Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Geneviève Dragon

Troubles à la frontière

Le Mouvement des frontières. Déplacement, brouillage, effacement, sous la direction de Philippe Antoine & Wolfram Nitsch, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2015, 232 p., EAN 9782845167148.

Éloge d’une connaissance contrebandière de la frontière

1La frontière est aujourd’hui omniprésente : objet double, concret, théorique et allégorique, elle est questionnée, contestée, troublée. Elle-même permet en retour un questionnement souvent douloureux, tout à la fois collectif et individuel sur des existences souffrantes et exilées. Porte ou mur, elle est souvent interprétée de façon contradictoire et polémique car elle exprime dans le même mouvement l’inclusion et l’exclusion. La frontière géographique est bien au départ l'inscription fixe dans le territoire d'une histoire, d'un processus de transformation d’un lieu qui aboutit à établir de façon stable, un ici et un ailleurs, un dedans et un dehors, le semblable et l’autre.

2À rebours de cette définition classique de la frontière (que des géographes nuancent ou complexifient aujourd'hui), l'ouvrage Le Mouvement des frontières. Déplacement, brouillage, effacement, recueil d’études réunies par Philippe Antoine (professeur de littérature française du xixe siècle à l’université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II) et par Wolfram Nitsch (professeur de littérature française et hispanique à l’université de Cologne) propose, comme l'indique son titre, de penser la frontière par le biais du mouvement, du déplacement voire du brouillage, contre l'idée de la frontière considérée comme une ligne fixe et immuable dans le temps et l'espace. Il semble que cet ensemble d'études provenant d'horizons divers ait été constitué sous l'égide d'un opuscule de Régis Debray, Éloge de la frontière1, paru en 2010, qui se donne comme enjeu de revaloriser la frontière par un jeu de redéfinitions et de rappels étymologiques et historiques. En effet, la frontière n'est pas le mur, elle est par essence passage, car elle est la condition même de la traversée des corps et des êtres. C'est donc un principe régulateur fécond de mouvement et d'échanges permanents. Elle est ainsi, selon R. Debray, cité dans l’introduction de Ph. Antoine :

Gardienne du caractère propre, remède au nombrilisme, école de modestie, aphrodisiaque léger, pousse-au-rêve, une frontière reconnue est le meilleur vaccin possible à l'épidémie des murs. Opposant l'identité-relation à l'identité-racine, refusant de choisir entre l'évaporé et l'enkysté, loin du commun qui dissout et du chauvin qui ossifie, l'antimur dont je parle est mieux qu'une provocation au voyage : il en appelle à un partage du monde2.

3Ce « partage du monde » n'est pas tant à penser comme une division et un départage qu'une mise en commun par l'existence même de la frontière. R. Debray fait par exemple l’analogie entre la frontière et le pore de la peau (rappelons que le pore de la peau est aussi l'ouverture, la porte, c’est-à-dire protection qui laisse respirer et qui permet l’échange) :

Interface polémique entre l'organisme et le monde extérieur, la peau est aussi loin du rideau étanche qu'une frontière digne de ce nom l'est d'un mur. Le mur interdit le passage : la frontière le régule. Dire qu'une frontière est une passoire, c'est lui rendre son dû : elle est là pour filtrer3.

4Ainsi, les différents termes composant le sous-titre du Mouvement des frontières (déplacement, brouillage, effacement) insistent sur la dimension créatrice et féconde de la frontière, qui permet tout autant la fixation d’une identité propre que la possibilité de la transgression elle-même, idée que l’on trouve notamment chez Bertrand Westphal dans La Géocritique, réel, fiction, espace4 :

La transgression est disparate : c’est même son apanage. Mais elle répond à une série minimale de critères définitoires. Ainsi ne peut-il y avoir transgression que dans la mesure où on contrevient à un code, à un rite. La transgression n’est donc constatée qu’en présence de deux instances : le contrevenant et celui qui atteste la contravention. […] la transgression est par nature dans l’interaction5.

5La frontière est donc paradoxalement transgression en puissance. À l’inverse, la transgression garantit bien la puissance codificatrice et ritualisée de la frontière. C’est en ce sens que nous pensons cet ouvrage collectif comme une forme d'éloge d'une connaissance poétique et contrebandière de la frontière. À l'image du mélange des couleurs capable de faire apparaître de nouvelles teintes, il s’agirait d’interroger et de construire de nouveaux champs d'étude et de connaissances. Partant du constat évident que « notre monde est structuré par des frontières » (p. 11), il faut inviter le lecteur à une

réflexion sur la labilité des frontières, en confrontant, dans la littérature, les arts et les sciences humaines, les modalités selon lesquelles se redessinent continûment les lignes de démarcation qui organisent les « espèces d'espaces » que parcourt, habite et crée le sujet – en fonction des préconstruits culturels, expériences et imaginaires singuliers qui façonnent son appréhension du monde. (p. 10)

Aux confins des disciplines

6L'ouvrage revendique aussi et surtout de penser la frontière comme riche de potentialités romanesques, et d'en être d'une certaine façon le principe créateur. En effet, le romanesque qui a partie liée avec la péripétie et l'Aventure est bien ce qui permet l'existence d'un « instant décisif » (p. 9), d’un point de non-retour qui signale au lecteur que le héros a bien fait le saut dans l'inconnu, dans le saltus comme le dirait Jean-Pierre Vernant, espace-temps où l’on sort de soi au sens propre comme au sens figuré. Là se situe sans doute la différence essentielle entre la frontière géographique et la frontière comme objet ou principe artistique : nombre de représentations artistiques de la frontière s'opposent à une vision cartographique de la frontière qui « fige temporairement le déplacement des limites, au risque d'être tôt ou tard dépassée par la force des évènements » (p. 12) alors que « l'art et la littérature manifestent une tendance à l'affirmer » (ibid.). Il s'agit alors de tenter de rendre compte par l'art d'une chose difficile, le mouvement, en mettant en relief la frontière comme principe dynamique.

7Le livre revendique alors l'idée d'étudier la frontière comme un « artefact » (p. 10) quel qu'il soit (texte, image, carte) dans lequel le travail de figuration n'aboutit pas à la fixité et permet, au contraire, de rendre compte du mouvement, du déplacement et du brouillage au cœur même de la définition de la frontière, telle que l'ouvrage entend l'expliquer et la comprendre. La démarche en est donc un « dialogue entre spécialistes de périodes historiques et champs disciplinaires différents (littérature, histoire, géographie, arts) » (p. 11) : la frontière se trouve ainsi affirmée puissamment et paradoxalement par l'intermédiaire d'un échange des pratiques et d'une circulation des pensées et des méthodes.

8Les articles du recueil traduisent ainsi cette exigence d’une diversité théorique : l'ouvrage compte six parties thématiques et problématisées : « Cartographier les frontières », « Frontières et récits de voyage », « Récits de la frontière », « Images de la frontière », « Poétique des zones neutres » et enfin « De la Poésie des frontières ». Cette table des matières nous montre bien un mouvement double : en effet, on part de la carte pour aller vers le neutre, le no man's land, terrains vagues qui se donnent précisément comme en dehors d'un espace cartographié et mis en frontières. L’article d'Alain Montandon qui clôt l’ouvrage se nomme d'ailleurs « Brouillage des frontières ». On voit bien ici la dynamique de l’organisation du recueil : tenter de comprendre la dualité de la frontière, entre représentations concrètes de la frontière et la frontière elle-même comme principe fécond de création et de figuration artistique.

Représentations frontalières

9Un premier ensemble apparaît donc, les articles qui s’intéressent à la façon dont la frontière réelle et géographique est représentée, et ce que l’on peut en dire. Par exemple, dans « L'Auvergne en cartes : contours, frontières, représentations », Stéphane Gomis choisit l'échelle de la région pour réfléchir aux liens indissociables entre carte et territoire. Par le « prisme du questionnement de l'historien » (p. 19), il s'agit précisément d'interroger ce rapport ainsi que la nature même de la frontière. Il montre ainsi par le biais des cartes chronologiques que la cartographie, loin d'être une façon objective d'envisager le monde, devient au contraire « véritablement un outil de gouvernement au service de l'affermissement du pouvoir royal » (p. 22).Perdurent en même temps d’anciens usages du territoire qui doublent la cartographie administrative. Ainsi, la petite échelle de la région se trouve être en fin de compte un entrelacs complexe d’échelles diverses, à la fois locales et nationales. St. Gomis conclut en effet par l'idée que « le déplacement des frontières ne conduit pas à un effacement de l'histoire des territoires » (p. 38).

10On atteint donc les limites d’une conception de la frontière, comme ligne et limite. Il s’agirait donc de construire l’« Esquisse d'une autre géographie des frontières ». Dans cet article, Pascal Desmichel oppose la conception disciplinaire de la frontière qui est « donc une ligne ; une ligne de démarcation militaire, une ligne de séparation entre bassins de vie et d'emplois » et la suggestion d'une « autre frontière » (p. 39), qui entend contredire une conception classique de la frontière s'ordonnant selon lui autour de trois principes ici discontinus : l'opposition entre l'ici et l'ailleurs, entre le maintenant et le plus tard, entre moi et l'autre. À cette conception binaire et éculée de l'imaginaire frontalier; P. Desmichel propose une « théorie des passages » (p. 40) qui impliquerait que le passage à/de la frontière serait avant tout une « expérience intérieure individuelle » (p. 42) et par là un « acte anthropologique impliquant le corps et l'esprit » (p. 43). Ce déplacement qui serait ainsi davantage une modification de la perspective sur l'espace serait le fait d'un fonctionnement hétérotopique de l'espace. P. Desmichel cite en effet Michel Foucault qui définit les hétérotopies sont comme des « lieux réels hors de tous les lieux6 » et fonctionnant selon une temporalité autre. Chercher les frontières prend alors sens dans une « quête existentielle » (p. 51).

11Cette quête peut être narrativisée au sein du récit de voyage, qui est aussi récit frontalier. Dans la deuxième partie articulée autour du récit viatique, nous sommes une fois de plus emmenés dans un ailleurs temporel puisque Marie-Christine Gomez-Géraud étudie comment Montaigne, dans son Journal de voyage réfléchit et pense la frontière au sein d'un territoire européen qui est loin d'être fixé et dont les frontières sont mouvantes et changeantes. En effet, « la frontière apparaît d'abord dans sa fragilité et dans son instabilité, modifiée et modelée qu'elle est au gré des tribulations politiques » (p. 55). La pratique du voyage chez Montaigne amène à considérer que la frontière n'est pas conçue de la même manière au xvie siècle que de nos jours puisque, a contrario du voyage en avion qui par la rapidité fait vivre au voyageur l'expérience brutale du discontinu (on pense ici à Marc Augé et à ses fameux « non-lieux » de la surmodernité dans lesquels l'individu, démultiplié et solitaire, traverse des espaces qui ne renvoient qu'à l'anonymat, où l'échangeur sans point de rencontre s'est substitué au carrefour, rendant impossible l'aventure et la rencontre avec l'autre), le voyage à pied ou à cheval se déplie dans la continuité et la lenteur de la progression à échelle d'homme. Cette expérience de la solidarité spatialese traduit par la conception de la frontière comme instable, multiple et souple. Le récit de voyage est bien, pour reprendre les mots de Michel de Certeau « une pratique de l'espace »7 qui rejoue au sein de l'espace de la diégèse le « miracle du chemin », selon la belle formule de Georg Simmel8 :

Ces aventures narrées, qui tout à la fois produisent des géographies d'actions et dérivent dans les lieux communs d'un ordre, ne constituent pas seulement un « supplément » aux énonciations piétonnières et aux rhétoriques cheminatoires. Elles ne se contentent pas de les déplacer et transposer dans le champ du langage. En fait, elles organisent les marches. Elles font le voyage, avant ou pendant que les pieds l'exécutent9.

12Ainsi, le récit de voyage de Montaigne invite à une réflexion très stimulante sur le mot même de frontière qui ne recouvre peut-être pas la même signification aujourd'hui et à la Renaissance. « Est-elle pensée dans sa rigidité ou dans sa malléabilité ? » (p. 57) s'interroge M.‑Chr. Gomez-Géraud. Pourtant, ce « détour par la lexicologie » (p. 60) indique bien que dès l'époque de Montaigne, la frontière contient dans son sème l'idée de limite. Ainsi, la frontière est littéralement ce qui fait front face aux ennemis. Le voyageur, pour sa part, préfère deux termes : la « borne » et celui de « confins », termes neutres et sans connotations particulières. Dans une perspective toute montaignienne, le passage à la frontière permet une fois de plus d'éprouver la relativité de toutes choses, et celle de la vérité en particulier. Et l'auteur de l'article de rappeler la phrase célèbre de l'Apologie de Raymond Sebond : « Quelle vérité est que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà ? » (Essais, II, 12). Ainsi, loin du dogme touristique actuel, le voyage n'est pas confirmation ou renforcement des certitudes mais bien le lieu paradoxal où se défont « les processus de catégorisation qui peuvent permettre de penser sur le mode de la certitude » (p. 67). Il s'agit bien alors de s'étourdir pour parvenir à une connaissance autre de l'Altérité elle-même. C'est bien un voyage vers les confins qui a pour horizon le « décloisonnement entre des mondes qui jusque-là s'ignoraient » (p. 69).

13Ainsi, le cas des Voyages romantiques de Chateaubriand permet à Ph. Antoine de montrer que le récit de voyage vise à « fragiliser la ligne de démarcation qui sépare discours fictionnel et factuel » ou en d'autres termes, à « confondre les rôles respectifs du voyageur et du poète » (p. 72). Le récit viatique amène à penser la frontière en terme de coexistence et non d'opposition et interroge, lorsqu'on est face à autrui, la fonction analogique, qui permet de penser l'autre dans le même. En effet, la frontière, qui est à la fois « point de passage et barrière » (p. 73), « nous dit que ceci est comme cela (et donc différent de cela) » (p. 78). L'analogie serait donc cette figure paradoxale qui tout en tenant de gommer les différences permettrait au contraire de « garder intactes des spécificités » (p. 79). Le maintien de la frontière est alors nécessaire pour que l'altérité ne soit pas purement et simplifiée ou annexée à l'ici, au même et à l'identique. Au contraire, l'analogie serait donc véritablement une figure frontalière, permettant de maintenir de manière subtile les tensions, c'est-à-dire unir et séparer dans le même mouvement.

Contestations frontalières

14La fiction narrative peut être aussi le lieu où s’élabore une pensée critique et contestataire des frontières politiques et réelles. La partie « Récits de frontière » s’intéresse plus particulièrement à la fiction et non plus au voyage lui-même, et aux représentations et significations diverses que peut recouvrir la frontière au sein de l'espace narratif. Dans le premier article, « Habiter la frontière », Éric Lysoe se penche sur les « représentations de l'espace national dans la littérature française de Belgique ». L'auteur note une tendance majeure de cette littérature qui est de considérer l'espace national lui-même comme un espace frontalier, un no man's land, perception doublement imaginaire de la nation et de la notion de frontière elle-même, et qui fait écho à une identité complexe, double et tout en trouble. Ainsi, la littérature apparaît bien comme le lieu d'un questionnement politique qui peut être contestataire d'une idéologie dominante, à l'image de N. Scott Momaday, écrivain amérindien dont Anne Garrait-Bourrier montre qu’il « reconstruit l'Ouest américain, afin d'en faire un nouvel espace de liminalité d'expression ethnique » (« L’Ouest comme espace littéraire luminal dans la littérature amérindienne. L’expérience de la frontière chez N. Scott Momaday », p. 109). En manipulant de façon intentionnelle le discours historique sur la Conquête de l'Ouest, l’auteur montre bien en retour que la représentation nord-américaine de cette histoire n'est que manipulation et torsion de la réalité. Ainsi, sa littérature traduit bien toute l'ambiguïté non résolue de son lien avec la légende américaine, à la croisée de la fascination et de la répulsion. Le lieu sacré, pourtant, est maintenant profané, entièrement désacralisé. Le récit romanesque apparaît alors bien comme le seul lieu possible de la reconquête morale et littéraire d'une histoire de l'Ouest du point de vue des conquis, des amérindiens. Ainsi, pour reconquérir des lieux profanés, il faut faire du roman le lieu qui rejoue l'expérience liminale du rite afin que l'espace réel à son tour redevienne sacré , c'est-à-dire « celui où croyances et traditions rejoignaient la foi mythique en un tout enfin harmonieux » (p. 109). Ainsi l'espace romanesque est le lieu d'un double enjeu frontalier : abolir la frontière historique qui a détruit la dimension sacrée du lieu tout en traçant les frontières neuves qui relient l'amérindien à une mémoire rituelle et ancestrale.

15Les « images de la frontière » dans la quatrième partie se proposent d'opérer un déplacement artistique tout en continuant d’interroger les espaces frontaliers et leur inscription plus ou moins heurtée dans les existences. Danièle Méaux (« Entre local et global. La Mission photographique Transmanche ») se penche par exemple sur la Mission photographique Transmanche dans laquelle prime une tradition figurative de l'espace, qui devient véritablement le « lieu anthropologique » défini par Marc Augé comme « principe de sens pour ceux qui l'habitent »10. De la même façon, D. Méaux le définit comme

l'étendue concrète « œuvrée » par les hommes qui y inscrivent, sous diverses formes, leur empreinte ; il est milieu où des habitants peuvent projeter leur identité ; il est territoire doué d'une histoire et plus ou moins cernée par des frontières. (p. 129)

16Ainsi la mission entend penser l'espace comme un réseau de relations qui entrelacent un global qui n'éradique pas le local, et un présent dans lequel persiste le passé. Elle a d'ailleurs pour objet privilégié la « thématisation du voyage » (p. 134) et « la figuration des vecteurs de déplacement » (ibid.) qui ont pour conséquence de brouiller ou d'estomper les frontières nationales. D. Méaux reprend la distinction très célèbre de Gilles Deleuze et de Félix Guattari (dans Mille Plateaux11) entre l'espace lisse du nomade et l'espace strié des « territoires et de clôtures » (p. 135). Elle signale par ailleurs que l'idée même de déterritorialisation est tout aussi pertinente que galvaudée. La frontière brutale et douloureuse entre Israël et la Palestine devient pour Itzhak Goldberg (« Frontières troublantes : Israël/Palestine ») le lieu pour interroger la validité d'une telle déterritorialisation. En effet, le mur devient le lieu double d'expression et de contestation de la frontière, par le biais du Land Art qui, « appliqué par les artistes israéliens, revêt de forts accents politiques. Saturé de matériaux locaux, il met en scène une géographie israélienne spécifique, dotée d'une histoire controversée » (p. 146). À l'image du Border Art de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, le mur de la frontière israélienne devient un support artistique en lui-même : ainsi la frontière physique et concrète se dote de connotations symboliques, plus abstraites mais qui font écho à une histoire bien réelle et douloureuse. Ainsi, c'est l'espace de la frontière elle-même qui semble se dédoubler, à la fois objet figuré et figuration de l'objet.

Contre l’épuisement du réel : vers d’autres contrées

17La frontière se situe bien alors à la croisée de différents enjeux et de différentes représentations. La littérature elle-même peut tout aussi bien représenter des frontières réelles figurées par la fiction que des frontières totalement fictives qui interrogent en retour notre rapport à la réalité et au monde connu et inconnu qui nous entoure. Ainsi, la littérature de science-fiction étudiée par Hans Esselborn (« La conquête de l'espace inconnu dans la science-fiction depuis Godwin, Bergerac, Kindermann, Verne, Lasswitz, Wells jusqu'à nos jours ») veut montrer que la littérature de science-fiction interroge de façon constante et inlassable le déplacement des frontières spatiales, qui devient le lieu de représentation d'un « espace désenchanté que l'on assimile peu ou prou aux territoires connus » (p. 111). Cela évoque la distinction de B. Westphal entre l'espace familier et l'espace fabuleux, ce dernier disparaissant au fur et à mesure que le premier s'étend :

Le rapport entre le familier et le fabuleux a évolué au fil de l’histoire des connaissances. Aujourd’hui, le familier prime largement sur le merveilleux. Aux origines, le rapport était inversé. Tout n’était que fabuleux, énorme Béance, tache blanche sur des cartes blanches12.

18Ainsi, le trou noir est une carte blanche et la fable apparaît comme le récit qui permet de connaître de façon fictive et fantasmée l'inconnu.

Le désir de pénétrer dans ces mondes qu'aucun homme n'a jamais vus auparavant et, avec cela, le désir de rendre visibles des choses jusque‑là invisibles, de faire connaître des choses jusque‑là inconnues et de rapprocher des choses éloignées semble un penchant de l'époque moderne qui n'a cessé de se manifester jusqu'à aujourd'hui13.

19Au fur et à mesure des découvertes et de la progression de l'homme au sein de son environnement, la frontière qui départage le connu de l'inconnu s’éloigne, horizon toujours renouvelé et repoussé. H. Esselborn cite Arthur C. Clarke qui décrit le désenchantement presque immédiat lorsque la Lune fut foulée pour la première fois par l'homme :

Une expansion subite de l'imagination humaine s'est produite dans la semaine du premier atterrissage sur la lune. Jusque-là, la lune incarnait une frontière dans les pensées de la plupart des hommes. [...] En quelques heures irritantes, un monde mythique s'est transformé en terrain familier. Et, car l'esprit humain a toujours besoin des buts nouveaux, la frontière de l'imagination s'est déplacée vers les planètes du jour au lendemain14.

20Le récit romanesque et la science-fiction en particulier, se donnent alors comme une recherche incessante de la frontière toujours imaginée, toujours repoussée.

21Car la frontière doit permettre aussi de penser les espaces autres et neutres, a priori vides du no man's land et du terrain vague, enjeu de la cinquième partie de l'ouvrage, et qui, à nos yeux, est la partie la plus novatrice et féconde de cet ouvrage qui revisite par ailleurs – de façon fort intéressante – des concepts déjà vus et connus. Il s'agit de tenter de définir ce que pourrait être une « poétique des zones neutres », en deux sens et deux interrogations fondamentales : comment représenter le neutre, le vide, l'indifférencié ? À son tour, comment penser à partir du neutre ? La frontière ici quitte une définition linéaire, pour devenir zonale, c'est-à-dire un territoire à part entière. Le no man's land, en effet, est bien cet entre-deux, entre les deux lignes frontalières, et n'appartenant à aucun des deux pays. À partir d'un sème négatif et en apparence stérile (il s'agit bien d'une terre de personne, au sens premier du terme), W. Nitsch (dans « No man’s land. Poétique d’une zone neutre »), propose de repenser l'ambivalence de cette zone, comme féconde et riche de potentialités sémantiques à venir. Le terme lui-même est étudié dans son ambiguïté : le génitif étant tout autant possessif que de qualité. Pour comprendre et saisir la spécificité de ce terrain neutre, l'auteur de l'article compare le no man's land à deux concepts : celui très célèbre de « non-lieu » théorisé par M. Augé et défini ici comme un « type d'espace anonyme et standardisé qui se réduit à sa pure fonctionnalité technique et économique » (p. 152), et celui de « terrain vague », zone blanche et indéterminée, en périphérie alors que le no man’s land lui se caractérise par une centralité toute paradoxale, puisque au centre de deux marges, aux confins véritables.

22W. Nitsch appelle ainsi de ses vœux une « théorie du no man's land » (ibid.)15 à l'instar de la « théorie des non-lieux » car le no man's land peut apparaître comme la scène presque théâtrale d'une quasi dramatisation de l'individu et de la société. Tout autant point de contact que point de séparation, « le vide aménagé à la périphérie de deux territoires est à la fois une clôture qui exclut l'univers de l'espace limitrophe et une membrane qui favorise l'échange avec lui » (p. 153). W. Nitsch convoque ainsi l'étude des rites de passage, d'abord par Arnold Van Gennep qui les a classés dans un ouvrage fondamental, Rites de passage16puis par Victor Turner17 qui a insisté quant à lui sur la persistance du rite initiatique dans certaines formes artistiques qui n'appartiennent plus à un rituel, en particulier le spectacle théâtral qui « met en relief la situation de marge qui dans le rite reste une situation passagère, on s'explique pourquoi cette zone propice aux expériences liminaires constitue un lieu littéraire par excellence » (p. 154). Pour éclairer son étude, l'auteur prend l'exemple de Patrick Modiano qui a fait du no man's land un lieu double qui s'articule autour de la mémoire et de l'oubli : « zone de vide et d'oubli » qui peut être tout aussi bien un « champ magnétique […] où l'on peut capter les ondes du passé » (p. 157). La neutralité apparente devient une vacance créatrice et féconde qui doit permettre de penser de nouvelles reconfigurations territoriales et poétiques. Une même ambition apparaît dans l'article de Jacqueline Broich et Daniel Ritter, « Terrain vague. Essai sur la topologie et la poétique de la friche urbaine ». Le terrain vague est lui aussi un lieu vide, indéterminé, sans borne, ni frontières précises. Il est d'essence urbaine principalement, et dessine des espaces de marginalité involontaire au cœur du quadrillage serré de la ville. Les deux auteurs convoquent eux aussi les non-lieux de M. Augé et les hétérotopies de M. Foucault tout en remontant à la fascination romantique pour les ruines, en d'autres termes, « le passé, le sublime et la vague » (p. 165), car de la même façon que l'espace romantique, le terrain est un espace phénoménologique qui appelle à ressentir un certain nombre de sensations. En ce sens, et une nouvelle fois, le neutre n'est plus à penser comme stérile mais au contraire riche de potentialités, et d'actualisations virtuelles. Ainsi et pour reprendre les termes de Robert Smithson, un des artistes les plus célèbres du Land Art :

That zero panorama seemed to contain ruins in reverse, that is — all the new construction that would be built. This is the opposite of the “unromantic ruin” because buildings don’t fall into ruin after they are built but rather rise into ruin before they are built18.

23La ruine romantique contient l’ambivalence de la destruction et de la possibilité du renouveau. On voit bien une fois de plus à quelle point la frontière, loin de signifier une séparation franche et nette est à même d’exprimer l’ambiguïté, l’ambivalence ou encore le trouble, comme le démontre par exemple l’article d’Alain Montandon sur le zwielicht, qui désigne en allemand l’heure entre chien et loup, qui n’est plus tout à fait le jour et pas encore la nuit, espace-temps indéfinissable et champ de toutes les potentialités romanesques et poétiques.

24Le terrain vague semble aussi, du point théorique et universitaire, un champ encore inexploré et lui aussi tout aussi fécond à penser. Ce n'est d'ailleurs que dans les années 1990 que l'architecture a tenté de penser le terrain vague à la lumière des travaux novateurs et passionnants d'Ignasi Sola-Morales :

[…] these are spaces that are foreign to the urban system, mentally exterior in the physical interior of the city, appearing as its negative image as much in the sense of criticism as in that of possible alternative19.

25Le mot « vague », si l’on reprend les remarques de l’architecte, est ici emprunté directement du français qui permet plusieurs significations qui vont se compléter et s’entrelacer : « vague », est bien à la fois un adjectif signifiant vide ou indéterminé ainsi qu’un nom évoquant le mouvement de la mer, un lieu mouvant de vacance, inoccupé et donc libre. On peut encore évoquer Gil Doron qui voit dans la « dead zone » du terrain vague un lieu au contraire plein d'une vie potentielle :

[…] badlands, blank spaces, border vacuums, brown fields, conceptual nevada, Dead Zones, derelict areas, ellipsis spaces, empty spaces, free space liminal spaces, nameless spaces, No Man’s Lands, polit espaces, post architectural zones, spaces of indeterminacy20.

26Cette vie que suggère le terrain vague est profondément subversiF car ces espaces « rompent et dérangent l'organisation logique de l'espace urbain » (p. 174).


***

27Ainsi, l’ouvrage propose une réflexion intéressante sur un objet passionnant et protéiforme. Le recueil montre bien que la frontière du point de vue artistique est autant un objet figuré (comment peut-on représenter artistiquement une frontière réelle et concrète ?) qu’une façon de figurer et de construire un questionnement sur la représentation elle-même, dans ses limites et ses potentialités. La frontière, espace véritablement de l’entre-deux, devient le lieu privilégié des questionnements des rapports entre géographie et littérature. Les deux disciplines sont en effet à penser ensemble car elles écrivent les liens que l’homme peut tisser avec son environnement. En effet, il s’agit toujours en fin de compte de s’intéresser à l’ « espace vécu » cher à Henri Lefebvre. D’autre part la frontière et ses représentations artistiques peuvent permettre aussi de se pencher sur la façon dont la représentation elle-même peut symboliser l’espace réel.