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Formes de l'enquête (Revue Postures, n° 29)

Formes de l'enquête (Revue Postures, n° 29)

Publié le par Université de Lausanne (Source : Jean-François Lebel)

« Formes de l’enquête, construction du savoir : élucidations, opacités et angles morts »

APPEL DE TEXTES — Revue Postures, n°29
Date limite : 6 janvier
http://revuepostures.com/fr/pages/numero-29-formes-enquete

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« The detective and the dreamer cobble things together from whatever lies nearby »
Maggie Nelson (2005, 145)

Depuis les premiers essais de théorisation du genre policier, on s’obsède à en faire remonter l’origine aux temps les plus reculés – que ce soit en convoquant la rencontre entre Oedipe et le Sphinx ou en mentionnant les exploits déductifs des trois princes de Serendip. De même, on lui cherche régulièrement, dans une approche davantage synchronique, des accointances avec d’autres genres, d’autres médiums, sur lesquels il étendrait l’emprise de son imaginaire.

Ainsi, bien que le terme d’enquête renvoie d’emblée à ce type de productions (dont la figure de l’enquêteur est la condition d’émergence et le trait qui rend généralement possible son identification), il faut néanmoins reconnaître qu’il ne peut s’y restreindre. On pense par exemple aux récits de vie, dans lesquels le biographe se transforme parfois en détective, ou encore à des récits comme ceux de Paul Auster, de José Carlos Somoza, ou de Patrick Modiano, pour ne nommer que ceux-là, qui s’emparent des codes spécifiques du roman d’enquête pour les détourner dans ce qu’on appelle désormais le polar métaphysique. De même, le mode opératoire de l’enquête s’étend aux démarches de certain.e.s artistes contemporain.e.s (Sophie Calle, Christian Boltanski) qui en font un outil de création. L’usage désormais répandu de l’archive dans un grand nombre de pratiques répond lui aussi de ce rapport à la preuve, à l’indice et à la quête d’un secret que l’écriture serait susceptible de révéler. 

L’enquête apparaît également comme l’un des moyens privilégiés de contestation politique et de restitution de la mémoire, de reconstitution du passé traumatique ou d’une histoire effacée. On en trouve la trace dans certaines pièces d’Angélica Liddell, notamment dans sa Tétralogie du sang, hantée par la présence de femmes mexicaines disparues et assassinées; dans les textes d’Imre Kertesz, qui portent indirectement sur la shoah; aussi bien que dans ceux de Roberto Bolano, où s’élabore une réflexion sur la dictature. Poursuivant ces réflexions, plusieurs récits documentaires travaillent à partir de l’infra-ordinaire et se réapproprient les modalités de l’enquête dans le but d’infiltrer en parallèle le système judiciaire, de faire sens autrement d’un événement en échappant à la logique du droit. D’autres oeuvres mettent en scène des procès, comme la série Netflix 7 seconds (2018), afin de faire apparaître les points aveugles et les enjeux de pouvoir qui sous-tendent leur déroulement. Enfin, dans la culture populaire, nombreux sont les récits qui se revendiquent du true crime ou qui en parodient les codes. 

Selon Carlo Ginzburg, cette extension du motif peut l’instituer en véritable épistémologie. Dans les années 1980, il définit le paradigme indiciaire comme « la capacité de remonter, à partir de fait expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentable [...] [pour] donner lieu à une séquence narrative [...] » (1980, 242). On comprend que, dans cette logique, toute écriture qui compose avec le mystère, l’absence, le silence, se dote des outils de l’enquête pour fonder ses méthodes heuristiques. Le paradigme de Ginzburg met aussi en lumière la relation entre voir et savoir. Or, comme le précise Avery Gordon, « visibility is a complex system of permission and prohibitions, of presence and absence, punctuated alternately by apparitions and hysterical blindness » (1996, 15). Si cette cécité nous renseigne sur ce que nous connaissons du monde, elle peut également ouvrir sur ce que nous choisissons d’ignorer, c’est-à-dire sur ces choses et ces êtres que nous ne voyons pas parce que nous les faisons disparaître. Dans le même ordre d’idées, l’enquête peut être un dispositif qui cherche à rebours des données pour rendre visible ce qui avait été glissé sous le tapis : le savoir, ici, se crée donc à partir de ce qui n’a pas été vu, de ce qui ne peut être raconté, d’une narration qui ne va jamais de soi.

L’enquête serait donc ce qui permet d’accéder à ce que Luc Boltanski, dans Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes (2012), qualifiait de réalité « réelle », en opposition à une réalité hégémonique – soit au discours de l’État-Nation – qu’il nous appartient de questionner. Julia Kristeva, dans une entrevue accordée au Magazine Littéraire (mai 2012), se prononçait aussi en faveur du pouvoir de remise en cause accordé par les formes de l’enquête : elle y encensait « le récit qui secoue les images, les énigmes, les pièges des apparences, le seuil qui sépare l’innocent du coupable [...], [qui] ouvre des abîmes sous l’ordre du visible [...] ». 

L’enquête n’est pas qu’un motif esthétique ou qu’une stratégie narrative mais devient véritablement une possible posture éthique. En 2015, Dominique Rabaté (Désirs de disparaître) expliquait ainsi qu’il « faut laisser tomber l’enquête, entendue comme récit explicatif ou administratif, comme force coercitive d’assignation sociale […]. C’est dans cet espace ambivalent et fragile que l’enquête doit se convertir en littérature » (67). La récupération d’instruments discursifs destinés à l’aliénation, à l’effacement, à la coercition ou à la domination des sujets permet au contraire de contester la parole autoritaire, policière ou législative, par sa poétisation même : c’est alors que l’enquête elle-même, comme procédure d’inquisition, se trouve mise en examen. 

Comment penser cet agent double de l’imaginaire littéraire? Comment un objet culturel peut travailler (avec) le langage juridique, l’emprunter, le déplacer, voire même le rejeter pour en inventer un autre, hybride? Comment peut-il définir d’autres limites et d’autres paramètres du visible et de l’invisible, soit en les maintenant à l’écart ou en les contaminant, en révélant les zones de frottement? Dans ce numéro, il s’agira de s’interroger sur les récits qui mettent en représentation l’enquête mais aussi de réfléchir sur les récupérations et détournements des modes de sémiotisation, des modalités d’énonciation et des postures idéologiques propres à ce mode de cognition. Nous invitons les auteur.e.s à penser le déploiement du motif de l’enquête autant par les voies plus traditionnelles de la fiction policière que sous les alibis qu’elle se donne. 

— Le roman policier constitue dès ses origines un récit dont la narration s’avère problématique et où l’enjeu central est la reconstitution d’un sens manquant. On le décrit souvent comme un récit inversé, qui se termine par l’élucidation de sa propre origine. Comment certaines oeuvres détournent ou déplacent-elles certains dispositifs de l’enquête, en déclinent autrement les moments charnières, en bousculent l’ordre chronologique? Comment cette particularité se décline-t-elle lorsqu’elle est importée hors de sa sphère générique habituelle? Que faire alors des figures du témoin, du coupable, du suspect? Sont-elles reconduites, déplacées, évacuées?

— Comment peut-on produire une cohérence narrative à partir du discours fragmentaire des preuves matérielles? Quelle est la place qu’occupe l’archive dans l'imaginaire de l’enquête? Comment la première est-elle réactualisée par le second et inversement? Quel genre de rhétorique est amenée à apparaître lorsque le récit se nourrit des formes de la plaidoirie et mime les apparences du tribunal?

— Quelle genre de postures éthiques émergent des formes de l’enquête et, inversement, quelles méthodologies d’enquêtes sont-elles éthiques? Comment penser l’actualité littéraire, sociale et culturelle à partir du motif de l’enquête et de la justice parallèle? (Pensons par exemple aux micro-récits et témoignages numériques sur les réseaux sociaux, réunis sous les mots-clic #SayHerName#BlackLivesMatter#MeToo#AggressionNonDénoncée, etc.) Quelles sont les limites et les conditions éthiques d’une manipulation esthétique de ces sources? 

— L’enquête ouvre également sur la question de l’aveu, de la confession. Qu’est-ce que la littérature fait de cette expression du langage imbriquée dans des enjeux de pouvoir en tant qu’elle est un acte discursif institué par les dominant.e.s? Comment est-ce que, dans certains cas, la confession peut être utilisée par les dominé.e.s pour mettre au jour un récit de soi nouveau et questionner les manières dont se manifeste et se construit la vérité? Comment une approche herméneutique similaire à celle du détective permet-elle l’émergence d’une narration autoréflexive, à l'affût des ruses de son dispositif? 

— Quels rapports entre enquête et fictionnalisation des données factuelles? Plutôt que de viser un retour à l’ordre, l’enquête peut investir des pistes inédites et faire entrer les faits accumulés dans une logique qui appartient à la réécriture. C’est donc la notion même de fait qui est attaquée : lorsqu’il est objet et matière de fiction, le fait ne se sédimente pas davantage dans sa nature immuable, il se défige et devient contestable. 

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Les textes proposés, d’une longueur de 12 à 20 pages à double interligne, doivent être inédits et soumis en utilisant le formulaire conçu à cet effet, sous l'onglet « Protocole de rédaction » de notre page web (http://revuepostures.com/fr/formulaires/protocole-de-redaction-soumission-dun-texte), avant le dimanche 6 janvier. La revue Postures offre un espace hors dossier pour accueillir des textes de qualité qui ne suivent pas la thématique suggérée. 

Veuillez accompagner votre article d’une courte notice biobibliographique qui précise votre université d’attache. Avant leur publication, les auteurs et auteures des textes retenus – obligatoirement des étudiantes et des étudiants universitaires, tous cycles confondus – devront participer à un processus de réécriture guidé par un comité de rédaction.
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Bibliographie

Bolin, Alice. 2018. Dead Girls: Essays on Surviving an American Obsession. New York : Williams Morrow Paperback. 

Boltanski, Luc. 2012. Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes. Paris : Gallimard, « NRF essais ».

Casper, Monica J. et Lisa Jean Moore. 2009. Missing Bodies. The Politics of Visibility. New York : New York University Press.

Eisenzweig, Uri. 1986. Le récit impossible. Forme et sens du roman policier. Paris : Bourgois.

Gilmore, Leigh. 2018 [2017]. Tainted Witness. New York : Columbia University Press. 

Ginzburg, Carlo. 1980. Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice. 
Paris : Gallimard.

Gordon, Avery F. 1996. Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination. Minneapolis : University of Minnesota Press.

Kristeva, Julia. 2012. « L’angoisse innocente l’excitation », Le Magazine Littéraire, n° 519, « Le Polar aujourd’hui », p. 56.

Mavrikakis, Catherine. 2006. « Duras Aruspice », préface de Sublime, forcément sublime, Christine V., de Marguerite Duras. Montréal : Héliotrope.

Nelson, Maggie. 2007. The Red Parts. Autobiography of a Trial. Minneapolis : Graywolf Press.

_____. 2005. Jane: A Murder. Berkeley : Soft Skull Press.

Rabaté, Dominique. 2015. Désirs de disparaître : une traversée du roman français contemporain. Paris : Tangence éditeur.