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L'Année stendhalienne,

L'Année stendhalienne, "Un cinéma stendhalien?"

Publié le par Marielle Macé (Source : François Vanoosthuyse)

L’Année stendhalienne

N° 18 (2019)

Appel à contributions

Un cinéma stendhalien ?

 

Si Stendhal est un grand scénariste, attentif non seulement à la ligne générale des histoires qu’il raconte, mais aussi au détail des interactions entre les personnages, entre les personnages et les espaces, entre les personnages et les objets, alors on peut considérer qu’il y a en lui, pour reprendre le titre de Laurent Jullier et Guillaume Soulez, comme un « désir de cinéma »[1]. Plus métaphoriquement, on peut aussi l’apprécier comme cadreur et comme monteur, ainsi qu’Eisenstein le suggérait à propos de Pouchkine ou de Zola – Stendhal lui-même étant – quoique plus brièvement – évoqué dans les essais que le cinéaste consacra à la notion de « cinématisme » dans les arts[2]. Au risque de l’anachronisme, on peut arguer que ces qualités relatives à la gestion de l’espace et du temps sont inhérentes à tout grand récit en action, en image et en rythme.

Mais comment apprécier la postérité cinématographique de Stendhal ? A-t-il fourni au cinéma, comme on peut aisément l’établir à propos d’Hugo, Zola, Poe, Flaubert ou Dostoïevski, par exemple, non seulement des sujets mais aussi des techniques narratives, des matrices visuelles, des ressources imaginaires ?[3] Si l’on s’en tient aux seules adaptations, cette postérité paraît mince, pour ne pas dire médiocre. Il n’existe en particulier aucune adaptation hollywoodienne de Stendhal.

Peter Brooks en donne peut-être la raison quand il l’envisage comme « l’un des auteurs les moins mélodramatiques qui soient »[4]. Il a pu paraître difficile, si même le projet a existé (il serait intéressant de le savoir), de transposer dans le grand art populaire américain des œuvres censément écrites pour une élite européenne hostile sinon à la démocratie du moins à la culture démocratique.

Il serait cependant erroné de s’en tenir là et d’affirmer que, tout « cinématique » qu’il soit, Stendhal tourne en réalité le dos au cinéma. D’une part, parce que son positionnement à l’égard de la culture démocratique de son temps (récits, spectacles, imageries) est en réalité plus ambigu, ensuite parce que, pas plus en Europe qu’aux États-Unis (pour s’en tenir à « l’occident »), le territoire du cinéma ne se confond avec ceux du mélodrame, de la magie et des spectacles populaires. Et puis, il existe des adaptations de Stendhal. Même si l’apparente ou réelle pauvreté de son destin cinématographique mérite d’être interrogée, il convient de s’intéresser aux films qui en ont été tirés pour le cinéma et pour la télévision, y compris dans de grosses productions impliquant des stars, telles que Le Rouge et le Noir d’Autant-Lara (1954)[5]. Le cinéma et la télévision ont été des moyens de la transmission et de la patrimonialisation de Stendhal en particulier (si non exclusivement) dans l’espace franco-italien. C’est un enjeu – à connotation immédiatement politique – essentiel à la compréhension de ces films, mais aussi à la saisie du statut de Stendhal dans l’industrie de la culture depuis la Libération[6].

Certaines adaptations filmiques ont visiblement cherché à traduire des aspects essentiels de l’esthétique et du propos de Stendhal. La parenté de l’univers stendhalien avec le roman historique, et avec le roman d’aventures, est exploitée par exemple dans l’adaptation que Rossellini a faite de Vanina Vanini (1961) ou dans La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1948). Ces films interprètent aussi ce qu’a de spectaculaire et d’intrinsèquement scénique la grande dramaturgie des passions dans le roman stendhalien. Dans un tout autre style, Jean Aurel rend bien quelque chose de l’humour et de la liberté de Stendhal, de sa perversion aussi, dans Lamiel (1967) et dans De l’amour (film de 1964, qui présente en outre l’intérêt – comme la version sonore du Napoléon d’Abel Gance – de mettre en scène Henri Beyle lui-même).

Ces films (et les quelques autres adaptations existantes) ont été peu commentés par les stendhaliens. Peut-être en raison d’un écueil du comparatisme : à moins de considérer justement l’intérêt des trahisons, des torsions, des suppressions, des ajouts, le risque des comparaisons est qu’elles conduisent à dénigrer systématiquement les films dont il s’agit de parler. En tout état de cause, un film n’est pas un texte, le film n’est pas le texte : pour saisir ce qui peut être appelé un « cinéma stendhalien » (expression dont on ne prétend pas voiler le caractère anachronique et hasardeux), il convient aussi d’envisager les films en eux-mêmes et pour eux-mêmes.

L’expression de « cinéma stendhalien » pourrait trouver une application plus large, si l’on envisage les films qui contiennent des allusions explicites ou implicites à Stendhal, qui soient globalement ou localement structurantes. Par exemple, les personnages de valets tordant le bras de leurs maîtres, que Dirk Bogarde joue chez Losey (The Servant, sur un scénario de Pinter, 1963) et James Mason chez Mankiewicz (5 Fingers [L’Affaire Cicéron], 1952), sont sans doute des allusions à Julien Sorel[7]. Dans This Land is mine [Vivre libre] de Jean Renoir (1943, scénario co-écrit avec Dudley Nichols), film de fiction qui décrit l’occupation et rend hommage à la résistance, l’allusion stendhalienne est explicite et globalement structurante : Sorel y est le nom d’un professeur, d’une grande fermeté morale, qui résiste aux Allemands. L’héroïne se prénomme Louise. Mais surtout, toute la dramaturgie du long procès qui termine le film est directement inspirée du procès et des prisons de Julien, au point de pouvoir passer pour une citation. De même, peut-être est-ce qu’on peut considérer que Visages d’enfants de Jacques Feyder (1925) et son remake éloigné, Incompreso – Vita col figlio [L’incompris] (1966), de Comencini, sont des films brulardiens, pas seulement parce qu’ils ont pour objet le deuil d’un jeune garçon qui a perdu sa mère, mais parce que la manière dont ils scénarisent la relation de cet enfant avec son père et avec son cadet (sa cadette dans le film de Feyder) a des ressemblances frappantes avec l’autobiographie d’Henri Beyle.

Il reste une catégorie de films qu’on peut associer à coup sûr à Stendhal, ce sont les films dans lesquels un personnage parle de Stendhal ou lit Stendhal. C’est le cas par exemple de La Ronde d’Ophüls (d’après Schnitzler), film de 1950 où le personnage interprété par Daniel Gélin commente son fiasco en évoquant un passage de De l’amour – livre que, pour clore ces dix minutes stendhaliennes, sa maîtresse, jouée par Danielle Darrieux (quatre ans avant qu’elle incarne Mme de Rênal), lit ensuite dans la chambre conjugale, tandis que son mari fait ses comptes.

Mais peut-être est ce qu’on peut faire l’hypothèse que le « cinématisme » stendhalien a effectivement nourri des styles filmiques, indépendamment de toute espèce de référence aux histoires racontées par Stendhal, et qu’il fait effectivement partie des archives intellectuelles du cinéma, en dehors du seul cas des écrits d’Eisenstein. Cette question, qui s’adresse moins aux spécialistes des textes qu’aux historiens du cinéma, intéresse directement la connaissance de Stendhal, pour ce qu’elle peut ouvrir de perspectives nouvelles sur ses récits et sur ses propres conceptions de l’action, de l’espace et du temps.

Les propositions sont à envoyer avant le 10 juin 2017 à François Vanoosthuyse (vanoosthuyse.f@gmail.com). Le comité de rédaction se prononcera le 15 juillet. Les textes seront à remettre à la même adresse avant le 15 avril 2018.

 

[1] Laurent Jullier et Guillaume Soulez, Stendhal, le désir de cinéma. Suivi des Privilèges du 10 avril 1840, Paris, Séguier, 2006.

[2] Eisenstein, Le mouvement de l’art, texte établi par François Albera et Naoum Kleiman, Paris, Cerf, 1986, p. 159. Voir aussi Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, Cinématisme. Peinture et cinéma, édité par Alexandre Laumonier. Introduction, notes et commentaires de François Albera, avec un collage-préface de Jean-Luc Godard. Traduit par Valérie Posener, Elena Rolland, Anne Zouboff (russe), Danièle Huillet (allemand), François Albera (anglais). Dijon: Les Presses du réel, coll. "Fabula", 2009.

[3] Voir à propos de Zola, par exemple, Anna Gural-Migdal, L’Écrit-Écran des Rougon-Macquart. Conceptions iconiques et filmiques du roman chez Zola, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012. Pour une réflexion collective d’ensemble, et dépassant les seuls enjeux dix-neuviémistes, voir Jacqueline Nacache et Jean-Loup Bourget (éds.), Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, Berne, Peter Lang, 2012.

[4] Peter Brooks, The Melodramatic Imagination : Balzac, Henry James, Melodrama and the Mode of Excess, Yale University Press, 1976, p. 91.

[5] Sur ce film, voir en particulier Laurent Jullier et Guillaume Soulez, « TABLEAU, ÉLAN, FILM. Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara (1954) », dans Martine Reid (dir.), Le Rouge et le Noir de Stendhal. Lectures critiques, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 205-228.

[6] Il se trouve qu’un opéra rock à grand succès vient d’être tiré du Rouge et le Noir : Le Rouge et le Noir, d’après l’œuvre de Stendhal, Mise en scène de Laurent Seroussi et François Chouquet, direction artistique de Vincent Baguian, textes de Vincent Baguian, Zazie et Sorel, représenté au Palace du 22 septembre au 31 décembre 2016.

[7] Dans le questionnaire de Marcel Proust qu’il remplit pour Michel Ciment, Joseph Losey cite Stendhal parmi ses auteurs favoris en prose, et Julien Sorel parmi ses héros dans la fiction (aux côtés par exemple du Galilée de Brecht (Michel Ciment, Le livre de Losey, Paris, Stock, coll. Ramsay Poche Cinéma, 1979, p. 435). À propos de L’Affaire Cicéron, Vincent Amiel parle, dans des termes qui pourraient être tout droit sortis d’un commentaire du Rouge et le Noir, de « rapports sexuels envenimés par des différences de classe (à moins que ce ne soit le contraire » (Vincent Amiel, Joseph L. Mankiewicz et son double, Paris, Puf, 2010, p. 69). Laurent Jullier et Guillaume Soulez, art. cité, suggèrent également que la meilleure adaptation du Rouge et le Noir est A place in the Sun de George Stevens (1961), d’après le roman de Dreiser An American Tragedy, qu’Eisenstein avait songé à adapter, et que Sternberg avait adapté.