Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Théoriser avec (ou contre) Ménard
Fabula-LhT n° 17
Pierre Ménard, notre ami et ses confrères
Sophie Rabau (et tous ceux qui préfèreront)

Du swing dans l’Éternité. Remarques sur l’auto-attribution

Aucun auteur n’a été maltraité pendant la rédaction de cet article.

1En devenant l’auteur du Quichotte, Pierre Ménard a vécu une expérience dont la banalité est à ce jour passée inaperçue. Une lecture attentive d’autres textes de Jorge Luis Borges suffit pourtant à remarquer qu’il n’y a rien de bien étonnant à son aventure, qui n’en est d’ailleurs pas une : Ménard n’est pas devenu l’auteur du Quichotte et n’a pas eu besoin de l’écrire, pour la simple raison qu’il en est déjà l’auteur, comme vous (c’est votre problème) et moi (c’est plus intéressant). La chose est écrite en toutes lettres, notamment dans ce passage bien connu de « L’Immortel » :

(…) un plazo infinito le ocurren a todo hombre todas las cosas. Por sus pasadas o futuras virtudes, todo hombre es acreedor a toda bondad, pero también a toda traición, por sus infamias del pasado o del porvenir. (…) No hay méritos morales o intelectuales. Homero compuso la Odisea; postulado un plazo infinito, con infinitas circunstancias y cambios, lo imposible es no componer, siquiera una vez, la Odisea. Nadie es alguien, un solo hombre inmortal es todos los hombres. Como Cornelio Agrippa, soy dios, soy héroe, soy filósofo, soy demonio y soy mundo, lo cual es una fatigosa manera de decir que no soy1.
(…) en un temps infini, toute chose arrive à tout homme. Par ses vertus passées ou futures, tout homme mérite toute bonté ; mais également toute trahison par ses infamies du passé et de l’avenir. (…) Il n’y a pas de mérites moraux ou intellectuels. Homère composa l’
Odyssée ; aussitôt accordé un délai infini avec des circonstances et des changements infinis, l’impossible était de ne pas composer, au moins une fois, l’Odyssée. Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes. Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis héros, je suis philosophie, je suis démon et je suis monde, ce qui est une manière fatigante de dire que je ne suis pas2.

2Quel humain, surtout s’il se passionne pour les choses de l’art et des lettres oserait remettre en cause la leçon d’un Immortel ?De ce point de vue pour le moins autorisé, il eut été pertinent d’alerter le monde des Belles-Lettres si Ménard n’avait pas été l’auteur du Quichotte. Mais il en est l’auteur. Pas de quoi fouetter un chat, ni même une vieille rosse. Je suis moi-même l’auteure non seulement du Quichotte, mais encore de l’Odyssée, de Madame Bovary, de la Critique de la raison pure, de Je sais cuisiner, du Kamasutra et de tous les livres répertoriés dans les bibliothèques du passé et du futur, du possible et de l’impossible. Vous aussi, d’ailleurs, en êtes l’auteur, mais comme je l’ai dit la première, c’est surtout de moi qu’il sera question ici.

3Quand je dis que je l’ai dit la première, je ne veux pas dire que je l’ai toujours su. Longtemps je n’ai cru être l’auteur que des livres qui portaient mon nom, et même pour ceux-là, je concevais quelques doutes. Par exemple, je me suis toujours demandé comment j’ai pu, sans savoir dire autre chose en néerlandais que « Waar is het station ? », réussir l’exploit de traduire de cette belle langue La Lettre sur la sculpture, précédée de Lettre sur une pierre antique de François Hemsterhuis. Cependant les catalogues des bibliothèques les plus sérieuses sont formels sur ce point et affirment tous, dans leur langue de catalogue, que ce texte a été « trad. du néerlandais par Sophie Rabau3 », la même Sophie Rabau à qui sont attribués d’autres livres que je me souviens avoir écrits. Seule une intuition géniale, que je dirais volontiers post-ménardienne, m’a retenue jusqu’à présent de signaler ce que l’on pourrait prendre pour une erreur d’attribution. Mais en dépit de ces éclairs de lucidité, je ne suis d’ordinaire, comme Pierre Ménard, qu’une pauvre humaine, limitée en ma vision du monde et des livres, obstinément crispée sur la durée de ce que je nomme mon existence dont je mesure la réussite à l’extension de ce que je nomme mon œuvre, ou, dans mes jours de modestie, ma bibliographie. C’est pourquoi, comme beaucoup de mes semblables, je ne me sentais pas véritablement concernée par les leçons de « L’Immortel », ne me sachant pas moi-même immortelle, ou plutôt peinant à me dégager de l’idée sclérosante de mon individualité, si bien que j’aspirais certes à une manière d’éternité – je disais de postérité – sans pour autant tirer toutes les conséquences de cet élan dont le caractère contradictoire aurait dû me frapper. Car si l’on participe de l’éternité, on n’a guère besoin de postérité et autres fredaines : on a de toute façon écrit tous les livres existants et possibles, soit tous les livres de la bibliothèque de Babel que Borges a décrite avec plus de lucidité que les errements sans intérêt de Pierre Ménard.

4J’appellerai « illusion ménardiste », ou, pour faire plus court bien que nous ayons l’éternité devant nous, « ménardisme », l’erreur qui nous fait croire que nous n’avons écrit que certains livres, que nous appelons « les nôtres ». Il faut avoir l’esprit aussi étriqué que Pierre Ménard et ses amis, pour penser que l’on a écrit certaines œuvres et d’autres pas, pour s’embarrasser de distinctions byzantines entre son œuvre visible et son œuvre invisible et faire tout un plat d’un Quichotte que l’on aurait écrit à grand peine tout en restant soi-même, ce qui est impossible mais que l’on a fait quand même. Tout cela est d’un ridicule achevé. Les ravages du ménardisme sont d’ailleurs assez connus et je ne les rappellerai que brièvement : procès en plagiat et autres accusations de contrefaçon, dépenses inconsidérées des « auteurs » pour lancer les livres qu’ils croient avoir écrits, dévotion envers d’autres auteurs dont nous oublions que nous avons également écrit leurs livres, sans oublier les poses soi-disant expérimentales de certains qui se font mousser à peu de frais en vous expliquant comment ils n’ont pas écrit ou écrit certains de leurs livres, alors que de toute façon tout le monde a écrit leurs livres et qu’ils ont écrit les livres de tout le monde. Quant aux tentatives prétendument audacieuses où l’on se demande ce qui se passerait si les livres changeaient d’auteur, il faut tenir une sacrée couche de ménardisme pour s’en scandaliser ou s’en émerveiller.

5La littérature mérite que l’on profère à son endroit des vérités absolues, et non pas seulement relatives ou circonstancielles et l’entreprise d’écrire ne se sépare pas d’une aspiration mal dissimulée à l’immortalité. On conviendra donc qu’il est urgent de considérer nos œuvres et idées littéraires4 sub specie aeternitatis.

6Sub specie aeternitatis, ou ce qui revient au même, sub specie Bibliothecae – je parle évidemment de la bibliothèque de Babel, la question de l’attribution ne se pose pas pour les borgésiennes raisons que j’ai dites. Toutefois, la force de l’illusion ménardiste est telle et notre entendement humain si limité que nous peinons à concevoir cette perspective où la notion même d’attribution a aussi peu de sens que celle de durée ou de mal pour les Immortels. C’est pourquoi j’ai voulu dans les lignes qui suivent me mettre à la portée de ceux qui seraient moins avancés que moi sur la voie de la Bibliothèque et peinent encore à faire l’économie de l’intuition attributive. Je me demanderai donc ce qu’il en est de l’attribution mais sub specie aeternitatis, ce qui pourrait d’ailleurs aider les Immortels à vivre plus agréablement leur condition holoauctoriale.

7Ne reculant jamais devant le sacrifice de ma personne pour faire avancer la connaissance des choses du livre, je n’ai pas hésité un instant à être moi-même l’objet de l’expérimentation, à considérer, donc, les conséquences sur ma personne auctoriale de cette nouvelle conception de l’attribution. Je ne sais si, à l’issue de l’expérience, j’existerai encore en l’état ménardien où j’écris à présent ces lignes, auteure plus ou moins avérée de quelques livres d’intérêt mineur conservés dans des bibliothèques et de deux géniales fictions incomprises conservées dans mon tiroir. C’est pourquoi, comme je revêts mon scaphandre, je saisis cette dernière occasion de saluer mes lecteurs et mes éditeurs passés et futurs (autant de catégories qui bientôt n’auront peut-être plus de sens), de leur dire combien, en tant qu’auteure (je n’en suis pas très fière) de La Narration orale dans le texte romanesque (une erreur de jeunesse) et des Aventures de Tigrovich, tigre, prince et artiste (un remarquable récit que vous ne lirez peut-être jamais), je les aime et les estime tous (mes lecteurs) et presque tous (mes éditeurs). Il est temps, à présent, de remonter la fermeture éclair de mon scaphandre, de prendre une grande inspiration, et de plonger dans le monde holoauctorial où je suis, et vous aussi, l’auteure de tous les livres.


***

Plongeon dans l’éternité

8D’abord c’est un étourdissement, un affolement bienheureux que je n’avais pas ressenti depuis mes Noël d’enfant unique où chaque nouveau paquet était encore pour moi, et que je ne pensais éprouver à nouveau que le jour où un éditeur reconnaîtrait sub specie menardis la valeur des Aventures de Tigrovich, tigre, prince et artiste (un roman à la fois spirituel et plaisant, que je tiens ménardement à la disposition de quiconque voudrait en faire lecture). Mais comme il me semble loin, déjà, ce temps où j’espérais être reconnue comme l’auteure de ces quelques livres ! Je ne sais plus où donner de la tête, je vais de livre en livre et de plaisir en plaisir, « come la navicella ch’in questa e in quell’altr’onda urtando, urtando va », ainsi que je l’ai écrit, assez joliment je dois dire, dans mon poème mis en musique par Vivaldi, dans une des cantates que les ménardiens lui attribuent. Peu à peu, ma vanité se faisant à l’abondance, je commence à considérer mon œuvre avec plus de discernement. Si je suis assez fière, en effet, d’avoir écrit Ulysses, bien que, sur ce coup-là, j’ai été assez attendue du point de vue de ma biographie ménardienne, si je me pavane – et pas qu’un peu – à la pensée d’avoir conçu des œuvres aussi glorieuse que le Lancelot en prose, ou encore, Ariadne auf Naxos, ménardement attribué à Hofmannsthal et que j’ai également cosigné sous le nom ménardien de Strauss et que je lis généralement dans une des traductions françaises que j’en ai données, si j’écoute avec un plaisir narcissique non dissimulé mes livrets écrits pour les opéras dits d’Offenbach, si ne suis pas mécontente des Mille et une nuits, de mes différentes Médée, sans oublier mes Phèdre, et bien sûr de Roméo et Juliette, un de mes plus grands succès, je me demande toutefois ce qui m’a pris d’écrire les Mémoires dits du cardinal de Retz où je me perds trop souvent dans des détails historiques abscons que peinent à relever certains passages plus enlevés, et je contemple avec circonspection ceux de mes textes que les ménardiens attribuent à Christine Angot : où donc avais-je la tête quand j’ai cru qu’il suffisait de mal couper ses phrases et de dire qu’on a couché avec une fille ou deux pour faire littéraire ? Je m’en veux également pour le Dernier des Mohicans – une œuvre soi-disant pour enfant que je n’ai jamais pu relire après l’avoir écrite, et ne suis pas bien fière de la Délie et de mes sonnets métaphysiques, sans oublier la manière dont j’ai gâché ma Divine Comédie, mon Mahabharata et mon Paradise Lost par des longueurs dont j’aurai pu faire l’économie. Quoi qu’il en soit, je n’en reviens pas d’être également l’auteure de Der Mann ohne Eigenschaften, des Essais complets de Montaigne, et des œuvres de Gongora, autant de livres que je n’ai jamais lus intégralement mais ai pourtant écrits, si bien que je peux à présent me dispenser de les lire. Peu à peu je me reprends, retrouve mes réflexes professionnels, sors de ma poche le carnet de moleskine où j’ai écrit mes idées pour La Nausée et Les Mots (ainsi que quelques autres supports, plus ou moins modernes et commodes, où se trouvent les brouillons de toutes mes œuvres). Ce ne sont pas ces quelques satisfactions ou disconvenues narcissiques, pour lesquelles je n’ai que mépris, qui vont me distraire du but que je me suis fixée in petto : renouveler en profondeur la poétique de l’attribution, au vu des nouvelles conditions que j’ai données à mon exploration.

9La poétique évidemment, et non pas la science ou la méthode car, à présent que je suis (comme vous, mais prenez vos responsabilités) l’auteur.e de toutes les œuvres passées, présentes, à venir et possibles, il n’est plus possible de confier l’art difficile de l’attribution à des sciences aussi frivoles que la philologie et l’histoire. C’est bien d’art qu’il s’agit et à un art il faut une poétique, c’est-à-dire un inventaire systématique et spéculatif des divers procédés qui permettront à tout un chacun de se frayer un chemin dans la liste infinie de ses œuvres complètes, et de continuer à mener une existence supportable tout en se trouvant (ainsi que tout le monde) à l’origine de tous les livres.

10C’est que la vie n’est pas si facile en régime holoauctorial. J’ai vite compris que je ne pouvais plus parler de moi étourdiment et livrer, l’air de rien, quelques anecdotes sur ma vie, mes amours, mes goûts littéraires ou mes options politiques, sans risquer de perturber l’ensemble de la bibliothèque et l’interprétation de chacun de ses livres. Comme il en va de même pour tout un chacun, il faut se représenter le monde où je me trouve comme peuplé d’êtres extrêmement prudents en leurs actes énonciatifs, moraux et physiques ; ils ne vous disent pas à la légère ce qu’ils ont mangé à midi ; ils ne racontent leurs amours qu’après s’être assuré que leurs récits n’auront pas de conséquences fâcheuses pour l’exégèse des nombreux livres parlant d’amour dans la bibliothèque de Babel. Comme cet examen demande beaucoup de peine et de temps, même sub specie aeternitatis, la plupart d’entre nous ont renoncé depuis longtemps (c’est-à-dire depuis toujours) à évoquer leurs goûts amoureux, artistiques ou à revendiquer des choix philosophiques, religieux, politiques ou éthiques. De même nous ne tombons amoureux qu’après de longues et mûres réflexions et préférons généralement aimer en secret des êtres de fictions5, moins susceptibles que les autres (auteurs) de mettre nos chants d’amour en rapport avec certaines de nos œuvres et de les ridiculiser, voire de dédaigner nos avances, en nous faisant reproche du manque d’originalité, toujours à la limite de l’autoplagiat, de nos déclarations ou scènes de ménage : « Si c’est pour me resservir ce que tu as déjà écrit, en mieux, dans Phèdre, franchement tu ferais mieux d’aller à la pêche ». Si ce n’est qu’aller à la pêche nous y avons depuis longtemps renoncé, de peur de bouleverser l’exégèse de la fameuse définition par diarésis de la pêche à la ligne donnée dans notre Sophiste… Quant à la sexualité, on s’en abstient généralement, de peur de se voir reprocher son manque d’application : « C’est tout ? Tu te donnais plus de peine dans La Philosophie dans le boudoir… » Je passe sur les reproches, plus littéraires, faits aux amant.es créatif.ves : « Si tu sais faire ça, pourquoi tu ne l’as pas écrit dans le Kamasutra ? ». Que si, à cette question, je réponds que c’était pour mieux réserver la surprise à l’objet de mes vœux, il est fort probable que je me vois infliger une réponse cinglante où l’on me reprochera de me laisser aller à de vils discours séducteurs, autrement dit d’autoplagier, en moins bien, mon Don Juan et mes Mémoires de Casanova, etc. Il n’est pas facile de séduire quand on a tout écrit, et la plupart d’entre nous – je m’en rends compte à présent – préfèrent se (re)lire d’une seule main, certains rayons de la bibliothèque étant devenus des sortes de love hotels où végètent onanistiquement les auteurs les plus soumis à leurs pulsions. Bref nul n’ose vraiment bouger, faire l’amour, se battre, faire la guerre ou discuter de la paix, manger ou ne pas manger, et même pêcher... Quand nous nous livrons, malgré tout, à ces humaines activités, c’est avec une circonspection telle que le monde de l’holoauctorialité est infiniment lent, toujours à la limite de l’aboulie ou de la paralysie. D’autant plus lent à vrai dire que les mélancoliques ne manquent pas chez nous. On rencontre trop de jeunes gens àquoibonistes qui trompent leur inertie en variant le célèbre poème dont nous sommes l’auteur : « La chair est triste, hélas, et j’ai écrit tous les livres, même ceux que je n’ai pas lus »… Mais le pire n’est pas là pour la chose littéraire : ils sont rares ceux qui ont l’audace d’écrire, non seulement parce que de chaque nouveau livre on est déjà l’auteur, mais surtout parce que l’on sait qu’il va falloir à nouveau redécrire toute la littérature mondiale en fonction de ce nouvel opus par soi (et par tout le monde) produit. Or les critiques et autres philologues sont déjà épuisés qui doivent à chaque nouveau geste de tout un chacun recommencer l’explication de chaque livre au vu de ce nouvel élément. Tout est feutré, lent, hésitant dans le monde holocauctorial où la seule activité à laquelle on se livre avec fébrilité est une éreintante explication de textes, renouvelée à chaque seconde.

11Je commence à me demander si j’ai bien fait de faire le voyage. Fort heureusement, depuis que j’ai écrit Les Cloches de Bâle et Les Hommes de bonne volonté (je me demande encore quelquefois quand j’ai trouvé le temps, mais passons sur cette question ménardienne), j’ai le sens de l’action collective : rien d’humain ne m’est étranger, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, mais en latin. C’est pourquoi j’ai l’intime conviction qu’il me faut redonner du sens à ce monde. Or, comme le montrent suffisamment mes ouvrages de poétique, en particulier Nouveau discours du récit, mais aussi Poétique de la critique, un remarquable ouvrage possible ou peut-être même futur, j’ai l’art de la taxinomie et ne suis pas exempte d’un certain sens du discernement. Je dois absolument m’en servir pour limiter l’holoauctorialité et montrer par mon exemple à mes frères et sœurs auteur.es de tout, que notre monde se portera mieux si chacun décide de sélectionner en fonction de critères bien sentis les œuvres dont elle est l’auteure. Je le comprends à présent : il faut s’auto-attribuer certains livres, pour ne pas porter la responsabilité de tous. L’auto-attribution va sauver le monde où je me trouve. Non que j’entende revenir à de la basse philologie et prôner soudainement les mérites de l’attribution telle qu’on la pratique en régime ménardien : la chose est d’une pauvreté crasse, d’un manque d’inventivité criant et d’un indigne figement, si on la compare à ce que je vais à présent proposer et qui sauvera non seulement le monde de l’holoauctorialité, mais pourra même ouvrir quelques perspectives au monde de l’illusion ménardienne.

12L’auto-attribution sub specie bibliothecae diffère de l’attribution en régime ménardien sur un point essentiel : dans le monde de Ménard, tous les auteurs ne sont pas les auteurs de tous les livres. Un auteur est ou n’est pas l’auteur d’un livre ; un livre qui est d’un auteur n’est (généralement) pas d’un autre. Attribuer revient donc à établir un fait (et par là à en exclure d’autres), en usant de preuves externes (disons d’observations factuelles, si tant est qu’elles soient possibles) ou internes (disons de jugements de probabilité). Or, dans le cas qui m’occupe, l’attribution ne ressortit pas à l’établissement d’un fait puisque de toute façon il est établi que je suis, comme tout le monde, l’auteur.e de tous les livres. Par quoi l’auto-attribution est de l’ordre d’une élection, d’un choix, d’une volonté : je choisis les livres dont je veux être l’auteur.e.

13Les critères habituellement utilisés par les savants qui s’occupent d’attribution n’ont donc plus grand sens, en particulier les critères permettant d’établir la probabilité d’une attribution : la question n’est pas de savoir s’il est probable que je sois l’auteure de tel ou tel livre ; il n’importe pas de savoir, par exemple, si on peut établir un lien d’analogie entre ma vie, mes autres œuvres, et telle ou telle œuvre (attribution ménardienne par analogie) ; il est indifférent que l’on puisse expliquer le livre par ma vie ou ma vie par le livre, ou qu’au contraire certains traits du livre ne puissent pas être expliqués par ce que l’on sait de moi (attribution ménardienne par motivation). Bref, la motivation et l’analogie, opérations critiques souvent utilisées pour établir la probabilité d’une attribution en régime ménardien, et dont je dirai deux mots dans ma Poétique de la critique (à paraître ménardement sous le nom d’un mien collègue) ne sont d’aucun intérêt dans le cas de l’auto-attribution. De même, je peux mettre au panier les graves interrogations que j’ai développées dans certains de mes livres publiés en France, dans la collection « Paradoxe », où je m’attribuais sinon des livres du moins des existences parallèles : je me demandais alors sous quelle espèce mon moi pouvait vivre les vies parallèles que je m’attribuais, et avais même inventé l’étrange notion de « moi délégué » pour expliquer que je puisse vivre une autre vie que la mienne. Sub specie bibliothecae, cette question ne se pose évidemment plus : c’est bien moi avec l’identité que je possède ou que je me construis ou que je crois posséder qui ai écrit tous les livres, et j’existe donc en tant que l’auteur de ces différents livres, sous ces différentes modalités auctoriales, de même d’ailleurs que chaque livre existe sous un régime auctorial holistique, autrement dit est l’œuvre de tous et toutes. Ce n’est pas parce que la chose est difficile à se représenter qu’il ne faut pas essayer de la penser. Croyez bien que l’attribution ménardienne nous est tout aussi difficile à concevoir et que seule mon arrivée récente dans le monde où je me trouve à présent explique que je me souvienne encore un peu de la manière dont on raisonne chez vous. Je n’entends donc pas établir quel livre j’ai écrit, mais savoir de quel livre je veux être l’auteur. Peut-être si j’y parviens, réussirai-je à animer un peu le monde où je me trouve, à mettre un peu de swing dans l’éternité, ce qui me semble une entreprise des plus fondées.

14J’ai hâte à présent de commencer, mais avant de mettre mon projet à exécution, il me faut encore me livrer à une nécessaire réflexion sur l’identité auctoriale sub specie bibliothecae. Bien que nous ne fassions pas grand-chose, pour les raisons que j’ai dites, nous ne changeons pas moins constamment d’identité, de même que les livres, chacun ayant tout écrit et tout ayant été écrit par tous. Je propose donc de retenir ce qu’a de bon l’identité ménardienne : elle nous procurera non pas le figement de masques que l’on croit être siens, mais comme une aire de repos dans la perpétuelle labilité qui est la nôtre. Au moment où je préfère une œuvre, je choisis une identité provisoire qui dure le temps qu’il me faut pour choisir, et je suppose également que le livre est identifiable par un certain nombre de traits. Pour plus de clarté et pour être comprise non seulement des éternels mais aussi de ceux qui vivent en Ménardie, je me construirai donc pour l’instant une identité proche de celle que je crois avoir en régime ménardien, et en userai de même pour les livres que j’évoque. Je conserverai donc la plupart des traits identificatoires banals sub specie menardis pour les humains comme pour les livres (critères spatio-temporels, d’éducation, de genre, de culture, de conditions d’existence, etc.). Bref je ferai comme si j’étais moi et comme si les livres étaient ce que nous pensons qu’ils sont. Bien évidemment – cette remarque vaut surtout pour mes concitoyens éternels, mais les ménardiens pourraient aussi en faire leur miel – rien n’empêche dans un deuxième temps, voire en même temps, d’essayer des identités alternatives pour soi et pour les livres, et de recommencer les opérations d’attribution, ad libitum. L’éternité n’en swinguera que davantage.

15Je vis ménardement en un temps où l’on se réjouit de tous les métissages, où les cultures ne se contentent pas de dialoguer, mais cherchent à se fondre en un jeu complexe de rencontres et de redéfinitions. Pourtant les deux mondes desquels je participe ne se parlent pas et se connaissent finalement bien peu. La nécessaire rencontre entre l’éternité et la Ménardie est une chose trop sérieuse pour en laisser la charge à quelques théologiens et autres académiciens. C’est donc dans l’espoir d’un vrai métissage chronéternel du livre, que j’entreprends à présent d’animer un peu l’éternité par une éternalisation des critères ménardiens et d’introduire par là même un peu plus d’éternité en régime ménardien.

Amor lectoris et Amor auctoris

16Pourquoi donc choisirais-je d’être l’auteur.e d’un livre, plutôt que d’un autre ? La question en soulève une autre – assez inédite à ma connaissance dans les études littéraires : pourquoi un individu choisit-il un livre ? La question du choix est certes abordée par les spécialistes du canon et autres anthologies, mais la sélection se fait alors pour un autre (ad usum delphini) ou, plus généralement, pour un groupe et une communauté. J’envisage ici le cas d’un choix fait pour soi. La question ne se confond pas non plus avec celle du jugement de valeur. D’abord, de manière mineure, le choix d’un livre peut s’accompagner d’un jugement de valeur négatif, au moins partiel – ce livre est mal écrit mais est intéressant – et en tout cas relatif : je peux parfaitement choisir un livre dans un ensemble de livres que je juge tous mauvais. Surtout le jugement de valeur porte sur l’objet et n’engage pas, en droit, l’intérêt ou le goût de celui qui juge. Or le choix se fait d’abord dans l’intérêt d’un sujet à qui il suffit de juger un livre bon ou mauvais pour soi, mais non pas en soi. Le jugement de valeur peut donc être engagé dans l’élection du livre, mais ne lui est pas fondamentalement nécessaire.

17Sauf erreur de ma part, le seul modèle dont nous disposions pour appréhender l’élection d’un ou plusieurs livres dans une bibliothèque et même dans la Bibliothèque est celui de la lecture. Je choisis de lire (ou de posséder ou d’emprunter ou de télécharger, soit : de pouvoir lire) tel(s) ou tel(s) livre(s). Or ce modèle se révèle bien vite inadéquat dans le cas qui m’occupe : en effet, mes choix de lectrice ne sont pas forcément mes choix d’auteure. Je n’ai pas forcément envie d’avoir écrit ou d’écrire les livres que j’aime lire, et, inversement, je peux avoir envie d’avoir écrit les livres que je n’aime pas lire. L’amor lectoris (l’amour en tant que lecteur) doit donc être distingué de l’amor auctoris (l’amour en tant qu’auteur, c’est-à-dire le désir d’être l’auteur). Il se peut néanmoins que je veuille avoir écrit des livres que j’aime lire et il est urgent de faire la part entre ces deux formes de bibliophilie dans l’élection littéraire. Pour proposer une première carte de mes préférences auctoriales, j’ai donc pris en compte l’ensemble de ces possibilités que résume le tableau 1. Pour en faciliter la lecture au débutant, j’y ai donné le nom ménardien des auteurs des livres dont je suis l’auteure par élection.

18Tableau 1 : Amor lectoris et Amor auctoris

Amor auctoris

Amor lectoris

oui

non

oui

Crime à l’Opéra

Régine Desforges,

La Bicyclette bleue

Georges Perec,

La Vie mode d’emploi

1

Mathieu Lindon,

Ce qu’aimer veut dire

2

non

Joyce, Ulysses

John Donne et al.,  Metaphysical poetry. An Anthology

Dan Brown, Da Vinci Code

La Narration orale dans le texte romanesque

3

Christine Angot, L’Inceste

La Bibliothèque de Circé

4

19Ce premier tableau, que j’applique évidemment à mon propre cas (que chacun en fasse autant) est encore bien rudimentaire, mais livre déjà quelques résultats qui pourront intéresser les ménardiens comme mes collègues éternels. En premier lieu, comme le montre clairement la colonne 2, l’auto-attribution va de pair avec une auto-désattribution et il existe des livres dont je ne préfère pas être l’auteur : je considérerai moins ces cas en tant que tels dans cette première exploration, mais j’espère y consacrer un prochain article – je crois avoir déjà fait remarquer que j’avais tout le temps devant moi. Mon objet restant donc, pour l’instant, le rapport entre l’amor lectoris et l’amor auctoris, je commencerai par les cas qui choquent le moins l’intuition : il arrive que l’on veuille être l’auteur de livres que l’on aime lire. J’ai par exemple pris un grand plaisir à lire La Bicyclette bleue et aime fort en être l’auteure, non pas seulement pour les heureuses retombées financières que procure la réalisation d’un bestseller, mais aussi parce que je mets très haut l’art de composer ces livres que les anglo-saxons nomment page turners : je veux être cette auteure dont on ne peut lâcher les livres. De manière similaire, mais pour d’autres raisons, il me plaît d’avoir réussi, dans La Vie Mode d’Emploi,à allier la contrainte et le foisonnement narratif, comme il me plaît que mon goût lectoral pour le récit linéaire y rencontre une architecture qui en réorganise le flot narratif en un espace contraint. Je propose de nommer auto-attribution homophilique ce premier cas où l’amor lectoris porte vers le même objet que l’amor auctoris. Son contraire, l’autodésattribution homomisique (case 4), se rencontre quand manquent pareillement les deux amours : je ne tiens pas à être l’auteur de L’Inceste car je n’aime tricher ni avec la langue ni avec l’amour, et je n’aime pas non plus que l’on triche avec moi quand je lis. On notera au passage que les raisons de la haine ou de l’amour auctoral ou lectoral peuvent être plus ou moins homogènes en cas d’homophilie comme d’homomisie. Je déteste être l’auteure de L’Inceste à peu près pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles je déteste en être la lectrice, et les raisons qui me font aimer être l’auteur de La Vie mode d’emploi sont sensiblement les mêmes que celles qui me font aimer lire ce texte. En revanche, mon goût pour l’argent qui explique en partie mon amour auctoral de La Bicyclette bleue n’entre pas en ligne de compte dans mon amour lectoral de ce même roman. Je propose donc de distinguer théoriquement les auto-attributions (ou autodésattributions) homophiliques homogènes et hétérogènes, et d’en user évidemment de même pour les autodésattributions homomisiques. Une telle distinction peut être maintenue pour les cases 3 et 4, bien que l’amour lectoral n’y aille pas avec l’amour auctoral : on parlera d’auto-attribution ou d’autodésattribution hétérophilique homogène quand les raisons de mon amour lectoral sont celles de mon désamour auctoral et on les dira hétérogènes quand elles diffèrent. Par exemple, je me trouve assez bien d’avoir écrit l’ensemble de la poésie métaphysique, ménardement attribué à John Donne et quelques autres : mes innovations techniques et thématiques, mon art toujours renouvelé du conceit, me font gonfler de vanité ; que l’on ne me demande cependant pas de lire une telle poésie : elle me tombe des mains tant je n’y comprends rien, à peu près pour les mêmes raisons qui me font désirer en être l’auteur. Mon auto-attribution est donc hétérophile homogène, et il en va de même, de manière éclatante, pour Ulysses de Joyce : avoir écrit un texte quasi illisible, qui dépasse toujours la compétence du lecteur singulier, voilà un exploit que je désirer assumer pleinement comme auteure ; mais le texte étant, justement, illisible, je passe mon tour comme lectrice… Je pourrais encore citer La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet que je veux bien avoir écrit tant il me plaît d’avoir pu aller si loin dans la suppression de la psychologie du personnage, ce qui me rend la lecture du même roman quasi impossible, ou du moins, très pénible. Il est moins facile de concevoir des cas d’auto-attribution hétérophilique hétérogène et pour la clarté de la démonstration, je choisirai un exemple un peu grossier : je ne peux qu’assumer, pour des raisons financières évidentes, la composition du Da Vinci Code, mais il se trouve que je n’ai pas aimé lire mon roman, non pas parce qu’il s’est bien vendu, mais parce que je voyais trop mes ficelles, et trouvais que je n’avais pas vraiment forcé mon talent. Finissons sur les cas intéressants, parce que moins attendus encore, d’auto-désattributions hétérophiliques : voyeurisme, vague identification générationnelle, ou autre raison de moi inconnue, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire Ce qu’aimer veut dire ménardement attribué à Matthieu Lindon, mais renie comme auteure ce récit sans grand intérêt, sans imagination, narcissique et complaisant, et en fin de compte un peu surfait. Voilà donc clairement une auto-désattribution hétérophilique hétérogène. Les cas d’homogénéité sont plus faciles à trouver : on peut aimer lire un ouvrage que l’on ne veut pas écrire pour les raisons qui nous en font apprécier la lecture. Pour moi, j’adore lire bien des livres que je regrette d’avoir écrit, et ce n’est pas, par exemple, parce que j’ai dévoré avidement les ouvrages attribués, sub specie menardis, à Katherine Pancol, que je veux voir mon nom d’auteur.e associé de trop près à ces récits faciles et si agréables à lire.

20Ce premier examen permet également d’éclaircir certains points opaques chez les ménardiens et de les appeler à plus de rigueur dans le discours littéraire. En premier lieu, tout critique dit de goût ou d’opinion devrait se faire un devoir de préciser s’il critique ou loue un livre en tant qu’auteur ou en tant que lecteur ou les deux : la critique littéraire y gagnerait en clarté et même en utilité. Ensuite, tout auteur ménardien devrait pouvoir être capable d’apprécier ses livres sous le double mode de l’amour lectoral et auctorial, car l’on peut effectivement détester lire un livre dont on est par ailleurs fier comme auteur, ou encore ne pas se lasser de lire un livre qu’on renie par ailleurs comme auteur. En outre, quand un auteur ménardien renie son œuvre, demande qu’elle soit brûlée ou s’en charge lui-même et autres kafkaïeries, il serait bon, pour l’exactitude du rapport qu’en fera la postérité, qu’il précise si c’est en tant que lecteur ou en tant qu’auteur, ou les deux, qu’il se livre à cette auto-attribution.

21Comme je craignais que ces dernières affirmations ne laissent sceptiques les esprits ménardiens les plus étriqués, je n’ai pas hésité, comme toujours, à payer de ma personne auctoriale et à me donner en exemple pour illustrer mes recommandations : ainsi j’espère ne plus jamais lire La Bibliothèque de Circé dont je ne suis pas très fière par ailleurs comme auteur (pace à mon coauteur que je laisse se livrer à ses propres examens de conscience sur la question) ; je relis en revanche avec un plaisir non dissimulé Crime à l’opéra, un remarquable roman policier disponible pour l’instant sur le disque dur de mon ordinateur, et continue également à vouloir en être l’auteure. Peut-être pour éviter à quiconque d’avoir à assumer cette charge à ma place, sub specie menardis, et aussi pour continuer de justifier mes émoluments universitaires, je veux bien également continuer à être l’auteure de La Narration orale dans le texte romanesque, du roman ancien au xxe siècle,qui m’est ménardement attribué. De là à prétendre aimer lire ce gros machin, il y a un pas que je ne franchirai pas, d’autant que je n’en possède plus aucun exemplaire et qu’il est vendu à un prix que le montant de mes émoluments susmentionnés me fait trouver rédhibitoire. Enfin, je suis trop vaniteuse et amoureuse de mon humble personne, pour ne pas aimer lire et relire les nombreux poèmes que j’ai malencontreusement produits à diverses époques de mon existence. De là à dire que je désire en être l’auteur.e, il y a un fossé qu’un reste de lucidité littéraire m’empêche de franchir. Je ne doute pas que des écrivains plus prolixes que moi pourraient donner d’autres exemples de cette situation. S’ils ne l’ont pas fait, jusqu’à présent c’est qu’on ne leur avait pas posé la question. Voilà qui est fait.

22Pour être éclairant, ce premier état des lieux n’en est pas moins rudimentaire, et on aura remarqué au passage que les critères d’élection auctoriale que j’ai évoqués spontanément sont extrêmement hétérogènes – de l’intérêt financier à la vanité littéraire – et pourtant assez peu variés : je n’ai rien dit, par exemple, de l’intérêt que pourrait avoir un texte à ce que j’en sois l’auteur. N’osant me présenter devant mes pairs éternels avec un programme si flou et si peu fondé en raison, j’ai donc approfondi l’enquête.

Une enquête de terrain (intermède)

23Bien qu’ayant été formée à la poétique a priori la moins empirique possible, je ne dédaigne pas les enquêtes de terrain dont la valeur heuristique est avérée. C’est pourquoi je suis d’abord partie en une exploration incertaine sub specie menardis afin de tenter de sonder sur leur choix auctoriaux ceux de mes contemporains qui parviendraient à se projeter sub specie bibliothecae, ce qui demande évidemment une certaine souplesse intellectuelle, voire un peu d’imagination. Je m’étonne à cet égard d’avoir rencontré assez peu de succès auprès de mes collègues et de m’être heurtée, dans certains cas, à un refus de réponse qui reste inexpliqué. J’en pris vite mon parti, trouvant dans ce refus un commode terminus a quo, un degré zéro en quelque sorte de l’auto-attribution : je ne veux en aucun cas me demander de quelles œuvres je suis l’auteur.e., ce qui ne revient pas tout à fait à dire que l’on ne veut choisir aucune œuvre, réponse elle-même concevable et que l’on peut caractériser comme une holodésattribution. À l’autre bout de la chaîne, j’ai recueilli deux types de réponses holoautoattributives : une de mes témoins s’est lancée avec enthousiasme dans une liste en droit infini des livres dont elle aimerait être l’auteure, les classant et les reclassant, bref saisissant l’occasion de ma question pour l’organisation d’une visite guidée de Babel selon son élection auctoriale qui semblait ne pas devoir finir. Un autre, plus circonspect, réfléchit quelques instants, puis comme une évidence lâcha son imparable conclusion : il voulait être l’auteur du dictionnaire. Il ne précisa pas lequel et je ne lui demandais pas, consciente comme lui que l’essentiel n’était pas là, mais dans ce désir d’être l’auteur de tous les mots qui forment toutes les œuvres, faites et à faire, de la Bibliothèque, l’accessoiriste de tous les livres, celui que l’on va voir quand il manque une pièce à son nouveau bâti. Je ne suis pas assez avancée sur le chemin de la sociologie auctoriale pour tirer des conclusions bien fermes de la profession respective de mes deux interlocuteurs – la première étant conservatrice d’un musée et commissaire d’expositions, le second mécanicien – mais en hommage à leurs réponses, qui me plurent, je propose de distinguer l’holoattribution patrimoniale, dite aussi par visite guidée, et l’holoattribution constructive par auto-attribution des pièces (et sans les bonnes pièces, pas de moteur). La dernière réponse marquante qui me fut faite est moins enthousiasmante : « Je veux être l’auteur, me fut-il dit, des livres, dont on considère que je suis l’auteur [mon témoin se plaçait clairement dans une optique strictement ménardienne] ». Selon son degré d’optimisme ou de pessimisme, on dira que cette réplique témoigne d’un sain narcissisme ménardien ou d’une inquiétante obstination dans le ménardisme. Quoi qu’il en soit, je la conserve car elle permet de marquer un moyen terme entre les deux extrêmes que j’ai définis.

24Mon enquête m’a surtout ouvert les yeux sur la diversité des critères d’élection auctoriale : un écrivain, désirant être l’auteur notamment de Gargantua, m’expliqua que, ne se sentant pas capable de l’écrire sub specie menardis, il saisissait l’occasion que je lui offrais d’augmenter sa puissance créatrice, trouvant donc un gain personnel dans son auto-attribution. Mais une autre réponse pointa la voie vers une possibilité que je n’avais pas conçue jusque-là. Mon interlocutrice m’expliqua choisir l’œuvre ménardement attribuée à Toni Morisson pour ce que son œuvre avait apporté de nouveau au monde en général et au monde des lettres en particulier. Certes, je crois que nous étions là dans un cas d’auto-attribution homophilique homogène confusionnelle, le sujet confondant ses raisons d’aimer lire ce livre et ses raisons de vouloir en être l’auteur. Toutefois le critère donné laissait entrevoir une sorte de tiers critère, le bénéfice du choix n’étant ni pour l’auteur ni pour l’œuvre, mais pour le monde. À partir de cet exemple, on peut alors concevoir une auto-attribution plus maîtrisée dont l’enjeu serait une amélioration du grand Autre : si je suis l’auteur de ce livre, le monde s’en portera mieux. Admettons (n’ergotons pas) que je suis femme blanche, européenne, libre et que je m’attribue l’œuvre de Toni Morisson, dont on admettra également qu’elle évoque l’émancipation stylistique, politique et sociale des femmes afro-américaines : je lève par le même geste l’image d’un monde ouvert à l’autre et à la labilité identitaire, où une femme blanche peut vouloir écrire pour donner libre champ à la voix des femmes noires, un monde plutôt préférable donc, du moins à mon goût. Sans doute n’ai-je pas poussé l’enquête assez loin pour que l’un de mes témoins déclare vouloir s’attribuer un livre pour le bien du livre, mais la chose reste concevable. Concevoir, c’est bien ce dont il s’agit, et malgré ses charmes incontestables, l’enquête de terrain marqua vite ses limites. Il me fallait revenir à une démarche rigoureuse et tenter de mettre au jour les principes a priori de l’auto-attribution. Ai-je eu l’occasion de préciser que j’ai tout le temps devant moi ?

Pour une typologie modélisée de l’auto-attribution

Où je relis rapidement certains de mes traités philosophiques

25Un peu naïve et exagérément confiante dans les écrits philosophiques dont j’ai alourdi la pensée occidentale depuis l’Antiquité, je me ruai d’abord sur tout ce que j’avais écrit à propos de la philosophie du choix, en quête d’un modèle conceptuel me permettant de décrire le plus systématiquement possible les critères de choix auto-attributif. Force me fut toutefois de constater que je me suis surtout demandé ce qu’il en est des rapports entre choix et liberté, et si la faculté de choisir était ou non une illusion, ce qui n’est pas mon problème sub specie bibliothecae. Au mieux me suis-je interrogée sur la faculté qui me permet de choisir, mais fort peu sur ce qui peut fonder une préférence. Certes dans mes traités de philosophie économiques, dont je me souviens assez mal, je semble avoir mis au point une théorie de la décision assez élaborée, à quoi font écho certaines de mes réflexions éthiques. Mais je me suis surtout intéressée alors à ce qui peut fonder le choix d’une action, dont les conséquences seront observables, voire éprouvables, et non l’élection d’un objet dont le choix ne changera pas les choses elles-mêmes – de toute façon la réalité éternelle étant holistique, elle ne peut guère changer. Je me souvins alors de mes réflexions sur l’agréable dans ma Critique de la faculté de juger. Elles s’approchent un peu de la question, notamment quand je me livre à la célèbre distinction entre l’agréable et le beau. « Quand une personne juge une chose agréable, elle consent à ce que son jugement sur un sentiment particulier et par lequel il affirme qu’un objet lui plaît, soit restreint à une seule personne6 ». De fait, il n’est pas nécessaire de postuler une préférence universelle pour préférer, et l’on ne projette généralement pas sur l’objet préféré une quelconque qualité en déclarant le préférer (au point d’ailleurs que l’existence, en français ménardien, de l’adjectif « préférable » est en soi étrange, (ce qu’il me faudra signaler, à toute fins utiles, à celui qui préfère être l’auteur du dictionnaire). Mes réflexions sur le désintéressement inhérent au jugement de goût me permettent également a contrario de distinguer la préférence auctoriale du jugement esthétique (qui est plus du côté de l’amor lectoris) : on conçoit mal, en effet, de préférer être l’auteur d’un livre plutôt que d’un autre sans y trouver un intérêt quel qu’il soit. Mais c’est ici que mes réflexions dans la Critique de la faculté de juger trouvent leur limite pour l’analyse de l’amor auctoris : car je ne me suis guère demandé ce qui pouvait fonder mon intérêt dans le jugement d’agrément, ce qui, il est vrai, n’était pas trop la question que je me posais alors. D’ailleurs, je ne peux pas limiter mon élection auctoriale à la seule question de l’agrément, que je crains fort d’avoir réduite – du moins dans les exemples que je donne dans la Critique de la faculté de juger – à une simple satisfaction sensorielle. Or il suffit de se souvenir que je viens courageusement de m’attribuer la poésie de John Donne, pour montrer que le plaisir sensuel ne fait grand-chose à l’affaire, dans bien des cas. Si j’avais pensé à écrire une philosophie du reniement ou de la reconnaissance (au sens où l’on reconnaît ou pas un enfant qui de toute façon est le vôtre), cela m’aurait été bien utile, mais je ne m’en souviens pas et Funès est trop occupé à ne rien oublier pour pouvoir me renseigner. Il ne me reste plus qu’à raisonner par analogie, en essayant, comme je le fais dans ces dialogues où j’ai mis en scène Socrate, à trouver une situation similaire à celle que j’essaie de penser, soit, en l’occurrence, une situation où un certain nombre d’objets sont déjà à ma disposition, mais où je peux toutefois en préférer certains. Tous ces objets étant à ma disposition, mon choix ne changera pas grand-chose ni à ce que je pense être, ni à ce que sont ces objets. Mais en revanche, en en choisissant certains, je risque fort de livrer une représentation différente de moi-même ou de ces objets, ou encore ce choix m’obligera à me représenter le contexte soulevé par mon choix. Imaginons, par exemple, que tous les vêtements concevables m’appartiennent et soient tous également à ma disposition, mais que je décide cependant d’en sélectionner quelques-uns qui deviendront « mes préférés ». Dans ce dressing de Babel, il me semble que l’on préférera le vêtement qui donnera la meilleure représentation de nous-mêmes ou dont on croira pouvoir le mettre en valeur, ou encore celui qui contribuera à construire la représentation d’un monde que l’on préfère. Autrement dit dans ce type de préférence, la préférence ne va pas à un objet contre un autre (de toute façon on les possède tous), mais plutôt à une représentation contre une autre. Encore faut-il décider ce qu’est une représentation « préférable », ou plutôt ce qui fait que l’on préfère une représentation, en quoi on y a intérêt, d’une manière ou d’une autre. L’auto-attribution suppose une autoreprésentation et un jugement de valeur qui ne porte pas sur l’œuvre choisie, mais sur la valeur de la représentation de soi, du livre et du monde que l’on peut en tirer. Je crains donc qu’avant chaque exercice d’auto-attribution chacun ne doive décider de ce qu’est une bonne représentation. Et pour livrer une description la plus systématique possible de ce type d’élection, il me faut savoir quel(s) type(s) de représentation on peut concevoir. Il faut donc s’interroger sur ce que l’on peut appeler la préférence mimétique.

Préférence mimétique

26Fort heureusement, j’ai déjà un peu abordé la question dans ma Poétique : une représentation est soit méliorative, soit péjorative, soit « selon nous », ou « kath’ hèmas », comme je le dis en grec, ce que j’ai parfois traduit par « semblable » mais qu’il me semble à présent plus exact de traduire par « approprié » (à ce que je pense être), ou encore « en fonction » (de ce que je pense être, de ce que je crois qu’est le livre, le monde, etc.). Je sais bien que je ne dis pas exactement les choses comme de la sorte dans ma Poétique, mais l’avantage du monde holoauctorial, c’est que l’on peut toujours y améliorer ses écrits. Je peux donc souhaiter préférer être l’auteur.e d’un livre, soit parce qu’il en découle une représentation méliorative, soit appropriée, soit dégradante, pour moi, pour le livre, ou pour le monde. On ne s’étonnera pas, bien sûr, que je conserve l’idée d’une préférence pour une représentation dégradante : le ménardien le plus naïf et l’éternel le plus endormi savent bien que la chose est possible et que la préférence ne va pas toujours vers le meilleur – je vais y revenir plus en détail.

27Cette manière de voir les choses me permet alors d’établir un tableau de la préférence auctoriale par préférence mimétique :

Objet

Représentation

Moi

Le livre

Le monde

Méliorative

1

2

3

Appropriée

4

5

6

Dégradante

7

8

9

28Je passerai rapidement sur certaines cases dont j’ai déjà noté des exemples : mon auto-attribution de La Bicyclette bleue est clairement une auto-attribution automéliorative (case 1) puisque je me représente en brillante auteure de bestsellers, tandis que j’ai déjà dit que le monde est plus beau (en termes de représentation s’entend, ainsi que dans toute la suite de l’analyse de ce tableau) si je suis l’auteur des œuvres ménardement attribuées à Toni Morisson, ce qui range ce cas dans la catégorie de l’auto-attribution cosmoméliorative (case 3).

29La case 2 ou auto-attribution biblioméliorative est plus intéressante dans la mesure où elle est un peu plus difficile à concevoir : il faut un ego assez bien dimensionné pour affirmer qu’un livre gagne à ce que l’on s’en déclare l’auteur, et ma modestie naturelle fait que je peine à concevoir la chose pour moi-même. Je dois toutefois à la suggestion d’une mes collègues exceptionnellement imaginative, la remarque que les œuvres ménardement attribuées à Jean d’Ormesson gagneraient à être de moi. Et, en effet, me connaissant telle que je crois être, il va de soi que ces écrits, si j’en suis l’auteure, prennent une saveur férocement ironique qu’elles n’ont pas sub specie menardis. C’est donc pour le bien de ces œuvres que je préfère en être l’auteure, ce qui bien sûr n’exclut pas (comme toujours en poétique, les cas séparés théoriquement peuvent se croiser dans les faits) que cette auto-attribution des œuvres d’ormessiennes soit également automéliorative, puisque je peux en espérer une augmentation vertigineuse de mes droits d’auteur ménardiens, en admettant bien sûr que j’assure le même succès à cette œuvre que son auteur ménardien – n’ayant ni yeux bleus ni particule, j’avoue mon scepticisme sur la question. Cette même case ouvre surtout des perspectives véritablement intéressantes en régime ménardien strict : on sait en effet que certains livres souffrent clairement de leurs auteurs ménardiens dont la personnalité leur fait bien du tort. C’est pour soulager cette souffrance – on est trop indifférent à la souffrance des livres – que je choisis d’être l’auteure des œuvres complètes dites de Louis-Ferdinand Céline, ce qui résout une fois pour toutes (ou, du moins, le temps de mon auto-attribution) les problèmes posés à ces livres par les positions politiques de leur auteur ménardien.

30Si l’on se souvient que la propension des ménardiens à rechercher ce que l’on nomme le mal et la destruction n’a d’égale que la nostalgie qu’éprouvent les éternels à l’endroit de ce que j’ai appelé la pulsion de mort dans mes écrits de psychanalyse, on conviendra que la troisième ligne de mon tableau est la plus excitante. J’avais d’abord cru que la case 7 était inconcevable, sous le prétexte un peu léger que toute autodégradation est une automélioration d’ordre masochiste. Mais la chose est plus complexe. Je peux par exemple concevoir une manière d’acte de contrition plumitive adapté à ma personne ménardienne où je serai l’auteur.e d’un pamphlet philistin sur les mises en scène modernes d’opéra (je tremble à cette seule idée et me demande bien ce que j’ai pu (me) faire pour mériter une telle image de moi). On pourrait aussi imaginer des actes de sacrifice où j’accepterais de me représenter, par exemple par piété familiale, comme l’auteur.e du traité écrit par quelque cousin (non pas, toutefois, celui qui est mécanicien) dont je voudrais en quelque sorte partager l’indignité, le temps du moins d’une auto-attribution. Enfin et tant qu’à me dégrader jusqu’au bout, je peux décider de m’attribuer certains livres que j’ai effectivement écrits en régime ménardien – que l’on me permette de ne pas dire lesquels, car j’atteins les limites du tolérable.

31Les auto-attributions que font concevoir les cases 7 et 8 compenseront peut-être les souffrances que je viens d’endurer : l’auto-attribution bibliodégradante se pratique plus couramment en régime ménardien quand on affirme à propos d’un livre qu’on aurait pu le faire, ce qui généralement n’est pas très gentil pour le livre (ni pour soi non plus, mais c’est une autre histoire). Le point de vue éternel autorise des dégradations plus subtiles. Si je propose, par exemple, de me faire l’auteur.e de Poétique de la critique, si je me représente, donc, en auteur.e de ce livre encore à écrire en ménardie par un mien collègue exigeant, je crains fort, connaissant mon impatience naturelle, de l’avoir déjà écrit et d’avoir tout gâché, un livre effectivement écrit étant toujours moins bon que celui que l’on n’a pas encore écrit. Bien plus, si je suis l’auteur.e de ce même livre, le monde est pire car cela signifie que l’on peut sans travail, et sans avoir lu la totalité des scholies à Homère, écrire une Poétique de la critique : voilà pour l’auto-attribution cosmodégradante.

32J’avoue être moins passionnée par la deuxième ligne de mon tableau qui me semble refléter le vieil adage de la critique ménardienne selon lequel il existe, d’une manière ou d’une autre, une adéquation entre un auteur et son œuvre. Par quoi les cases 5 et 6 sont difficiles à dissocier : si je choisis d’être l’auteur d’un livre parce que ma prétention auctoriale est adéquate à ce que je pense être, il y a fort à parier que cette même auctorialité sera adéquate au livre. Toutefois, comme il ne m’est pas interdit de jouer sur la richesse de ma personnalité ou sur celle du livre, je peux parfaitement concevoir un cas où mon auctorialité va assez bien au livre, tandis qu’elle ne me va pas très bien. Soit, par exemple, certains ouvrages remarquables dont mon respecté collègue William Marx est l’auteur ménardien : beaucoup de traits de ma personnalité et certains éléments de ma biographie seraient assez adaptés à ce que sont ces livres. Nous serions donc là dans le cas dans le trait d’une auto-attribution biblioaptée (du latin aptatus ad, « approprié à », sans doute formé sur une racine indo-européenne que l’on pourra chercher dans un de mes dictionnaires des racines indo-européennes), qui ne va pas forcément avec une auto-attribution autoaptée, puisque dans cet exemple, beaucoup (d’autres) aspects de ma personnalité (pas les meilleurs) entreraient en discordance avec cette auto-attribution et seraient en discordance avec ces ouvrages. L’auto-attribution autoaptée présente un autre intérêt : elle me permet de rendre compte d’un type particulier d’élection ressortissant en apparence de l’amor lectoris. Il m’arrive en effet d’aimer des livres parce que je pense y reconnaître des éléments à moi familiers. Mais ce que je crois être un amour de lecture est en fait bien souvent susceptible d’être une auto-attribution autoaptée : se reconnaître dans le livre c’est signaler que l’on pourrait en être la source – le modèle peut-être, mais l’auteur aussi, pourquoi pas ? Ainsi s’explique notamment que sub specie ménardis beaucoup de lecteurs se reconnaissant dans des œuvres en viennent parfois à en revendiquer l’auctorialité. La case 6 est sûrement la moins intéressante de cette ligne, et de tout le tableau, car il faut vivre dans un univers inframénardien pour désirer donner de soi une représentation auctoriale adaptée à ce que l’on croit être le monde tel qu’il est. Toutefois cette catégorie permet au moins de faire un sort à l’étrange réponse recueillie lors de mon enquête de terrain – « je veux être l’auteur des livres dont on considère que je suis l’auteur », soit (je le crains) : ma préférence en terme de représentation auctoriale va à une représentation du monde conforme à ce que je crois que le monde (et, dans le monde, les catalogues de bibliothèque) est. Je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que la très admirée collègue qui me fit cette réponse dirait du cas où je me trouve : je me permets en effet de rappeler que je suis ménardement considérée comme l’auteur d’une traduction en néerlandais sans parler cette langue d’un point de vue ménardien… Me suggérerait-elle de faire corriger le catalogue des bibliothèques qui font une telle affirmation, contredisant par là le principe de son auto-attribution cosmoaptée, puisqu’elle préférerait alors ne pas être l’auteure d’un livre dont on considère qu’elle est l’auteure ? Je lui poserais volontiers la question si d’autres sujets plus urgents ne m’appelaient sub specie bibliothecae.

33Car, pour tout dire, ce premier tableau, ne me satisfait pas totalement, en termes de préférence. Il constitue certes une tentative d’approche systématique, neutre et objective, des raisons pouvant guider une élection auctoriale. Mais tant qu’à penser la préférence, je préfère préférer. Or, j’ai un peu changé mes critères d’appréciation et même de définition de la représentation depuis que j’ai écrit ma Poétique. À présent, je mesure la qualité et la nature d’une représentation, non pas tant en termes d’amélioration, de péjoration ou de conformité, mais bien plutôt de variation. Je préfère donc la représentation qui offre le maximum de variation par rapport à ce que je crois être, ou par rapport à ce que je crois que les choses et les livres sont. Le maximum de variation, et non pas de transformation : je ne veux pas me déguiser en quelqu’un d’autre, ni inventer des livres et des mondes radicalement autres, mais plutôt retrouver le même sous un autre aspect. C’est, je crois, au nom de ce principe de variation que l’un de mes témoins voulut être l’auteur de Gargantua : tant qu’à se représenter sub specie aeternitatis, autant changer un peu, en l’espèce en élargissant le champ de ses potentialités créatives. Cette manière de considérer la question permet aussi de s’échapper assez largement des questions de qualité esthétique ou éthique : en effet, dans cette optique, il se peut parfaitement que je préfère être l’auteur d’un livre que je juge mauvais ou scandaleux, afin de concevoir une version de moi en (très) mauvais auteur ou en auteur peu fréquentable. C’est un des intérêts de la fiction que l’on peut y être mauvais (et un des intérêts de l’éternité que le mal et le bien n’y ont pas le même sens qu’en régime ménardien, voire plus de sens du tout).

34S’il me fallait réaliser un tableau plus personnalisé de mes préférences, je m’interrogerais donc sur la nature des variations que j’entends obtenir par mes choix auctoriaux. Une organisation thématique de ces variations manquerait de systématicité, mais permettrait un premier classement : on pourrait ainsi concevoir des variations matérielles (je deviens le riche auteur d’un bestseller ; le livre, si j’en suis l’auteure, voit sa présentation modifiée, appauvrie ou enrichie, par exemple du fait d’un changement d’éditeur) ; génériques ou catégorielles (je n’appartiens plus à la catégorie des auteurs universitaires poussifs ; le livre, parce qu’écrit par moi, n’est plus classé de la même manière par les bibliothécaires) ; herméneutiques (ma vie, le livre, le monde changent de sens par le fait même de mon auctorialité, etc.). Il me semble toutefois – mais un autre immortel aura peut-être une meilleure idée – que la présentation la plus systématique opposera les variations externes (mes conditions de vie ou celle de conservation et de diffusion du livre) aux variations internes (le sens et la nature de ma personnalité, du livre, et du monde sont modifiés). Mais c’est dans la pratique ménardienne de l’attribution que je pourrais bien trouver quelques intéressants facteurs de variation.

Auto-attribution et attribution ménardiennes

35En Ménardie, tout le monde n’étant pas auteur de tous les livres, chacun aspire un peu frileusement à garder la mainmise sur les livres dont il ou elle est l’auteur.e, tout en dédaignant (ou en enviant) ceux des autres. On peut donc penser que les ménardiens nommeraient l’auto-attribution vol ou plus exactement plagiat. C’est sans doute ce qui explique que les cas d’auto-attribution soient tellement rares et que Pierre Ménard en tentant maladroitement une auto-attribution du Don Quichotte ait fait couler tellement d’encre. En somme si l’hétéro-attribution est assez courante, l’auto-attribution reste exceptionnelle et, à moins de considérer que la critique soit une forme d’auto-attribution (très) implicite, je ne connais pas d’exemple d’auteur ménardien ayant pratiqué sans honte et de manière ouverte une auto-attribution déclarée, sauf à considérer que certains auteurs limitant leurs productions par testament ou autodafé par eux-mêmes réalisés, réalisent une désattribution qui est également une auto-attribution de certaines de leurs œuvres. Quand Henri Duparc détruit l’ensemble de ses œuvres musicales, sauf dix-sept mélodies, on peut penser qu’il se livre à une opération de ce type, dont on conviendra qu’elle reste bien peu audacieuse.

36Cette frilosité explique sans doute en partie, le silence qui règne, dans le monde ménardien de l’attribution, sur la question des représentations associées à l’attribution et surtout sur les systèmes axiologiques associés à ces représentations. Tant que l’on ne se demandera pas, par exemple, pourquoi on préfère qu’Homère soit l’auteur de l’Odyssée (ou du Quichotte), on ne trouvera sans doute pas le chemin qui pourrait mener à l’auto-attribution. En d’autres termes, tant que l’on s’obstinera à voir l’attribution comme l’établissement d’un fait dont la vraisemblance ou la factualité doivent être établies, on se contentera en régime ménardien strict, de s’interroger au nom de critères logiques (le livre expliquant l’auteur ou l’auteur le livre) et analogique (le livre reflétant l’auteur et réciproquement, l’auteur se ressemblant à lui-même de livre en livre ou au contraire cessant de se ressembler ou de ressembler à ses livres antérieurs, ce qui est une marque de son génie créateur)7.

37Il ne faut pas cependant dédaigner ces critères d’attribution ménardiens, qui peuvent trouver une nouvelle fonction dans l’auto-attribution. L’histoire de la philologie a en effet montré de manière éclatante la force créative de la logique et de l’analogie dans le travail d’attribution : combien d’auteurs a-t-on inventés par le miracle de ces critères pour des livres qu’ils n’avaient jamais écrits ; et combien de livres se sont-ils vus adoptés par des auteurs qu’ils n’avaient jamais rencontrés de leurs vies de livres ; combien d’histoires a-t-on forgées pour justifier ces rencontres inopinées ? Et je passe sur les changements d’attribution opérés par le miracle de l’analogie ou de la logique, tel livre ressemblant plus à tel auteur, selon tel critique, mais davantage à tel autre, selon tel autre, telle attribution expliquant enfin ce livre, si l’on en croit certains, mais moins bien qu’une autre attribution, si l’on en croit d’autres. En d’autres termes, l’auto-attribution sub specie bibliothecae pourrait trouver dans les critères d’attribution ménardiens d’efficaces opérateurs de variation. Et sans doute convient-il d’importer les critères d’attribution ménardiens dans la Bibliothèque éternelle, comme j’y ai importé tout à l’heure un peu des principes d’identité ménardiens.

38Soit, pour prendre un exemple grossier, le critère de dissemblance : ce livre doit être de tel auteur car il ne lui ressemble pas, ce qui est la marque d’une remarquable capacité à changer, et la preuve de son génie. Il va de soi que ce principe me permet d’intéressantes auto-attributions dissemblantes, où je vais souhaiter être l’auteure de livres qui ne me ressemblent pas. Mais – et c’est l’avantage incontestable des critères d’attributions ménardiens importés sub specie bibliothecae, les critères d’analogie ou de logique procurent des possibilités d’auto-variation bien plus riches et plus complexes. Par exemple, même dans les cas où certaines œuvres me sont attribuées factuellement, je peux donner la préférence à celles qui produisent une version variée de moi-même. C’est ainsi que parmi les œuvres qui me sont factuellement attribuées je préfère, pour ma part, celles qui font de moi une traductrice – version inédite et assez alimentaire de moi-même – et je m’auto-attribue tout particulièrement cette traduction du néerlandais à moi ménardement attribuée. Je regrette seulement que l’on ne m’ait jamais attribué factuellement une traduction de l’arabe – mais il ne faut pas désespérer (la présence des Mille et une nuits dans la liste de mes auto-attributions présente à la fin de cet article y contribuera peut-être, si les moteurs de recherche font bien leur travail). Bien évidemment et toujours à propos des livres qui me sont attribués factuellement, je pourrais toujours ne pas choisir de m’attribuer ceux qui ne me varient suffisamment. C’est peut-être, en fait, ce qui est arrivé à Henri Duparc : il a détruit non pas celles de ses œuvres qu’il jugeait insuffisantes, mais celles qui ne le changeaient pas suffisamment de ce qu’il pensait être.

39Je propose donc d’établir un dernier tableau qui permettra à tous les tenants de l’auto-attribution par auto-variation de réfléchir aux possibilités d’auto-différenciation que leur offrent les critères d’attribution ménardiens. Ce tableau pourrait prendre la forme suivante :

40Tableau III : Auto-attribution par auto-variation selon les critères d’attribution ménardien

Objet

Critères

ménardiens

Variation pour le moi

Variation pour le livre

Variation pour le monde

FACTUEL

Lettre sur la Sculpture traduit du néerlandais par Sophie Rabau

NON

FACTUEL

PROBABLE

Par analogie

Par dissemblance

Par motivation

La Bicyclette bleue

Poésie de Mallarmé

Carmen

Britannicus

Andromaque

Poésie de Mallarmé

IMPROBABLE

Par dissemblance

Par immotivation

L’Inceste

Mein Kampf

41Dans ce dernier tableau, on observe donc en ordonnée les critères d’attribution ménardiens classés pour plus de clarté par leur degré d’éloignement avec ce que l’on nomme en Ménardie la réalité, du factuel à l’improbable donc, étant entendu que les deux catégories probable et improbable appartiennent à la catégorie plus vaste du non avéré factuellement. Je laisse chacun remplir comme il préférera les cases de ce tableau. Pour moi j’ai déjà rempli la case qui produit une variante factuelle de moi-même en m’auto-attribuant Lettre sur la Sculpture traduit du néerlandais par Sophie Rabau, et j’aimerais seulement signaler les cases les plus aptes à produire une variation, de moi, du livre, ou du monde, si je m’attribue certaines œuvres selon ces critères. Ainsi l’auto-attribution de La Bicyclette Bleue permet un changement de ma personne par amplification analogique, une exploitation intelligente de mon goût pour les page turners. Je songe également à m’auto-attribuer par analogie un certain nombre de livres qui y gagneraient en variation : Carmen « de Mérimée », Andromaque et Britannicus « de Racine » reflètent bien des aspects de ma personnalité – pas ceux dont je suis la plus fière – mais si l’on me connaît on comprend que je n’y ai représenté ces traits névrotiques que pour m’en distancier et les soigner, ce qui transforme ces livres en critique acerbe de la passion amoureuse. J’aime aussi tout particulièrement la case de la probabilité par dissemblance avec modification du livre. Dans la poésie ménardement attribuée à Mallarmé, disons en particulier dans le sonnet « Ses purs ongles » dit sonnet en -yx, j’ai su aller contre ma répugnance à l’abstraction poétique et à la virtuosité, et je remets véritablement en question mon rapport à la littérature. Variation pour moi, mais pour le livre également, qui devient un hapax dans le reste de mon œuvre auto-attribuée : il faudra y chercher les marques de mon hésitation et de mes efforts – ce côté un peu laborieux parfois de certains sonnets. Bien évidemment, c’est la catégorie de l’improbable qui est plus généreuse en variations. J’en donnerais un exemple que j’espère frappant : si je m’auto-attribue Mein Kampf, ce qui est de manière caractérisée une auto-attribution non motivée, alors le monde est différent, ne serait-ce que parce que je refuse d’utiliser ce texte à des fins de propagande politique, et fais tout ce qui est en mon pouvoir pour ne pas le publier. Mais à vrai dire, le livre lui-même est différent : on peut y lire une sorte d’avertissement par l’exemple de ce que l’humanité peut produire de pire. Il en va de même pour les œuvres de Christine Angot dont je peine à expliquer que j’ai pu les écrire (auto-attribution immotivée, donc), ce qui en fait un livre assez différent, une satire de l’art d’épater le bourgeois à peu de frais.

42L’emploi de ces critères ménardiens marque assez que les rencontres entre le monde de Ménard et l’éternité ne sont pas impossibles. Il se pourrait même que chaque dimension ait à y gagner et je serais heureuse d’avoir pu contribuer à jeter les bases d’un dialogue fructueux. Participant un peu des deux mondes, comparatiste plus qu’on ne le croit, je suis même en mesure de compléter cette première description de l’auto-attribution par une proposition qui devrait permettre de resserrer encore les liens entre ménardiens et immortels. À l’horizon de mes remarques se profile en effet l’évidente possibilité d’un nouveau genre littéraire. En ménardie comme ailleurs, on commence à se lasser assez sérieusement des autobiographies lectorales où pour se dire on dit ses lectures, ses journées de lectures, sa bibliothèque d’enfance, ses séjours en diverses librairies, sans compter ces commentaires subjectifs, ces « moi, ma vie, mes lectures » et autres autoportraits plus ou moins réussis entrelardés de citations. Je note cependant qu’il n’existe pas, à ma connaissance, d’autobiographie auto-attributive, où l’on se dirait en tant que l’on préfère s’attribuer certaines œuvres, en un geste autooptobiobibliographique. L’auto-attribution est donc porteuse d’une voie nouvelle pour la littérature et l’intérêt des différents tableaux que j’ai laborieusement établis pour le bien des Belles-Lettres, apparaît alors dans tout son éclat : pour chaque individu, à chaque case correspond une vie différente, et quand je dis « une » vie, c’est pour ne pas jeter le trouble dans les esprits monistes susceptibles de me lire. Car à vrai dire, à chaque case correspond une infinité de vies, et quand bien même on aurait exploité toutes les vies auto-attributives de chaque case de son tableau (possibilité théorique en Ménardie, mais envisageable dans l’éternité), on pourra encore refaire un tableau et recommencer comme l’on veut. L’auto-attribution ouvre la voie à l’auto-variation, aux auto-variations que n’arrêteront que la mort ménardienne, et que rien n’arrêtera jamais dans l’Éternité ainsi agréablement swinguée. Bien-sûr, les pratiques ménardiennes de l’attribution trouveront là une nouvelle jeunesse et chaque autooptobiobibliographie sera l’occasion de nouvelles automotivations venant à l’appui (si l’on veut) de toutes les auto-attributions auxquelles on se livrera. Les possibilités de ce nouveau genre sont elles-mêmes infinies tant on aura le choix de toujours recommencer, de se centrer sur un seul livre (autooptobiobibliographie monographique), une seule case ou plusieurs, de mettre en rapport ses œuvres ou ses cases (autooptobiobibliographie comparée), et même de renoncer à raconter sa vie pour ne parler que de ses œuvres (autooptoabiobibliographie). J’hésite un instant : devrais-je à présent entamer une de mes autooptobiobibliographies, ou viens-je de le faire en partie, ou devrais-je plutôt me livrer à la confection d’une poétique comparée de l’autooptobiobibliographie ? Puis je me souviens que j’ai tout le temps ou, ce qui revient au même, qu’il n’y a pas de temps là où j’ai élu mon séjour, que je vais pouvoir tout faire, ou mieux ce que je préfère, et que d’ailleurs je l’ai déjà fait, ce qui ne m’empêche pas de recommencer. Car contrairement au sévère choix ménardien, chez nous la préférence n’exclut rien et permet tous les recommencements.

43Pour autant ménardiens et éternels auront, enfin, une pratique commune, un lieu scriptuaire de rencontre, car l’autooptobiobibliographie peut se pratiquer aussi bien sub specie bibliothecae que sub specie menardis ; du côté des ménardiens, on parle d’autooptobiobibliofiction, tandis que les bibliothécains emploient plutôt le terme autooptobiobibliographie ; la pratique n’a pas la même saveur dans les deux dimensions – un peu transgressive, provocante diront ceux qui n’ont rien compris, elle enrichit et créé des vies en Ménardie, tandis qu’elle réintroduit un peu de ce qui nous manque tant dans l’éternité : du mouvement, un peu de jeu, de la syncope, du swing vous dis-je.

44De plus en plus dans les bibliothèques – je parle des bibliothèques ménardiennes, mais le problème se pose aussi là où je suis – on observe de lascifs chercheurs en littérature qui au lieu de consulter les très sérieux catalogues mis à leur disposition, gaspillent leur temps et leurs émoluments à consulter leur page dite « personnelle », appelée aussi « profil », sur quelque réseau social. Ceux-là sont des visionnaires et leur juste aspiration à se (re)trouver sera bientôt compatible avec la consultation des catalogues et autres fichiers. Dans les années qui viennent, il deviendra impossible de consulter le catalogue des bibliothèque de Babel et de Ménardie, si l’on n’a pas, greffée sous le doigt qui portait jadis, quand on écrivait avec ses mains, cette petite protubérance nommée la bosse de l’écrivain, une micropuce où l’on aura stocké son autooptobiobibliographie (ou -fiction) du moment. On passera le doigt sur l’écran et tout de suite apparaîtra notre catalogue auctorial où seront répertoriées nos préférences auctoriales. On sera mis en relation avec tous ceux qui partageront tout ou partie de nos préférences, et bien des couples se formeront ainsi. Il y aura surtout ces instants rares mais espérés où un ménardien verra clignoter sur sa page le voyant vert de l’éternité : il comprendra alors que son optoautocatalogue coïncide avec celui d’un immortel et dans le sas qui va de chaque bibliothèque à la Bibliothèque, ils se rencontreront enfin. Parfois, on se rencontrera soi-même, en sa variante éternelle, parfois un autre fort connu ou inconnu, mais la chose sera toujours émouvante. Et dans le sas que je dis, on dansera un peu, pour fêter ces heureuses coïncidences.

45La naissance d’un nouveau genre littéraire et d’une nouvelle technique bibliométriques me semblent constituer de bonnes nouvelles que je suis fière d’annoncer à la communauté scientifique à laquelle j’appartiens en Ménardie. Et j’ai même une autre et réjouissante nouvelle qui concerne les quelques lignes que l’on vient peut-être de lire. Cet article confus, prétentieux autant que fumeux, provocant mais pourtant sans audace, je n’en suis pas l’auteur.e, si je ne préfère pas. Mais ce remarquable article, spéculatif autant que spirituel, riche sans être indigeste, d’une portée inestimable pour l’humanité et au-delà, vous en êtes l’auteur.e. Si vous voulez. Et moi aussi d’ailleurs.