Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lettres libres
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Gérard Haddad

L’accent, comme mémoire inconsciente

1Ai-je jamais pensé à cette question de l’accent ? Il a suffi, pourtant, que Céline Masson propose ce thème à ma réflexion pour que certaines variations surgissent immédiatement des ombres de mon esprit et cristallisent sur la page.

1. L’accent comme reste

2Autrefois, il n’y a pas si longtemps, dans les Alpes que la France partage avec la Suisse et l’Italie, pour ne citer qu’eux, chaque vallée possédait sa propre langue, son « patois », si semblable et si différent de celui de la vallée voisine, une certaine façon de moduler la langue.

3Il se trouva quelqu’un pour trouver la chose importante, un franco-suisse, Ferdinand de Saussure. C’est, entre autre, par une étude comparative de ces dialectes, avec de mystérieux détours par le lituanien ancien, que De Saussure fonda la linguistique structurale dont l’importance dans la pensée du xxe siècle fut considérable. Linguistes, bien sûr, mais également anthropologues et psychanalystes lui emboitèrent le pas.

4Aujourd’hui encore, dans la belle Italie, chaque petite ville possède son dialecte. Pour me limiter à une région qui m’est familière, la Vénétie, qui va de Vérone à l’Adriatique, avec quelques détours dans les contreforts alpins, le dialecte de la charmante bourgade de Sacile, est différent de celui du chef-lieu de la région, Udine. Avec de surcroit le parler frioulan qui rode dans les collines, aux confins de l’Autriche. Il en va ainsi pour toute l’Italie où chaque microrégion possède son langage.

5Mais voici qu’au xixe siècle la fièvre nationale s’empara des principautés et duchés qui produisirent tant de merveilles, avec le projet d’unifier en un grand corps toute la botte. Avant toute chose, il fallait se donner une langue nationale. Ce fut le dialecte toscan que l’on éleva à cette dignité et que l’on imposa à l’ensemble du pays comme langue dominante.

6Que resta-t-il de la profusion des précédents dialectes, de ces petits patois possédant un indéfinissable charme local qui se marie si bien au  petit vin et au fromage du pays, qu’en reste-t-il une fois écrasés par le rouleau compresseur de la langue nationale ?

7Eh bien, précisément, un accent spécifique, avec lequel on accommode la langue imposée. Cet accent est ce qui reste du dialecte d’origine souvent oublié.

8La façon dont une jeune fille d’Udine utilise l’italien est immédiatement reconnaissable à une oreille avertie comme l’est celle de la belle serveuse napolitaine qui place devant vous ces pâtes à la Norma que vous avez choisies pour votre déjeuner.

9De même peut-on deviner l’arabe ou le bambara chez ces ouvriers dont la sueur se mêle à l’asphalte de nos rues et au ciment de nos demeures avant que leurs enfants déracinés n’inventent une novlangue ou un nov-accent dont on ne sait de quoi ils témoignent sinon d’une absence d’horizon ?

10L’habitant de Carcassonne, ou le Marseillais, sait-il que son accent, qui chante le midi quand il parle français, est la métonymie d’une langue d’Oc ancestrale, peu ou prou oubliée ?

11Mais voici qu’un phénomène nouveau est venu aggraver cet effacement des traces, jusqu’à la racine ! La télévision, bien sûr avec son parler uniforme et aseptisé ! Bientôt, du nord au sud de l’Italie, les gens de bonne société en viennent à oublier leurs accents ancestraux. On veut bien qu’un arabe ou un africain du plus beau noir  vienne désormais, au nom de la diversité, présenter nos journaux télévisés, mais avec l’impérative condition que son accent s’identifie à celui d’un tourangeau. Cela ferait, sinon, bien mauvais effet.

2. L’accent et l’identité

12Restons en Italie, si exemplaire pour l’étude des accents. Si celui-ci est la trace ultime d’un dialecte refoulé par la langue nationale, pourquoi cette passante, sur le pont de l’Arno, florentine à la chevelure dorée, transforme-t-elle toujours le c de casa  ou de carne, en un âpre h aspiré ? Après tout, n’est-ce pas le dialecte toscan que les fondateurs de l’Italie moderne et unifiée, ont choisi comme langue nationale, l’italien tel que, désormais, on le parle et on l’écrit ?

13L’accent nous dirait donc autre chose, peut-être l’affirmation d’une identité fièrement affichée. En disant «  ‘asa » au lieu de « casa », je me déclare toscan, fier de ma petite province qui donna au monde tant de merveilles, toute une culture faite d’églises, de palais, de tableaux, de poésie, que l’on nomme  « Renaissance » ? Voilà une seconde piste sur laquelle il faut s’avancer.

14Je connais, sans vraiment les maîtriser, cinq langues. J’entretiens avec une seule d’entre elles une vraie familiarité. J’en connais les principales nuances et c’est avec elle que j’escalade parfois les versants abruptes de la pensée : le français. Est-elle ma « langue maternelle », celle en laquelle, dans un passé oublié, j’ai articulé mes premiers babils ? Nullement.

15Dans la ruche familiale où j’ai grandi, dans la promiscuité de mes parents et de mes aïeux, confié plutôt aux soins de mes grands parents qu’à ceux de mes géniteurs, aucun d’entre eux ne connaissait le moindre mot de français. La situation linguistique de mes propres parents n’était guère différente. Tout le monde dans ce rez-de-chaussée où j’ai grandi, ne parlait que l’arabe, un arabe assez particulier, au demeurant. Il est donc évident que mes premiers mots furent prononcés en cet arabe-là. Pour ce qu’il en est du français, il fut le résultat de ma conquête personnelle, une conquête amoureuse. Je ne sais, d’ailleurs, entretenir avec les langues qu’une relation amoureuse, voire érotique. D’où mes difficultés avec l’anglais que je n’ai jamais réussi à attirer dans quelque joute amoureuse.

16Mais pourquoi suffisait-il, chez nous en Tunisie, qu’un juif prononce trois mots en arabe pour être immédiatement identifié comme tel ? Précisément à cause de son accent, un accent qui suscita longtemps, secrètement en moi, un mélange de honte et de colère. Colère, car il aurait été si facile de le perdre, ce fâcheux accent qui nous désignait plus sûrement qu’une étoile jaune sur la poitrine ou un chapeau pointu sur la tête.

17De quoi était-il fait ? D’abord d’une sorte de langueur, plus accentuée chez les femmes, avec des voyelles que l’on traînait comme on traînait la babouche en la faisant claquer sur le pavé. Je retrouve depuis le même claquement de savate indolent chez les ouvrières chinoises de mon quartier.

18Cela donnait à toute l’existence un rythme particulier, comme si l’éternité nous appartenait et que rien n’était vraiment sérieux, hormis les rencontres d’amis sur la grande avenue et les querelles intra-communautaires qui donnaient son sel à l’existence.

19Mais il n’y avait pas que cette prononciation langoureuse. Il y avait aussi, piquetés ça et là, anodins d’apparence, quelques mots d’hébreu dont nous ignorions qu’ils l’étaient, hébraïques. D’où quelques malentendus.

20Il y avait surtout ce malin plaisir à transformer les sifflantes « s » en chuintement plus doux « sh » et parfois l’inverse, ou les gutturales « gh » en  « j ».

21La chaleur, si fréquente en ce pays, « S’khana » devenait  « shkhana ». Il aurait été, là aussi, si facile de corriger et de parler l’arabe comme il se doit. Il n’en était pas question !

22En vérité, cette inversion du s en ch, caractéristique des juifs tunisiens parlant l’arabe, a des racines profondes. Il suffit de rappeler qu’arabe et hébreu sont deux langues sémitiques possédant un grand nombre de racines communes. Sauf que… la prononciation de ces racines comporte souvent notre inversion s/ch. Ainsi, le soleil se dit shemesh en hébreu et shems en arabe. Habiter se dit shakhen en langue biblique et saken en langue coranique, avec cette conséquence importante, que la présence divine se nomme shekhina dans l’une et sakina dans l’autre.

23Emporté par cet élan, le parler judéo-tunisien a tendance à supplanter par des ch toutes les sifflantes qui existent pourtant bien en hébreu quand le musulman veille à cette distinction entre le shin et du sin.

24Dans ce détail de prononciation et dans quelques autres, nous retrouvons donc d’une part cette trace d’une langue oubliée, l’hébreu en l’occurrence, mais aussi l’affirmation, non dépourvue de risque, de l’appartenance à une foi différente et à une communauté minoritaire.

25Cette affaire du sh/s possède ses lettres de noblesse. On trouve en effet dans la Bible, dans le Livre des Juges, le récit d’une guerre civile qui déchira les tribus d’Israël.

26Le juge Jephté, chef d’une des deux factions, avait décidé, en bon stratège, plutôt que de se lancer dans des batailles frontales avec des troupes en nombre bien inférieur, d’occuper certains ponts stratégiques sur le Jourdain. À ses soldats qui lui demandaient comment distinguer un Hébreu d’un autre Hébreu, il leur donna ce moyen : « Demandez au guerrier qui se présente au pont de prononcer le mot shibboleth » (qui ne signifie rien d’autre qu’« épi », de blé par exemple). « S’il dit sibboleth, il appartient au clan ennemi, et vous l’exécutez. S’il dit « shibboleth », il est de notre tribu et vous l’épargnez. »

27Cet épisode biblique n’a pas échappé à Freud. Quel est, selon lui, le critère de la psychanalyse freudienne ? Le complexe d’Œdipe. La chose aurait pu être dite en ces termes compréhensibles. Mais Freud préféra l’énoncer différemment. Le complexe d’Œdipe est le Shibboleth de la psychanalyse, déclara-t-ilun jour, sans être bien compris par ses disciples. Mais peut-être ce choix ne procédait pas d’une coquetterie, mais d’une affirmation : c’est souvent à travers une pointe d’accent que la vérité se trahit.

28Aujourd’hui, curieusement, certaines recherches concernant les systèmes de sécurité sur internet ont justement adopté le mot shibboleth comme nom de code.

29On trouve dans l’œuvre de Freud un autre moment où il insista sur cette affaire d’accent comme indice de vérité. C’est dans un commentaire sur une histoire juive racontant l’accouchement de la femme d’un Rothschild. Curieusement, alors que la dame gémissait, l’accoucheur préféra entamer une partie de carte avec le mari surpris. Les gémissements de la parturiente allaient s’intensifiant sans que l’accoucheur ne s’émeuve. Il faut dire que la noble dame gémissait en un bel allemand francfortois. Mais voilà que soudain Madame Rothschild poussa un cri avec un parfait accent yiddish. L’accoucheur jeta alors ses cartes en déclarant : « Le moment est venu ». L’accent est bien le signal que l’on ne joue plus.