glaudes contextualisant le texte, précisant la couleur du journal ou de la revue dans le(a)quel(le) il a été publié, synthétisant ses enjeux et cernant l’esprit du texte sans en dévoiler le propos. Le recueil est divisé en quatre parties illustrant l’évolution de Barbey dans le monde du journalisme, allant de son « Apprentissage de la critique » à ses « Dernières polémiques » au Constitutionnel, journal conservateur qui publia le meilleur de ses scalps critiques — sa plume s’affûtant avec le temps — et auquel il réserva quelques‑unes de ses plus tendres réprobations, comme celle‑ci, à propos de Huysmans :

À rebours ! Oui ! au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre qui coupe comme un rasoir — mais un rasoir empoisonné — sur les platitudes ineptes de la littérature contemporaine. (p. 376)

14En bon disciple de Barbey, Léon Bloy en son temps n’épargna pas non plus le père de Des Esseintes :

Huysmans, pion batave et dyspepsique, de qui les titres de livres sont des locutions adverbiales ! En ménage, En route, À vau-l’eau, Là-bas. Le dynamomètre de son esprit, c’est la locution adverbiale ; le simple adverbe est trop mâle pour lui… En route ! Le vrai titre serait En panne !… Pourquoi n’a‑t‑il pas intitulé le tome suivant En haut ! Tout le monde descend17 !

15Mais contrairement à ceux de Bloy, les reproches de Barbey sont à double tranchant : on chancelle avec embarras dès qu’il s’agit de distinguer les artificieuses caresses des revigorantes proscriptions. Quand il crie au blasphème, c’est pour l’encourager :

Eh bien ! un jour, je défierai l’originalité de Baudelaire de recommencer les Fleurs du mal et de faire un pas de plus dans le sens épuisé du blasphème. Aujourd’hui, je serais bien capable de porter à l’auteur d’À rebours le même défi. (p. 384)

16Sans oublier que la presse de l’époque n’est pas une presse d’information mais plutôt une presse d’opinion, où les publicistes, pénétrants dilettantes (en sachant que les dilettantes du xixe siècle étaient alors ce que sont nos savants aujourd’hui !) avaient encore leur mot à dire avant que les experts de la littérature n’occupent le terrain, Barbey d’Aurevilly cherche à s’inscrire, lui, dans un projet plus large de critique totalisante, alliant l’étude du style à l’observation de l’homme, sans s’interdire de juger selon ses convictions et la foi catholique qui les guide et oriente sa vision du monde. Il réunira en recueil son demi‑siècle de critique et de réflexion sur la critique et son époque, dans le titanesque Les Œuvres et les Hommes, projet commencé de son vivant, déterminé à « exercer un ministère intellectuel » (p. 24), malgré tout, sur ce « sphinx à tête d’âne que Pascal appelait l’Opinion18 » :

Si l’article à écrire est parfois pour lui un pensum dont il cherche à se débarrasser à la hâte, il ne cesse cependant de revenir à une conception plus exigeante et plus haute de ce ministère de la parole. Conscient des limites qu’impose une écriture tournée vers l’actualité, il lui arrive de s’y résoudre, en se lançant par exemple dans les polémiques de la vie politique de son temps ou en rendant compte périodiquement de la vie des théâtres. Il n’en fonde pas moins sa réputation sur une conception très large de la critique, qu’il s’efforce d’intégrer pleinement au champ littéraire, au même titre que la création poétique ou romanesque. [...] Écrire pour des journaux des articles de critique, dont la plupart seront ensuite réunis en volumes dans Les Œuvres et les Hommes, c’est tenter de réaliser, pour la pensée contemporaine, ce que Balzac a fait pour la société de son temps dans La Comédie humaine. La même ambition totalisante anime les deux projets. (p. 25‑26)

Le Sisyphe du journalisme

17L’intransigeance de ses convictions ne se retrouve pas dans l’unité de ses choix éditoriaux : si l’on tente d’esquisser son profil d’après toutes les feuilles auxquelles il a collaboré, on serait loin d’y cerner la cohérence du critique engagé :

 […] à s’en tenir aux orientations idéologiques des journaux auxquels il a collaboré, on tenterait en vain de dégager la cohérence d’un engagement politique : du Nouvelliste au Triboulet en passant par Le Pays, il a écrit pour des feuilles orléanistes, légitimistes et bonapartistes, sans gêne apparente. (présentation de P. Glaudes, p. 30)

18C’est qu’« il faut vivre. Panem et circenses19 ! » L’accent désenchanté de son royalisme déçu dans le Gil Blas du 7 août 1882, dont il fait part à l’occasion de la mort (anticipée !) du comte de Chambord, combine l’apologie nécrologique à l’analyse politique des dynasties déchues en passant par la confession intime et l’aveu d’impuissance :

Certes ! Je ne conseille à aucun pouvoir la haine ou le ressentiment, mais je ne veux ni optimisme béat avec les temps modernes, ni ce mysticisme d’espérance qui est le vice du royalisme contemporain… D’espérance, moi, je n’en ai plus. (p. 374)

19Malgré l’apparente hétérogénéité de ses articles dont l’anthologie Barbey journaliste expose une palette bigarrée, la critique de Barbey a toujours le même accent, qui est rarement désespéré malgré les récurrentes fusées navrées sur son siècle. Témoin accusateur des fourvoiements du journalisme contemporain, qui perd le public en voulant tout embrasser et en n’exprimant plus que le vide d’une pensée atomisée, Barbey mène de véritables campagnes de redressement moral contre la superficialité galopante des journaux. Il ne fut pas le seul : Léon Bloy (1846‑1917) et Octave Mirbeau (1848‑1917), entre autres, le suivirent en ce sens. Jamais dupe du succès limité de ses attaques et du scepticisme mou avec lequel on recevait ses textes, parce que maçon de sa propre bâtisse fondée sur des piliers qu’il veut ancrés et inébranlables, il admet avec simplicité :

On fait ce qu’on peut, et si l’on n’est pas un foudre de guerre, un pamphlétaire‑héros, comme dirait Carlyle, on est au moins net devant sa conscience et devant Dieu20.

20Néanmoins, en un demi‑siècle de collaboration avec la presse de son temps, Barbey ne se fera jamais à « ces prostitutions masquées qu’on appelle des articles21 », ni à son échec d’avoir un jour pu occuper la fonction qui lui correspondait le plus : celle de rédacteur en chef. À son ami Trébutien avec qui il entretint une correspondance suivie jusqu’à la fin des années 1850, il confesse :

Il me faudrait un Journal à moi dont je serais le maître absolu22.

21Et encore :

De l’extérieur, je suis donc content, mais de l’intérieur je me fronce déjà et je flaire les choses qui ne me plaisent point. Je ne suis pas rédacteur en chef ! Si je l’étais, il y aurait encore de bien d’autres allures dans le journal23 !

22Pourquoi se dévoyer en étant rédacteur en chef dans l’atmosphère corrompue du monde réel, d’autant plus s’il est convaincu que « [l]a critique n’existe pas en France, en cette heure du xixe siècle » (p. 207) ? Et bien justement, pour atteindre l’idéal d’un autre journaliste, qui sut comme Barbey utiliser l’esprit dont Dieu l’avait doté pour tempêter contre les mesquineries et les préjugés de son temps, Paul‑Louis Courier (1772‑1825) qui défendit envers et contre tous la conviction assumée de la pensée critique :

une pensée déduite en termes courts et clairs, avec preuves, documents, exemples, quand on l’imprime, c’est un pamphlet et la meilleur action, courageuse souvent, qu’homme puisse faire au monde. Car, si votre pensée est bonne, on en profite ; mauvaise, on la corrige, et l’on profite encore24.

23Idéal qui consiste d’abord à se faire un nom en parlant aux hommes des affaires de leur temps d’une part, et en changeant la face du monde en toute humilité d’autre part, grâce à l’enthousiasme de la « petite feuille » polémique et personnelle, qu’on appelle communément le pamphlet mais qu’on peut raisonnablement évoquer sous les traits de la simple critique littéraire, car quand elle est bonne, en général elle détient toutes les qualités de la « petite feuille » : vue d’ensemble, impertinence et conviction personnelle. Barbey prétend avoir, du haut de son magistère de critique littéraire, n’en déplaise à ses contempteurs, la même qualité impérieuse que Jacques II, dernier roi catholique d’Angleterre, eut de son devoir de roi, malgré les adversaires de l’absolutisme qui réussirent à le mettre à bas : « le sentiment intime de son droit absolu25 ». Et il déplore qu’au xixe siècle, à la tribune politique et littéraire, si peu soient ceux qui aient la conscience de leur droit :

Sa parole, en maintes occasions, n’a pas d’autre fondement qu’elle‑même, l’exercice de son jugement étant la prérogative d’un esprit solitaire, qui se place résolument au‑dessus du vulgum pecus. Dans cette mise à l’épreuve de soi, la critique, comme la noblesse, oblige : donner son avis en vertu d’un pacte implicite de confiance, c’est se situer d’emblée, sur « l’échelle des intelligences et des réussites26 » là où se trouve la supériorité. D’où ce ton impérieux que Barbey adopte volontiers, dans une attitude patricienne reposant sur l’inébranlable conviction que toutes les opinions ne se valent pas et qu’il est, dans le domaine de l’esprit comme dans la société, des maîtres appelés à exercer leur ascendant . (p. 42)

24Barbey ne ménage pas ses correspondants quand il leur expose tout de go son objectif littéraire qui est de faire l’effet d’un « obus dans le salon de Lamartine », autrement dit de provoquer le scandale par l’opposition et la dissidence. Il écrit au vicomte d’Yzarn‑Freyssinet, dédicataire d’Une vieille maîtresse, le 20 juillet 1851 :

Voici mes Prophètes et j’espère qu’ils vont tapager. […] Tel qu’il est ce diable de Brûlot a fait l’effet d’un obus dans le salon de Lamartine. Le Lamennais leur a paru d’une cruauté effroyable, mais je suis un Torquemada qui se soucie bien des indulgences modernes pour les apostasies ! Vous le voyez, ce Lamennais ? Voulez‑vous lui porter un exemplaire de mon livre ? La figure de cet impénitent orgueilleux serait bonne à voir pendant qu’il me lirait27.

25Ces Prophètes, nous en avons un échantillon dans la première partie du recueil (des pages 70 à 80, monographie sur Joseph de Maistre). Barbey envisage bien la critique comme un contre‑pouvoir absolu, une possibilité de polémique combative et terrassante, alors qu’il déplore le libéralisme en politique qui permet l’expression du pluralisme des opinions. Cela fait partie de ses nombreuses contradictions : les « Libre‑Penseurs » qui encouragent la confrontation des opinions incarnent pour Barbey « une démission honteuse de la critique devant ses responsabilités morales » (p. 20). À ses yeux, la rédaction d’un journal doit défendre un point de vue cohérent et non se constituer en « places publiques où passent une foule d’idées disparates » (Ibid.). Faisant partie de ces écrivains engagés, exprimant dans leurs articles leur désir de participer à la vie publique, Barbey comptait agir par l’entremise de l’idéal, incarné par des idées morales élevées, et par la beauté percutante de son verbe, qu’il assimilait au geste du meneur de troupe. Le reproche le plus implacable qu’il pût faire à un écrivain de son temps : l’absence d’enthousiasme, et par conséquent, l’incapacité à ravir par l’imagination. Entrent dans cette catégorie Gustave Flaubert et Émile Zola, qu’il rudoie sans ménagement (p. 190 et p. 354), toujours dans l’optique d’envisager la littérature comme la promesse enchantée d’un monde supérieur, où l’esprit s’élève à mesure qu’il chante les louanges de l’invisible. Or, ces deux auteurs réalistes sont trop assujettis à la pitoyable matérialité du monde, qui le rapetisse, pour pouvoir être pris au sérieux.


***

26Le format de poche de Barbey Journaliste est parfait pour se familiariser avec l’esprit et l’accent de cet écrivain encore trop méconnu, admirablement présenté par Pierre Glaudes, éditeur de l’Œuvre Critique aux Belles Lettres dont on attend avec impatience les derniers volumes.