Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Lilia Beltaïef

La Langue Française dans le parler tunisien

Introduction

1Héritier d’une civilisation plurielle, il n’est pas étrange que le parler tunisien soit pluriel et fort de son « Plein chant polyphonique », comme le dit Hédi Bouraoui1. En Tunisie, la langue maternelle peut être aussi bien le tunisien que le berbère. L’arabe classique reste la langue paternelle. Quant au français, c’est la langue d’acquisition des connaissances.

2Choisir de s’exprimer en arabe, en français, en italien ou dans n’importe quelle autre langue, ne devrait en aucun cas être ressenti comme une trahison de notre identité tunisienne ou comme le symbole d’une quelconque aliénation occidentale. Le plus important est de pouvoir exprimer de la manière la plus claire et la plus fidèle ce qui traverse notre esprit ou nous hante au plus profond de nous-mêmes.

3C’est ce que confirme Moncef Ghachem, poète tunisien contemporain qui a choisi de s’exprimer en langue française :

Le français est historiquement assumé et constitue un instrument culturel efficace et fortement intégré. Je l’utilise car il a la capacité de traduire pleinement mon actuelle réalité spécifique d’Arabe, de Maghrébin, de Tunisien [...] j’écris en français sans pour autant me couper de la réalité vivante de mon peuple2.

4Tahar Bekri, poète tunisien de langue arabe et française, dit un jour : « je ne me sens nullement exilé dans la langue française. Je ne vis pas l’écriture en français comme un drame3 ». Pour un grand nombre de Tunisiens, la question du choix de la langue ne se pose pas. On parle en toute spontanéité, sans trop réfléchir à l’origine des mots que nous employons. L’essentiel est de réussir à communiquer avec l’autre. C’est cette façon de penser qui a fait que le parler tunisien, appelé plus couramment edderja, c’est-à-dire (la langue) d’usage, est ouvert à toutes sortes d’emprunts (lexicologique, phonologique, morphologique, etc.). Le contact entre les langues, générant un bilinguisme ou encore un plurilinguisme, est ainsi un enrichissement et pour la langue d’origine et pour l’esprit humain.

I. La langue française est bien la langue française

5Le parler tunisien est basé essentiellement sur la langue arabe. Mais, il y a beaucoup de mots d’origines différentes : berbère (langue des autochtones de l’Afrique du Nord), français, italien, maltais, espagnol, ... Cette hétérogénéité linguistique s’explique par des facteurs historiques et culturels. De par son emplacement géographique stratégique, la Tunisie, appelée aussi le portail de l’Afrique, a toujours été le carrefour par lequel transitaient commerçants et autres, entre le sud de l’Europe et l’Afrique.

6Le français, à côté de l’italien, occupe une place importante dans le parler tunisien. En voici quelques exemples qui font partie intégrante de ce parler : touriste, cave, bateau, manège, infirmerie, bandage, garage, ordonnance, photocopie, scanner, sucette, sécateur, crèche, crique, classeur, gomme, compas, équerre, gouache, stylo feutre, soupape, cirque, pneu, casque, filtre, citronnade, sac à dos, pourboire, buvette, biberon, vaccin, ...

7Aujourd’hui encore, les Tunisiens emploient des mots français, dans les mêmes contextes que les Français. Voici quelques exemples de ces mots, employés dans des phrases telles qu’elles sont dites dans le parler tunisien :

- touriste : [zu:z tu:rist Ʒa:w lgafsa]
   (Deux touristes sont venus à Gafsa.)
- camion, garage : [ri:t kamju:n fil garaƷ]
   (J’ai vu un camion dans le garage.)
- devoir, maths : [ʕandu: dəvwa:r ma:t]
   (Il a un devoir de maths.)

8Nous remarquons que ces mots s’emploient dans les mêmes contextes, sémantiques et distributionnels, qu’en langue française :

- Touriste : - a le sens de : quelqu’un qui vient en visite dans un pays étranger
- Garage : - a le sens de : espace aménagé dans une habitation privée, destiné à garer et à abriter les véhicules.
- Camion : - a le sens de : engin mobile qui sert à transporter les individus et les marchandises
- Devoir : - a le sens de : épreuve à passer, lors d’un cursus éducatif, ayant pour but l’évaluation des compétences de l’apprenant
- Maths : - désigne une matière enseignée à l’école.

9Un sens tout à fait conforme à celui utilisé par le locuteur natif français. Ces mots font partie intégrante du parler quotidien du locuteur tunisien. Le recours à ces termes s’explique par les raisons suivantes :
- il n’y a pas en arabe tunisien, un équivalent pour dire le concept en question.
- l’équivalent existe pour certains mots, mais en arabe littéraire. En voici quelques exemples en rapport avec ceux cités plus haut :

- touriste : سائح
- garage : مستودع
- devoir : فرض
- maths : رياضيّات
- buvette : مشرب
- compas : بركار

10Mais, le sujet parlant tunisien a pris l’habitude, de par l’usage qu’il fait de la langue, d’utiliser des mots qui ne sont pas d’origine arabe, surtout parce qu’il a découvert ou pris connaissance des référents désignés par ces mots, par le biais de locuteurs francophones et non arabophones, du moins dans un premier temps. La découverte du mot en arabe s’est faite ultérieurement, à un moment où le lexique a déjà pris place dans la mémoire lexicale des sujets parlants.

11C’est ce qui explique qu’en dépit de l’existence de l’équivalent en arabe littéraire, le locuteur tunisien utilise, le plus souvent et de la manière la plus naturelle qui soit, les mots d’origine française.

II. Ces mots qu’on croyait français

1. Une question d’étymologie

12Il y a dans le parler tunisien des mots qu’on prononce à la française, pensant que ces mots sont d’origine française. Ce qui est en partie vrai. Il s’agit de mots empruntés à la langue française et utilisés comme étant des mots français. C’est le cas par exemple de mots tels que :

13- sirop :          [mɣarfa siru: kol sbε:ħ]
      (Une cuillère de sirop chaque matin)
- talc :            [ħot ta:lk fi idik]
      (Mets le talc dans ta main)
- gilet :             [libsit Ʒile]
     Elle a mis un gilet)
- chimie :         [qwi: fiʃimi]
     (Il est fort en chimie)

14En empruntant ces mots, le locuteur tunisien pense parler en français, ce qui est tout à fait plausible, puisqu’il a puisé ces mots dans le lexique français. Lexique médical (sirop), vestimentaire (gilet), éducatif (chimie), ...

15Mais, un petit tour à travers l’histoire des mots, nous révèle que ceux-ci sont d’origine arabe. Avant d’atterrir dans les dictionnaires français, certains sont passés par d’autres langues, comme l’espagnol et l’italien, d’autres non. Ce qui les unit, c’est leur filiation arabe.

- sirop < شراب (ce qui se boit)
- chimie < كيمياء (même sens dans les deux langues)
- talc < طَلْق (silicate hydraté naturel de magnésium)
- raquette < راحة (اليد) (la paume de la main)
- carafe < غرّافة (pot à eau)
- guitare < قيثارة qui vient à son tour du grec : kithara pour dire : cithare.
- mousseline < en référence à Moussoul, ville en Iraq, d’où on ramenait ce genre de tissu.
- alcool < الكحول (même sens)
- divan < ديوان (salle d’audience des émirs arabes)

16Ces mots d’origine arabe ont été empruntés par les Français. Ils ont été assimilés et leur forme francisée a éclipsé la forme d’origine arabe. À leur tour, les Tunisiens les ont empruntés aux Français et les non initiés les utilisent comme des mots d’origine française.

2. Une question de culture

17Dans certains cas, nous nous retrouvons devant un dire français qui exprime un dit tunisien. Comment lire, par exemple, et surtout comprendre la poésie de Amina Saïd4 quand elle dit : "le soleil passe au tamis"5 ? Quel sens peut-on en tirer, si on ne connaît pas au préalable le proverbe tunisien qui dit qu’on ne cache pas le soleil avec un tamis, au sens de : il n’est pas possible de masquer les évidences par des arguments absurdes. Celui qui ne connaît pas ces références culturelles, a beau connaître toutes les subtilités de la langue française, il ne pourra pas saisir toute la charge sémantique véhiculée par cet énoncé. Plus encore, il trouverait bizarre cette alliance entre le soleil et le tamis.

18En voici un autre exemple. Le Retour vers Dieu est le titre d’un recueil écrit par le poète tunisien, Salah Ghileb. Un Français natif, et même un Arabe, non imprégnés de la culture tunisienne prendront ce message dans son sens le plus élémentaire : se tourner vers Dieu (1968), en quête de spiritualité ou d’absolution.

19Or, de la bouche d’un tunisien, qu’il soit dit en arabe tunisien (الرجوع لربّي) ou en français, c’est une expression idiomatique qui est à comprendre comme un aveu. Un aveu défaitiste : le locuteur reconnaît être arrivé à ses limites, en tant qu’être humain. La situation le dépasse. Il s’en remet alors à Dieu. Il n’est donc nullement question ni de repentir ni de quête de spiritualité.

20Autre exemple d’une écriture en langue française qui pour être saisie dans toutes ses nuances requiert une connaissance de la Tunisie, culture et histoire.

« Nos ancêtres étaient les Gaulois
Notre école la rue du Pacha6. »

21Dit par une Tunisienne, comme Aziza Mrabet, le premier vers (Nos ancêtres étaient les Gaulois) serait étrange, sachant que les ancêtres des Tunisiens sont les Berbères et les Arabes. Mais, ceux qui connaissent l’histoire de la Tunisie savent que le pays a été colonisé par la France et qu’à l’époque, les enseignants étaient des Français et les programmes enseignés aux élèves tunisiens étaient français, fond et forme. Par conséquent, on considérait ces élèves comme des sujets français et on leur enseignait l’histoire de la France, patrie mère.

22Il en est de même pour le deuxième vers. L’école de la rue du Pacha n’est pas une école ordinaire. Dans l’historique de la Tunisie, c’est une école de grande renommée. Une référence dans le domaine scolastique. C’est l’école Millet, fondée en 1900, à Tunis, dans la médina, à la rue du Pacha. C’était le premier établissement moderne, non dirigé par des missionnaires, destiné à recueillir les filles de l’Afrique du Nord, désireuses d’acquérir le savoir dans son sens le plus moderne.

23Alors est-ce que la langue française est vraiment française ?

III. Ces mots français made in Tunisia

24Il y a des mots français dans le parler tunisien qui, tout en gardant leur forme initiale, ont subi des transformations au niveau du sens, de la forme ou de l’usage.

1. Une question de sens

25Certains mots, empruntés à la langue française, ont connu lors de leur passage dans le parler tunisien des variations sémantiques. Nous relevons deux cas : une restriction ou une extension du sens.

a. Une restriction de sens

26On parle de restriction de sens pour désigner le cas de ces mots qui, pour un Français natif, sont polysémiques. Mais intégrés dans le parler tunisien, ils sont devenus monosémiques. Leur portée sémantique a été réduite. En voici quelques exemples :

Les exemples

Le sens en français7

Le sens en tunisien

batterie

1- série d’appareils, d’instruments, d’éléments destinés à fonctionner ou à être utilisés ensemble

2- ensemble des instruments à percussion...

3- ensemble de trains...

4- espace compris entre deux ponts sur un bâtiment de guerre moderne.

5- ensemble d’accumulateurs électriques reliés entre eux de façon à créer un générateur de courant continu...

- ensemble d’accumulateurs électriques reliés entre eux de façon à créer un générateur de courant continu... (plus particulièrement en parlant des véhicules)

purée

1- préparation obtenue en passant au tamis certains aliments, additionnés généralement d’un liquide pour les rendre plus fluides.

2- cette préparation à base de pommes de terre.

- cette préparation à base de pommes de terre

parabole

1- religion : allégorie qui renferme une idée morale.

2- comparaison

3- géométrie : ligne courbe qui résulte de la section d’un cône quand il est coupé par un plan parallèle à un de ses plans tangents.

4- audiovisuel : antennes paraboliques

- audiovisuel : antennes paraboliques

magasin

1- local pour recevoir et conserver des marchandises, des provisions, armes ...

2- établissement de commerce plus ou moins important ...

- établissement de commerce plus ou moins important (en référence à un commerce particulier : Magasin Général)

bibliothèque

1- meuble à rayonnages dans lequel sont rangés les livres.

2- collection de livres, de périodiques et de tous autres documents graphiques et audiovisuels classés dans un certain ordre.

3- local ou édifice destiné à recevoir une collection de livres ou documents qui peuvent être empruntés ou consultés sur place.

- meuble à rayonnages placé dans le salon, dans lequel sont placés des bibelots et plus rarement des livres.

tension

1- état de quelqu’un qui est tendu, contracté, nerveux. (On dit aussi tension nerveuse.)

2- situation tendue entre deux groupes, deux personnes, deux États : Tension diplomatique.

3- électricité : grandeur scalaire égale à la circulation d’un champ électrique...

4-mécanique : force exercée pour tendre un fil.

5- phonétique : phase initiale de l’articulation d’un phonème, ...

- état de quelqu’un qui est tendu, contracté, nerveux. (On dit aussi tension nerveuse.)

croissant

1- forme analogue à celle du croissant de la lune 

2- pâtisserie en pâte levée puis feuilletée et roulée en forme de croissant de lune.

3- emblème de la nouvelle lune, par lequel on désignait en Occident le monde musulman ...

4- instrument à fer recourbé et tranchant, ... (arboriculture)

5-meuble représenté les cornes tournées vers le chef.

6-pièce métallique de cheminée ...

- pâtisserie en pâte levée puis feuilletée et roulée en forme de croissant de lune.

chasse

1- action de chasser, de guetter ou de poursuivre les animaux pour les prendre ou les tuer.

2- partie d’un terrain, d’un domaine réservée pour la chasse ; ensemble de ceux qui prennent part à une chasse.

3- gibier pris ou tué en chassant : Vivre de sa chasse.

4- chasse d’eau : dispositif qui permet d’évacuer les déjections de la cuvette des toilettes.

- chasse d’eau : dispositif qui permet d’évacuer les déjections de la cuvette des toilettes.

b. Une extension de sens

27Contrairement aux cas décrits plus haut, certains mots français, en passant dans le parler tunisien, ont vu leur sens s’étendre. C’est le cas par exemple du mot "gaz" qui signifie en français un fluide informe qui se présente sous différentes formes (gaz naturel, gaz synthétique...)

28Si un Français emploie le mot gaz, c’est pour désigner cette substance, quelle que soit son origine et sa composition.

29En Tunisie ce même mot, gaz, est très communément employé, par tous les sujets parlants, toutes catégories sociales et intellectuelles confondues. De la bouche de tout le monde, ce terme désigne deux référents :
- le gaz : cette substance fluide qui sert de carburant et qui est contenue dans des bouteilles en métal.
- la cuisinière : il s’agit d’un emploi métonymique, sachant que les cuisinières dès leur première apparition en Tunisie fonctionnaient au gaz. Aujourd’hui encore, qu’elle fonctionne au gaz ou même s’il s’agit d’une plaque électrique qui n’a aucun rapport avec le gaz, dans le parler tunisien, une cuisinière est le plus souvent désignée par le terme : gaz.

2. Une question de forme

30Parfois, on donne l’impression de parler en français. Mais, ce n’est pas vraiment du français, puisque la forme d’origine a été altérée. Une altération qui est le résultat d’un embrouillement.

a. Changement de genre

31On rencontre, dans le parler tunisien, des mots français qui en passant au tunisien, ont changé de genre. Des mots masculins devenus féminins et vice versa.

  • Du masculin au féminin

32Exemples : doctorat, pyjama, bazooka, parasol, cadenas, taxi, appareil, serre-tête, magasin, blouson, bracelet, car, mandat, annexe, écurie (devenu [ku:ri])...

  • - Du féminin au masculin

33Exemple : vidange, radio, aspirine, espadrilles, bâche, persienne, parabole, malle (coffre de la voiture), électricité (devenu [trisiti])...

34Ce changement du genre, tel qu’il est illustré par ces exemples, peut s’expliquer par diverses raisons :
- Une confusion avec la morphologie du féminin en langue arabe. Celui-ci se démarque par la voyelle finale /a/. C’est le cas de mots qui, en français aussi, se terminent par cette même voyelle, des mots comme : doctorat, pyjama, bazooka, ...
- Une confusion avec le correspondant arabe (dialectal ou classique) qui se trouve être au féminin, comme dans les exemples suivants :

- car / حافلة (arabe classique)
- jardin / جنينة  (arabe tunisien)
- mandat : حوالة  (arabe classique)
- magasin / مغازة (arabe classique)
- appareil / ماكينة (arabe tunisien)
- bracelet / فردة (arabe tunisien)
- doctorat / دكتوراه (arabe classique)
- taxi : nous ramène vers la voiture, dite en tunisien : كرهبة et سيارة أجرة,  en arabe classique. Dans les deux cas, nous avons un substantif féminin.

35Dans d’autres cas, le changement de genre se fait suite à une assimilation avec un mot ayant une forme similaire (phonétiquement ou sémantiquement), mais qui ne désigne pas nécessairement la même chose. C’est le cas, par exemple, de blouson qui rappelle / بلوزة [blu:za] (vêtement traditionnel, typique de certaines régions) ou encore [vista], (pour dire veste), et qui désigne un vêtement similaire au blouson : les deux se portent par-dessus les vêtements.

b. Les limites du mot

36Dans d’autres cas, le locuteur tunisien se trompe sur les délimitations des mots. Précisons, avant d’aller plus loin, que le parler tunisien est un parler oral et non écrit. Par conséquent, les mots, quelle que soit leur origine, sont identifiés par leur forme sonore et non graphique.

37La confusion génère donc une erreur sur les frontières de certains mots. Cette procédure se réalise de deux manières : par extension ou par réduction.

  • b. 1. Une forme étendue

38Dans certains cas, le locuteur tunisien fait un amalgame entre un et plusieurs mots. Les frontières ne sont pas perçues correctement.

39 - Le cas du Déterminant + Nom

40- Le SN l’évier, composé d’un déterminant (l’ : forme réduite de le) et d’un substantif (évier), a donné en tunisien un seul mot, le substantif : [levje]. Désormais, le déterminant est perçu comme une syllabe faisant partie intégrante du substantif. Par conséquent, pour utiliser ce nom sous une forme définie, le locuteur tunisien lui ajoutera un autre déterminant, notamment le déterminant défini arabe [el], ce qui donne un nouveau syntagme nominal : [el levje].

41- le SN la gare a donné un substantif [laɡa:r]. D’où un exemple du genre : [qri:b mil laga:r] (proche de la gare). En arabe tunisien « mil » est une contraction entre la préposition mi(n) et le déterminant défini el, ce qui fait de [laɡa:r] un seul et unique mot.

42 - Le cas du Nom + Adjectif

43Pour illustrer ce cas de figure, nous proposons l’exemple de [lambatrik]8, un mot tunisien qui a pour origine le groupe de mots français : lampe + électrique. Amalgamés, ils ne sont plus qu’un seul et unique mot.

44Précisons, néanmoins que si la forme a changé, le sens, dans tous les exemples cités, n’a pas été altéré :

- [levje] désigne toujours un évier
- [laɡa:r] désigne toujours une gare
- [lambatrik] désigne toujours une lampe électrique

  • b. 2. Une forme réduite

45Par contre, dans d’autres cas, c’est le processus contraire qui se réalise. Il y a élimination d’une syllabe ou plus. La réduction touche toujours le début du mot. En voici quelques exemples :

46- le cas de [firmli ] :

47Ce mot, d’usage très fréquent dans le parler tunisien, a pour origine le mot français : infirmier. Son équivalent en arabe classique (ممرّض) est peu utilisé par le commun des sujets parlants.

48Il y a eu élimination de la première syllabe /in/ par confusion avec le déterminant indéfini un. Précisons que la graphie un est prononcée souvent de la même manière que in. C’est cette homophonie qui est à l’origine de cette confusion. Sans oublier la position de la syllabe in- par rapport au mot tout entier : elle est placée au début, ce qui accentue davantage le risque de confusion, pour quelqu’un qui ne connaît pas la langue française, mais qui a entendu dire le mot et l’a analysé à sa manière (l’étymologie populaire) : déterminant [un] + Nom. Sa connaissance de la langue française n’est pas terrible, mais il sait néanmoins que les noms en français sont précédés de déterminants comme un.

49- le cas de [avabo] / [vabo] :

50C’est le mot lavabo qui a été écourté. Encore une fois, il y a eu confusion sur le déterminant. Certains l’ont perçu comme un substantif avec un déterminant élidé, vu que le mot suivant commence par une voyelle : l’avabo. Pour d’autres, ce sera plutôt un nom féminin : la vabo. D’où les deux variantes morphologiques.

51- le cas de [krimoƷε:n] :

52C’est la déformation du mot lacrymogène. Même si la prononciation est en grande partie conservée, et que le sens est aussi préservé, le mot s’est fait amputé de sa première syllabe. Encore une fois, le sujet parlant tunisien a fait la confusion entre deux homophones : le déterminant défini féminin singulier la et la syllabe /la/. La confusion est consolidée par la place de cette syllabe : au début du mot. Elle donne l’impression qu’on est face à un syntagme nominal, composé du déterminant la et d’un nom du genre "crymogène".

53- Le cas de [ɡrafœz] :

54C’est la réduction de la forme agrafeuse. Encore une fois, le déterminant défini brouille les pistes. Confusion entre l’agrafeuse et la grafeuse. Le déterminant élidé l’(e) est associé à la voyelle initiale a- du substantif agrafeuse. D’où la création d’une nouvelle forme et d’un nouveau signe linguistique. Le référent désigné par les deux signes est le même.

55Ce qui fait la particularité de cet exemple, c’est que le mot obtenu suite à la réduction phonique est bel et bien un mot français. Néanmoins, le sens n’est plus celui d’agrafeuse. La forme phonique [ɡrafœz] est homophone d’un autre mot français : Le substantif graffeuse (qui s’écrit avec deux f) est la forme féminine de graffeur. Ils dérivent du mot graff qui désigne une composition picturale basée sur des calligraphies réalisées sur un mur avec des bombes. Le terme graffeuse désigne la personne qui réalise ce genre de graffitis ou de peintures.

3. Une question d’usage

56Un même référent peut être désigné de deux manières différentes, selon que le locuteur est un Français ou un Tunisien.

57Là ou le Français dira : - table de chevet, le Tunisien dira : - table de nuit
- lampe de chevet   - veilleuse
- (école) maternelle   - jardin d’enfants
- station d’essence   - kiosque
- pavillon   - villa
- bague de fiançailles   - solitaire

58Les mots employés, d’un côté et de l’autre, sont certes français, mais chacun semble choisir, dans le registre des synonymes, son propre lexique.

Conclusion

59La présence de la langue française dans le parler tunisien est une évidence indéniable. Tantôt, les normes et les usages sont identiques à ceux des sujets parlants natifs français, tantôt, le locuteur tunisien met son grain de sable dans la langue qu’il utilise régulièrement ou occasionnellement pour s’exprimer, communiquer, réfléchir, rêver, ... C’est ce grain de sable qui fait que, chez le locuteur tunisien, la langue française n’est pas toujours la langue française.

60L’emploi d’une langue étrangère reste tributaire d’une expérience personnelle. Une expérience qui, avec le temps ou le concours de certaines circonstances, laisse son empreinte sur la langue qui l’exprime et la décrit.