Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Mémoire de l'oubli
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Laure Depretto

Découper la mémoire. Le fantôme de Bruno Schulz, par Jonathan Safran Foer

« J’avais dès cette époque une opinion différente, je savais que le Livre était un impératif, un devoir. Je sentais sur mes épaules le poids d’une grande mission »
Bruno Schulz, « Le Livre », Le Sanatorium au croque-mort1

1Tout livre fantôme n’est pas un disparu. Il peut suffire qu’il ait failli l’être pour qu’on se félicite de sa conservation. Et qu’il vienne à hanter un de ses lecteurs, en l’occurrence pour le cas qui va nous occuper, un auteur. Pour célébrer le peu qui nous est parvenu de la prose de Bruno Schulz, artiste juif polonais, abattu en pleine rue par un officier nazi en 1942 à Drohobycz2, l’écrivain américain Jonathan Safran Foer a imaginé un livre-objet qui matérialiserait la présence fantomatique du Juif assassiné. Il a évidé, comme avec des emporte-pièces, un des deux recueils de nouvelles de Schulz publié en anglais sous le titre The Street of Crocodiles (en français, Les Boutiques de cannelle) et a laissé physiquement, sous forme de trous dans la page, les mots de Schulz qu’il a effacés pour exhumer une nouvelle histoire3. Pour en donner un aperçu, voici la dernière page de chacun des deux livres :

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2Ce livre-objet intitulé Tree of Codes est déroutant4, ne serait-ce que par son poids : puisque chaque page est allégée d’une grande partie de son volume, le livre, ne pèse pas grand-chose en regard de la largeur de sa reliure et surtout il semble plus creux au milieu. Le deuxième trouble intervient lors de l’ouverture du livre : comment lire ? quel mode opératoire adopter ? Faut-il lire les mots à la manière des Cent mille milliards de poèmes de Queneau, en découvrant ce que produit la rencontre des mots d’une page avec ceux des suivantes (ci-dessous, image du haut) ou bien lire uniquement ceux d’une seule page, un par un, en « sautant » les trous (image du bas) ?

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3À l’usage et une fois la désorientation première passée, on se rend compte qu’il faut lire les pages une par une et non solidairement. Ce travail d’accommodation visuelle peut être facilité – même si c’est un peu tricher – par l’insertion d’une page blanche entre chaque page découpée pour aider à repérer les mots d’une seule et même page, un peu à la manière du guide-ligne qu’on utilisait naguère pour écrire un courrier sur du papier de correspondance non ligné (revoir l’image du bas). Même si les mots dispersés sur la page ont un sens dès lors qu’on les lit en continu, il n’en reste pas moins que la lecture est ardue, semée d’embûches, qu’on est contraint de ralentir, d’avancer lentement, comme on le ferait avec une liasse d’archives, difficile à déchiffrer et prête à tomber en lambeaux. Le lecteur de Tree of Codes se découvre en train d’accompagner précautionneusement le mouvement de chaque page afin qu’elle ne se déchire pas.

4Au sein des rayonnages de spectres, on s’intéresse ici à un cas particulier : un texte existant de manière autonome, qui a bien été écrit, conservé jusqu’à aujourd’hui et présent – quasi matériellement – à l’état de fantôme dans une autre œuvre. Page après page, le lecteur de Tree of Codes ne cesse de se demander ce qui manque, ce qui était écrit, là, à la place du trou ; mais, à travers les fenêtres, il jette aussi un œil sur les pages suivantes, en une forme de lecture oraculaire5. Livre unique, qui fait regarder le lecteur à la fois vers le passé et le futur, épiphanie littéralement intraduisible6, Tree of Codes pourrait bien être l’emblème, voir le totem des bibliothèques fantômes, puisqu’il tente de donner une présence matérielle à la disparition. Cette démarche est d’ailleurs rendue visible dès le titre Tree of Codes, qui est le résultat de la suppression de certaines lettres du titre anglais du recueil de Schulz, The Street of Crocodiles.


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5Dans l’après-propos qui figure à la fin du livre ainsi évidé, Jonathan Safran Foer rappelle qu’au moment de l’occupation par les nazis de sa ville natale de Drohobycz en 1941, Schulz, contraint de s’installer dans le ghetto, confia à des non-juifs la plus grande partie de son œuvre (gravures et papiers manuscrits). Dans ces papiers, figurait l’ébauche d’un roman intitulé Le Messie. Cet ensemble que Schulz pensait sauver de la destruction en s’en séparant n’a jamais pu être retrouvé. Ne reste donc de lui que les deux recueils publiés de son vivant, traduits en français sous les titres Les Boutiques de cannelle (1934) et Le Sanatorium au croque-mort (1937). Au fil du temps, une partie de la correspondance a pu être rassemblée par le poète et biographe de Schulz, Jerzy Ficowski, qui a consacré sa vie à cela7, ainsi qu’à tenter – en vain – de retrouver Le Messie.

6Après cette évocation biographique, Foer rapporte la fameuse histoire de la destruction par les Romains du Second Temple de Jérusalem. Ne parvenant pas à détruire le « quatrième mur », ces derniers firent de nécessité vertu : ce mur serait la trace de ce qui avait été anéanti, le témoignage de la victoire romaine sur l’ennemi8. Tandis que du côté des Juifs, l’habitude se prit de glisser des petits papiers contenant des prières entre les pierres de ce qu’on appellerait bientôt le Mur des lamentations. Foer assimile l’ensemble de ces petits papiers à un livre magique, non relié, qui serait lui aussi un témoignage, mais des vaincus cette fois. L’auteur hésite sur le statut à attribuer à l’œuvre survivante de Schulz :

Like the Wailing Wall, Schulz’s surviving work evokes all that was destroyed in the War : Schulz’s lost books, drawings and paintings ; those that he would have made had he survived ; the millions of other victims, and within them the infinite expressions of infinite thoughts and feelings taking infinite forms.
Or is Schulz’s work more like a bound version of those disparate prayers left in the wall?

Comme le Mur des lamentations, ce qui a été sauvé de l’œuvre de Schulz évoque tout ce qui a été anéanti pendant la guerre : les manuscrits, dessins et peintures perdus ; ceux qu’il aurait réalisés s’il avait survécu, les millions de victimes de cette guerre et en chacun d’eux, les manifestations infinies de pensées et de sentiments infinis prenant des formes infinies.
À moins que l’œuvre de Schulz ne soit plutôt comme une version reliée de toutes ces prières déposées dans le mur9 ?

7Faut-il considérer les recueils de Schulz comme l’analogue du quatrièmemur des Romains ou comme l’équivalent des petits papiers que les Juifs y glissent ? Sont-ils un mémorial en ruine ou la promesse d’avenir d’un peuple ? On serait tenté de ne pas trancher : célébration du texte de Schulz, Tree of Codes est, dans le même mouvement, déploration de ce qui a été perdu.


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8De nombreux romanciers se sont déjà emparés de la figure légendaire de Bruno Schulz. Cynthia Ozick dans Le Messie de Stockholm (Payot, 1988), David Grossman dans Voir ci-dessous : Amour (Seuil, 1991)10, plus discrètement Philip Roth dans L’Orgie de Prague, épilogue de la trilogie Zuckerman (dans Zuckerman enchaîné, Gallimard, 1987) et Nicole Krauss dans L’Histoire de l’amour (Gallimard,2006)intègrent Bruno Schulz dans leurs intrigues, plus ou moins explicitement et chacun à leur manière, comme le fantôme après lequel courent les personnages. Ils en font le symbole même de la perte11. La fin tragique de Schulz est au cœur de tous ces hommages, y compris dans l’expérimentation de Foer. Mais ce qui change dans son cas, outre qu’on n’a pas affaire à une nouvelle intrigue romanesque, c’est que, contrairement à ces romans, l’accent de la déploration cohabite à part égale avec la jouissance de (re)constituer un nouveau livre, à partir – littéralement, et non plus seulement métaphoriquement – de celui de Schulz. Mur ou petits papiers. Il y a bien deux façons de considérer ce qui reste : soit ce n’est qu’un signe pointant l’ampleur de la perte, presque rien par rapport à tout ce qu’on ne lira plus, un pan de mur par rapport à tout un temple, non seulement à tout ce que Schulz avait écrit et qui a été perdu mais encore à tout ce qu’il aurait écrit s’il n’avait pas été assassiné. Soit on mesure la chance que ce peu ait survécu et l’on essaie d’en multiplier les apparitions.

9Rien de plus exaltant que de ressusciter un mort. Mais dans ce cas, quelle différence avec le possible ? Par le biais de Tree of Codes, on peut percevoir la nature des relations entre textes possibles et textes fantômes. Foer explique qu’il cherchait à s’essayer à cette technique du livre-objet12, qu’on travaille, qu’on découpe, qu’on déchire, auquel on fait subir toutes sortes de traitements. Il n’en est évidemment pas l’inventeur, ni le premier à mettre la matérialité du livre au cœur d’une démarche artistique. On peut penser, parmi (beaucoup) d’autres aux œuvres de Doug Beube, de Brian Dettmer ou plus récemment à l’exposition « Unbinding the book » présentée à la foire du livre d’art à Londres en septembre dernier13. Certaines de ses expériences ne sont d’ailleurs pas du goût de tout le monde. Ainsi Lucien X. Polastron fustige-t-il ce qu’il déplore comme une mode : « voilà les arts du livre recyclés en book art. La nostalgie rongeant tous les freins, le livre en papier se trouve ainsi réduit à l’état de thème autant que de matériau, tous ces articles se réclament bien évidemment de Borges14 ». Sans se prononcer sur ce verdict, on pourra à tout le moins objecter que Tree of Codes reste bien un livre, dans sa forme comme dans son contenu, qu’il ne se contemple pas dans une galerie ou un musée, mais qu’il s’achète dans une librairie, qu’il se lit15. Dans sa conception même, Tree of Codes est célébration du livre imprimé, du support papier. Dans plusieurs entretiens, Foer insiste sur l’importance qu’il accorde au corps, à la chair du livre, à la beauté de la fabrication artisanale16.

10Ce qui distingue Tree of Codes des autres manipulations sur le livre, c’est non seulement qu’il est lisible, mais qu’il vise à matérialiser un rapport fantomatique. En ce sens, il s’inscrit dans le droit chemin de A Humument, de Tom Phillips. En 1966, cet artiste se fixe comme objectif de faire de l’art à partir du premier livre à trois pence qu’il trouvera chez un libraire d’occasion. Il tombe sur A Human Document, roman de l’auteur victorien William Hurrel Mallock et décide de travailler à partir de ce support, par effacement, découpage, coloriage, etc. Il fait apparaître un nouveau texte entourant certains mots imprimés dans des bulles17. Le titre donné à cette œuvre au long cours, dont la première édition remonte à 1973 et dont la plus récente comprenait une version papier et une version numérique (sous la forme d’une application pour iPhone et iPad), est une contraction du titre du roman victorien. Si A Humument est disponible en format livre, papier et numérique, il est surtout exposé dans des galeries et des musées, ce qui n’est pas, à notre connaissance le cas de Tree of Codes, dont le statut de livre reste premier. Mais c’est surtout le point de départ qui distingue les deux projets. Foer signale qu’il avait bien pensé à faire une telle expérience avec une encyclopédie, un dictionnaire, un annuaire…mais qu’il craignait qu’elle se limite à un exercice de style. Il lui fallait un supplément d’âme. Pour cette raison, il renonça à prendre pour matière première un ouvrage avec lequel il n’aurait pas entretenu un rapport particulier. Dans notre perspective, on remarque un premier écart entre les textes (à) fantômes, qui revendiquent le poids d’une certaine responsabilité, et les textes possibles, qui s’épanouissent sous le régime d’une certaine légèreté, de l’insouciance du hasard (prendre le premier livre venu, le premier qui vous tombe sous la main).

11On peut faire une deuxième distinction entre possibles et fantômes, au sein même de l’œuvre cette fois : Tree of Codes est un texte possible de Schulz puisque tous les mots s’y trouvaient déjà ; ils sont seulement mis en lumière, en vedette par Foer. En revanche, le texte de Schulz est bien un fantôme dans Tree of Codes. Fantôme avec lequel Foer entretient un rapport ambigu au moment où il s’apprête à le rendre tel. Alors même que son texte-source lui offre le supplément d’âme qui lui aurait manqué avec un dictionnaire, un annuaire, ou n’importe quel livre pris au hasard, se mettre à en effacer des pans entiers de manière délibérée ne revient-il pas à l’annihiler, à le profaner ? Foer formule ainsi le sentiment équivoque à l’endroit de son mentor, le texte-futur-fantôme, le fantôme-in-progress que suscite la fabrication du nouveau texte possible :

At times I felt that I was making a gravestone rubbing of The Street of Crocodiles, and at times that I was transcribing a dream that The Street of Crocodiles might have had. I have never read another book so intensely or so many times. I’ve never memorized so many phrases, or, as the act of erasure progressed forgotten so many phrases.
This is in no way a book like
The Street of Crocodiles. It is a small response to that great book. It is a story in its own right, but it is not exactly a work of fiction. It is yet another note left in the cracks of the wall.

Par moments, j’avais l’impression de faire un frottage de cette pierre tombale qu’est The Street of Crocodiles, et à d’autres moments, de transcrire le rêve que The Street of Crocodiles pouvait avoir fait. Je n’ai jamais lu un autre livre aussi intensément ou un si grand nombre de fois. Je n’ai jamais mémorisé autant de phrases, ni, à mesure que progressait le geste d’effacement, oublié autant de phrases.
Ce livre ne ressemble en aucune manière à The Street of Crocodiles. C’est une modeste réponse à ce grand livre. C’est une histoire à part entière, mais ce n’est pas exactement une œuvre de fiction. C’est un petit papier de plus déposé dans les lézardes du mur18.

12Dans la suite de l’après-propos, Foer explique qu’il a progressivement acquis la conviction que le recueil de Schulz était lui-même une version réduite d’une œuvre plus vaste. Comme si l’histoire du livre était faite d’une suite ininterrompue d’exhumations, comme si tout livre encore lisible n’était jamais que la faible trace d’une inscription plus vaste effacée par le temps. Par conséquent, il deviendrait impératif de repartir de ces traces pour en multiplier les formes de présence, les supports d’existence. La hantise de la perte est compensée par la multiplication des textes à partir d’un seul, arbre unique contenant (tous) les codes…


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13En février 2001, le cinéaste Benjamin Geissler et son équipe se sont rendus dans la ville de Schulz à la recherche des fresques qu’il avait peintes dans la chambre des enfants de Felix Landau, un officier de la Gestapo qui l’avait pris sous sa protection en échange de cette commande de peinture. Ils les ont retrouvées, masquées par une couche de peinture et exhumées19. Dans sa préface à l’édition anglaise des œuvres de Schulz, Foer décrit ainsi la scène de la découverte :

The walls were white, but from a few inches away, one could see faint outlines, like shapes deep under ice. Geissler rubbed at one of the walls with the butt of his palm and color surfaced. He rubbed more, like doing the rubbing of a grave, and could make out figures: fairies and nymphs, mushrooms, animals and royalty…

Les murs étaient peints en blanc, mais en s’éloignant un peu, on pouvait voir des contours estompés comme des formes enfouies sous les glaces. Geissler frotta l’un des murs du plat de la main et de la couleur apparut. Il frotta davantage, comme s’il frottait une tombe et il put distinguer des figures : des fées et des nymphes, des champignons, des animaux, une famille royale…20

14Après de nombreuses tractations et négociations, une partie de ces peintures murales fut enlevée et emportée en Israël à Yad Vashem21. Il peut sembler paradoxal que le geste inverse de Foer (effacer une partie du texte de Schulz) puisse lui aussi être assimilé à une exhumation : mais c’est précisément qu’il fallait inventer un autre mode d’exhumation, propre à la chose imprimée reproductible à l’infini, par opposition à l’œuvre peint, dont il n’existe qu’un exemplaire, dans une seule maison.

15Et ce n’est pas non plus le moindre des paradoxes d’avoir réalisé, grâce à l’évidement matériel de rectangles-fenêtres dans chaque page, la représentation physique d’un texte fantôme, d’avoir garanti une nouvelle pérennité à un livre déjà survivant sur un support en soi très fragile. Hanté par Schulz – comme beaucoup d’autres avant lui – Foer impose en retour sa présence dans le recueil de l’auteur polonais, qu’un lecteur anglophone pourra se surprendre à (re)lire en sautant les mots et les phrases effacées dans et par Tree of Codes.