Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Laurence Giavarini

Le discours sur les factions : une politique de la littérature ?

Littérature et politique. Factions et dissidences de la Ligue à la Fronde, sous la direction de Malina Stefanovska et Adrien Paschoud, Paris : Classiques Garnier, coll ; « Rencontres », 2016, 244 p., EAN 9782812445903.

1Le pari des auteurs de ce recueil d’articles est d’abord, disent-ils, de saisir le sens historique d’une évolution sémantique qui a vu le mot de « faction » devenir tout à fait péjoratif au cours du XVIIe siècle, tandis que ce qui apparaissait comme une certaine neutralité axiologique initiale serait passé dans le mot de « cabale ». Ce projet somme toute modeste a un but autrement ambitieux qui est de « saisir la sphère politique dans son aspect pratique plutôt que comme schéma abstrait » (p. 9). Il faut sans doute comprendre que les auteurs ne se proposent d’entrer ni dans le champ très balisé de la science politique, ni surtout dans celui de l’histoire politique qui tente de penser l’absolutisme comme construction théorique et pratique, à la manière principalement de ce qu’ont proposé Fanny Cosandey et Robert Descimon dans L’Absolutisme en France1. La « littérature » du titre est ici mobilisée pour atteindre cette dimension pratique, sans que soit néanmoins explicité ce qui met la littérature du côté de la « pratique », et même si certains articles la laissent envisager du côté des actions d’écriture et de publication. Le titre du recueil a d’ailleurs quelque chose d’un peu paradoxal par rapport à cette centralité recherchée, en ce qu’il définit d’emblée le champ étudié à la marge de la politique, dans le cadre des rapports de la littérature et de la politique.

2Le segment historique défini dans le titre (de la Ligue à la Fronde) détermine ce qui est par ailleurs un peu plus qu’un cadre proposé à la réflexion, plutôt un point de vue sur la construction absolutiste sous l’angle de la division et de la dissidence. La Ligue, la Fronde : la première ouvrit le projet d’une autre monarchie possible, la seconde est considérée comme la « dernière » révolte de la noblesse dans un moment de fragilité monarchique, selon le récit qui est généralement fait de la Fronde et qui est, globalement, repris ici. Le cadre est donc fourni par deux événements de faction dont il est postulé qu’ils définissent en leur temps et au-delà de celui-ci le discours sur la faction. Deux moments qui se comprennent comme la production d’un paradigme de la dissidence et sa reproduction, ainsi que le suggère l’organisation chronologique des articles réunis en deux parties : la première intitulée « À la naissance de la Ligue », la seconde « Ramifications, répétitions, amplifications ».

3Malina Stefanovska et Adrien Paschoud ont ainsi rassemblé des historiens et des littéraires, qui proposent les uns des approches larges (Nicolas le Roux sur les factions pendant les guerres de religion, Jean-Marie Constant sur les mémoires contemporains du règne de Louis XIII, Bruno Tribout sur la Fronde), d’autres resserrées sur un auteur — Agrippa d’Aubigné pour Les Tragiques (Jean-Raymon Fanlo), et pour l’Histoire universelle (Gilbert Schrenck), Surin (Adrien Pascoud), les frères Campion (Éric Méchoulan) — ou un groupe d’auteurs (Bacon-Hobbes-Retz pour Malina Stefanovska, La Mothe le Vayer et Naudé pour Joana Manea) ; d’autres enfin plutôt axées sur des textes (Adonias de Philone par Ruth Stawarz-Luginbühl, la poésie des guerres de Religion par Christopher M. Flood). L’unité d’ensemble, l’idée qui est ici celle de la « littérature » se saisissent en particulier à travers le retour de certains auteurs — Agrippa d’Aubigné (Jean-Raymond Fanlo et Gilbert Schrenck), le cardinal de Retz (Malina Stefanovska et Bruno Tribout) — et surtout la récurrence de l’objet « mémoires ». Par ailleurs, la notion proposée à la réflexion est appréhendée dans les termes du temps, presque tous les articles consacrant une étape de l’exposé à une sorte d’enquête lexicale qui tente de saisir la spécificité de faction aux côtés des mots association, parti, cabale, conspiration. Mais cette enquête ne va guère au-delà de ce que proposent les auteurs dans l’introduction. Ce que souligne Jean-Marie Constant à propos des mémoires, le fait que le vocabulaire « dépend largement du contenu du message que les mémorialistes veulent envoyer » (p. 158) s’avère, un peu sans surprise, généralisable à l’ensemble des exemples étudiés.

Sources, représentations, historiographies

4La méthode des contributeurs varie beaucoup, au gré du rapport aux écrits qu’ils mobilisent : Nicolas le Roux pose en quelque sorte la production du paradigme dans les associations nobiliaires du règne d’Henri III, en proposant un parcours à travers l’histoire des conspirations nobles qui ébranlèrent le royaume pensé comme un « corps », l’unité de « la société française », et en finissant très symboliquement sur la définition de « faction ou ligue » donnée par Pierre Charron dans le traité De La Sagesse. Les écrits ne sont pas étudiés en tant que tels mais servent de sources au discours de l’historien sur ce temps de divisions qui est ici désigné comme fondateur d’une mémoire de conflits, mémoire centrée sur le monde nobiliaire comme le montrent plusieurs autres articles du recueil. Il en est ainsi encore dans l’article de Jean-Marie Constant, quoiqu’il se resserre sur l’objet « mémoires » du règne de Louis XIII et sur les discours qu’elles tiennent sur la faction.

5Un second ensemble d’articles met l’accent sur les représentations, qui toutes portent sur le temps de la Ligue, suggérant que cette faction a produit de la représentation, voire du spectacle, et qu’elle a ainsi écrit sa propre mémoire. L’article d’Amy Graves-Monroe sur la duchesse de Montpensier et sa mise en scène spectaculaire du deuil, de la dévotion va d’ailleurs dans ce sens. Avec la « gouvernante de la ligue à Paris », le paradigme de la Ligue trouve sa figure emblématique, une sorte d’autoproduction du symbole ligueur en la personne, plus exactement la persona de la duchesse : « l’existence même d’une persona qui assurerait la représentation du factionnalisme est l’un des aspects les plus fascinants de la Ligue » (p. 72). Christopher M. Flood souligne également le rôle de « l’autoportrait des factions » à cette époque, mais chez les satiristes. Affirmant un peu curieusement qu’on ne s’intéresserait pas aujourd’hui à la satire (p . 75), il tente de schématiser la structure de la relation satirique comme expression symbolique — ici de la France —, et cherche à identifier à travers quelles images, quelles figures « le royaume corporalisé » de la minorité factionnelle se manifeste en littérature (p. 78). Le rapport au contexte de la représentation se saisit différemment dans l’article de Ruth Stawarz-Luginbühl sur l’Adonias de Philone, une pièce parue en 1586 dans le milieu réformé et dont l’auteur essaie de comprendre comment elle résonne avec la politique d’Henri III et d’Henri de Navarre, et à quel public elle s’adresse.

6Plusieurs articles confrontent les discours sur la faction, ou un de ses avatars, la conspiration, à la pratique de l’écrit de la part des auteurs de ces discours, enquêtant sur des désignations de faction. Chez Agrippa d’Aubigné, cette articulation est pensée par Jean-Raymond Fanlo sous l’espèce d’une poétique de la violence : d’Aubigné peut bien reprendre le topos des « choses monstrueuses de ce temps », il compose avec les Tragiques un poème qui entend bien diviser. Ioana Manea pose la question de l’existence d’un groupe libertin à partir de l’idée que s’en fait « l’historien port-royaliste » Godefroy Hermant en faisant du traité De la vertu des païens un des instruments d’une « conspiration anti-chrétienne ». Elle interroge ainsi les usages péjoratifs de « cabale » chez la Mothe le Vayer, en lien avec l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625) de Gabriel Naudé, tout en remarquant les ambiguïtés du discours sur le christianisme chez La Mothe le Vayer. Éric Méchoulan s’intéresse à un écrit moins travaillé, les Entretiens de Nicolas de Campion (édité par Marc Fumaroli à la suite des Mémoires de Campion au Mercure de France), pour comprendre quelle analyse de la faction du comte de Soissons y est produite par la fiction, par ce qui serait peut-être un « refuge dans la matière littéraire » (p. 178).

7Un autre ensemble d’articles prolonge cette enquête sur les récits ou les évocations de faction dans l’historiographie, avec parfois moins de distance critique à l’égard des stratégies narratives ou représentatives : Gilbert Schrenck confronte les diverses versions du récit de la conjuration du maréchal de Biron dans plusieurs écrits d’Agrippa d’Aubigné (Histoire universelle, Sa vie à ses enfants, Confession du sieur de Sancy). Bruno Tribout s’intéresse à la première historiographie de la Fronde au regard d’une exemplarité (des faits) qui coexiste, dit-il, dans les mémoires avec une « anti-exemplarité ».

8Comme le souligne Malina Stefanovska, on chercherait en vain une « science de la faction » au xviie siècle, y compris chez ceux qui ont vécu de conspirations comme le cardinal de Retz. Pour sa part, elle propose un parcours à travers les écrits de Bacon, Hobbes et Retz, en montrant qu’une pensée de l’unité et du corps est constamment à l’œuvre dans les appréciations de ces auteurs sur les groupes factionnels et les divisions. La fin de son article tente une mise en relation plus historienne de ces auteurs, un tissage, peut-être un peu aléatoire au regard du propos, de liens d’influences entre Retz et Hobbes, entre Retz, ami du futur Charles II en exil, et la pensée anglaise. Enfin, l’article d’Adrien Paschoud sur Jean-Joseph Surin dont il vient d’éditer les Écrits autobiographiques (J. Millon, 2016) emmène le lecteur tout à fait ailleurs, déplaçant l’hypothèse d’une science de la faction dans le registre de l’âme, qui fournit peut-être le premier modèle d’action de la faction.

Questions transversales

9L’ensemble des articles ne dessine pas une histoire nouvelle de la période, ou de l’absolutisme, et pour cause : le cadre proposé était celui d’une histoire déjà écrite. Mais il fait apercevoir plusieurs importantes questions transversales.

10La question de l’amitié, et plus largement de l’affectivité (ou de la sensibilité) traverse le recueil, particulièrement développée dans l’article de Constant, qui la sépare nettement de tout fondement dans le système clientélaire2, mais à rebours de ce que d’autres historiens comme Arlette Jouanna ont pu dire de l’inscription d’un vocabulaire affectif dans le système social de la dépendance qui est celui de l’Ancien Régime3. L’article de Nicolas Le Roux se réfère d’ailleurs à ces travaux sur l’affectivité comme expression d’une relation socio-politique à propos de la fidélité qui définit le type de rapport entre le roi et sa noblesse, et se trouve de fait mise en cause par le basculement dans les factions. Sans doute, « les liens d’amitié l’emportent souvent sur les idées politiques », comme le souligne Jean-Marie Constant (p. 157), mais de quelle amitié s’agit-il alors – de celle qui peut unir un ami « de droite » à un autre « de gauche » au xxie siècle… ou d’une affectivité inscrite dans un réseau des dépendances et des fidélités bien différent de ce que nous connaissons ? Ce problème de l’expression des liens affectifs saisis dans la dissidence peut n’apparaître que secondaire au regard du sujet du recueil. Il n’est cependant pas sans rapport avec celui-ci, parce que d’une certaine manière, la perception de l’amitié comme affect relevant de la seule sphère de la morale et des émotions (ou de la « sensibilité »), découplée du domaine social des liens de dépendance, a été en partie construite à partir d’un usage des textes littéraires et de ce qu’ils sont supposés nous dire, de manière transhistorique, des sentiments : l’amitié serait ainsi un sentiment particulièrement développé au xviie siècle, mais toujours pensé aujourd’hui en fonction de ce que nous appelons « amitié ». Une telle démarche est notamment contredite par ce qui, dans le volume, postule que la littérature est un document sur le temps qui l’a produit.

11Autre question, le statut des mémoires dans plusieurs articles du recueil : sources privilégiées, bien sûr, dans la mesure où y est un tenu un discours sur les factions et autres conspirations. Mais le problème est que les mémoires servent toujours de la même manière aux littéraires et aux historiens d’écrits auxquels elles fournissent un accès supposément « plus direct » aux hommes du passé, à une histoire moins contrainte, à une exemplarité moins biaisée (B. Tribout, p. 204). Lieux d’une vérité sociale, politique, affective qui nous sauverait de l’inaccessibilité du passé pour ainsi dire. Or, comme les autres écrits, littéraires ou pas, les mémoires ont à être interrogées dans le statut de « sources » qui leur est conféré4, tout comme doivent l’être les représentations (les représentations présentes dans les mémoires, et les autres) en tant qu’elles ont été produites dans des contextes spécifiques, parfois plusieurs contextes, en tant qu’elles sont des actions en elles-mêmes, qui visent à produire des effets dont le lecteur moderne doit se déprendre s’il veut resituer les écrits (les images, les représentations) en leurs temps.

12L’article d’Éric Méchoulan tente néanmoins de prendre en compte le statut du texte des frères Campion en interrogeant la fiction des Entretiens comme une action de production de valeurs et de production de perception de ces valeurs. Écartant fortement l’hypothèse que les idées qui s’y expriment seraient à replacer dans une « histoire de la philosophie politique » (sous-entendu, une histoire qui ne prend les écrits que comme sources de ces idées et non comme actions de production, reproduction et de mise en circulation d’idées), il propose de les situer dans « une histoire sociale des imaginaires à partir des pratiques discursives » (p. 184). Ce sont les pratiques discursives chères à Michel Foucault qu’il faut étudier, et non pas seulement les discours en tant que véhicules des idées, si du moins l’on veut accéder au sens social des imaginaires, y compris bien entendu des imaginaires sociaux comme celui de la noblesse. Car le texte documente moins ces idées que « les appareils de légitimation redevables et partageables d’une révolte nobiliaire contre la politique de Richelieu » (p. 184). De manière intéressante, ce déplacement permet à Éric Méchoulan de prendre à son tour en charge la question de l’affectivité qui traverse d’autres articles du recueil, faisant des Entretiens une manière de publier et de produire les émotions qui sont le creuset des « raisons politiques et des valeurs sociales » (p. 187).

13Il est dommage que cette perspective sur la façon dont les écrits sont des actions de légitimation politique reste un peu isolée dans l’ensemble du recueil, si intéressants et riches que soient les discours et les textes étudiés par les contributeurs. Rien n’est envisagé de la façon dont les écrits jouent leur partie dans les conspirations et les factions – ce sont toujours les discours dont sont porteurs les écrits plutôt que les pratiques discursives (le fait que les discours soient produits de telle ou telle manière) qui sont ici envisagés. Significativement aucune étude ne s’intéresse à des libelles, même si ceux-ci peuvent apparaître ici ou là comme sources, aucune à la libellistique. Un tel manque empêche à notre sens que l’objet postulé — la pratique des factions — puisse être saisi. En définitive, la « littérature », pour être posée au départ comme le lieu d’une « pratique », reste à sa place dans l’histoire de l’Ancien Régime et l’histoire littéraire : celle d’un témoin, plus ou moins direct, plus que d’un participant aux actions politiques du temps. Est-il si sûr pourtant que la littérature n’ait pas sa part dans les actions de dissidence du temps ? Le travail sur Agrippa d’Aubigné laisse bien sûr envisager que non, même s’il réserve l’analyse de l’action réelle de l’écrit à la « poétique ». Est-il certain, à rebours, qu’il y ait moins de théorie dans la « littérature » que dans un traité de science politique ? Et surtout, en quoi la théorisation d’une faction, d’une division, d’une unité, procède-t-elle d’une action5 – action de constitution de l’unité, action de dissidence, c’est à voir au cas par cas, en prenant en charge les modes d’écriture adoptés par les auteurs ?

14Il manque ainsi à ce recueil d’avoir considéré la « littérature » (au sens assez englobant qu’elle a pourtant ici du point de vue des genres considérés) comme un acteur non seulement de l’analyse du temps mais de la production des dissidences ou des conformités, pour ne pas la laisser finalement, comme toujours, en marge des actions politiques réelles.