Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 16
Crises de lisibilité
Ingrid Riocreux

L’illisibilité en pratique ou le choc des univers mentaux (l’exemple du lyrisme)

Introduction

1On n’étudie plus l’élégie en tant que telle. Les programmes de langues anciennes ne mentionnent même pas ce genre littéraire et parlent, à titre thématico-générique, de « poésie d’amour » et de « poésie érotique » (en classe de première1). On ne la trouve pas plus dans les programmes de français : l’une des séquences de la classe de quatrième propose d’examiner plus particulièrement, dans le cadre du genre poésie, ce qui est présenté comme un « registre littéraire », le lyrisme2. Le même constat vaut pour le statut de l’ode, elle aussi absorbée par cette notion large de lyrisme, laquelle a ceci de pratique qu’elle recouvre aussi bien une caractérisation de ton que de visée scripturaire, une posture auctoriale que des thèmes littéraires. La sélection d’auteurs suggérée à titre indicatif pour l’étude de la poésie lyrique fait apparaître une surreprésentation des poètes des xixe et xxe siècles. On ne saurait expliquer cette prévalence par la difficulté linguistique que posent les textes antérieurs, puisque la liste comprend également quelques auteurs du xvie siècle et de la période médiévale3. En revanche, elle laisse vides les xviie et xviiie siècles. Il ne s’agit pas de contester le bien-fondé de cette sélection ; il n’est pas choquant que le souci de clarté pédagogique conduise à insister sur l’écriture romantique et ses avatars ultérieurs lorsqu’il s’agit de donner un aperçu de ce qu’est le lyrisme. Cette simplification est une propédeutique efficace et nécessaire. De même, la grille de lecture qui sous-tend le saut de deux siècles n’est pas illégitime. L’idée de lyrisme est peu compatible avec la présentation traditionnelle de l’Âge classique comme une période de normativisation esthétique et des Lumières comme le temps des philosophes. Mais cette sélection doit retenir notre attention pour son caractère à la fois symptomatique et problématique. En effet, elle s’inscrit dans un parti-pris global de lecture que l’on pourrait qualifier d’anachronique. La consécration pédagogique du concept de lyrisme, qui entérine la disparition de la référence aux sous-genres comme l’élégie ou l’ode, est révélatrice desattentes du lecteur d’aujourd’hui et des présupposés qui peuvent lui rendre certains textes illisibles. Ces catégories de pensée ne sont pas innées ; portées par la didactique des lettres, inculquées de manière plus ou moins explicite, elles sont le reflet d’un univers mental qui produit un certain code de compréhension. Or, celui-ci heurte parfois le code de production des œuvres, ce qui aboutit à une mésinterprétation plus ou moins radicale, voire à une forme d’hermétisme, qu’il ne faut pas comprendre ici comme l’impossibilité d’accéder au sens des textes mais tout simplement d’en saisir l’intérêt, avec pour conséquence le délaissement de pans entiers du patrimoine littéraire, naguère considérés comme incontournables. Ce qu’on se propose d’examiner, c’est la manière dont l’approche pédagogique du lyrisme, fortement influencée par une définition de ce concept héritée de l’esthétique romantique, rend difficile la réception de la poésie lyrique antérieure au xixe siècle. Ce constat devra nous amener à interroger les présupposés qui conditionnent notre réception des textes et qui ne sont, en définitive, rien moins qu’idéologiques.

Observation de deux manuels scolaires4

2Si la lecture des programmes ne permet pas à elle seule d’appréhender la mise en place de ce code de lecture implicite, l’exploitation des manuels scolaires est éclairante. Notre réflexion prendra pour support les deux manuels suivants : Fil d’Ariane 4e, Paris, Éditions Didier, 2011 (manuel 1), et Jardin des lettres 4e, Paris, Magnard, 2011 (manuel 2).

Sélection et traitement du corpus

3Le manuel 1 organise la séquence comme suit :

Découvrir les thèmes lyriques (p. 88)
Gérard de Nerval, Fantaisie
Alfred de Musset, La nuit d’août2 Caractériser un ton lyrique (p. 90)
Pierre de Ronsard, Sonnet à MarieCharles Baudelaire, À une passante3. Associer perceptions et sentiments (p. 92)
Victor Hugo, « Parfois lorsque tout dort… »
Paul Verlaine, Chanson d’automne
4. Écouter la musique des vers (p. 94)
Guillaume Apollinaire, Le Pont Mirabeau
Paul Éluard, La Courbe de tes yeux

4Cette sélection de textes répartis en sous-sections est précédée d’une introduction intitulée « Et si les auteurs nous parlaient ? » (p. 86-87) où l’on trouve, à la première personne, une brève notice autobiographique de quatre des auteurs abordés dans le chapitre : Nerval, Baudelaire, Apollinaire et Éluard. Le parcours global se conclut quand vient le moment de « Construire un bilan » à partir du Chant d’amour de Lamartine (p. 96). On invite ensuite l’élève à constater le caractère intemporel de la thématique amoureuse (« L’amour toujours », p. 97) en lisant les paroles de Je suis venu te dire que je m’en vais de Gainsbourg et des Voyages en train de Grand Corps Malade, avant que sonne enfin l’heure de l’« Évaluation », où l’on doit étudier Sensation de Rimbaud (p. 100).

5On remarque d’emblée la prédominance quantitative des textes du xixe siècle. C’est avec eux que débute le chapitre et ce sont eux encore qui servent de support à la mise en place du bilan des connaissances acquises ainsi qu’à l’évaluation finale. Si les deux auteurs du xxe siècle, Apollinaire et Éluard, sont regroupés dans la dernière sous-section, ce qui frappe c’est la place accordée au sonnet de Ronsard. En effet, qu’Hugo apparaisse après Nerval, Musset et Baudelaire n’a guère d’importance : leurs orientations théoriques et esthétiques peuvent diverger, ils n’en sont pas moins adeptes d’un lyrisme de la subjectivité induisant un positionnement énonciatif similaire. On ne peut donc pas dire que lire Musset avant Hugo biaise la réception de celui-ci. En revanche, lire le Sonnet à Marie dans cette atmosphère très nervalienne (Nerval, premier des quatre portraits d’auteurs puis premier poète du corpus) pose un réel problème d’interprétation. Solitaire, la présence du texte de Ronsard semble une manière de sacrifier à l’exigence d’élargir le groupement en amont. Sa lecture en est comme conditionnée par la découverte préalable du lyrisme romantique et la mise en parallèle avec le texte de Baudelaire.

6Le manuel 2 offre une approche tout à fait différente. Observons le chapitre sur la poésie lyrique :

Autour d’un thème : exprimer l’absence, p. 204
           Louise Labé, « Tant que mes yeux », p. 204-205
           Alphonse de Lamartine, L’isolement,  p. 206-207
           Marceline Desbordes-Valmore, L’isolement, p. 207
Autour d’un auteur : la musique de Paul Verlaine, p. 208
            « Le ciel est par-dessus le toit… », p. 208
           Soleils couchants, p. 209
           Colloque sentimental, p. 210-211
Histoire des arts : le personnage d’Ophélie, p. 212
           Arthur Rimbaud, Ophélie, p. 213
Autour d’un thème : chanter la femme aimée, p. 214
           Paul Éluard, L’amoureuse, p. 214
           Jules Supervielle, « Je vous rêve de loin… », p. 214
           Robert Desnos, J’ai tant rêvé de toi, p. 216
Autour d’un thème : célébrer la terre natale, p. 218
           Léopold Sédar Senghor, « Calme jardin… », p. 218
           Grand Corps Malade, Enfant de la ville, p. 219

7L’évaluation proposée en conclusion a pour support « J’écris pour le jour… », d’Anna de Noailles (p. 225). Elle est précédée d’une note de synthèse qui confirme qu’en dépit du parcours transséculaire accompli, la notion de lyrisme est envisagée de manière fixe et univoque. La présence de Louise Labé en tête de chapitre appelle un double commentaire : 1) elle est seule en son siècle, isolée avant une béance de plus de deux cents ans et se voit ainsi dans la même situation que Ronsard dans le manuel 1, celle de la caution permettant de satisfaire a minima à l’exigence du corpus large ; 2) son œuvre semble initier une pratique poétique que viennent éclairer les textes suivants alors qu’il y a, en réalité, solution de continuité entre la poésie lyrique de la Renaissance et celle qu’invente le romantisme, en grande partie contre cette tradition, ce qui rend pour le moins paradoxale les choix éditoriaux des manuels.

Approche théorique de la notion

8Le paratexte pédagogique vient, dans un cas comme dans l’autre, confirmer ce parti pris interprétatif. Le manuel 1 problématise son chapitre sur la poésie lyrique en posant la question « comment les poètes réussissent-ils à nous émouvoir ? » (p. 85). Implicitement, on sent la volonté d’écarter d’emblée l’interrogation sur la sincérité auctoriale. Il ne s’agirait pas tant de déterminer si l’auteur exprime des émotions vécues que d’analyser comment il suscite des émotions chez son lecteur. Pourtant, le glissement biographique ne tarde pas à s’opérer : « le lyrisme est l’expression de sentiments personnels ; le poète part de son expérience intime pour exprimer ses émotions » (p. 89). Cette approche qui laisse penser que le « je » poétique se confond avec la subjectivité de l’auteur, que l’être de papier et l’être de chair ne font qu’un dans le texte lyrique, est surprenante dans la mesure où le programme de quatrième contient également une séquence sur le récit au xixe siècle, durant laquelle sont abordées les notions de base de la narratologie et les enjeux énonciatifs de la linguistique textuelle tels que la distinction entre auteur et narrateur qui amène l’apprenti lecteur à concevoir un « je »-personnage (c’est aussi le moment où l’on commence à parler de focalisation en proposant des exercices de repérage et de réécriture). L’étude du lyrisme pourrait convoquer, ne serait-ce que de manière très ponctuelle, l’idée d’une dissociation entre sujet biographique et énonciateur lyrique. Il n’en est rien et la comparaison entre les poèmes de Ronsard et de Baudelaire dans le manuel 1 débute sur cette question : « quel sentiment est commun aux deux poètes ? » (p. 91). Dans le paragraphe synthétique en bas de page, on demande aux élèves de retenir que « le ton lyrique caractérise les poèmes dans lesquels le poète exprime ses émotions, dans leur intimité et leur intensité » (p. 91).

9Le manuel 2 sous-titre différemment son chapitre puisqu’il choisit, non le point de vue du lecteur (chez qui l’on susciterait des émotions), mais celui de l’énonciateur (qui exprime les siennes) : « le lyrisme : une voix, des émotions » (p. 202). Que la voix lyrique soit celle du poète-écrivain n’est pas posé comme une évidence et fait même l’objet d’une question portant sur le texte de Louise Labé : « À qui appartient cette voix que l’on entend ? » (p. 205). Le problème, c’est que l’exercice dans lequel est formulée cette interrogation s’intitule « écouter la voix du poète », ce qui lève toute ambiguïté... Le reste est à l’avenant, dans les objectifs pédagogiques : « comprendre la nécessité d’exprimer ses émotions » (p. 205), « voir comment le poète communique ses sentiments » (p. 207), etc.

Bilan diagnostique : le lyrisme romantique comme prisme déformant rétroactif

10Les deux manuels diffèrent donc fortement sur certains aspects. Le corpus sélectionné pour le manuel 1 est plus resserré et plus homogène, tandis que le souci de variété (présence d’auteurs femmes et d’un poète noir, texte de slam pleinement intégré au corpus et non proposé en annexe) apparaît nettement dans le choix des textes du manuel 2. En revanche, les deux livres se rejoignent dans le paradoxe qui consiste à vouloir donner une vision transséculaire du lyrisme tout en se refusant à envisager sa définition de manière évolutive. On pourrait à bon droit contester l’extension au xxe siècle d’une conception du lyrisme très marquée par le romantisme (omniprésence incontestable de la subjectivité auctoriale, grandiloquence, hyperbolisation des affects). Dans un ouvrage parascolaire, Sylvie Jopeck attribue à Baudelaire le tournant théorique déterminant qu’elle définit comme l’intellectualisation des émotions5 ; elle poursuit son rapide parcours diachronique en observant un progressif « assèche[ment] du lyrisme6 ». Et elle conclut sur le « destin du poète7 » tel que le fixe Paul Valéry : « émouvoir par des formes et des objets dont l’art seul fait des forces émouvantes8 ». Le lyrisme semble donc, en définitive, se confondre avec la poésie même, lyrique et poétique devenant deux adjectifs interchangeables. Ce qui est en jeu, c’est donc moins la définition du lyrisme qu’une certaine conception de l’implication de la subjectivité auctoriale dans la poésie.

11Or, précisément : est-il pertinent, comme y invitent les programmes et comme tentent de le faire les manuels, d’étendre avant la période romantique une vision du lyrisme qui en est le produit ?

L’irrecevabilité d’un lyrisme paradoxal

12Il va de soi qu’en un temps où les notions d’originalité et même d’auteur n’avaient, pour ainsi dire, pas d’existence9, pas plus que celle de style personnel (ni celle d’œuvre unique, qu’il faut dater du xixe siècle avec l’invention des nouvelles techniques de reproduction typographique10), la définition du lyrisme ne pouvait être la même qu’aujourd’hui. Il est nécessaire de questionner la lisibilité des textes qu’on entend faire entrer en résonnance avec d’autres, écrits dans un contexte où les horizons d’attente sont radicalement différents. Rappelons que pour Philippe Hamon, les horizons d’attente « définiss[ent] écarts, variantes ou conformités », par rapport à des « types structuraux in absentia » de nature « idéologique, culturelle, rhétorique et linguistique » actualisés dans le texte, qui constituent donc les conditions de possibilité du « pacte de lecture11 ». Autrement dit, le lecteur doit disposer du code adéquat pour décoder un texte ; par décoder, il ne faut pas entendre uniquement accéder à son contenu sémantique mais aussi en percevoir l’intérêt, en comprendre la visée. L’approche pédagogique actuelle du lyrisme est moins la cause que le symptôme d’un mode de compréhension des textes en totale contradiction avec les « types structuraux » qui ont présidé à leur rédaction. Concrètement, nous sommes rétifs à l’idée d’un lyrisme insincère, exprimant les émotions d’un fantôme pour une femme-prétexte, et dont l’une des motivations serait la performance technique, conçue comme démonstration de la capacité à égaler les modèles. Nous lisons les poèmes écrits selon cette définition comme nous lisons le Lac, autant dire que nous trahissons les textes : nous les lisons si mal que c’est comme si nous lisions un autre texte à travers eux, en leur appliquant une grille d’interprétation anachronique. Sans compter que cette grille est trop incompatible avec certains poèmes, dès lors écartés du corpus du lisible, et qui n’ont plus d’existence que pour les érudits. On ne saurait sans conséquence lire de la même manière ceux qui font « des vers émus très froidement » et ceux qui « vont au bord des lacs » en se « pâmant », pour reprendre la dichotomie verlainienne (Poèmes saturniens, « Épilogue », v. 54 et 56).

Les « fausses confidences » d’un « Ego » qui n’est pas « je »12

13Soulevant la question du « sujet réel » dans la poésie lyrique, Ludmilla Charles-Wurtz affirme : « il n’est bien évidemment pas question de nier la dimension autobiographique, et donc personnelle, de la poésie lyrique13 ». À l’appui de cette assertion, elle mentionne la date qui coupe le recueil des Contemplations en deux, « 4 septembre 1843 » (mort de Léopoldine) et la référence explicite à Hélène de Surgères dans le Second Livre des sonnets pour Hélène. Mais elle nous met en garde immédiatement contre une volonté de brouiller les pistes, de « jouer de la confusion entre poète et auteur » ; comparant un passage du « mariage de Rutebeuf » avec le début de « la complainte de Rutebeuf », elle note que l’anecdote personnelle tire sa crédibilité de la présence du nom du poète dans les titres. Pourtant, « la vie à laquelle le poème fait référence est moins celle que le poète a vécue que celle qu’il a racontée — et donc construite — dans les poèmes antérieurs. L’autobiographie est intertextuelle » ; dès lors, « la dimension autobiographique des textes est un leurre14 ». Même si L. Charles-Wurtz ne le souligne pas, ce changement de paradigme implique que la notation autobiographique n’a pas la même valeur chez Hugo et chez Ronsard : pour le premier, elle est la preuve du parti pris en faveur d’un lyrisme de la sincérité, la plume libérant les émotions du moi dans une forme de mise à nu de l’âme héritée de Rousseau15 (tout idéal que soit ce dévoilement, qui comporte toujours inévitablement une part de mise en scène) ; pour le second, elle est un indice qui concourt à un « effet de réel », pour reprendre la célèbre expression de Roland Barthes16. Signalons, à ce titre, combien est troublant le choix d’inclure aux corpus des auteurs lyriques Louise Labé, dont les textes sont si peu autobiographiques que l’auteur elle-même n’a peut-être pas existé. C’est la thèse défendue par Mireille Huchon17, postulat iconoclaste qui n’en a pas moins reçu le soutien remarqué de Marc Fumarolli :

Il ne suffit pas […] qu’un poète (Catulle, Pétrarque ou Proust) évoque une fictive beauté cruelle pour croire qu’il raconte, en langage « codé », sa torride vie sexuelle, laquelle, « décodée » par les exégètes et traduite en médiocre prose par les biographes, dispensera leurs lecteurs naïfs d’entendre le message original18.

14Si Proust a senti la nécessité d’écrire son Contre Sainte-Beuve, c’est parce que, tandis qu’il aspirait lui-même à renouer avec la distinction multiséculaire entre énonciateur littéraire et auteur réel, il se heurtait aux orientations théoriques d’une méthode critique née dans un contexte littéraire où la subjectivité auctoriale s’exhibait dans les textes (dans la droite ligne de la consécration de la notion juridique d’auteur, de la glorification de l’originalité et de la reconnaissance théorique du concept moderne de style). Nous sommes d’autant mieux placés pour comprendre le succès de la méthode sainte-beuvienne — qui explique l’œuvre par l’homme — que nous avons, depuis, complété notre arsenal de présupposés en surajoutant au réflexe biographiste hérité du premier xixe siècle, l’influence des théories freudo-lacaniennes sur l’art comme révélateur des profondeurs indicibles du moi. Nous sommes donc enclins à chercher le « je » auctorial, non seulement là où il semble se dévoiler, mais même là où il semble vouloir se cacher. La réception monolithique du lyrisme et notamment du lyrisme amoureux de la veine élégiaque qui émane de l’approche pédagogique observée plus haut rend illisible l’élégie authentique telle que l’a étudiée Paul Veyne :

Pourquoi cette insincérité, ces impostures, ces trompe-l’œil, ces jeux de masque séducteurs ? Il faut s’y faire : pour la joie virtuose de jouer librement de l’ironique puissance d’illusion dont dispose sur ses lecteurs et lectrices le langage poétique, joie d’un tout autre ordre (surtout lorsqu’elle prend pour sujet et pour emblème les blessures d’Eros), que les plaisirs « vécus », sinon partagés, de l’alcôve19.

La belle diguedi, la belle diguedon

15Chaque poète peut avoir sa muse, désignée par un pseudonyme ou par son nom réel, peu importe (de même que l’emploi du nom réel du poète n’est pas gage de sincérité autobiographique) ; mais il faut évidemment faire le départ entre la femme de chair et la femme de papier. C’est d’ailleurs parce qu’il met sur le même plan les deux types de « muses » que cet exercice, proposé par le manuel 2, est surprenant :

Associez chaque poète à sa muse, c’est-à-dire à la femme qui l’a inspiré. […]
Les poètes : Dante, Pétrarque, Ronsard, Guillaume Apollinaire, Paul Éluard, Louis Aragon.
Leurs muses : Gala, Elsa Triolet, Béatrice, Hélène, Laure, Louise de Coligny-Châtillon20.

16Il n’est pas anodin que, quasi systématiquement, quand il s’agit de donner à entendre le lyrisme amoureux de la Renaissance, ce soit Ronsard que l’on convoque. La comparaison avec d’autres auteurs comme Maurice Scève ou Du Bellay est parlante. On peut jouer à croire que ce sont ses sentiments pour Cassandre Salviati, Marie de Clèves et Hélène de Surgères qui dictent au prince des poètes respectivement ses Amours de Cassandre, ses poèmes Sur la mort de Marie, et ses Sonnets pour Hélène. Le biographisme dispense de chercher d’autre explication à la raison d’être de ces textes. Par suite, il est pédagogiquement commode mais problématique, puisqu’il suppose d’enseigner une conception faussée du lyrisme ronsardien, lequel est avant tout une tentative esthétique — non dénuée d’arrière-plan politique — d’égaler Pétrarque. Les égéries de Ronsard ne sont que le décalque d’une autre : Laure, qui est elle-même un avatar des Lesbie, Délie, Cynthie et autres Corinne héritées de l’élégie latine. Le travail de Ronsard n’est pas différent de celui de Du Bellay quand il écrit l’Olive ; à ceci près que le second ne cherche pas l’effet de réel ; il ne viendrait à l’idée de personne de se demander qui se cache derrière Olive, pas plus que derrière la Délie de Scève, lequel a même choisi de prendre pour muse la femme imaginaire que chantait Tibulle ; et ce poète latin était, d’après Paul Veyne, bien plus un amateur de jeunes hommes. On ne peut rien prétendre connaître de certain sur la vie amoureuse des auteurs en se fiant au contenu des recueils. Précisément, tout est là : l’illusion fonctionne aussi longtemps qu’on ne lit que quelques poèmes choisis. L’élégie d’amour ne peut souffrir l’interprétation biographique dès lors qu’elle est envisagée comme un corpus, comme un genre : « pour croire que nos élégiaques racontent l’histoire de leur liaison, il faut ne les avoir pas lus21 ». La vérité saute alors aux yeux : les histoires d’amour que nous content les poètes lyriques n’ont guère de cohérence et surtout, elles sont constituées d’épisodes disparates très similaires d’un recueil à l’autre. La femme idolâtrée a bien peu de personnalité propre et stable : tantôt prostituée, tantôt mariée avec un autre, tantôt fidèle, tantôt volage, toujours malade à un moment donné, toujours fermant sa porte à l’amant éploré certains soirs, elle n’a de constant que sa malléabilité de personnage et n’apparaît finalement que pour ce qu’elle est en vérité : une allégorie de la poésie, activité artistique à qui chaque auteur déclare sa flamme indéfectible. Les morceaux choisis à visée pédagogique mettent donc sur le même plan un amour lyrique — de Lamartine à Apollinaire — qui demande à être lu comme la transposition poétique du vécu, et un « humour lyrique22 » — celui des Ronsard, Labé, Scève, Rutebeuf, etc. — pure fiction.

En bref : un « sublime du lieu commun »

17S’il ne cherche pas à dire le vrai, ce lyrisme n’en a pas moins une raison d’être nettement définie qui constitue elle aussi un motif d’irrecevabilité pour nous modernes. On aime à rappeler que « le mot “lyrique” vient du grec lurikos qui signifie « lyre ». Dans l’Antiquité, il caractérise ce qui est destiné à être chanté avec un accompagnement musical23 ». On établit ainsi un continuum entre deux types de lyrismes absolument différents. De l’idée de musique, on tire tout un arsenal conceptuel métaphorique aux variations verlaino-mussetiennes sur le thème de l’intériorité subjective, oubliant ainsi qu’à l’origine, écrire de la poésie lyrique, c’est écrire comme les Grecs. Quand Ronsard se déclare « premier auteur Lirique François24 », c’est pour revendiquer explicitement le modèle pindarique, non pour introduire des confidences. Le lyrisme premier, aussi paradoxal que cela nous semble, est donc un à la manière de. Plus exactement, comme on le voit avec Ronsard, il porte l’ambition d’égaler un maître. Si beaucoup de poèmes relevant du lyrisme amoureux, avant la période romantique, nous apparaissent comme la réduplication perpétuelle du même texte, c’est précisément parce qu’ils sont des œuvres d’imitation. Ils exemplifient de manière hyperbolique une production littéraire adossée à un champ culturel qui sacralise les modèles (les classiques au sens premier du terme : auteurs étudiés dans les classes) et pose en principe, selon le concept rhétorique bien connu, que l’inventio n’est pas une création mais l’exploitation de lieux communs (stéréotypies de contenu et stéréotypies formelles) : « L’invention renvoie moins à une invention […] qu’à une découverte : tout existe déjà, il faut seulement le retrouver : c’est une notion plus “extractive” que “créative”25 », écrit très justement Roland Barthes. Certains lieux communs du lyrisme amoureux (naguère genre élégiaque) sont d’ailleurs bien connus, ainsi la figure de l’exclusus amator aussi désignée comme le paraclausithuron (plainte devant la porte fermée). On peut s’amuser à penser qu’il s’agit d’une situation autobiographique tant qu’on n’a pas lu plus d’un de ces poèmes. Lorsqu’il apparaît nettement qu’on est face à une « scène à faire26 », il faut réviser totalement ses attentes de lecture pour être encore capable d’y trouver de l’intérêt et donc, de lire ce type de textes. Car cette ambition imitative, la volonté d’être un passeur, l’espoir de se voir consacré par l’histoire littéraire comme « le nouveau Catulle / Ovide / Pindare / Pétrarque, etc. », qui nous laisse insensibles, peut aller jusqu’à la pratique de la traduction : que l’on pense à Du Bellay quand il fait précéder son Olive de la Défense et illustration de la langue française dans laquelle il annonce sa volonté d’égaler les anciens en français. On peut aussi songer au travail de Properce sur Callimaque ou, bien plus tard, de Chénier, dont les poèmes amoureux sont avant tout la mise en pratique de la théorie qu’il expose dans L’Invention, ce qui vide en grande partie de leur pertinence les enquêtes visant à déterminer qui se cache derrière la mystérieuse Camille (Michelle de Bonneuil ?). La réaction d’une étudiante en lettres qui, apprenant l’origine des derniers vers d’un texte de Chénier (cf. infra) remarqua « Ah bon ? alors en fait, il n’a fait que traduire un truc qui existait déjà ? » dit assez le décalage entre les deux univers mentaux. Formée à l’école de l’originalité glorifiée, cette étudiante a acquis des réflexes de jugement classificatoires en fonction du degré de nouveauté des textes. La prouesse de Chénier et la motivation de son choix d’écriture sont, pour elle, incompréhensibles.

« Code impropre » et « univers mental »

18Qu’il puisse exister un « sublime du lieu commun » selon la belle expression de Francis Goyet27, voilà qui est inconcevable pour la mentalité actuelle. Dans le problème posé par la lecture du lyrisme d’imitation se révèle donc le choc entre l’« univers mental du recueil de lieux communs »28 décrit par Ann Moss, et celui de l’originalité. Cette incompatibilité oppose deux « codes » idéologiques, qui se cristallisent dans deux approches pédagogiques de la littérature totalement antagonistes, perpétuant face aux textes des horizons d’attente et des critères d’évaluation absolument antinomiques. Comme le note Roland Mortier, naguère « la novitas [était] considérée comme un vice rédhibitoire » ; aujourd’hui, « elle s’entoure d’une aura prestigieuse pour des raisons tout aussi arbitraires29 ». On se souvient que Pierre Bourdieu mettait en garde contre l’illusion du « regard pur » qui nous amène à interpréter les œuvres avec un « code impropre30 ». Jean-Louis Dufays signale que les compétences du lecteur dans le décryptage des stéréotypies tiennent à la maîtrise de plusieurs types de codes. Parmi eux, la connaissance encyclopédique des univers de référence ne suffit pas. Comprendre véritablement un texte suppose, dans une certaine mesure (le lecteur construit par le texte restant pur idéal) de faire coïncider autant que faire se peut « horizons de l’énonciation » et « horizons de la réception » en tenant compte des « codes historico-culturels31 », c’est-à-dire de l’environnement idéologique de la rédaction du texte qui conditionne sa réception sur le plan sémio-cognitif. En tant que tel, ce code de la réception entretient un lien étroit avec les partis pris théoriques et praxéologiques qui régissent la didactique des lettres. Le changement radical des schèmes de compréhension et de production des textes nous contraint, si nous voulons continuer à leur trouver de l’intérêt et de la valeur, à les soumettre artificiellement à un code impropre (ce qui se produit dans le cas de Ronsard et de Louise Labé), sans quoi ils nous sont totalement inaccessibles ; les écrits qui résistent à cette actualisation biaisée se trouvent d’ailleurs, nous l’avons dit, évincés du patrimoine lisible et relégués dans la sphère érudite (c’est le lot de Scève comme de bien des textes de Chénier). La réception du lyrisme d’imitation est particulièrement révélatrice de ce phénomène que Dominique Maingueneau décrit comme une « véritable paralysie » : si les modalités d’énonciation du texte ne sont pas comprises, le récepteur n’est pas « capable de l’interpréter et de se comporter de manière adéquate à son égard32 ».

La « surcote » de l’originalité33

19On pourrait arguer que cette discordance entre les horizons énonciatifs qui définissent deux grands types de lyrisme est sans importance ; qu’elles soient fictives ou réelles à l’origine, les expériences du coup de foudre, du désir, de la rupture ou de la jalousie revêtent une dimension universelle si prégnante que derrière la recomposition poétique des élégiaques se cache sans doute un inévitable fondement biographique. Certes, mais à partir du moment où l’écriture n’est pas adossée à la même pratique poétique, ni à la même appréhension de la subjectivité, la différence est de taille. Le lyrisme amoureux antéromantique suppose l’effacement de l’individu au profit de la reproduction des schèmes hérités, tandis que le nouveau lyrisme soumet l’universel au prisme de la singularité individuelle. Cette distinction heurte de plein fouet notre conception de la création littéraire qui confère au poète un statut quasi divin et lui suppose la capacité à tirer du tréfonds de sa subjectivité une absolue nouveauté. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport que nous entretenons avec la notion d’imitation, pourvue d’une connotation péjorative, et plus spécifiquement avec celle de stéréotypie, empesée de soupçons et de présupposés aliénants. À ce titre, il faut lire, pour réfléchir au traitement pédagogique des stéréotypes, l’étude comparative menée par Jean-Louis Dufays et Bernadette Kervyn sur les méthodes de deux professeurs des écoles34 : l’approche didactique de la stéréotypie chez l’enseignant 1 consiste à encourager les élèves à « éviter » le stéréotype ; celle de l’enseignant 2 les invite à en « sortir ». Dans les deux cas, on forge des réflexes interprétatifs empreints d’une hiérarchisation qualitative qui marque de manière durable la sensibilité esthétique des élèves. Dans la manière dont on enseigne la rédaction, on préconditionne les modalités de la lecture.

Le rejet de la diachronie

20Ce sont les reconfigurations énonciatives qui constituent l’intérêt des poèmes mettant en scène un paraclausithuron. Qu’il fasse parler l’amant ou bien la porte elle-même — qui parfois dialogue avec celui-ci ou, par un procédé de mise en abyme, récite la plainte qu’un amant est venu déclamer sur son seuil — chaque poète semble désireux de se distinguer par le choix du dispositif d’énonciation, conçu et pensé par rapport à celui de ses prédécesseurs, ce qui confirme les analyses de Roland Mortier quand il note que « les adeptes de l’imitation […] pratiquent […] une esthétique de l’écart, dont les libres mouvements se jouent dans [d]es limites assez étroites35 ». Pour être appréciée, cette pratique requiert une étude intertextuelle systématisée en diachronie. Mais ce qui pose problème ici, ce n’est pas l’érudition exigée (les questions : qui parle ? à qui ? suffisent à mettre en évidence le procédé dans ses variations successives) mais bien le principe même de la réécriture perpétuelle, incompréhensible pour nous. Pourtant, même le recours à la traduction n’empêche pas la pratique ludique de l’écart, qui peut renouveler le sens d’un contenu préexistant. On se rappelle que, contrairement à ses prédécesseurs, Ovide fait le choix du réalisme en renonçant à la prosopopée de la porte et en mettant en scène un amant qui s’adresse au portier, allocutaire invisible et muet, qui ne répondra ni ne cèdera aux supplications du malheureux (Amores, I, 6). Quand ce dernier croit que la porte s’ouvre enfin, il constate que c’est seulement le vent qui en a fait grincer les gonds et qu’elle reste obstinément fermée. Chénier donne à voir l’amant devant la porte de Camille, espérant que celle-ci entendra ses plaintes, puis se reprenant, décidant d’aller assouvir son désir auprès d’autres femmes, décrétant son mépris du beau sexe et s’enhardissant jusqu’à clamer sa haine pour Camille. L’effet de chute est savoureux car les cinq derniers vers sont la traduction fidèle de la fin du poème d’Ovide, quand l’amant tout joyeux entend grincer la porte, pense qu’elle va s’ouvrir mais constate que c’est une illusion due au bruit du vent. En un instant, toutes les résolutions de bonheur et les déclarations de haine s’envolent. Chénier reprend donc tels quels les mots de son prédécesseur mais leur donne une autre valeur : ils ne disent plus seulement l’espoir de l’amoureux mais expriment le revirement soudain, la rechute d’un amant qui se croyait, à tort, guéri de sa passion (Élégies à Camille, II, XII). On découvre donc une poétique qui ne saurait être comprise à travers la supposée exemplarité de morceaux choisis mais se révèle dans la perception diachronique du genre en tant que corpus en construction. Comme l’écrit Évrard Delbey : « La poésie élégiaque [est] traversée par des ressemblances qui se modifient de proche en proche. Il est clair, pour nous, alors, que s’il y a une poésie élégiaque, elle se constitue dans le mouvement transversal d’un poète à l’autre36 ». Pour être lue de manière adéquate, sans risque de paralysie, la poésie lyrique appelle donc une réception en corpus générique chronologique, disposition didactique à laquelle s’oppose la pédagogie actuelle, qui articule genres, mouvements, thématiques et registres sans plus préconiser le traitement diachronique.

Conclusion : l’impossible pacte de lecture ?

21Cette appréhension biaisée des textes, qui repose sur l’illusion de la création ex nihilo et de la nouveauté radicale, gage de modernité absolue, est peut-être en train de refluer. En effet, la notion d’héritage bénéficie actuellement d’un retour en grâce idéologique, notamment à travers la médiatisation des positions d’Alain Finkielkraut ou du récent essai de François-Xavier Bellamy37.

22En outre, de nouvelles pratiques d’écriture se font jour, qui rappellent la tradition de l’imitatio en ce qu’elles reposent sur l’exploitation du déjà-là et s’élèvent explicitement contre l’impératif d’originalité. Pour désigner cette tendance qui prend le contrepied de la définition romantique du génie, Marjorie Perloff forge l’expression oxymorique « unoriginal genius »38. Elle observe ainsi des poétiques expérimentales, nées au début du xxe siècle et vouées à prendre leur essor dans l’ère du numérique, consistant, selon des modalités diverses, à réinvestir les mots d’autrui en « seconde main » (elle cite à plusieurs reprises Antoine Compagnon39). Cette pratique du patchwork réinvente l’imitation (si l’on peut dire) et laisse une grande place à la subjectivité car elle demeure une affaire « de choix », et donc, de « goût »40, aussi bien dans la sélection des textes sources que dans leur mise en forme. Kenneth Goldsmith opte pour une expression très proche de celle de Perloff mais peut-être plus impertinente encore : « uncreative writing »41. Ce poète revendique même l’enseignement de techniques de composition poétique informatisées qui relèvent du plagiat. S’il plaide, bien sûr, que derrière tout ordinateur, il y a un homme (ne serait-ce qu’un poète-programmeur qui établit le protocole de rédaction automatisé du texte), on s’éloigne nettement de la traditionnelle imitatio. En effet, ce qu’il est convenu d’appeler joliment robo-poetics apparaît plutôt comme la poésie de Terminator à l’heure du soulèvement des machines...

23Il convient, au demeurant, de remettre en perspective la notion même d’univers mental et le problème, corollaire, de la lisibilité d’une œuvre dans un contexte totalement différent de celui où elle fut écrite. En effet, comme l’a montré Harold Bloom, toute lecture est une interprétation et toute interprétation, une mésinterprétation. On retrouve ici l’idée que le lecteur idéal implicitement dessiné par le texte n’existe pas. C’est ce décalage qui permet, selon Harold Bloom, l’engendrement de nouveaux textes, parce que tout poète, avant d’écrire, est un lecteur. De plus, l’évolution de la thèse développée dans l’Angoisse de l’influence est significative. Quand le livre paraît en 1973, Harold Bloom considère que le rapport complexé aux modèles est propre à la littérature post-shakespearienne ; dans la réédition de son essai, il étend à Shakespeare lui-même sa thèse du poet in a poet42. Selon lui, l’avènement d’un lyrisme plus personnel a renforcé l’acuité du problème de l’inspiration intertextuelle mais la question de l’imitation a toujours été problématique. On pourrait donc dépasser la dichotomie entre univers mental du lieu commun et culte de l’originalité en examinant les textes au cas par cas (quelle que soit leur époque de rédaction), selon la grille d’analyse des différentes manifestations de l’influence proposée par Harold Bloom. D’une autre manière, le travail de Judith Schlanger sur l’invention littéraire invite à relativiser la prégnance des univers mentaux : chaque œuvre est la caisse de résonnance de textes antérieurs et, en même temps, un système ouvert envisageant sa propre fécondité, le statut de précurseur devenant quant à lui diversement envisagé selon qu’il résulte d’une posture affirmée par l’écrivain ou d’une étiquette attribuée a posteriori par la critique43.

24Mais comme bien d’autres, ces deux thèses tendent à homogénéiser le corpus littéraire dans le fantasme monolithique d’une « idée de littérature44 », dont William Marx a montré le caractère globalisant et spécieux. L’auteur du Tombeau d’Œdipe aborde la notion de tragique d’une manière assez similaire à l’angle sous lequel nous regardons ici le lyrisme : il postule que la tragédie grecque, devenue pour nous incompréhensible car définitivement orpheline du contexte qui lui donnait sens, est désormais abordée à travers un « échafaudage théorique45 » dont le concept de « tragique » est l’élément le plus trompeur, celui qui contribue sans doute le plus à nous éloigner de la réalité première du théâtre de Sophocle. Les conclusions de William Marx sont probablement valables aussi pour le lyrisme, dans une certaine mesure. Le critique fait remarquer que l’érudition, si poussée soit-elle, ne permet pas de renouer avec la vérité de l’œuvre, c’est-à-dire de retrouver l’état d’esprit adéquat pour la recevoir comme elle avait vocation à être reçue. Il reste toujours une part d’« inexplicable46 » qui engendre la « perplexité47 ». Retrouver les données d’un univers mental ne permettra jamais de s’en imprégner comme de celui dans lequel nous baignons : il y a toute une stratification de référents, de non-dits, un rapport au temps et à l’espace, une certaine conception de l’individu, qu’on ne saurait s’approprier artificiellement mais seulement espérer approcher en tant qu’objet d’étude — et encore, de manière tellement partielle.

25Mais c’est sans doute à l’écrivain lui-même qu’il faut, en dernier lieu, laisser la parole. Comme y insiste le poète Michel Deguy, la question de la lisibilité dépasse le problème du contenu sémantique. Elle suppose aussi que l’œuvre soit considérée par le lecteur potentiel comme « familière, recevable, fréquentable48 ». Elle exige donc que la lecture ne soit pas la « coïncidence aléatoire de deux idiosyncrasies49 ». Dans le cas du lyrisme, nous l’avons vu : il est évident que notre horizon d’attente résulte de mutations récentes dans la conception de la littérature (qui s’amorcent dans la seconde moitié du xviiie siècle) et, par suite, de la didactique des lettres (évolutions enclenchées par le lansonisme mais consacrées par la pédagogie des centres d’intérêt dans les années soixante-dix). Nous lisons donc comme « l’expression directe, immédiate, fidèle et sincère du sentiment et des idées50 » une poésie rédigée sur la base du présupposé inverse, à savoir que « l’apparition du poète à l’intérieur de son œuvre est suspecte51 ». Si ce choc des univers mentaux n’empêche pas de lire certains des poèmes lyriques antéromantiques, il implique d’en trahir les motivations profondes. Le pacte de lecture est biaisé, donc impossible. En outre, cette incompatibilité idéologique conduit à exclure totalement du corpus canonique des poèmes dont l’intérêt s’est perdu avec la dépréciation généralisée de ce qui constituait leur raison d’être. On peut, enfin, formuler l’hypothèse que dans un « univers mental » allergique à l’émulation et sur le point, peut-être, de renoncer à la pratique de la notation chiffrée, l’idée même d’une littérature où chacun se donne pour but, sinon de dépasser, du moins d’égaler les maîtres, loin de susciter l’intérêt, provoque comme une forme de répulsion.