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Revue Agôn, n°8, 

Revue Agôn, n°8, "Matières"

Publié le par Université de Lausanne (Source : Julie Sermon)

« Matières »

Dossier n°8 d’Agôn – revue électronique des arts de la scène

Dirigé par Julie Sermon, Emma Merabet et Anne-Sophie Noël

 

PRESENTATION

Penser les arts vivants depuis et avec la matière : tel sera le propos du huitième dossier de la revue Agôn.

Si la qualification de spectacle « vivant » invite en général à se concentrer sur la présence et les relations des êtres humains qui y participent (artistes, techniciens, administratifs, spectateurs…), on sait bien qu’un spectacle (de théâtre, de danse, de cirque, de marionnettes…) ne se conçoit pas indépendamment de la matière – à commencer par celle qui constitue les décors, les objets, les agrès, les costumes, ainsi que les espaces (dédiés ou aménagés) dans lesquels une œuvre se joue et depuis lesquels elle est vue.

Dans Le théâtre en marche (1921), Craig appelait d’ailleurs de ses vœux la création de deux théâtres, l’un dit « durable » et l’autre dit « périssable »[1], où les qualités des matériaux de construction du bâtiment et de la scène seraient en parfaite adéquation avec les formes qui y seraient présentées (métaux précieux et étoffes chatoyantes pour le théâtre de « répertoire », matières évanescentes et fragiles pour les genres improvisés).

Depuis, et sans aller jusqu’à ce rêve d’osmose esthétique, la sémiologie nous a appris à nous rendre attentifs aux connotations de la matière – sa valeur dénotative ayant quant à elle été promue dès le XIXe siècle par les tenants de la « vérité » (historique, naturaliste) de la représentation scénique.

Or, nous souhaiterions que ce dossier soit l’occasion de prendre plus radicalement le parti de la matière, en l’appréhendant non plus du point de vue de ce qu’elle signifie (montre, représente, évoque, symbolise), ni entièrement de ce qu’elle est, mais davantage de ce qu’elle fait – une approche ouvrant sur des « histoires » matérielles, singulières et protéiformes, témoignant du fait qu’il y a autant de matières que de manières de les travailler et de les interroger[2].

 

AXES DE RECHERCHE

Pour cela, trois sphères d’attention, non exclusives les unes des autres, pourront guider la réflexion :

1°) Ce que la matière fait à ceux et celles qui sont en contact et jouent avec elle

À rebours de la tradition hylémorphique, approche philosophique en vertu de laquelle on ne pense la matière qu’en tant que substance « neutre et passive »[3], entièrement au service de la forme qu’elle prendra une fois que l’artiste l’aura pliée à ses intentions, il s’agira alors de questionner l’agentivité des matériaux.

On pourra ainsi interroger la façon dont la matière agit sur ceux et celles qui sont en contact direct avec elle, que ce soit du point de vue de la scénographie (que l’on pense à l’importance que les naturalistes accordaient à la vérité des matériaux, indissociable d’un jeu lui aussi fondé en vérité) ou du point de vue des costumes (dans quelle mesure, au contact de leur peau, un vêtement module sinon modèle le jeu des interprètes ?).

Cette agentivité de la matière pourra également être questionnée dans une perspective poïétique : des expérimentations futuristes jusqu’aux explorations contemporaines[4], un certain nombre d’artistes choisissent de faire spectacle de la matière (fût-elle « informe » ou « immatérielle », à la stabilité apparente ou à l’imprédictibilité déconcertante[5]), voire de fonder intégralement leur dramaturgie sur le dialogue qu’ils nouent avec les puissances créatrices, responsives et adaptatives de la matière[6] et le vivier de « formes implicites »[7] qu’elle recèle.

Enfin, on pourra questionner les pouvoirs de la matière du point de vue de la réception. Alors qu’à la fin du XIXe siècle, Becq de Fouquières affirmait que « le théâtre ne nous doit que des apparences », des « sensations optiques exactes » (lesquelles sont selon lui indifférentes à la vérité des matériaux[8]), ne peut-on pas considérer que la nature des matières mises en jeu, les gestes qu’elles suscitent, les contacts qu’elles permettent, éveillent et mobilisent chez les spectateurs/trices tout un ensemble de sensations et d’affects, à même de renouveler l’attention que nous prêtons au monde[9] ?

 

2°) Ce que la matière fait à ses milieux d’extraction et de mise en circulation

Il s’agira alors aussi d’envisager la matière mise en jeu dans un spectacle du point de vue de son coût, économique et écologique : les matériaux mobilisés pour la création d’un spectacle peuvent en effet être éphémères ou pérennes, lourds ou légers, précieux ou bon marché, rares ou ordinaires, bruts ou transformés – autant de qualités qui vont déterminer l’ensemble du processus de production puis de diffusion de l’œuvre. Avec quelles personnes, entreprises, artisans ou ingénieurs travaille-t-on ? À proximité ou à distance ? Quelles compétences techniques, mais aussi, quels modes de transport et quels espaces de stockage requiert la matière mobilisée ?  

Ce faisant l’enjeu sera, non pas de se poser en censeurs des « bonnes » et des « mauvaises » pratiques, « responsables » ou « irresponsables », mais plutôt de voir en quoi les problématiques de l’éco-conception peuvent contribuer à renouveler les manières de faire, de penser, de s’organiser, tant du point de vue des processus de création (par exemple : développement de formes in situ, principes de réduction / réutilisation / recyclage des matériaux) que des modes de production et de diffusion du spectacle (circuit court, mutualisation…)[10].

 

3°) Ce que la matière fait au champ disciplinaire des Arts du spectacle

À la lueur des débats que suscitent, depuis une dizaine d’années, les notions de material turn et de new materialism[11], il s’agira alors d’interroger ce que pourrait apporter, d’un point de vue historique, épistémologique et méthodologique, le fait d’appréhender le champ des arts vivants depuis et avec la matière.

Dans quelle mesure une telle attention prêtée à la matière permet-elle de retraverser les débats structurants de la pensée esthétique et politique du théâtre ? On peut notamment penser à la définition de l’art de la mise en scène, conçu par Antoine comme une pratique non plus seulement « matérielle », mais « immatérielle » ; à la façon dont la nature des matières mises en scène s’articule aux questions de l’illusion et de l’artifice, du vrai et du faux (de Hugo à Genet en passant par Brecht et Kantor) ; à la façon dont la défiance vis-à-vis de la matière peut structurer les esthétiques (théâtre « pauvre » de Grotowski, « espace vide » de Brook,  théâtre « pour l’œil » ou « pour l’oreille » de Vinaver…) 

On pourra également se demander pourquoi les spécialistes des arts scéniques contemporains n’étudient qu’assez peu les conditions matérielles de la représentation. À l’instar des historiens du théâtre, attentifs à tous les vestiges permettant une meilleure compréhension, reconstitution et connaissance du fait théâtral, ne peut-on pas penser qu’une histoire matérielle du spectacle vivant au XXe et XXIe siècles pourrait permettre de mettre au jour des éléments, sinon nouveaux, du moins négligés ou impensés ?

Enfin, on pourra se demander quels appareillages théoriques ce souci de la matière demande d’inventer ou de modifier, mais également interroger les intérêts, les risques ou les limites d’une telle approche, au regard des pratiques toujours plus hybrides qui marquent le champ de la création contemporaine.

 

PROPOSITIONS

Les propositions d’article anonymes (3000 signes maximum, espaces compris) sont à faire parvenir avant le 15 octobre 2018 au format .doc, accompagnées dans un document séparé d’un bref CV à l’adresse suivante : agon.matieres@gmail.com

Réponse aux contributeurs/trices : novembre 2018

Remise des articles : février 2019

Publication du dossier : juin-juillet 2019

Nous rappelons que la revue accueille les images, graphiques, fichiers sons et vidéos, pourvus qu’ils soient en règle avec la législation en vigueur concernant les droits d’auteur, droits à l’image et droits de diffusion.

 

NOTES

[1] Edward Gordon Craig, « Un théâtre durable » et « Le théâtre périssable » in Le Théâtre en marche [1921], Gallimard, nrf, 1964, p. 64-70 et p. 71-76.

[2] Voir Tim Ingold, « Les matériaux de la vie » in Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux : Éditions Dehors, 2017.

[3] Gilbert Simondon, « Anthropo-technologie » (1961) in Sur la technique, PUF, 2014, p. 368.

[4] Voir notamment Revue Corps-Objet-Image n°2, « Alter : L’autre de la matière », TJP, Strasbourg, 2016. URL : < http://www.corps-objet-image.com/revue-coi-02/>

[5] Voir notamment : Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne (Paris : Larousse, 1994). Sur les comportements aberrants des matériaux mésomorphes, ni solides ni liquides, ayant l’apparence de l’un et le comportement de l’autre, voir : François Dagognet, Rematérialiser : matières et matérialismes (Paris, Vrin, 1985) et Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du XXème siècle (éd. Jacqueline Chambon, 2004).

[6] Voir les « smart materials » dont fait état Dominique Peysson dans L’image-matière (Paris : Éd. Dis Voir, 2016).

[7] Gilbert Simondon, cité par Estelle Zhong in « ‪Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon‪ », Techniques & Culture, 2015/2 (n° 64), p. 96-99. URL : . Voir également Henri Focillon, Vie des formes [1934], Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[8] Louis Becq de Fouquières, L’art de la mise en scène. Essai d’esthétique théâtre, Chap. XX, « De la loi d’apparence », Paris : G. Charpentier, 1884, p. 90-95.

[9] Concernant les modalités et les enjeux de l’imagination matérielle, voir Gaston Bachelard, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière (Paris : José Corti, 1942) et La poétique de la rêverie (Paris : Presses Universitaires de France, 1960). Creusant plus avant la question sensible et attentionnelle, voir Matthew B. Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (traduit par Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry), Paris : La Découverte, 2016.

[10] Ces questionnements étaient au cœur du colloque « Les arts de la scène au prisme du développement durable », organisé par Daniel Urrutiaguer en mars 2017 (actes à paraître dans le Hors Série n°5 de la revue Registres, éd. Paris 3-Sorbonne-Nouvelle). Ils sont également au cœur de l’axe « Matériaux » de la Chaire ICiMa (Chaire d’innovation Cirque et Marionnettes), portée par le Centre Nationale des Arts du Cirque et l’Institut International de la marionnette. Les lecteurs/trices pourront se reporter à la page de présentation générale de ce cycle de recherches (), et consulter plus particulièrement les articles liés au chantier « Cycle de vie des matériaux » ().

[11] Voir Tony Bennett and Patrick Joyce (eds.), Material Powers: Cultural Studies, History and the Material Turn (New York: Routledge, 2010); Diana Coole and Samantha Frost (eds.), New Materialisms: Ontology, Agency, and Politics (Durham, NC: Duke University Press, 2010) ; Jane Bennett, Vibrant Matter. A political Ecology of Things (Durham and London, Duke University Press, 2010).