Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Sophie Rabau

Qu’est-ce qu’une variante ? Productivité de l’interprétation et identité du texte

1Commençons par une liste pittoresque autant qu’hétéroclite : « L’archéologue et le bandit ; Plongée dans le monde du banditisme ; Histoire d’une passion meurtrière ; Une âme libre ; La sirène ; Le Diable bohémien ;  La Bohémienne ».

2Ajoutons-y une seconde énumération aussi variée et bigarrée : « la métempsychose ; les dangers de la volupté ; un rituel agraire ; l’initiation de marins étrangers ; résistance de l’homme au monstrueux ».

3Le premier de ces inventaires est le résultat de cet exercice élémentaire et redoutable dans sa simplicité où l’on demande à un groupe d’élèves ou d’étudiants de « donner un titre » à une nouvelle, en l’occurrence « Carmen » de Prosper Mérimée1. Quiconque a tenté l’exercice en connaît l’issue : les étudiants ne donnent pas tous le même titre, loin de là, et proposent souvent des titres qui ne semblent pas désigner le même texte. La seconde énumération, plus savante, rassemble les lectures allégoriques, pour le moins variées, qu’a suscitées, au cours des siècles, l’épisode de Circé dans l’Odyssée2.

4Qu’un même texte – surtout s’il est littéraire  –  peut donner lieu à plusieurs interprétations assez discordantes entre elles, nous le savons bien. Maisquelle réaction avoir devant cette diversité ? Quelle valeur attachons-nous à la pluralité des interprétations ? Faut-il la regretter, la déplorer comme un mal inévitable dont il convient d’amoindrir, autant que l’on peut, les effets, ou au contraire l’accueillir, voire la provoquer comme un bienfait ?

5Derrière ces deux réactions possibles, se profilent des prises de positions herméneutiques que l’on voudrait ici non pas tant opposer que mettre en perspective.  On dira en première approximation que la déploration de la pluralité est le corollaire d’une quête herméneutique où l’on tente de s’approcher ou de se rapprocher d’un point fixe et unique auquel on peut donner plusieurs noms : intention de l’auteur, état original du texte, intention du texte, rencontre entre l’intention du texte et question du lecteur, lecture la plus économique etc. Ce point fixe et unique, quel que soit le nom qu’on lui donne, est la finalité de l’interprétation, l’objet et la justification de l’acte herméneutique. Servir le texte, c’est alors en proposer une lecture unique, celle que l’on considère, en son âme et conscience, être la meilleure, c’est-à-dire la plus proche possible du point unique que l’on veut atteindre. Cette position suppose donc une hiérarchisation des interprétations et un choix dans la diversité des lectures. À l’inverse,la valorisation de la pluralité suppose un intérêt pour la productivité de l’interprétation et pour sa force créative : son but n’est pas de s’approcher d’un unique point fixe, mais au contraire de montrer qu’à partir d’un seul texte on peut arriver à concevoir plusieurs variantes. Servir le texte, c’est alors le faire varier, en pluraliser les lectures possibles, sans forcément hiérarchiser les interprétations entre elles. En première intuition la position pluralisante s’entend comme une attaque contre la position unifiante : faisant varier le texte elle montrerait l’impossibilité de le ramener à un point unique pour en élucider le sens. Mais pluraliser n’est pas attaquer la démarche unifiante ; accueillir voire provoquer la variété infinie des interprétations ne revient pas à réfuter la quête d’un sens fixe et unique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire les deux positions ne s’infirment pas l’une l’autre, ne se réfutent pas réciproquement. Pour autant la mise en perspective entre déploration ou valorisation de la pluralisation n’aboutit pas à un plan de coexistence pacifique où chacun labourerait son champ sans se soucier des méthodes de l’autre. De fait, le terrain est le même : c’est cet objet mystérieux que nous appelons le texte, parfois le texte littéraire.  Et pour accepter que deux jeux différents se jouent sur le même terrain, il faut peut-être redéfinir le terrain. C’est pourquoi on risquera ici une (re)définition du texte compris comme l’objet d’une pluralisation ou d’une unification, et non plus comme objet pluriel ou cohérent. Mais ce n’est pas seulement le texte qui se trouve alors redéfini : dans les deux camps on respecte le texte, mais on le respecte différemment ; parce que la position pluralisante n’est pas une réfutation de la position unifiante, elle ne propose pas l’envers de ses gestes en une sorte de révolte carnavalesque : à la question des limites de l’interprétation, elle ne répond pas « no limit », à la question du respect du texte, elle ne prône pas l’irrespect systématique. L’amour de la variation engage une autre question plus inédite et peut-être propre à enrichir la réflexion herméneutique : la question de l’identité du texte.

Le football et le rugby

6Chaque position ne s’entend pas comme la réfutation de l’autre : on n’approuve pas la pluralité des interprétations parce que l’on pense la réduction de la pluralité impossible ou malvenue ; on ne déplore pas cette pluralité parce que l’on refuse par principe que plusieurs interprétations d’un texte soient proposées ou parce que l’on pense que la pluralité des interprétations est un mal herméneutique. Les deux positions ne s’infirment pas l’une l’autre, pas plus – l’image, voire l’allégorie, est étrange mais parlante – qu’une équipe de rugby aussi entraînée soit-elle ne peut vaincre une équipe de football et réciproquement. Des deux côtés on ne joue pas le même jeu, on n’a pas les mêmes règles et l’on n’a pas, surtout, le même objectif : le fait que l’équipe de football marque un but ne préjuge donc pas de l’échec ou de la victoire de l’équipe de rugby.

7Certes tout semble opposer herméneutique pluralisante et herméneutique unifiante.

8L’interprétation pluralisante ressortit à un geste de lecture productive : l’analyse met à son horizon la possibilité de transformer le texte étudié. Elle conduit donc à souligner et à mettre en avant la force créative de l’acte interprétatif : par exemple, dans le domaine de la philologie classique, la pluralité des interprétations a pour corollaire la pluralité des éditions critiques et partant la multiplication des variantes textuelles3.  De manière analogue, la lecture allégorique sera perçue, dans cette optique, comme une manière efficace de faire varier le texte : chaque fois qu’une nouvelle doctrine est appliquée au même texte, une nouvelle description en est livrée ; bien plus, certaines lectures allégoriques, souvent accomplies sur des textes religieux, multiplient les niveaux de sens et lèvent plusieurs textes dans le texte : dire que la Bible a un sens historique, un sens typologique et un sens anagogique, c’est voir dans le texte sacré un récit historique, une annonce du Nouveau Testamentet un traité des fins dernières. La pluralisation ressortit également à ces lectures que l’on dit parfois  « interventionistes4 » ou que l’on réunit sous l’étendard vague mais commode des « textes possibles5 ». Dans tous ces cas, la lecture est créative, orientée vers la modification du texte et permet d’en envisager des variantes par différents procédés, par exemple la variation contrefactuelle6 ou encore la  lecture pluralisante7.

9Il serait tentant de voir dans cette manière de faire varier les textes une attaque contre ceux qui tentent d’établir les conditions d’établissement du sens du texte compris soit comme sens de l’auteur, ou en tout cas comme sens limité par le texte et ses traits observables – la trop fameuse intentio operis d’Eco8. La position pluralisante serait alors assimilée à une manière de déconstructionisme : le sens ne se donne que dans la contradiction et une mouvance impossible à stabiliser. Elle serait taxée de relativisme – tout se vaut entre les différentes interprétations qu’il est vain de vouloir hiérarchiser  –, ou se verrait ramenée à un constructionisme déclaré : le texte, qui n’existe pas de manière objective est toujours le résultat d’une construction herméneutique et ne peut se ramener à un substrat objectif.

10Mais la question du constructionisme, du relativisme ou encore du déconstructionisme ne se pose  qu’à certaines conditions et dans un certain cadre. Elles ne font sens que si l’on admet deux présupposés : premièrement, le but de l’interprétation est de rendre justice au passé, à ce qui a été au moment de la production du texte ; deuxièmement, le but de l’interprétation est de servir l’autorité d’un texte dont il est bon d’un point de vue culturel, social, anthropologique etc., que le sens soit élucidé au plus près de son origine. Si l’on s’appuie sur ces présupposés, on ne peut en effet qu’établir une hiérarchie entre les lectures : une interprétation sera plus ou moins bonne qu’une autre, selon qu’elle se rapproche plus ou moins du sens originel du texte ainsi défini. Non pas que les tenants de cette démarche interprétative croient naïvement à la facilité de leur tâche : c’est même sa difficulté qui fonde l’herméneutique comme discipline réfléchissant aux conditions nécessaires pour établir le meilleur sens possible. La restitution du sens n’est peut-être qu’un idéal régulateur dont on ne peut que se rapprocher. Il n’en reste pas moins que cet idéal guide et régule une démarche unifiante ou restituante.

11Or si les pluralisateurs ne sont ni déconstructionistes, ni constructionistes, ni relativistes, c’est parce qu’ils travaillent à partir d’autres présupposés. Leur but n’est pas de rendre justice au passé, mais d’envisager ce qui reste encore à écrire à partir d’un texte, à l’avenir. Leur lecture se fait au futur. Leur but n’est pas l’établissement – du texte, du sens etc. – mais la production au moins en puissance de textes, de sens etc. Par quoi leur idéal régulateur est tout autre : non pas le choix d’un sens, voire l’idée ou l’idéal d’un sens unique, mais au contraire la multiplication des sens comprise comme un moyen de multiplier les variantes possibles d’un texte. Il ne s’agit donc pas de réfuter ou de marquer l’impossibilité de l’établissement d’un sens, mais de faire autre chose, d’étoiler le sens, non pas contre la quête d’un sens unique, mais pour produire de nouvelles variantes.

12Cet éclaircissement permet de revenir d’un point de vue historique sur certains formes de coexistence plus ou moins conscientes entres les deux attitudes que je viens de définir théoriquement. Ainsi du déni de la lecture allégorique dans sa dimension pluralisante. Beaucoup de lectures allégoriques contribuent de facto à la pluralisation du texte, soit, sur un axe diachronique, parce qu’elles offrent une nouvelle variante au texte, le transposent en le passant au tamis d’une nouvelle doctrine, soit, sur un axe synchronique, parce qu’il est courant de dégager dans une seule lecture allégorique plusieurs niveaux de sens qui coexistent sous le regard et la plume d’un unique lecteur. Mais ce geste doublement pluralisateur est souvent objet de déni, l’interprète prétendant donner le sens unique du texte, et présentant sa lecture non comme pluralisante, mais bien plutôt comme restituante. Bien des lecteurs, au moment où ils étoilent le texte en plusieurs significations, notamment dans le cadre de lectures allégoriques, prennent une pose fortement philologique comme si le sens qu’ils dégagent était le seul possible au regard de la lettre du texte où ils se contenteraient de la recueillir. Blanchot, quand il ramène l’épisode de Sirènes à une fable de la lutte entre le récit et le chant, ne doit pas totalement ignorer que le même bref épisode s’est vu décrit, avant lui, comme une allégorie de la passion christique9, ou encore comme une méditation sur le silence10 ; mais cela ne l’empêche de clamer que sa lecture est littérale et que « ce n’est pas là une allégorie11 » comme s’il oubliait ou faisait mine d’oublier que sa lecture est une parmi d’autres, qu’elle contribue à la pluralisation du texte et n’est pas l’unique leçon que l’on peut tirer de la lettre. Madame Dacier, et avant elle bien des commentateurs d’Homère rendent compte du sens d’Homère, réputé unique dans leur propos, en faisant pourtant coexister les niveaux de sens de l’épopée lue comme un document sur l’histoire, et en même temps, comme un traité figuré de morale, voire de théologie12.

13Par ailleurs, la distinction entre lecture pluralisante et unifiante est d’autant plus nécessaire que les lectures pluralisantes ont tendance à utiliser les gestes de la lecture restituante pour les convertir en instruments de pluralisation, comme si – filons l’allégorie  – l’on pouvait jouer au rugby avec un ballon de football à condition de le gonfler un peu différemment… Ainsi le geste « restituant » de l’helléniste Victor Bérard, quand il étudie l’Odyssée, se convertit-il aisément en procédé d’écriture qui permet de multiplier les versions de l’Odyssée13. Ainsi, quand Pierre Bayard se demande ce qui se passerait si les œuvres changeaient d’auteur, il utilise le geste philologique, par excellence unifiant, de l’attribution, mais pour le mettre au service d’une multiplication des versions par la variation fictive. La lecture pluralisante a donc bien tendance à coloniser la lecture restituante et peut s’attacher à en montrer les effets pluralisateurs. Mais ce n’est pas là une manière de porter un jugement sur la possibilité d’établir ou de restituer le sens. Qui dit conversion dit changement d’unité, et dans notre cas, de paradigme, de système de valeur : c’est l’idée de conversion qui décrit le mieux le geste du pluralisateur quand il reverse certains gestes de la lecture restituante au dossier de la lecture pluralisante.

14Pour autant la conversion est possible pour une raison simple qui dit bien un point d’intersection entre les deux gestes : s’ils ne procèdent pas des mêmes présupposés, ils portent sur le même objet, autrement appelé « texte ». Mettre en perspective la pluralisation et la restitution unifiante, c’est alors aborder à nouveau frais la question, pour le moins difficile, de la définition du texte.

Qu’est-ce qu’un texte ?

15Il peut sembler non seulement ambitieux, mais encore inutile de reposer cette question. Bien des lecteurs réunis ici sous la bannière de la pluralisation n’ont-ils pas, depuis quelques années, enterré et la question et son objet, en prononçant que le « texte n’existe pas » ? Michel Charles définit « l’existence et l’unité des textes », comme des « préjugés critiques 14 », Pierre Bayard note que « ce n’est pas parce que deux critiques ont en face d’eux la même édition de la même œuvre qu’ils sont pour autant en train de discuter du même texte15 » ; quant à Yves Citton, il emprunte les voies du néologisme et forge le terme « détextuation16 »pour exprimer une idée similaire. Il est assez facile de se gausser de cette affirmation, de prendre les pluralisateurs la main dans le sac de leurs contradictions : si le texte n’existe pas, pourquoi dire qu’il « contient » ou est porteur de textes possibles et comment peut-on écrire, par exemple que « les multiples versions de l’épisode proposées par les commentaires et récritures, se trouvent en quelque façon dans le texte, où il est peut-être loisible de les observer ab ovo17»;si le texte n’existe pas, pourquoi Jacques Dubois a-t-il une forte tendance à appuyer sa lectures respectivement « amoureuse » et « interventioniste » sur des traits, voire sur des contenus textuels dont l’objectivité apparente n’a rien à envier à bien des lectures restituantes18 ? Si le texte n’existe pas, pourquoi Franc Schuerwegen admet-il une synergie des méthodes (philologique et prospective) et pourquoi affirme-t-il que la critique des possibles peut conduire à « dégager un texte réel », celui-là même que lisent les philologues19 ?

16Il est peut-être temps de reformuler le slogan, aussi séduisant soit-il : quelque chose en effet n’existe pas, mais il ne s’agit pas exactement du texte. N’existe pas le texte en tant qu’il serait un objet toujours cohérent, uniforme, homogène et porteur d’un unique projet qui se réalise en chacune de ses parties. Pour autant, le texte n’est pas non plus en soi un objet bigarré, pluriel, forcément contradictoire ou incohérent. De la mise en perspective entre restitution et pluralisation, on tirera plutôt l’idée que tout texte est susceptible d’être unifié dès lors qu’on le lit en quête d’un sens fixe et qu’on organise ses observations en fonction de cette finalité, mais aussi que tout texte est susceptible d’être pluralisé dès lors qu’on cherche à le faire varier et qu’on l’accueille en ses différentes dimensions sans chercher à en réduire la diversité. Soit, pour prendre un exemple déjà évoqué et connu de tous, la nouvelle de Mérimée intitulée « Carmen » : ce récit bref offre une série de descriptions diverses, voire contradictoires entre elles, du personnage éponyme qui manque étrangement de stabilité ; on se souvient peut-être, en outre, que sur les quatre chapitres qui composent la nouvelle, deux seulement sont partiellement ou pleinement consacrés aux amours de la bohémienne et de don José, le premier chapitre et surtout le dernier livrant plutôt des considérations générales sur l’Espagne et son histoire, le peuple rom et sa langue. Il est certes possible de produire des hypothèses unifiantes sur « Carmen ». Si Carmen peut être tout et n’importe qui, voire n’importe quoi, n’est-ce pas qu’il faut voir dans le personnage une figure diabolique ? Aussi bien le malin n’a pas de substance et seulement des apparences variables et par ailleurs l’idée que Carmen est le diable revient de manière récurrente dans tout le récit.  Mais ce lien entre l’hétérogénéité du personnage et l’affirmation qu’elle est le diable, n’est jamais fait par le texte : seul un lecteur désirant unifier le texte sous le chapeau d’un sens unique fera, à bon droit, le rapprochement. Un lecteur en quête de pluralité, au contraire, ne va pas faire le lien entre la multiplicité des apparences et le caractère démoniaque : rien ne l’y oblige dans le texte et son mode de lecture le conduit plutôt à recueillir,  avec intérêt, les différentes directions que semble prendre le récit, à y voir le point d’un départ de possibles variantes et non la marque d’un défi lancé à une interprétation unifiante. De même la disparité entre les différents chapitres peut certes être réglée par une hiérarchisation : on dira – par exemple – que dans « Carmen », Mérimée a d’abord un propos savant qu’illustre l’anecdote amoureuse ; on montrera, à l’inverse, que les chapitres plus généraux sur l’Espagne offrent à l’interprète attentif des clefs permettant de mieux comprendre l’anecdote. Un lecteur pluralisateur aura plutôt tendance à voir dans la même nouvelle plusieurs textes et la rencontre de plusieurs lignes qui ouvrent vers autant de lectures (et de variations) possibles. Au lieu de hiérarchiser, il cartographiera la diversité du texte. Certes, certains textes sont en apparence plus faciles à unifier et d’autres semblent appeler à la pluralisation. Mais on posera ici que tout texte est pluralisable ou unifiable. Sans prétendre définir la nature de ce substrat pluralisable ou unifiable, on proposera donc non d’affirmer que le texte n’existe pas, mais de le définir comme « un objet linguistique susceptible d’être pluralisé ou unifié20 ». Cette définition présente au moins l’avantage de ne pas objectiver la lecture en transformant les méthodes d’analyse en traits du texte : qu’on puisse l’unifier ou le pluraliser ne préjuge pas que le texte soit per se unifié ou pluriel, fermé ou ouvert.

17Mais, si l’on entend pluraliser, a-t-on encore besoin de caractériser le texte ou de s’y référer ? Ne suffit-il pas de passer de la métatextualité à l’hypertextualité, d’écrire, de réécrire la version qui nous convient en laissant le respect du texte aux lectures unifiantes ?Certes, rien n’empêche de passer de la lecture pluralisante à la réécriture. Toutefois la lecture pluralisante n’est pas une réécriture au sens où elle ne prétend pas écrire un autre texte. D’abord elle ne prétend pas écrire : le lecteur pluralisant lit en pensant à l’écriture, mais il reste un lecteur et son objet reste ce texte qui n’est pas de lui et non le texte qu’il pourrait écrire ; s’il écrit c’est en puissance, alors qu’il lit, et non en acte. Ensuite, elle ne prétend pas écrire un autre texte : car ce lecteur variateur ne cherche pas à trouver et encore moins à produire un autre texte inédit, mais entend montrer le même texte sous un autre aspect. Il veut produire une variante du même texte et non pas un autre texte qu’il dériverait du premier. C’est en ce sens que la lecture pluralisante reste dans une relation étroite au texte : elle ne veut pas créer un texte différent, mais parler toujours du même texte, sous plusieurs aspects. En ce sens la question du respect du texte se pose aussi pour ce genre de lecture, mais elle se pose différemment. Il ne s’agit plus de respecter le sens unique d’un texte mais – ce qui n’est pas non plus une mince entreprise – son identité. La lecture pluralisante conduit donc à rouvrir à nouveaux frais l’épineux dossier de l’identité du texte, à se demander ce qui fait qu’un texte reste le même texte, alors même qu’il est modifié. Ou, pour le dire autrement et plus brutalement : qu’est-ce qui fonde l’identité du texte ? Ou, pour le dire en des termes plus poéticiens : comment différencier une variante d’un hypertexte ?

Identité du texte

18Nous savons bien ce qu’est la variante d’un texte et, que nous en ayons conscience ou pas, nous ne cessons, pour peu que nous lisions, de rencontrer des variantes. La variante peut venir d’un geste auctorial si l’auteur choisit de donner plusieurs formes à un texte qu’il désigne pourtant par le même titre. Ainsi – entre autres exemples – la « Carmen » de Mérimée déjà évoquée qui fut donnée deux fois par Mérimée à quelques années d’intervalle : dans son deuxième état, la nouvelle également intitulée Carmen comportait – ce qui n’est pas un mince changement – un chapitre supplémentaire21. Mais la variante peut également naître d’un geste herméneutique. Toute copie manuscrite comportant des leçons différentes,  toute traduction, édition critique d’un texte en constituent des variantes et prétendent évoquer le même texte, mais sous un aspect différent. Ensuite, en régime de variance ou de mouvance – notablement dans l’Antiquité, au Moyen-âge et aussi dans tout contexte de transmission orale – chaque modification opérée par un scribe ou un exécutant ne produit pas un autre texte mais donne à découvrir le même texte sous une autre apparence, soit : une variante. Enfin tout commentaire d’un texte parce qu’il n’en retient pas les mêmes traits, voire n’en cite pas les mêmes passages est porteur d’une variante en puissance du même texte. Or c’est bien une variante que le lecteur pluralisateur cherche à produire ou en tout cas à concevoir. Cela est dit de manière exemplaire par Pierre Bayard à propos du Meurtre de Roger Acroyd : il veut certes compléter le roman, mais sans le dénaturer comme s’il était important de parler toujours du roman d’Agatha Christie et non d’un autre roman policier créé par la fantaisie de Pierre Bayard. Pierre Bayard entend en effet « examiner à quelles conditions il est possible sans dénaturer leur projet de compléter utilement notre information sur les œuvres22 ». Dans Comment améliorer les œuvres ratées ?, le même Pierre Bayard propose de donner une « nouvelle version » de Chateaubriand23, mais non pas d’inventer une autre œuvre que celle de Chateaubriand, ce à quoi fait écho cette phrase de Jacques Dubois où l’on retrouve de manière troublante le désir de ne pas dénaturer l’œuvre : « Certes il y a bien cette lettre du texte invariable dans son principe et qui impose son protocole de déchiffrement. Sauf à dénaturer la fiction et à écrire un autre roman, on ne peut s’éloigner d’elle que dans certaines limites24. »

19Le projet, ici explicitement exprimé, de ne pas écrire une autre œuvre, mais de donner la même sous un autre aspect peut s’expliquer par deux ensembles de raisons. D’abord le pluralisateur accomplit un geste critique et en ce sens désigne, caractérise, émet des prédicats à propos d’un texte donné. Qu’il fasse varier ce texte, en facilite ou en suggère la modification ne change rien à cette donnée première que son discours doit porter sur ce texte et non sur un autre. C’est en ce sens qu’il cherche à parler du même texte sous un autre aspect, et non d’un autre texte. Ensuite la quête de la variante – et non de la production d’un autre texte  – tient à ce que je pourrais nommer le « sérieux » de la lecture pluralisante. On est souvent sensible au caractère apparemment ludique ou à l’humour de ce type de lecture. Mais s’il y a jeu, le jeu est sérieux au sens où la lecture pluralisante permet de passer d’un plan purement subjectif, voire fantasmatique, au niveau d’une modification partageable. Je peux rêver de voir telle œuvre littéraire se terminer autrement, et désirer ardemment, en mon  fors intérieur, que Carmen ne meure pas, qu’Antigone soit sauvée ou encore que Guenièvre soit plus fidèle à Arthur, et Pénélope moins fidèle à Ulysse. Tous ces fantasmes ne regardent que moi et éventuellement mon thérapeute du moment. Mais si mon fantasme trouve à s’objectiver au sens où je peux le rapporter à un trait du texte que je décris, il devient un état du texte partageable (et discutable) par une communauté de lecteurs qui ont en commun avec moi la lecture de ce même texte que je leur présente sous un nouvel aspect. La lecture pluralisante tente donc de respecter l’identité du texte, ce qui ne la ramène cependant pas sur le terrain de la lecture unifiante. Car la question de l’identité ne présuppose pas l’unicité d’un sens et  ne se pose que dans le contexte de la multiplicité des variantes. De plus, cette question ne hiérarchise pas les versions : pourvu qu’une variante soit variante et non production d’un autre texte, elle est acceptable. On pourra en revanche exclure, au nom d’une quête de l’identité, certaines propositions dès lors qu’on considère qu’elles ne proposent pas un autre état du même texte, mais un autre texte. Il est donc important, sinon urgent, pour la lecture pluralisante de marquer ses propres limites, de dire ce qui fait que l’on parle toujours du même texte, de poser les limites non de l’interprétation mais de la variation interprétative. C’est là un dossier immense, un autre terrain à labourer si l’on veut, et nous ne lancerons pour finir que quelques pistes programmatiques. On pourra se laisser séduire par une première piste, purement quantitative, qui pour être rudimentaire n’en est pas moins tentante, en particulier dans le cas d’une variation par interpolation, ajout d’une pièce hétérogène dans le texte25. À partir de quelle quantité de texte, l’interpolation envahit-elle le texte au point qu’il ne s’agit plus du même texte ? La question peut sembler naïve et évoque cet argument des Mégarites repris par les Sorites qui met en perspective l’ajout ou la soustraction quantitative et le changement qualitatif : si un grain de blé n’est pas un tas de blé, combien de grains de blés faudra-t-il ajouter pour former un tas de blé ? De même, combien faudra-t-il ajouter de texte à un texte donné pour qu’il ne s’agisse plus du même texte ? L’argument des sorites est aporétique : « le passage d’une qualité à l’autre semble purement quantitatif mais la détermination de la quantité requise pour l’opérer est impossible26 ». De manière analogue, pour tentant qu’il soit en matière littéraire, le critère quantitatif ne peut que difficilement aider à déterminer une qualité littéraire, encore moins une identité : la différence entre une nouvelle et un roman ne dépend pas du nombre de mots et en matière d’interpolation, un seul mot – par exemple une négation bien placée, comme dans l’exemple fictif forgé par Saramago dans L’Histoire du siège de Lisbonne27– peut suffire à modifier radicalement un texte ; on peut à l’inverse concevoir l’ajout d’une longue digression qui ne changerait pourtant pas radicalement l’identité du texte : il se trouverait seulement rallongé, mais non transformé en un autre. Pour autant nous ne devons sans doute pas abandonner totalement la piste quantitative qui pour manquer de rigueur fait sens au moins intuitivement : si un texte donné disparaît sous la masse des ajouts, et n’est plus reconnaissable, pouvons-nous considérer que nous sommes toujours devant le « même » texte ? À cette question des spécialistes de l’interpolation médiévale ont récemment répondu par la négative :

La longueur de l’interpolation est inférieure à celle de son récit-cadre. Si ce n’est pas le cas, l’interpolation pourrait étouffer l’arbre sur lequel elle se greffe et se dissout alors dans la compilation28.

20Mais même si cette intuition s’avérait, elle ne vaudrait que pour le cas de l’interpolation qui n’est évidemment pas le seul moyen de faire varier un texte. Le lecteur pluralisateur ne peut donc pas s’en contenter. Il pourra alors se tourner vers des critères plus élaborés, et relire les propositions de Nelson Goodman lancées à propos de ce qui pourrait bien être, entre autres attributs et sens, la fable même de l’identité textuelle : le fameux « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borges. Selon Goodman, qui parle à ce propos d « identity of spelling » l’identité littéraire est littérale : est le même texte celui qui comporte les mêmes mots qu’un autre29. Pour être claire, la thèse de Goodman semblera sans doute un peu frustrante au lecteur pluralisateur en veine de variations susceptibles de toucher la lettre du texte. En outre, l’identité littérale ne répond pas à l’intuition que Mérimée a  écrit le même texte intitulé « Carmen », en 1845 et en 1847, quand bien même dans son deuxième état la nouvelle comporte un chapitre supplémentaire. Il conviendrait alors, dans la lignée de Genette quand il s’attaque au problème dans L’Œuvre de l’art, de distinguer l’œuvre du texte. L’œuvre « Carmen » de Mérimée reste la même même si la lettre de son texte30 peut varier. Pour élégante qu’elle soit, cette solution risque fort de nous faire reculer pour mieux sauter, car il s’agit de dire jusqu’à quel point l’œuvre reste la même et en quoi consiste son identité. Il faut peut-être alors abandonner la question du contenu même du texte, envisagé quantitativement ou qualitativement, pour se déplacer du côté du projet auctorial. Tant que l’auteur de la variante se désauctorialise, ne se présente pas comme l’auteur – ou en tout cas l’unique auteur – de la variante, nous sommes bien devant la même œuvre quelles que soient les différences effectives entre les versions. Mais s’il signe de son seul nom et efface le nom de l’auteur premier, il produit bien une autre œuvre, quand bien même il la recopierait mot à mot. C’est là un critère problématique parce qu’il réduit l’identité de l’œuvre à sa seule attribution, mais il présente l’avantage de rendre compte de phénomènes assez étranges. Victor Bérard, par exemple, produit une édition de l’Odyssée où il modifie profondément le texte transmis par la vulgate, change la division des chants, déplace des passages entiers et donne à l’épopée une forme dramatique qu’elle n’a jamais eu autant que nous le sachions. Pourtant, il ne viendrait à l’idée d’aucun lecteur que Victor Bérard produit une œuvre qui n’est pas l’Odyssée ; l’on admet que le texte est bien un état de l’Odyssée d’Homère et nul bibliothécaire n’a à ce jour, autant que je le sache, déplacé l’Odyssée donnée par Bérard de la lettre H vers la lettre B et du rayon Antiquité vers le rayon « Littérature du vingtième siècle ». C’est que le savant se désauctorialise et dans le même geste désigne sa variante comme le texte d’Homère. À l’inverse, aussi fidèle qu’un La Fontaine soit à Esope ou à Phèdre – et il est sûrement plus fidèle aux sources qu’il imite que Bérard ne l’est au texte homérique transmis par la tradition –, nul ne songerait à dire que La Fontaine produit une variante d’Esope ou de Phèdre : La Fontaine s’auctorialise et donne le texte qu’il écrit comme le sien et non comme celui d’un autre. Le critère de l’auctorialisation peut s’accompagner d’un geste plus étrange, et rarement explicité : quand il dit produire une variante d’une œuvre donnée – et non une autre œuvre  –  le pluralisateur, qu’il soit seulement interprète ou qu’il produise effectivement la variante, décide par son geste même de ce qui n’est pas modifiable dans l’œuvre et de ce qui au contraire peut-être transformable. Il montre par là où réside, selon lui, l’identité de l’œuvre. Tout se passe alors comme si la substance de l’œuvre littéraire, ce en quoi réside son essence, et ses attributs, ce que l’on peut modifier sans toucher à l’essence, étaient choses mouvantes en fonction des gestes de variations accomplis. Marc Escola dans son travail de production de variantes des textes classiques déclare, par exemple, que la poétique normative du classicisme est un point fixe que l’on ne peut modifier, comme si ces normes fondaient l’identité des pièces dont il fait varier le dénouement ou la structure31. Mais cette décision est arbitraire et l’on pourrait parfaitement se donner le droit de déplacer les normes poétiques pour aboutir à d’autres variantes et à d’autres formes de variation. Cette dernière piste,conventionaliste,  appelle bien sûr une typologie des différents lieux textuels ou péritextuels où un lecteur pluralisateur est susceptible de faire résider  l’identité de l’œuvre.

21La piste auctoriale et la piste conventionnaliste sont à ce jour plus satisfaisantes que les critères fondés sur le contenu même du texte. Elles ont en effet en commun d’autoriser une désignation, implicite ou explicite, du texte varié : en me désauctorialisant, en associant le même du texte à tel ou tel de ses lieux, je dis quelque chose du texte et le montre comme l’objet même de ma variation, quelque soit l’ampleur des modifications que je lui fais subir. À l’inverse, le geste hypertextuel pointe vers le résultat, le nouveau texte réécrit et non – du moins en première intention – vers le texte de départ. Dans la variation on invite le lecteur à reconnaître le texte varié sous un nouvel aspect et non à apprécier les modifications qui conduisent à l’écriture d’un texte original. Ce n’est pas là une mince nuance car elle explique à elle seule que la pluralisation soit encore un geste de lecture critique, au même titre que l’interprétation unifiante : dans les deux cas, le discours porte sur un texte donné qui n’est pas écrit par le critique. Mais là où l’interprétation unifiante doit poser les limites de l’interprétation, la lecture pluralisante doit s’interroger sur le moyen de conserver l’identité du texte varié. Le chantier de l’identité textuelle s’ouvre à peine et appelle sans doute des débats aussi vifs que ceux qu’a suscités la question des limites de l’interprétation. Retenons pour l’instant que les deux gestes interprétatifs unifiants et pluralisants ne jouent pas exactement le même jeu, quand bien même ils engagent à définir chacun à leur manière un rapport au texte et une limite à leur entreprise.

22Hermès est, on le sait, le dieu des interprètes. Il a pour charge de signifier aux mortels et parfois aux autres dieux les décisions pour le moins univoques qui se prennent sur l’Olympe. Hermès doit être fidèle au sens des messages envoyés par Zeus et par quelques autres. Mais il se pourrait que non loin d’Hermès se profile une autre figure, moins connue, du moins jusqu’à présent. Ce messager-là ne garantit pas l’unicité d’un sens univoque, mais il connaît la formule, plus mystérieuse sans doute, qui permet de rester le même tout en changeant d’aspect. Hermès ne s’oppose guère aux œuvres de son compagnon dont les tâches et attributions sont fort différentes des siennes. Tout en se souciant de transmettre fidèlement les messages olympiens, il laisse faire ce comparse qui n’est pas un ennemi. Je gage que depuis longtemps il partage  le royaume de l’interprétation avec ce maître des métamorphoses qui se nomme – on l’aura reconnu – Protée....