Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Christophe Premat

Archiver le travail, l’œuvre de Georges Duby

Georges Duby, Mes ego-histoires, édition de Patrick Boucheron & Jacques Dalarun, préface de Pierre Nora, postface de Patrick Boucheron, Paris : Gallimard, 2015, 60 p., EAN 9782070148868 & Georges Duby, portrait de l´historien en ses archives, sous la direciton de Patrick Boucheron & Jacques Dalarun, Paris : Gallimard, coll. « Hors série connaissance », 2015, 472 p., EAN 9782072596179.

1Il est toujours compliqué pour un historien de se frotter à l’exercice autobiographique, d´une part parce qu’il travaille sur les cadres historiographiques et d´autre part parce que son récit est empreint d’une remise en question des sources. En l’occurrence, l´exercice autobiographique n’est pas innocent. Autant pour l’écrivain le « pacte autobiographique1 » implique un jeu d’écritures entre la transparence et l´obstacle2, autant pour l’historien l´accrochage d’un récit individuel à un cadre historique risque une interprétation de ce cadre lui‑même. Comment émerge le sujet historien‑individu ? C´est ce que Georges Duby nomme la perspective de « l’ego‑histoire », c’est‑à‑dire la réception individuelle de l´histoire au sein d’une conscience individuelle. Ainsi, les premières lignes de ce texte, aussi banales soient‑elles, contiennent déjà des éléments sur l’esprit d´une époque : « Dans l’été 1914, quelques jours avant la mobilisation générale, les parents de Georges Duby avaient fêté leurs noces. Leur unique enfant vint au monde le 7 octobre 1919, à Paris, dans le 10e arrondissement3 ». Très vite, la géographie croise les lignées historiques pour remonter aux générations antérieures. Les circonstances historiques ne déterminent pas la naissance de G. Duby, mais resituent le hasard de cette naissance dans le contexte d´une époque. Ce livre reprend des manuscrits dactylographiés corrigés par l’auteur et conservés dans le fonds d´archives G. Duby de l´Institut Mémoires de l´Edition Contemporaine. Plus que de simples révélations venant éclairer cette œuvre de réputation internationale, cet ouvrage s´inscrit dans une perspective de travail sur l’archive. Le texte est d´ailleurs constitué d’une réécriture (Ego-histoire II) où le récit n´est plus à la troisième personne, mais à la première personne du singulier. La mémoire envahit l’histoire, il est impossible d´assumer totalement l´objectivité du récit historique. L’archivage de la construction d´une œuvre donne ainsi du sens à la relation de l´auteur à son époque. Le travail entrepris par l´IMEC4 est à saluer en ce qu´il permet d´approfondir cet exercice de perception de la contextualisation des œuvres5. La rature, la difficulté à mettre en récit deviennent des éléments signifiants dans la perception d’une œuvre d’un auteur tel que G. Duby.

L’histoire, un procès à égos

2Ce manuscrit de G. Duby constitué de deux manuscrits annotés portant sur le même sujet, n’a pas été publié de son vivant, mais a été présenté par Patrick Boucheron à partir des fonds disponibles au sein de l´IMEC. Comme le dit à juste titre Pierre Nora dans sa préface, « avec le temps, l´importance de la figure de Georges Duby s’est de plus en plus nettement affirmée. Elle ne tient sans doute pas à son seul apport scientifique à l´histoire de la féodalité, souvent discuté. Elle tient davantage à la place charnière que lui donne, dans l´histoire de la discipline, trois faits qui lui sont personnels : son rapport aux médias, sa pratique inaugurale de l’historiographie, son souci de l´expression littéraire et artistique6 ». G. Duby est un historiographe, c´est‑à‑dire quelqu’un qui a mis en scène un récit de l´histoire des mentalités en définissant les catégories opérantes pour appréhender l´histoire du Moyen‑Âge. Au‑delà de la présentation des trois ordres7, il a également à plusieurs reprises mis en évidence les paradoxes du récit historiographique avec par exemple le cas de l´histoire des femmes qui a essentiellement été racontée par des hommes8. L’histoire des femmes nous apprend qu´elles n´ont pas de parole et ce que nous savons d´elles au Moyen‑Âge est en réalité l´histoire de la perception des femmes dans la conscience des hommes9.

3Pour G. Duby, l´ego‑histoire permet également de montrer la relation de l´historien qu´il est devenu à la matière historiquement travaillée. Il s´agissait pour lui de vulgariser et de rendre accessible l´histoire devenue un genre littéraire comme c’était le cas au 19e siècle10. Dans cette ego‑histoire, G. Duby se réfère à ses lectures d´enfance, ses influences et les topoï intellectuels de sa génération : « il apprenait de ses camarades plus âgés qu’il fallait absolument lire le Voyage au Congo ou Le Chant du monde, absolument voir Mädchen in Uniform, L´Atalante, absolument écouter Armstrong ; mais aussi la distance critique qu´il convenait de prendre à l´égard de tel événement, la franche adhésion que méritait tel autre11 ». Dans toute cette ego‑histoire, l´usage de l´imparfait comme processus inachevé est frappant. Le narrateur se réfère davantage à une retranscription des perceptions d´événements et de références importants. Dans la deuxième version de cette ego‑histoire (Ego‑histoire II), le présent permet à l´auteur d´intervenir a posteriori dans la narration : « cela dit, je place au début de cette trajectoire intellectuelle le lycée d’une petite préfecture12 ».

4Le clivage Paris / province est aussi présent dans cette introspection intellectuelle. « Il détenait un privilège : gardant à Paris des attaches, il s´y rendait de temps en temps. De ce supplément d´ouverture, il se targuait, car il le distinguait des autres, et même de ses maîtres : il pouvait à son tour enseigner, raconter l´Athénée de Louis Jouvet, l´Exposition de 37, Guernica fraîchement peinte, les achats sur les quais, l’Histoire de l’art d’Élie Faure, Maurice Raynal13 ». On sent dans ce texte cette propension à mettre en récit, à inventer une narrativité permanente par l’usage des infinitifs « enseigner », « raconter ». G. Duby a une passion pour l´historiographie, c’est‑à‑dire la transmission pédagogique du récit historique. Il est devenu médiéviste en faisant découvrir la structuration d´un monde et l´état des mentalités à partir des textes et des traces du passé. Pour cela, il fallait descendre au niveau concret, celui des femmes et des hommes qui agissent au sein de l’histoire. L’ego‑histoire raconte ce désir d´investigation historique qui nécessite la maîtrise de l´écriture ancienne et la pratique de l’archive.

5Les événements sont évidemment une trame importante dans le parcours du narrateur, la Seconde Guerre Mondiale est racontée d’un point de vue concret. Les subterfuges, les faux‑papiers, la perte d´amis ont rythmé ces années :

À la faveur d´un Ausweis frauduleusement acquis, il avait vu de ses yeux Paris, sa ville, vidée, aplatie. Il put aussi mesurer combien les pauvres sont vulnérables : n´avait‑il pas pu à deux ou trois reprises, parce qu´il avait de faux papiers, la capacité de discerner exactement les failles, parce que lui savait les mots qu´il convient de dire et ceux dont il faut se méfier, se faufiler hors de la masse où restaient empêtrés, en tas, les faibles, les apprentis, les paysans, mal informés, mal épaulés, maladroits, mal servis ?14

6Ce témoignage montre l´aptitude nécessaire à la survie qui exige la faculté de comprendre les codes et leur perversion dans un état anormal. La Libération ne fut pas non plus une période facile car elle  a accentué la perte de repères et la transformation dus système des valeurs. « Tout semblait désaxé. Ce désordre, cette remise en question d´un ordre séculaire démoralisait15 ». Dans Ego‑histoire II, G. Duby évoque l’expérience des chantiers de jeunesse de Vichy et ce qu’il en a retenu : « la farce des premiers chantiers de jeunesse fut pour moi l´occasion de passer un rude hiver dans la très étroite compagnie d´ouvriers et de paysans. Assez longtemps pour reconnaître que les distinctions de classes existent et qu´elles tiennent pour l´essentiel aux façons de penser, de croire, de se tenir16 ». Ce deuxième récit plus mémoriel, plus subjectif, nous donne des indications précieuses sur la manière dont l´auteur expérimente des différences de mentalité liées à des catégories persistantes comme la classe sociale.

Une génération historienne

7« Serais‑je plus lucide, si j’avais décidé d’écrire la vie de Pierre Chaunu, de Jacques Le Goff ? L´homme dont je parle en tout cas ne repousse pas l’idée, triturant lui‑même sa mémoire, d´évoquer un jour les premiers temps de son existence dans le Paris rouge et noir sur lequel il ouvrit les yeux17 ». Dans cet extrait, il est intéressant de noter l´usage des pronoms personnels dans la mise en œuvre de la narration historique. Nous passons du « je » renvoyant à l´auteur à « L’homme » pour évoquer le sujet de cette narration comme si l’objectivation historique était impossible au sein de cette ego‑histoire. Triturer sa mémoire signifie fouiller et faire ressortir des détails pouvant avoir une quelconque signification pour le récit historique. L´évocation de deux autres grandes figures historiques telles que Pierre Chaunu et Jacques Le Goff donne du sens à cette idée de génération au sens où l´entend l´historien Jean‑François Sirinelli18. L’enseignement de Jean Déniau19, l´évocation de l´école des Annales et de Marc Bloch sont déterminantes dans la structuration de cette conscience intellectuelle. « Il retrouvait dans ce point même les Annales et Marc Bloch. Il se jetait sur Les Rois thaumaturges, sur La Société féodale, qui commença de paraître cette année‑ci20 ». Au fond, ce qui marque cette génération intellectuelle, ce sont des références communes, des rituels (cours, séminaires, thèses, écrits). L’œuvre de G. Duby est traversée par la construction de ce parcours intellectuel où la thèse n´est pas le départ, mais l´aboutissement d´une réflexion et d´une méthode d´autant plus qu´après sa thèse de doctorat, il a soutenu sa thèse d´État. « N´est‑il pas bon d´en souligner les mérites, aujourd´hui où l’on s’apprête à l’annuler, dans l´empressement à raboter, à réduire au niveau médiocre, à supprimer tout exercice qui, requérant initiative et persévérance, permet de classer aux différents degrés d´une hiérarchie nécessaire plus équitablement que par l´abandon au hasard ou à l´intrigue ?21 ». La deuxième version est plus explicite sur cet aboutissement :

Une épreuve, et de grande âpreté. L’institution qu´était la thèse de doctorat d’État, les temps nouveaux l´ont défigurée. Il n’est pas inutile, je crois, d´en rappeler les mérites. L´épreuve n´était pas seulement d’endurance. Elle exigeait de qui briguait l´honneur de parvenir jusqu´au sommet de la hiérarchie pédagogique l´effort de composer un livre, le plus important, le plus réfléchi de ceux qu’il écrirait jamais, de le soumettre, pour qu´il fût moins imparfait, aux jugements de ceux dont il souhaitait devenir le pair22.

8La comparaison entre les deux versions est emblématique de l´évolution entre les deux ego‑histoire. La première version est écrite à la troisième personne, elle est plus subjective, plus torturée par l´aspect polémique alors que la seconde version introduit une distance plus objectivante. Tout se passe comme si la deuxième version de l’ego‑histoire, censée être plus mémorielle, retrouvait un ton plus juste d´autant plus que le futur dans le passé resitue les attentes passées du narrateur. L’ego‑histoire colle à l’histoire‑mémoire, elle ne les départage pas, il y a une inversion dans la relation aux pronoms personnels. Au fond, le récit à la troisième personne est plus subjectif d´une certaine manière que le récit à la première personne. L´ego‑histoire est truffée de descriptions des pairs et des maîtres, elle s´enracine dans la géographie comme pour définir un territoire intellectuel (faculté de Strasbourg, faculté de Lyon…).

9Sa relation à l´école des Annales est fondamentale avec l´évocation de Marc Bloch et de Lucien Febvre23. Le fait d’avoir combiné plusieurs temps historiques et le fait de convoquer plus nettement la géographie ont donné du relief et de la perspective au travail des historiens parfois trop isolé et trop englouti par les archives. L´adoubement intellectuel est finement décrit avec la manière dont l´auteur‑narrateur s´est vu confier cet héritage de pensée. « Fernand Braudel aimait donner : il voulut me donner davantage. Lorsque je fus à demi parisien, il me proposa d’entrer dans le comité de rédaction des Annales, de prendre à la 6e Section une direction d’études, symbolique, sans autre obligation que de me joindre aux savants qu’il avait ici rassemblés. En 1970, Braudel déjà n´avait plus dans sa main tous les pouvoirs. Je n’eus rien de cela. En vérité, j´avais tout24 ». L’oxymore est ici éloquente avec la transmission d’un patrimoine historiographique d´une valeur incommensurable.


***

10Pourquoi est‑ce que l´historien s´interdirait un récit autobiographique permettant de resituer son œuvre dans une perspective diachronique plus subjective ? La confrontation aux archives pose inévitablement cette question sans exagérer l´effet de mise en abyme. En réalité, l´ego‑histoire s’inscrit dans une méthodologie mettant en évidence une trajectoire intellectuelle, l’entreprise n´est pas totalement étrangère à l´histoire des grandes figures intellectuelles proposée par François Dosse par exemple25. Les archives des travaux des historiens sont précieuses car elles font ressortir la construction patiente et laborieuse de ces œuvres habitées par le souci critique de l’exactitude. L’intérêt de cette autobiographie posthume et détachée du désir de l´auteur de la publier est qu’elle révèle avec minutie un récit s´effectuant, se corrigeant pour trouver le ton le plus juste sur l´esprit d´un parcours au sein d’une époque historique. Cette approche de l’archive ne vise pas à déterrer une micro‑histoire récapitulant le sens d´une trajectoire, mais au contraire à comprendre les étapes de la fabrication du récit. In fine, ces archives sont au service d´une mémoire intellectuelle indispensable pour percevoir en profondeur l’histoire culturelle française.