Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Larry F. Norman

Classicisme et herméneutique : un paradoxe ?

1Le titre de cet article pourrait surprendre. Qu’y a-t-il de paradoxal, peut-on se demander, dans l’alliance des termes « classicisme » et « herméneutique » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une association parfaitement évidente ? L’âge dit classique en France est après tout connu pour certaines obsessions herméneutiques, et notamment pour sa tendance à fixer un sens distinct et stable à tout texte littéraire. Pour n’en donner que deux exemples, le goût pour l’apologue et pour l’allégorie fait du xviie siècle un âge d’or de l’« écriture codée » et de son déchiffrement rationnel1, tandis que les règles poétiques censées gouverner les genres littéraires suscitent une véritable explosion d’« examens » critiques et de préfaces didactiques visant à guider l’interprétation des œuvres. Il ne s’agit donc pas ici de nier l’importance de l’activité herméneutique à l’âge classique, mais plutôt de comprendre la résistance à laquelle elle doit faire face.

2Cette résistance est réelle, elle est souvent féroce, et elle se fonde sur certains principes élémentaires de la critique telle qu’elle s’exerce à l’époque. Compte tenu de la diversité de ces principes, l’anti-herméneutisme de l’âge classique est nécessairement multiple, mais il est possible de le décomposer en trois rubriques, représentant trois domaines clefs de l’évaluation critique : philosophique, pragmatique et esthétique. D’un point de vue philosophique, ou plus précisément épistémologique, nous avons affaire au rationalisme déducto-géométrique du xviie siècle, à sa valorisation de la clarté intellectuelle et linguistique, qui lui permettrait de faire l’économie de l’interprétation, ou plus précisément de l’interprétation d’un sens indirect ou caché des textes censés être parfaitement limpides. Quant à l’approche pragmatique, il s’agit de l’importance accordée au « plaisir du public », c’est-à-dire au succès de l’œuvre, qui rendrait inutile, voire impertinent, le discernement de tout sens supplémentaire ou oblique. Et en ce qui concerne l’esthétique, il s’agit de l’intérêt pour l’ineffable, pour le « je-ne-sais-quoi » et pour le « sublime », dont l’appréciation intuitive se révèle rebelle à toute explication purement intellectuelle du texte ou de l’œuvre d’art.

3On peut donc distinguer dans la pensée anti-herméneutique trois valeurs suprêmes, qui relèvent respectivement des trois domaines évoqués (philosophique, pragmatique et esthétiques) : la clarté, l’efficacité, et l’ineffabilité, ou, autrement dit, simplicité, succès et sensation. Il faut admettre que ces valeurs se trouvent souvent en contradiction, mais elles travaillent tout de même ensemble pour former une certaine notion (certainement pas la seule) de ce qu’on appelle le classicisme, le terme étant pris ici dans le sens d’une catégorie stylistique ou d’une qualité prétendument innée de l’œuvre. Il s’agit en un mot de « l’immédiateté » conférée par un certain discours critique aux œuvres qualifiées de « classiques ». Henri Peyre résume parfaitement en 1933 dans Qu’est-ce que le classicisme ? ce lieu commun de la critique : un auteur classique, affirme-t-il, « tend à établir entre la matière et la manière de son œuvre une adéquation parfaite » et « fait en sorte que les mots ne dépassent pas sa pensée, qu’ils restent en deçà d’elle »2. On serait tenté d’y ajouter le corollaire de ce constat, à savoir que l’auteur classique fait en sorte que la pensée ne dépasse pas non plus les mots, qu’elle reste en deçà d’eux aussi. Le classicisme comporte donc en lui souvent l’idée d’une évidence qui rendrait l’interprétation superflue. Comme si le classicisme et le travail herméneutique étaient incompatibles…

4L’attitude d’Henre Peyre et de toute une tradition qu’il suit et qu’il nous transmet, servira aussi à nous rappeler que cette notion d’autosuffisance, pour ainsi dire, de l’œuvre, de son manque de besoin d’interprétation, ne se limite pas aux frontières temporelles de l’âge classique. Les présupposés critiques qui opposent classicisme et herméneutique n’ont pas disparus, et cette continuité critique nourrira l’examen des trois domaines anti-herméneutiques que j’entreprends ici. Dans chaque cas, j’ébaucherai donc brièvement quelques filiations entre les positions prises à l’âge classique et celles adoptées par la critique moderne.

5Si dans le cadre délimité de cette intervention je me concentre sur ces tendances anti-herméneutiques, celles-ci doivent être néanmoins situées dans un rapport dialectique plus large, qui peut se résumer de manière télégraphique en ces termes : herméneutique, anti-herméneutique, herméneutique refondée ou transformée. Quant au premier terme de la dialectique, j’ai déjà évoqué plus haut les penchants herméneutiques, largement répandus à l’âge classique, qui sont la source du profond soupçon dont ils sont l’objet. Mais cette réaction anti-herméneutique est moins sure d’elle-même, moins univoque et triomphante, qu’elle ne le paraît au premier abord. En termes freudiens, l’âge classique (de même que le courant « classicisant » moderne dont témoigne Henri Peyre) proteste avec trop de fracas pour ne pas laisser entrevoir à cet égard une inquiétude profonde ; la résistance à l’interprétation ne saurait surmonter la force implacable de la pulsion vers cette activité critique. Cette résistance a cependant des conséquences capitales, car elle redirige la critique vers d’autres voies herméneutiques qui constituent le troisième terme de cette dialectique : une certaine réorientation des pratiques d’interprétation. C’est vers ce repositionnement de l’herméneutique, voire sa victoire ultime, que je reviendrai en guise de conclusion, après avoir analysé les trois courants qui s’y opposent.

Clarté, ou l’exigence philosophique3

6L’attaque philosophique contre l’activité interprétative se nourrit surtout d’une forte méfiance à l’égard de l’ésotérisme. Cette méfiance est déjà présente dans l’humanisme sceptique d’un Rabelais (dans son prologue à Gargantua) ou d’un Montaigne4, mais elle connaîtra un essor important au xviie siècle sous l’influence croissante du rationalisme. Pour comprendre l’embarras suscité par les pratiques herméneutiques, il faut d’abord se rappeler que selon l’acception qui prédomine à l’époque, le recours à l’interprétation présuppose une obscurité inhérente du texte, dont il faut extraire la signification non évidente, sinon profondément cachée. Il serait utile de citer à cet égard de la définition donnée en 1690 dans le Dictionnaire universel de Furetière :

Interpréter. v. act. Expliquer, faire entendre une chose obscure, la rendre claire […] chercher le véritable sens […].
INTERPRETATION. s.f. Explication, traduction, commentaire. Ce passage est obscur, il en faut chercher l’interprétation dans le commentaire […]5.

7Il va sans dire qu’au xviie siècle l’adjectif « obscur » prend presque systématiquement un sens foncièrement péjoratif – à l’exception peut-être de l’exégèse biblique6, mais je me limite ici à la littérature profane et à sa réception. Et dans ce dernier domaine, le problème peut se résumer en un simple syllogisme : seuls les textes obscurs requièrent d’être interprétés ; les textes obscurs sont par définition mauvais ; donc, seuls les mauvais textes requièrent d’être interprétés. On devine aisément le corollaire de ce raisonnement : pourquoi perdre son temps à interpréter un mauvais texte ? Tout particulièrement s’il s’agit d’un mauvais texte littéraire, un poème par exemple, dont la valeur principale consisterait à être bien écrit ? Voilà à peu près l’argument que les partisans des Modernes, tels que Charles Perrault et Fontenelle, adoptent dans leur critique acerbe des poèmes homériques et surtout des justifications allégoriques proposées par les philosophes antiques et léguées aux humanistes néo-platoniciens et néo-stoïques de la Renaissance7.

8Rien de surprenant ici, vu le rationalisme exigeant de ces deux chefs du parti Moderne. Il serait donc plus intéressant d’examiner les auteurs qui sont a priori plus favorables à la production allégorique8. Cependant, les défenseurs de l’allégorie feront tout pour circonscrire, voire éliminer, le recours à son interprétation.

9Un cas exemplaire est fourni par ce champion de l’allégorie qu’est l’abbé d’Aubignac, auteur de contes allégoriques et chef de sa propre « Académie » dite « Académie des allégories ». Sa conception rigoureuse de l’allégorie exige néanmoins une certaine transparence qui l’éloigne fortement de tout ésotérisme. Dans ses Conjectures académiques, ou Dissertation sur l’Iliade, d’Aubignac embrasse un idéal classique selon lequel toute allégorie digne de ce nom se définit par un rapport « convenable », « juste » et « propre » entre son sens littéral et son sens caché9. Son déchiffrement doit donc être « facile » pour tout lecteur et doit se faire automatiquement, sans « besoin d’interprète », comme par un réflexe herméneutique10. La position de d’Aubignac se réduit à cette formule : « toutes les allégories qui donnent de la peine [à interpréter], ne sont pas moins désagréables qu’inutiles11 ». De telles allégories obscures ont le défaut de susciter « une trop facile ouverture à toute sorte d’imaginations les plus grotesques12 ». C’est ainsi que d’Aubignac dénonce impitoyablement « la liberté d’interpréter13 » réclamée par les herméneutes savants.

10Cette méfiance envers l’interprétation, ou au moins envers la « surinterprétation », est plus ou moins universelle à l’âge classique. Même Anne Dacier, la plus célèbre praticienne de l’interprétation allégorique d’Homère à l’époque, doit avouer que « notre siècle méprise ces voiles et ces ombres, et n’estime que ce qui est simple et clair14 ». C’est justement cet idéal d’un sens figuré simple et clair que Boileau loue dans ce qui est peut-être la plus célèbre des apologies classiques de l’allégorie, sa défense de l’épopée païenne dans l’Art poétique. Pour Boileau, le poète épique n’est pas essentiellement considéré comme un philosophe qui emploie les figures allégoriques pour révéler une vérité par le moyen de leur interprétation, mais plutôt comme un fabricateur de fiction qui les emploient pour « égaye[r] » et « embelli[r] » le récit15. De plus, ces « ornements » allégoriques se réduisent presque systématiquement, chez Boileau, à des personnifications dont la signification est totalement évidente. L’allégorie n’est plus qu’une sorte d’antonomase : « Minerve est la Prudence, et Vénus la Beauté ».

11Ces exemples clés indiquent que, selon les normes littéraires qui prédominaient à l’époque, « l’écriture codée » de l’allégorie classique se transmet idéalement par un code dont le secret est connu de tous ; le voile de l’allégorie est tellement translucide, voire transparent, que chaque lecteur peut facilement discerner ce qu’il cache. La « liberté d’interpréter » dénoncée par d’Aubignac se voit donc circonscrite par une série de contraintes : respect rigoureux des intentions de l’auteur, établissement d’un rapport exact et rationnel entre sens littéral et sens figuré, parfaite insertion dans l’économie d’ensemble du récit.

12Tous ces principes semblent très ancrés à l’âge classique. Cependant, si l’on regarde les cinquante dernières années, on en retrouve un bon nombre qui ont été diversement adoptés par les critiques des excès supposés de l’herméneutique post-moderne. C’est sans doute E.D. Hirsch qui s’est voué de la façon la plus féroce à (ré)imposer les exigences d’une « validation » rigoureuse afin de délimiter la liberté prétendument gratuite réclamée par les herméneutes, en réaction à ce qu’il appelle leur « athéisme cognitif », leur « subjectivisme » et leur « perspectivisme »16. De manière moins polémique, la critique élaborée par Umberto Eco de la « surinterprétation » (overinterpretation) veut remplacer l’autorité de l’auteur par celle du texte, tout en revenant justement à la charge contre les excès de l’allégorèse classique17. Si ces querelles post-structuralistes sont aujourd’hui derrière nous, c’est pourtant justement ce recul critique – ainsi que la crise actuelle des études humanistes remettant en cause l’apport d’un art d’interprétation littéraire – qui a sans doute suscité ces dernières années une réévaluation importante des pratiques herméneutiques. C’est une réévaluation qui, des deux côtés de l’Atlantique, emprunte plusieurs voies : celle, par exemple, d’une nouvelle réflexion sur l’interprétation philologique, ou celle d’un vaste examen des théories et des histoires de l’herméneutique. Dans les deux cas, les parallèles esquissés ici sont intéressants : les luttes herméneutiques de la deuxième moitié du xxe siècle seraient susceptibles, me semble-t-il, d’éclairer au moins partiellement la réaction de l’âge classique à l’exubérance interprétative de l’Humanisme renaissant – et vice versa.

Efficacité, ou l’approche pragmatique

13Passons des pratiques exégétiques à une autre forme d’interprétation, celle des règles poétiques. Il s’agit ici d’une sorte d’interprétation légale ou juridique. Elle consiste d’abord en un examen théorique de la signification et de l’étendue générale d’une règle poétique. Par exemple, en ce qui concerne l’unité de temps dramatique, comment comprendre la signification de l’expression aristotélicienne « une révolution de soleil » : douze heures, vingt-quatre heures, trente heures ? Mais même dans les cas où il existe un consensus autour de l’interprétation générale d’une règle, il reste toujours le problème épineux de son application au cas par cas dans chaque œuvre. La poétique se fait casuistique. Et tout comme la casuistique en matière de théologie morale, la casuistique littéraire ouvre une mine d’interprétations subtiles et sinueuses, ainsi que l’illustrent les célèbres polémiques de la querelle du Cid.

14On sait pourtant que les exigences poétiques des doctes provoqueront au xviie siècle une puissante réaction qui se présentera sous la bannière du pragmatisme : un pragmatisme toujours scrupuleux et attentif aux débats théoriques chez Corneille, mais qui se fait moins inhibé chez un Racine ou un Molière. Le pragmatisme de Racine sera illustré par sa formule de la préface à Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher18 ». Cependant, c’est sans doute Molière qui a le mieux résumé les arguments contre ce qu’il appelle dans la Critique de l’École des femmes « la chicane » de l’interprétation des règles, en y substituant le jugement subjectif du spectateur et le « plaisir qu’il y prend19 ».

15S’il n’y a rien de surprenant ici, c’est que ces maximes pragmatiques ont eu une influence déterminante sur la critique moderne, surtout à partir du milieu du siècle dernier : il suffit de citer le titre du chef-d’œuvre d’E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, qui postule l’indifférence vitale des auteurs classiques à l’égard des règles et de leur interprétation20. Si cette approche pragmatique est plus ou moins généralisable dans les études de l’âge classique, elle marquera surtout la critique moliéresque à partir des années 1950 avec Will Moore et René Bray21. De plus, l’adoption de cette perspective pragmatique pour les formes dramaturgiques et théâtrales coïncide avec l’adoption d’un scepticisme quant à l’existence chez Molière d’une signification philosophique ou idéologique. Comme si pragmatisme artistique et insouciance intellectuelle allaient naturellement de pair. René Bray osa poser la question « Molière, pense-t-il ? » et y répondit : « En vérité, il ne pense qu’à nous faire rire22 ». Il s’agit donc d’une approche qui prive la critique moliéresque d'un examen de la doctrine poétique et de son application aux comédies, tout en l’éloignant aussi d’un déchiffrement de leur sens théologique, philosophique ou médical. Si cette approche ouvre indéniablement des pistes importantes pour les études théâtrales ou sociologiques, comme nous le verrons, il faut reconnaître qu’elle le fait en fermant simultanément de nombreuses voies pour l’interprétation traditionnelle. Enfin, le courant pragmatique ne perd aujourd’hui rien de son influence : la position prise par les directeurs de la dernière édition Pléiade de Molière, pour ne citer qu’un exemple, confirme que le débat va continuer autour de cette approche et de sa délimitation parfois stricte du domaine herméneutique23.

Ineffabilité, ou l’effet esthétique

16Le troisième courant anti-herméneutique est voisin de l’approche pragmatique, car il souligne également l’effet qu’exerce le texte littéraire chez le lecteur. Mais l’approche (que nous appelons de façon anachronique) « esthétique » va plus loin que la pragmatique en postulant la nature fondamentalement non rationnelle de cet effet et en essayant de concevoir une certaine faculté méta-intellectuelle — un mélange des sens physiques, des sentiments du cœur et de l’imagination — désignée comme le domaine privilégié des œuvres littéraires et artistiques. À l’âge classique français, cette approche s’élabore en de multiples formes discursives, dont les plus connues concernent le « je-ne-sais-quoi », le « goût », et dès 1674, avec la traduction par Boileau du traité du pseudo-Longin, le « sublime ». Ce dernier intéresse tout particulièrement notre sujet. Le sublime, comme l’allégorie, a lui aussi pour mission de doter le langage d’un sens latent qui surpasse son sens littéral. Mais à la différence des tropes, telle que l’allégorie, le sublime crée un rapport secret entre sens littéral et sens indirect qui échappe à tout déchiffrement analytique, voire à toute interprétation rationnelle. Son sens caché (si l’on peut se permettre ce terme à ce propos) est un sens paradoxalement dépourvu de signification définie. On ne le décode pas ; la dissection herméneutique y serait vaine. Comme l’affirme Boileau, « le sublime n’est pas proprement une chose qui se prouve et qui se démontre ; mais […] c’est un Merveilleux qui saisit, qui frappe, et qui se fait sentir24 ».

17Le discours sur l’ineffable est devenu depuis plusieurs décennies un des enjeux centraux des débats sur le classicisme français25. Son retentissement s’étend pourtant bien au-delà de ces études spécialisées. Depuis au moins Louis Marin, la critique s’est fondée sur les écrits de Boileau, de Méré et de Bouhours pour voir en l’apologie de l’ineffable une annonce de la philosophie esthétique à venir26, voire, pour Jean-François Lyotard, de l’avant-garde moderne et post-moderne27. Si Susan Sontag a soutenu la fameuse affirmation selon laquelle « l’interprétation est la revanche que l’intellect prend sur l’art28 », il semblerait bien que pour certains critiques, le sublime ne soit rien moins que la revanche prise par l’art sur le rationalisme et ses catégories herméneutiques. Plus récemment Hans Ulrich Gumbrecht a proposé une critique générale de l’herméneutique, telle qu’elle se pratique aujourd’hui dans les études littéraires, où il mobilise précisément l’esthétique du sublime pour contrecarrer l’hégémonie de l’interprétation qu’il associe à une « Cartesian worldview » où la signification l’emporte a priori sur la sensation29. L’intérêt que la critique contemporaine porte à l’esthétique sensible – et à son interrogation des pratiques herméneutiques – s’ancre ainsi dans une certaine préhistoire classique qui reste un territoire à explorer, ou plutôt un territoire en cours d’exploration30.

Conclusion : classicisme entre expansion et contraction

18En imposant des bornes plus ou moins strictes à l’interprétation littéraire, nos trois courants classiques (ou « classicisants ») adhèrent chacun à leur propre valeur suprême. Pour l’approche rationaliste, c’est la simplicité : la clarté linguistique et conceptuelle rend superflu le déchiffrement de l’œuvre. Pour l’approche pragmatique, c’est le succès : le plaisir remplace la signification comme but artistique. Et pour l’approche esthétique, c’est la sensation : l’effet extra-intellectuel de l’œuvre transcende l’herméneutique, qui se révèle impuissante en la matière.

19Contester l’herméneutique ne revient cependant pas à s’en défaire. Il est assurément plus facile d’attaquer l’hégémonie de l’interprétation en théorie qu’en pratique, tant est irrésistible la tentation herméneutique. Il serait donc utile de revenir sur le troisième terme de notre dialectique et d’esquisser quelques modes par lesquels la résistance à l’interprétation engendre de nouvelles pratiques herméneutiques, ou en renouvelle les anciennes. En ce qui concerne l’approche rationaliste, il est évident que les mêmes exigences rigoureuses de clarté qui condamnent la mystification supposée de l’interprétation savante impliquent tout de même elles aussi un certain contrôle herméneutique. Pour ne citer que le cas le plus influent à l’âge classique, lorsque Spinoza lutte contre ce qu’il appelle « les absurdes ésotérismes31 » de l’interprétation biblique, il impose en même temps à l’analyse philologique une nouvelle méthodologie historicisante et « naturaliste » qui comporte ses propres protocoles herméneutiques32. Quant à l’approche pragmatique, l’accent qu’elle fait porter sur les attentes du public littéraire débouche, comme on sait, sur les vastes territoires de l’interprétation sociologique et de l’herméneutique de la réception. Enfin, l’esthétique du sublime, en insistant sur le pouvoir ineffable de la parole et sur les opérations cachées du génie littéraire, nous présente en somme les deux infinis, linguistique et psychologique, qui pour le père de l’herméneutique moderne, Friedrich Schleiermacher, rendent nécessaire un « art » de l’interprétation qui ne saurait se réduire à une méthode strictement scientifique ou positiviste33. L’indétermination du sublime peut paradoxalement étendre le champ herméneutique. Si le classicisme comporte donc en son sein une certaine résistance à l’interprétation humaniste dont il est l’héritier rebelle, il crée en même temps d’autres moyens de doter le texte d’un sens indirect.

20Finalement, pour revenir à notre question initiale, peut-on toujours parler d’une opposition entre classicisme et herméneutique ? Il serait ici utile de distinguer entre deux tendances conflictuelles qui caractérisent la notion de classicisme : une tendance centripète et une tendance centrifuge. Commençons par la force centripète. Par cette expression, j’entends une certaine tendance à voir dans toute œuvre classique un objet absolument cohérent et clos sur lui-même, c’est-à-dire une construction unifiée où chaque ligne tend vers un centre idéal34. La statuaire grecque est, dans la conception moderne du classicisme, la figure emblématique de cette unité autonome, de cette autosuffisance provenant d’une adéquation parfaite entre forme et contenu. L’inviolabilité de la sculpture antique est de plus renforcée par son positionnement dans une niche ou sur un piédestal. L’exemple est bien entendu généralisable : il importe peu que de tels instruments de démarcation soient véritablement concrets ou simplement conceptuels. C’est cette tendance à enfermer l’œuvre dans sa perfection qui sous-tend les trois courant anti-herméneutiques que nous avons examinés. À suivre cet idéal d’une œuvre autonome, l’interprétation constituerait une agression contre son absolue cohérence, une tentative pour la faire éclater en morceaux distincts, afin d’en extraire une signification en fin de compte étrangère à son essence.

21La tendance centripète du classicisme est cependant contrebalancée par une force centrifuge qui est également constitutive de cette catégorie esthétique. On ne saurait en effet conceptualiser le classicisme sans recourir à son contexte, qui crée en quelque sorte les conditions de son existence. Ce contexte est d’abord historique : tout « classicisme » (comme toute œuvre classique) se situe par rapport à un passé préclassique ou « archaïque » qu’il est supposé dépasser – ou, plus souvent, par rapport à un autre classicisme, qui lui est antérieur (grec, romain, renaissant, etc.) et qu’il imite, émule, ou transforme. De plus, ce réseau temporel n’est pas simplement rétrospectif, il est aussi prospectif. Car l’œuvre classique est tout autant définie par son avenir que par son passé : elle aura par définition une postérité éclatante, elle est destinée à devenir un modèle pour de futures imitations. L’œuvre classique se situe en outre dans un réseau qui est non seulement diachronique, mais aussi synchronique, car son statut privilégié résulte d’une compétition artistique qui la met aux prises avec ses contemporains, et dont elle sort victorieuse : son autonomie ne lui est conférée que par un acte d’évaluation comparative.

22C’est notre conscience de ce réseau de connections, notre appréciation de ce tissu historique et artistique dans lequel l’œuvre se situe, qui perce son armure classique et qui la rouvre à l’interrogation herméneutique, qu’elle soit philosophique, historique, ou esthétique. C’est ainsi que les forces centripète et centrifuge en jeu dans la logique du classicisme fonctionnent comme le moteur du rapport dynamique entre classicisme et herméneutique. Dans cette oscillation entre respect pour l’œuvre autonome et désir de l’expliquer, entre absorption et exploration, ce sont ces forces qui motivent à la fois la résistance et la fascination à l’égard de l’interprétation.