Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
Justine Christen

Loïe Fuller et la poésie des voiles

Loïe Fuller and the poetry of sails

1Le caractère fascinant de la figure de la danseuse tient à ce qu’elle oscille entre un corps artificiel, voire abstrait à force de perfectionnement, et un corps charnel et désirable. Les scènes de cabaret exercent à la fin du xixe siècle un puissant pouvoir de séduction sur l’imaginaire des artistes parisiens car elles sont des lieux privilégiés d’exhibition de la demi-nudité féminine. Il faut dire que la mode est alors au flamenco, au french cancan et à la skirt dance, des danses aux accents érotiques au cours desquelles les danseuses soulèvent les pans de leurs jupes pour laisser entrevoir leurs jupons et leurs jambes. Parmi les artistes et intellectuels qui s’encanaillent dans les music-halls, les symbolistes sont les seuls à porter sur les corps des danseuses un regard empreint de « lassitude muette1 », selon l’expression de Mallarmé, qui fréquente lui-même l’Éden, un cabaret parisien à la notoriété sulfureuse. Dans ce contexte d’exhibition du corps dansant sur scène, Loïe Fuller se démarque par son pouvoir de rendre le sien totalement invisible. Dès ses premières prestations sur les planches des Folies-Bergère, la danseuse américaine fait glisser son corps dans le royaume de la suggestion : « Le corps charmait d’être introuvable2 », lit-on sous la plume de Georges Rodenbach en 1896. Ce constat enthousiaste fait écho à celui de Mallarmé qui écrivait, trois ans plus tôt, dans un journal américain :

Le don, de toute ingénuité et avec certitude fait, par cet exotique fantôme, au Ballet, selon moi la forme théâtrale de poésie par excellence, je le déclare inestimable3.

2Les gestes rapides de la danseuse donnent naissance à des figures de lumière comme les métaphores engendrent la poésie. Cette parenté explique pourquoi, dans ses écrits théoriques et autobiographiques, Loïe Fuller s’identifie davantage à une poétesse qu’à une danseuse. La danseuse aux voiles inspire aux poètes symbolistes, épris d’idéalité et d’abstraction, des articles enthousiastes. Face à ses spectacles, Mallarmé avoue sans détour ressentir la « tentation d’en scruter la poésie4 ». Depuis 1886, date à laquelle le poète symboliste traverse une grave crise intérieure, il élabore une nouvelle conception poétique fondée sur l’art de l’analogie et de la suggestion. Désormais, les normes standard du discours poétique sont suspendues au profit de conventions poétiques plus concrètes et visuelles. En effet, la poésie moderne tend à perdre ses caractéristiques saillantes – telles que la versification ou le rythme – pour intégrer un autre système de codage plus visuel. Ainsi la page et la typographie sont-elles traitées comme des moyens d’expression à part entière. Dans la mesure où la danse est un art non langagier, nous essaierons de comprendre pour quelle raison l’art de Loïe Fuller a étéperçu comme poétique, mais aussi de quelle manière la danseuse en est venue à se considérer elle-même comme poète.

3Dans un premier temps, nous verrons que la libération du corps prônée par Loïe Fuller est à la fois d’ordre vestimentaire, gestuel et esthétique : elle est l’une des premières à libérer partiellement le corps de la danseuse du regard masculin auquel il était jusqu’alors assujetti. Nous verrons ensuite comment le principe d’abstraction sur lequel repose son art chorégraphique construit une identité idéalisée à la danseuse. Enfin, nous nous proposons de voir quel idéal poétique, et plus largement artistique, la danse de Loïe Fuller illustre.

La nouvelle skirt dance ?

4Loïe Fuller aime la poésie depuis son enfance, qu’elle a passée dans un petit village de l’Illinois aux États-Unis. Dans son autobiographie, elle se souvient du plaisir et de la facilité qu’elle éprouvait à réciter des poèmes. Son excellente mémoire lui a permis de connaître d’abord le succès sur la scène théâtrale. C’est à Londres, au sein de la Gaiety Company, qu’elle est initiée aux skirt dances5 en 1889. Trois ans plus tard, au Madison Square Theatre de New York, Loïe Fuller révolutionne le genre de la skirt dance en créant la danse Serpentine. Cette danse inédite subjugue le public car elle conjugue les ondoiements d’une robe longue de plusieurs mètres, aux dimensions d’une corolle de soie, avec ceux de l’éclairage électrique. Ses robes-tuniques, qui recouvrent entièrement ses jambes et ses bras, sont ouvertes sur le devant et retenues autour de la tête par un cercle de métal. Le caractère ample de sa vêture atténue le potentiel érotique de son corps et s’inscrit aussi dans la lignée des conceptions féministes du vêtement. En effet, depuis le début du xxe siècle, le corps féminin est vêtu de telle sorte que ses contours restent visibles et que sa liberté de mouvement soit assurée. À ce titre, les robes créées par Paul Poiret sont représentatives d’une nouvelle esthétique du costume : elles flottent le long du corps et prêtent à celles qui les portent une grande liberté de mouvement. Son talent novateur lui permet de créer des costumes de scène pour les vedettes féminines de l’époque qui doivent s’écarter des normes vestimentaires pour créer entre elles et le public une distance, facteur majeur qui leur permettra d’être perçues à travers le prisme de l’imaginaire, et non de la réalité objective. Dans un article intitulé « La Mode », Louis Delluc distingue deux types de vedettes de scène : celles habillées de manière photogénique – à l’instar de Pearl White dans ses vestons noirs, ses jupes sportives et ses guêtres blanches – et celles qui ne le sont pas. Pour assurer la « photogénie » des femmes sur scène, il préconise de proscrire toute mode caractérisée ou datée : « Il faut des robes visuelles6 ». Sous cet adjectif, il entend « une espèce d’uniforme », c’est-à-dire des robes amples et longues à la manière de Sarah Bernhardt qui, toute sa vie, joua avec de longues tuniques « hors de mode7 ». Or il nous semble retrouver des « robes visuelles » dans celles que portaient Loïe Fuller. Leur pouvoir de séduction réside dans leur capacité à s’extraire du champ de la mode par l’entremise des voiles qui permettent de rehausser la présence du corps tout en le dotant d’un pouvoir d’abstraction presque magique. Selon nous, les robes de Loïe Fuller ont joué un rôle majeur dans le processus de mythification de la danseuse et dans la cristallisation des fantasmes. Si elle tente de libérer son corps du registre érotique dans lequel le corps de la danseuse est traditionnellement maintenu, Loïe Fuller est aussi l’une des premières danseuses à se libérer du corset, des collants et des ballerines qu’elle juge oppressants pour ses chorégraphies. Elle leur préfère des draperies lâches qui libèrent les mouvements du corps. L’artiste américaine travaille non seulement sur la coupe de ses costumes de scène mais aussi sur le textile. Ainsi, elle ne porte pas d’étoffes transparentes (tulle, gaze), comme les danseuses de ballet et de cabaret, mais des tissus opaques qui ne permettent pas d’entrevoir la moindre parcelle de chair. Par exemple, pour sa Danse phosphorescente, elle constelle l’étoffe de sa robe noire de sels d’argent qui scintillent dans l’obscurité. Les lumières colorées artificielles sont projetées sur les voiles de soie que la danseuse suspend au bout de longues baguettes à bout recourbé en bambou (plus tard, en aluminium). Parce qu’elles prolongent ses mains et ses bras, elles lui permettent d’enrouler l’étoffe en grandes spirales autour du corps. Grâce à ces deux baguettes cousues sur la face intérieure du costume, la hauteur des lancers de tissu peut atteindre jusqu’à six mètres et produire des volutes autour du corps. De fait, même si Loïe Fuller n’a pas bénéficié d’une formation classique, elle a personnalisé le genre de la skirt dance en donnant toute sa force aux mouvements spiralés des bras et du torse. D’ailleurs, les critiques reconnaissent la maîtrise technique des gestes de Loïe Fuller : non seulement elle doit solliciter son buste en torsion, mais elle doit également coordonner sa respiration à ses gestes de façon à ne pas rendre visibles les poses et les transitions. Par conséquent, les critiques de l’époque remarquent que son art ne peut plus être jugé selon les critères usuels puisqu’il repose sur des nouvelles valeurs, telles que la précision rythmique, la pulsation dynamique du corps et la fluidité des mouvements. Étonné par le mouvement spiralé et continu de cette nouvelle danse, un critique de Boston déclare en 1896 : « C’est un spectacle destiné à ceux qui sont les plus enclins à la poésie8 ». Derrière ce mot de « poésie » se cache l’idée selon laquelle celle-ci serait, comme la danse, une sorte de chorégraphie immatérielle où le rythme et le corps fonctionnent en synergie.

img-1-small450.jpg

Anonyme, La Loïe Fuller : la danse serpentine, photographie montée sur carton, vue 8, n.d., Paris, BNF.

img-2-small450.jpg

Anonyme, La Loïe Fuller : la danse serpentine, photographie montée sur carton, vue 14, n.d., Paris, BNF.

L’aura spirituelle de la gestuelle

5Loïe Fuller monte pour la première fois sur la scène des Folies-Bergère le 5 novembre 1892. Elle fonde avec la danse Serpentine un nouveau genre de spectacle faisant disparaître le corps derrière la lumière et la couleur, toutes deux étant matérialisées au centre de la scène par un voile aérien déployé en tournoiement continu. La danseuse américaine, qui apparaît puis disparaît dans le tourbillonnement vertical de ses voiles, charme aussitôt les symbolistes. À cette époque, les membres de ce mouvement artistique proposent une nouvelle orientation poétique en réaction contre le naturalisme et l’académisme. Leur projet consiste à décloisonner tous les arts et les sens. Dans son Manifeste du symbolisme, publié en 1886, Jean Moréas défend un art qui tourne le dos à la description du monde charnel pour se consacrer à la représentation sensible de l’Idée. Lorsqu’ils découvrent les danses de Loïe Fuller, tous les symbolistes saluent leur beauté désincarnée. Parmi eux, le poète Stéphane Mallarmé attribue aux draperies et aux voiles en pongée de soie de la danseuse un fort pouvoir d’abstraction. L’invisibilité miraculeuse du corps de la danseuse constitue un défi fascinant pour les illustrateurs et les hommes de lettres qui s’interrogent sur l’existence réelle de cette danseuse : « Elle n’est pas une femme en cheveux bruns, en chair et en os9 » écrit le critique Rastignac en 1893. La même année, le critique Paul Adam dresse un constat identique : « Il ne demeure aucun lieu de repère où le désir s’attacherait10 ». Comment interpréter ce déni insistant du corps ? Était-il volontaire de la part de la danseuse ou bien répond-il chez les critiques symbolistes à un fantasme d’idéalité ? Dans ses articles critiques sur Loïe Fuller, Stéphane Mallarmé émet un constat plus nuancé que ses contemporains : si le corps de la danseuse américaine n’apparaît pas dans sa matérialité physique, « une présence humaine » est toutefois perceptible sur la scène. Derrière cette expression allusive, se cache l’intuition que l’enjeu du spectacle présenté par Loïe Fuller tient à son « effet spirituel11 » plus qu’à son effet esthétique. Tout se passe comme si les artistes symbolistes, mus par leur instinct de poètes, décelaient avec une acuité accrue la métaphore qui animait la danseuse elle-même. En effet, si la danseuse séduit tant le regard du spectateur-poète, n’est-ce pas parce qu’elle visualise une métaphore pour réaliser son mouvement ? En qualité de médiatrice entre le monde sensible et le monde spirituel, la danseuse renvoie involontairement au poète les métaphores en germe dans son esprit. Autrement dit, elle donne à voir de façon concrète les métaphores avant même que le poète ne les retranscrive par écrit. Aussi Mallarmé voit-il dans l’espace de la scène de danse un lieu privilégié qui confère une visibilité à ce qui est matériellement invisible : l’esprit. Rappelons que dans le ballet classique, le tutu et le corset sont des additifs érotiques qui soulignent la taille des danseuses. Au contraire, le voile est destiné à matérialiser la présence spirituelle, et non charnelle, de la danseuse. Les artistes de l’Art Nouveau, qui se sont attachés à représenter l’effacement du corps dans les voiles fullériens, mettent eux aussi souvent en valeur l’inversion des rapports entre le corps et le voile. Dans les sculptures en bronze de Raoul François Larche, par exemple, le voile est présenté comme une force motrice qui happe le corps de la danseuse. Ce type de représentation métaphorique, qui donne à voir la manifestation de l’énergie spirituelle, est fidèle à la présentation que Loïe Fuller donne elle-même de ses danses. L’enjeu de son art chorégraphique est de montrer l’action de la force spirituelle sur la nature. Autrement dit, elle n’envisage pas ses danses sous l’angle du mimétisme esthétique mais les considère plutôt comme les manifestations d’une énergie spirituelle que matérialise le sillage lumineux tracé par ses voiles. L’accumulation répétée du geste sinueux dissout les contours corporels et aboutit à une sorte de vie autonome des voiles. Ces formes pures ne sont pas ancrées dans le statut des choses.

6C’est le cas dans La Danse du Feu que Loïe Fuller intègre à son répertoire en 1895. Sur scène, la danseuse semble surgir du cœur d’un volcan car ses voiles ondoyants sont agités sur scène comme des jets de flammes. Ainsi l’enjeu de son art chorégraphique est-il de montrer l’action de la force spirituelle sur la nature : « Chaque chose répond à sa façon à la grande force motrice dans la nature, cette part de nous-mêmes qui est divine12 ! », écrit-elle dans son essai intitulé « Théorie de la danse ». Sur scène, Loïe Fuller transgresse radicalement les normes de la représentation en recréant les phénomènes naturels les plus abstraits : les lueurs pâles de l’aube, l’éclosion des fleurs, le frémissement du vent, la fluidité de l’eau ou la vivacité d’une flamme. Ces phénomènes évanescents ne sont pas choisis arbitrairement. En effet, comme en poésie, la manifestation de cette puissance intangible qu’est l’esprit est confiée à des images aériennes dénuées de toute caractérisation spécifique. C’est pourquoi Mallarmé emploie les adjectifs « impersonnelle », « in-individuelle », « générale » pour qualifier la danseuse. Ces qualificatifs indiquent bien que l’usage du voile aboutit à un processus de désindividualisation. Lors de ses premières tournées au théâtre du Casino de New York, Loïe Fuller déplora l’absence de son nom sur les affiches publicitaires de ses spectacles ; à la place de son nom figurait celui de sa danse : « La Serpentine ». Cette anecdote est révélatrice d’une ambiguïté qui s’accentuera avec le temps : l’amalgame entre la danseuse et « le très pur résultat13 » de son art. Dans plusieurs articles consacrés aux danses de Loïe Fuller, celle-ci n’est pas citée nommément. Par exemple, dans un article intitulé « Les Revues », publié en février 1893, Paul Adam décrit longuement les figures qui émergent des volutes des voiles mais ne fait jamais mention de leur inventrice. De manière générale, la danseuse apparaît comme un spectre qui échappe à l’ordre du langage et de la représentation : « jamais qu’emblème, point quelqu’un14 », écrit Mallarmé à propos des danseuses. Est-ce à dire que l’artiste est un médium capable d’entrer en communication avec un esprit vagabond ? La comparaison prend toute sa pertinence à la lumière de la question soulevée par Jean Lorrain devant les performances de Loïe Fuller : « Est-ce une danse, est-ce une projection de lumière, une évocation de quelque spirite15 ? » L’image d’une figure supra-humaine s’applique particulièrement à la danseuse qui inspire aux artistes symbolistes l’idée d’une communication possible entre le monde sensible du réel et le monde intangible de l’Idée.

Entre féerie et scénographie

7Les voiles de Loïe Fuller transforment le spectacle de danse en un spectacle de magie car ils rendent possible la disparition de la danseuse. C’est pourquoi Mallarmé décèle dans la danse l’illustration de son idéal poétique résumé dans la formule : « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète16 ». Sur scène, la danseuse s’oublie pour devenir un « emblème » ou un « Signe », pour reprendre la terminologie de Mallarmé. Autrement dit, elle renvoie le poète à sa propre condition de « scribe » obéissant également au seul principe du rythme. Seul l’instrument diffère : quand elle travaille avec son corps, le poète travaille avec sa plume. Mais tous deux traduisent une idée par la forme grâce à ce que Mallarmé nomme « le poétique instinct17 ». Aussi considère-t-il son art comme un « sortilège » qui envoûte le spectateur : « Si tels changements, à un genre exempt de quelque accessoire sauf la présence humaine, importés par cette création : on rêve de scruter le principe18 ». Mais en réalité, l’agent principal de la disparition du corps accomplie par Loïe Fuller est la lumière. L’artiste considère en effet la vue comme le plus aigu des sens car c’est elle qui permet au corps de réagir tout entier à la vibration lumineuse. Chaque couleur possède son propre rythme vibratoire qui génère des émotions chez le spectateur. Or la danse a le pouvoir de transformer les vibrations lumineuses en vibrations cinétiques, selon un processus de communication permanent. Aussi Loïe Fuller qualifie-t-elle la danse de « musique de vision ou musique pour l’œil19 ». Le paradigme musical domine dans le discours esthétique de cette fin de siècle profondément imprégnée par le concept de « l’œuvre d’art totale20 » introduit par Richard Wagner. La musique et la danse sont coordonnées à la lumière, conçue comme un vaste champ vibratoire. En effet, la science considère à cette époque que la lumière et le son se dispersent sur un mode ondulatoire ou vibratoire. Le corps en mouvement du danseur réagit aux vibrations électromagnétiques de la lumière. Ce phénomène de correspondance sensorielle fait comprendre à Loïe Fuller la force expressive de la lumière dans la transformation du réel. C’est pourquoi celle-ci renonce à la traditionnelle rampe d’éclairages au profit d’une dizaine de projecteurs mobiles munis de lentilles colorées. Sur la scène plongée dans l’obscurité, elle utilise volontiers des illusions d’optique pour troubler la perception naturelle. Par exemple, elle fait percer des carreaux de verre dans un faux plancher afin d’être éclairée par en-dessous. En parcourant les écrits théoriques de la danseuse, on est d’ailleurs frappé par l’attention qu’elle accorde à la performance technique de ses mises en scène. Le travail de Loïe Fuller a souvent été comparé à celui d’une électricienne car celle-ci n’hésite pas à tester elle-même les projecteurs électriques et à s’imposer dans le monde masculin des techniciens qu’elle dirige au cours de ses spectacles21. Toutefois, ses contemporains symbolistes préfèrent considérer que son art chorégraphique appartient au seul registre du merveilleux et surnomment volontiers la danseuse « fée des couleurs et des formes », « fée des prismes », « fée qui commande à la lumière22 », etc. L’attention quasi exclusive qu’ils attachent au signifié, au détriment du signifiant, les rend aveugles ou indifférents au travail scénographique : « tout y est simple et merveilleux ainsi que dans un conte du temps jadis23 », commente Roger Marx à propos des danses de Loïe Fuller. Ces réactions sont à interpréter comme des symptômes de leur idéalisme.

8Or, pour mettre au point ce « prodige d’irréel », la danseuse se consacre à un travail d’expérimentation continuel : elle observe les vitraux de Notre-Dame de Paris, étudie les nuances des coloris chez les peintres exposés au Musée du Louvre et sollicite l’aide de nombreuses personnalités scientifiques, comme Camille Flammarion ou Pierre et Marie Curie. La deuxième grande découverte que Loïe Fuller associe aux mouvements plastiques du voile est la puissance fécondatrice des faisceaux lumineux. Tout au long de sa carrière, elle poursuit le rêve de créer « un théâtre de lumière » et ne cesse de mettre en pratique son « amour de la couleur et de la lumière24 ». Aussi invente-t-elle des principes scéniques audacieux et résolument modernes. Elle imagine, par exemple, des plaques de verre disposées sur le sol de la scène, multiplie les projecteurs et recourt aux miroirs afin de dématérialiser l’image scénique. Dès 1898, la danseuse approfondit ses recherches sur les effets lumineux et les rayons ultraviolets en faisant installer chez elle un laboratoire. Pour mener ses expériences, elle s’inspire des travaux de Pierre et Marie Curie sur le radium pour créer la Danse ultraviolette et la Danse du radium. La complexité de la coordination de la danse avec les combinaisons lumineuses obligeait la danseuse à conduire, par la voix ou par des coups de talon, les techniciens en charge de l’éclairage. Ses recherches sur les phénomènes lumineux l’amènent à tester de nouvelles gélatines colorées pour les projecteurs, des substances fluorescentes et des colorants textiles pour accentuer la fluorescence de ses costumes. Mais cette idée inventive est dépouillée de tout son aspect technique sous la plume du critique Rastignac : « cette robe étonnante [qui] vaut celle de Peau d’Âne25 ». Ainsi, bien que la danseuse utilise les procédés scientifiques les plus modernes, c’est à une fée qu’elle se trouve le plus souvent comparée. La référence au conte enfantin restitue fidèlement un fantasme récurrent dans l’imaginaire symboliste : le désir de régression vers un état originel. Le déploiement des voiles de Loïe Fuller déclenche dans l’inconscient de nombreux spectateurs tantôt l’image d’une enfance fantasmée – « On suit des yeux la Loïe Fuller, comme l’enfant suit de loin le vol léger de la libellule26 » – tantôt l’image de la naissance du monde : « cette apparition de la genèse des mondes27 », écrit Paul Adam. Dans ces deux exemples, la danseuse américaine est transfigurée en une puissance maternelle car les voiles de lumière qu’elle déploie sont inconsciemment assimilés aux bras ouverts d’une mère.

9À ce stade de l’analyse, il convient d’admettre que Loïe Fuller est reléguée dans la catégorie des inspiratrices dont le savoir-faire technique est minimisé. La danseuse apparaît moins comme une représentante de son art que de son genre. La double catégorisation danse-féminin et technique-masculin est nettement observable dans les stéréotypes véhiculés par les contemporains de Loïe Fuller. Dans l’imaginaire collectif, la danse est considérée comme un art d’essence féminine. Cette catégorisation trouve son origine dans le mythe de la ballerine qui triomphe à l’époque romantique. Ces ballets romantiques, crées par des hommes, mettent en scène deux aspects de l’« Éternel féminin ». D’un côté, l’être sensible et proche de l’enfance sous les traits d’Effi dans La Sylphide (1832), de Giselle dans Giselle (1847) ou encore Odette dans Le Lac des Cygnes (1877), etc. De l’autre, la femme fatale qui fascine et anéantit les hommes : la Sylphide, Myrtha dans Giselle et Odile dans Le Lac des Cygnes. Parallèlement à ces deux figures complémentaires incarnées sur scène par la ballerine, un autre avatar de la danseuse émerge à la fin du xixe siècle : l’artiste de music-hall. Les déhanchés provocants, les déshabillements et les jambes haut levées constituent à cette période les principaux ingrédients de l’art chorégraphique des spectacles de cabaret. Les peintres, les romanciers et les poètes, comme John Davidson dans son recueil In a Music-hall (1891), s’emparent de ces danseuses pour illustrer le versant le plus charnel de la féminité : « la danseuse n’est plus que chair, à prostituer28 ». Dans ce contexte, Loïe Fuller apparaît comme « la figurante29 » anonyme, éthérée et gracieuse qui ne doit son succès qu’aux voiles dont elle s’entoure.

img-3-small450.jpg

DE PALEOLOGUE Jean (PAL), Folies Bergères. Tous les soirs. La Loïe Fuller, lithographie, 1897, Paris, BNF.

img-4.jpg

DE TOULOUSE LAUTREC Henri, Loïe Fuller, lithographie en couleurs au pinceau et au crachis, 36,8 x 26,8 cm, 1893, Paris, BNF.

Une danseuse « moins femme qu’œuvre d’Art30 »

10L’aptitude de la danseuse à la symbolisation se paie non seulement au prix de son identité mais aussi de sa féminité : « À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme31 ». Le tourbillonnement continu des voiles permet à la danseuse de résumer tous les règnes de la nature, de « résumer tout l’Univers32 », selon la formule de Georges Rodenbach. Il est vrai que Loïe Fuller insiste, dans ses écrits théoriques, sur son désir de montrer le mouvement infiniment recommencé qui enfante les formes de la nature : « j’ai le mouvement, cela signifie que tous les éléments de la nature sont exprimables33 ». Mais les spécialistes de la danse s’accordent à reconnaître que Loïe Fuller a été en partie responsable de son « enfermement dans le voile34 ». En effet, une fois dépouillée de cet accessoire scénographique, elle décevait le public et les journalistes. Le ballet Salomé, créé en 1895, fut un échec, car la danseuse s’y révélait pour la première fois sans ses voiles. En montrant sa féminité, elle perdait ainsi le statut éthéré que lui conférait son accessoire. Cette perte d’aura est confirmée par Mallarmé qui témoigne de sa déception ressentie devant le physique ingrat et la personnalité prosaïque de la danseuse au cours de leur entrevue. Ces anecdotes amènent Giovanni Lista, l’auteur d’une biographie consacrée à Loïe Fuller, à comparer le voile de la danseuse à un instrument de transfiguration du corps. Sur scène, le voile composait à la danseuse une identité idéalisée. Ses danses s’appuient en effet sur un principe d’analogie qui relève du champ de la figuration et non de la représentation. Chaque mouvement qui donne naissance à une figure renvoie à un concept, c’est-à-dire à la puissance spirituelle de l’objet représenté sur scène (le lys, le serpent, l’ouragan, le feu, etc.). Au fond, Loïe Fuller incarne sur scène les mêmes métaphores que Mallarmé emploie pour suggérer une dimension spirituelle supérieure. Le tourbillon, le vent, le vertige, l’écume ou le vol appartiennent tous au champ sémantique de la dissolution. Grâce à ces images suggérant l’ascension dynamique, le poète et la danseuse procèdent à la dématérialisation ou à l’effacement du réel. Elles traduisent au contraire la fulgurance de l’inspiration poétique car elles font signe vers un ailleurs idéal. C’est pourquoi les danses de Loïe Fuller ne se prêtent pas aisément à la restitution par l’écriture et l’image.

11Même les photographes s’emparent difficilement de son image. C’est d’ailleurs à partir des photographies de Loïe Fuller que les effets de flou deviennent, dans l’histoire de la photographie, les signes du mouvement en acte. L’arabesque, forme par excellence du mouvement, est l’une des figures esthétiques qui permet aux critiques symbolistes et aux artistes de l’Art Nouveau d’emblématiser l’art polymorphe et labile de Loïe Fuller. Par exemple, dans The Serpentine Dance, William Bradley sature la surface de l’image par un jeu de lignes arabesques qui oblitèrent le corps de la danseuse. Si l’arabesque permet de restituer le mouvement continu des voiles, elle est aussi chargée d’une valeur dysphorique sur laquelle Claude Quiger insiste dans son ouvrage Femmes et machines de 1900. Il observe en effet que la prolifération de l’arabesque dans le courant Modern Style est révélatrice à la fois d’une certaine forme de déshumanisation et d’une dévaluation du signifié. La ligne remplace l’humain, et plus particulièrement l’être féminin qui voit son corps se changer en effigie : « La figure féminine semble être devenue un langage universel, mais sans contenu, une forme creuse, une enveloppe décorative35 ». Loïe Fuller n’échappe pas à ce processus d’emblématisation. Son effigie est appliquée sur tous les types de supports décoratifs de l’époque : les affiches, les lampes, les vases, les éventails et les cendriers portent l’empreinte de l’arabesque caractéristique du « fullérisme36 ». La danseuse voit ainsi converger sur elle différents types de représentations et de discours, même les plus faussés. Il s’agit d’un trait propre à cette période 1900 où les artistes masculins aspirent à « faire tout dire et tout signifier à la femme37 ». À titre d’exemple, on peut citer la représentation de Loïe Fuller en avatar de la femme fatale sous la plume de Roger Marx. Dans son article « Une Rénovatrice de la danse », les arabesques tracées par la danseuse prennent l’apparence de spirales funestes tandis que sa danse est comparée à une « coquetterie satanique38 ».

L’idéal d’une œuvre d’art totale

12En élaborant ses chorégraphies, Loïe Fuller a conscience de la proximité conceptuelle entre la poésie et la danse. Conçues comme des actes non fonctionnels, elles ne se soumettent pas au modèle d’une signification linguistique ou représentative. Au contraire, elles appartiennent toutes les deux au registre de la sensation et s’ordonnent selon un schéma perceptif. Le geste poétique (écriture) se déroule sur l’espace horizontal de la page tandis que le geste dansé (chorégraphie) se déroule sur l’espace horizontal de la scène. Aussi Loïe Fuller crée-t-elle un dispositif visuel où poésie et danse se conjuguent grâce à l’intensité de son interprétation. Les jeux de lumière colorée permettent, par exemple, à la danseuse de reproduire sur la scène les expériences visuelles les plus fascinantes. La création des formes naturelles suppose la mise au point d’un geste rotatif précis élaboré devant un miroir. La technique de rotation des bras est à l’origine des tracés lumineux des voiles qui se déploient sur la scène comme une écriture sur une feuille. Loïe Fuller compare d’ailleurs volontiers la gestuelle rotative de sa danse à l’art graphique japonais. Plusieurs liens de parenté les rapprochent : la vitesse d’exécution, le hasard et surtout la force expressive de la ligne. Les baguettes de bambous, que Loïe Fuller coud ou agrafe à l’intérieur de son costume de scène pour prolonger ses bras, sont un équivalant du pinceau calligraphique qui trace les formes sur l’espace de la feuille. L’usage que Loïe Fuller fait de la lumière projetée sur les voiles interpelle les symbolistes qui, à la même époque, s’intéressent à la puissance suggestive de l’empreinte typographique des mots sur la page blanche. Bien avant d’assister au spectacle de Loïe Fuller, en mars 1893, Mallarmé recourait déjà à la métaphore scripturaire pour définir les arts chorégraphiques. Comme son confrère Georges Rodenbach, qui compare la danse à « un rendu plastique, sur scène, de la poésie39 », Mallarmé considère la danse comme une métaphore de l’écriture, sans plume ni crayon. Cette parenté explique que Loïe Fuller ait perçu la danse comme une « phrase de grande musique spirituelle40 » résumant tous les sons, les couleurs, les parfums, les mots et les mouvements. Dans ces conditions, la danse est susceptible d’éveiller chez le spectateur des souvenirs, des images et même des pensées.

13Cet idéal de spectacle total est à rapprocher de celui du poète Paul Fort rêvant de fonder un « théâtre synthétique » dans le cadre de son Théâtre d’Art créé en 1890. Pour réaliser la fusion des arts par une mise en œuvre des synesthésies41, celui-ci collabore avec des peintres symbolistes et nabis et recourt à toutes les ressources de la technologie, comme les projecteurs colorés et les diffuseurs de vapeurs parfumées. Comme lui, Loïe Fuller sollicite la technologie et l’art pour instaurer des atmosphères multi-sensorielles capables de stimuler le psychisme du spectateur. En 1914, dans sa performance intitulée L’Acier, elle projette sur son corps en mouvement des formes géométriques qui rappellent certains tableaux abstraits peints à la même période. Après la musique, la peinture est un autre modèle artistique que la danseuse exploite pour délester le décor de ses accessoires futiles et étrangers. Mallarmé la félicite d’ailleurs d’avoir « mis au rancart châssis opaques, carton cette intrusion42 » au profit des formes abstraites, interposées sur des plaques de verre, qui sont imprimées devant les projecteurs colorés. Ces représentations mettent en valeur le paradigme de l’analogie picturale qui domine dans le discours esthétique français à l’aube du xxe siècle. En effet, Loïe Fuller perçoit la parenté conceptuelle entre la poésie et la peinture. Non seulement toutes deux s’enracinent dans l’imaginaire, mais elles recourent aussi aux mêmes procédés, tels que les symétries, les analogies ou les contrastes. C’est pourquoi la danseuse s’inspire des grands courants de peinture abstraite de son temps : l’abstraction luministe expérimentée par les futuristes italiens, l’orphisme représenté par Robert et Sonia Delaunay et le synchronisme représenté par le peintre américain Morgan Russell dont elle suit attentivement le travail. Ces expérimentations picturales, qui se caractérisent par la vivacité des couleurs et l’épuration des formes, appartiennent au grand courant de l’orphisme, courant fondé en 1913 par le poète Guillaume Apollinaire, en référence à son poème « Orphée » :

Cette « voix de lumière », n’est-ce-pas le dessin, c’est-à-dire la ligne ? Et quand la lumière s’exprime pleinement tout se colore. La peinture est proprement un langage lumineux43.

14La peinture abstraite – dite « orphique » – s’attache non seulement à éclater la représentation de l’objet dans des effets de diffraction lumineuse mais aussi à transposer le rayonnement de la lumière sur la rétine sous forme de halos concentriques. Or c’est précisément cette forme de « langage lumineux » que Loïe Fuller adopte dans ses performances. La dernière d’entre elles, intitulée La Mer, est représentée en 1925, en plein air, sur les marches du Grand Palais à Paris. Soixante-quinze danseuses, dissimulées derrière un voile de soie iridescente de 4000 mètres carrés, impriment des remous à l’étoffe pour recréer l’atmosphère maritime. Celle-ci est renforcée grâce aux chatoyantes projections lumineuses. Le but de ces expérimentations techniques est de supprimer toute référence précise au monde et à la matière : « Pour donner l’impression d’une idée, je tâche de la faire naître par mes mouvements dans l’esprit des spectateurs, d’éveiller leur imagination44 ». Loïe Fuller élabore donc ses chorégraphies dans le même état d’esprit que les poètes et, ce faisant, elle contribue à déconstruire le regard voyeuriste porté sur les spectacles de danse. En sorte que la danseuse n’est plus perçue comme un objet érotique mais devient au contraire « stylisée par la fulgurance électrique45 ». Cette transfiguration s’est finalement déroulée sur scène non pas en imitant le réel mais par le biais de la synesthésie. En effet, Loïe Fuller incorpore la couleur, la lumière, le son et le mouvement pour faire de la danse une œuvre d’art totale dans la lignée du grand idéal romantique du Gesamtkunstwerk46.

La danse des voiles : un « poème de l’électricité » ?

15La danse, vecteur universel du spectacle total, génère des sensations nouvelles. Si la lumière est au cœur du renouvellement de cet art de la scène, l’ombre a aussi un rôle important à jouer. Loïe Fuller a saisi tout le potentiel imaginaire des ombres chinoises qu’elle utilise à partir de 1911 dans ses « danses d’ombres ». Dans le ballet intitulé Les Ombres gigantesques, des projections de lumière intense découpent les silhouettes des danseurs vêtus de noir et agrandissent leur ombre sur un mur ou un écran en fond de scène. Cette technique a fait dire aux cinéastes d’avant-garde français des années 1920 que Loïe Fuller était une préfiguratrice de la technique cinématographique. D’ailleurs, le cinéaste Louis Delluc admirait tant les inventions visuelles de la danseuse qu’il comparait ses performances à un « poème de l’électricité47 ». Il faut dire que Loïe Fuller s’est elle-même investie dans le domaine du cinéma en transposant à l’écran, en 1921, son précédent ballet intitulé Le Lys de la vie. Elle expérimente plusieurs effets visuels qui contribuent à atténuer la part de réalisme du film. Par exemple, elle recourt aux effets de cache, aux lanternes magiques, aux virages chromatiques et même au ralenti. Grâce à ces dispositifs, elle développe une conception dynamique de la lumière car celle-ci assure non seulement l’animation de l’espace mais aussi la mise en valeur plastique du corps en mouvement. En ce sens, ses expériences avec la lumière colorée ont partie liée avec les premiers essais cinématographiques abstraits écrits par Arnaldo Ginna et Bruno Corra. Pour ces deux futuristes italiens, l’art du film doit servir la révélation de l’invisible, à la manière des spectacles de Loïe Fuller qu’ils admiraient. Avant eux, la danseuse insiste en effet sur la nécessité de créer des spectacles générateurs d’invisible et d’énergie où la lumière est utilisée comme matériau premier. Elle montre ainsi la voie à l’une de ses contemporaines, Valentine de Saint-Point, qui recourt également à des effets de lumière colorée dans ses chorégraphies appelées des « métachories ». Le but était de matérialiser un poème qu’elle avait écrit et, ainsi, de faire fusionner les arts et les sens. Au fond, les danseuses avant-gardistes de cette époque aspirent à reproduire sur la scène une ébauche de poème où primerait la « sensation48 ». Loïe Fuller fascine donc moins pour la maîtrise de son art scénographique que pour les sensations archaïques, voire poétiques, qu’elle communique au spectateur. En effet, les chorégraphies de Loïe Fuller sont des spectacles où s’opère un charme, au sens étymologique du terme, le carmen latin ayant la puissance d’une « invocation ». En effet, la danseuse américaine fascine moins pour la maîtrise de son art scénographique que pour les sensations poétiques qu’elle communique au spectateur. Il s’agit surtout de créer un art de la suggestion, comme ses contemporains symbolistes, qui soit capable d’aiguiser l’imagination. Dans le spectacle intitulé Lumières et ténèbres, la danseuse dispose sur le sol et les parois de la scène un système de miroirs obliques et triangulaires. Ce faisant, elle démultiplie son reflet et étourdit le spectateur au point de le transporter « dans l’atmosphère d’une grotte aux fantastiques stalactites49 » d’après un journaliste de l’époque.

16Les recherches scénographiques et techniques ont conduit Loïe Fuller à faire de l’ambiance une priorité. Une fois la scène plongée dans l’obscurité, elle multiplie les dispositifs inattendus de façon à estomper toute perception unifiée et rationnelle. Dans le spectacle Le Firmament, des pierreries sont incrustées dans les parois de la cage scénique ou bien suspendues à des fils pour transformer l’espace théâtral en une nuit étoilée. Tous ces procédés ont un effet enchanteur que Mallarmé décrit dans les mêmes termes que lorsqu’il évoque les symptômes de l’émotion poétique : « Toute émotion sort de vous, élargit un milieu ; ou sur vous fond et l’incorpore50 ». Les images que la danse crée libèrent chez le spectateur des émotions enfouies. C’est pourquoi la satisfaction éprouvée par le spectateur est, selon Mallarmé, comparable au « plaisir trouvé dans la lecture des vers51 ». Toutes les deux opèrent un « charme » commun dès leurs origines. Faut-il rappeler, en effet, que la poésie classique grecque était dansée sur l’orchestre ? Tandis que la poésie se passe à travers l’écoute du public, la danse, elle, se passe à travers son regard. Mais toutes les deux ont une force d’invocation puissante, comme le rappelle Daniel Sibony : « C’est un appel à l’Autre qui fait retour sur les autres. Et cet appel poétique, la danse elle-même le constitue52 ». Est-ce à dire que la danse serait en mesure de transmettre au lecteur les mêmes émotions que la poésie ? La danse serait-elle un poème en mouvement ? C’est en tout cas le point de vue que défend Paul Valéry lorsqu’il définit la danse comme « la poésie générale de l’action des êtres vivants53 ». Certes, la danse déploie, harmonise et met en valeur tous les gestes du corps mais elle a aussi le pouvoir de créer des analogies. Dans L’Âme et la danse, Valéry donne une définition de la danse à travers la bouche de Socrate : « [Elle représente] aussi bien l’amour comme la mer, et la vie elle-même, et les pensées… Ne sentez-vous pas qu’elle est l’acte pur des métamorphoses54 ? » Loïe Fuller offre au regard une métamorphose en action. C’est elle qui dicte les lois et la logique de sa transformation puisqu’elle conduit, grâce à ses baguettes, les lancers de l’étoffe. En ce sens, sa chorégraphie dynamique est comparable au poème et qualifiable de poétique :

Un poème, par exemple, est action, parce qu’un poème n’existe qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte, comme la danse, n’a pour fin que de créer un état ; cet acte se donne ses lois propres ; il crée, lui aussi, un temps et une mesure du temps qui lui conviennent et lui sont essentiels : on ne peut le distinguer de sa forme de durée55.


*

17En définitive, les symbolistes s’accordent à considérer la poésie comme une version littéraire de l’action chorégraphique et admettent que la danse puisse offrir le modèle le plus convaincant de l’écriture idéale : « un poème dégagé de tout appareil du scribe56 ». Mais dans ses essais théoriques et son autobiographie, Loïe Fuller réfute les statuts secondaires d’inspiratrice, de femme-objet ou de simple interprète que lui prêtent ses contemporains. Elle entend revendiquer aussi son statut de poète en mettant l’accent sur son inventivité et les efforts qu’elle fournit pour transfigurer son corps. Son imagination rivalise avec celle des poètes, comme le révèle le rapport inventif que la danseuse entretient avec son corps : « chaque sujet invente dans son intimité un sexe spécifique : c’est là que réside son génie, qui est tout simplement sa créativité57 ». Loïe Fuller partage avec Colette, elle aussi danseuse de cabaret, « un corps métamorphique58 » grâce auquel elle parvient à « désidentifier » son corps en l’élargissant aux dimensions du cosmos. Or il nous semble possible d’appliquer cette interprétation à Loïe Fuller dont l’art repose justement sur le pouvoir de transcender son propre corps en l’identifiant aux phénomènes naturels, célestes ou cosmiques. Ce subtil recours aux métaphores sur une scène de danse confirme bel et bien son « poétique instinct59 ».