Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Quand le théâtralisé n'est pas théâtralisable
Fabula-LhT n° 19
Les Conditions du théâtre : le théâtralisable et le théâtralisé
Barbara Selmeci Castioni

Déjouer le saint. Le devenir de l’image du saint dans le théâtre religieux en France au xviie siècle, à l’interstice du théâtralisable et du théâtralisé

Outwitting the Saint. The Becoming of the Image of the Saint in Religious Theater in France in the xviith century, at the Intersection of the Theatricalizable and the Theatricalized

« Il faut aller voir Polyeucte de Corneille […] parce que la pièce parle du terrorisme religieux avec une acuité fascinante1 ».

« Polyeucte s’est imposé à Brigitte Jaques-Wajeman à cause de l’actualité. Avec raison : on ne trouvera guère texte plus pertinent sur les ravages que la foi en un dieu unique entraîne, quand elle devient mortifère2 ».

1On peut multiplier les critiques qui plébiscitent la récente mise en scène au Théâtre des Abbesses par Brigitte Jaques-Wajeman du Polyeucte de Corneille (2016), louant l’actualité d’une tragédie qui relate les dernières heures d’un jeune seigneur arménien au iiie siècle3. Fraîchement converti à la foi chrétienne, Polyeucte délaisse son épouse pour aller briser des idoles païennes et subir le martyre. Le choix de jouer Polyeucte, dans le contexte historique actuel, ainsi que la réception globalement favorable de cette mise en scène indiquent que la pièce, jadis « “best-seller” de la littérature chrétienne4 » mais peu jouée au xxe siècle, semble être redevenue pleinement théâtralisable5 — au prix cependant d’une troublante distorsion herméneutique.

2Car non seulement Corneille n’entendait pas dénoncer une quelconque forme de ce qui ne se nomme pas encore fanatisme (mais « constance », envisagée au xviie siècle comme une vertu morale), mais surtout il célèbre le martyre que Polyeucte accepte de subir une fois qu’il a épuisé tous les moyens rhétoriques et symboliques pour amener ses contradicteurs à embrasser la même foi que lui. La distorsion est consciente et assumée, et il ne s’agit pas ici de faire un procès en anachronisme. Que la pièce de Corneille puisse éclairer aujourd’hui de manière inattendue les excès du fanatisme, on peut s’en réjouir (si l’on ose dire)6. Que le bris des idoles perpétré par Polyeucte suscite « une analogie frappante » avec « la destruction des bouddhas de Bâmyan en Afghanistan, celle plus récente des statues antiques du musée de Mossoul en Irak, enfin, la destruction journalière des temples de la cité antique de Palmyre en Syrie7 », cela invite assurément à faire retour sur les actes de violence symbolique qui jalonnent l’histoire des religions jusqu’à nos jours. Que Polyeucte apparaisse sous les traits d’un terroriste8 appelle en revanche de plus grandes précautions, à l’heure où les amalgames entre croyances et extrémismes enveniment notre compréhension de l’actualité. Car de violence physique, Polyeucte n’en inflige, ou plutôt n’en laisse infliger, qu’à lui-même. Le sang qui se déverse est le sien, la main qui le fait couler est celle de l’autre9. Le martyr, dans le théâtre du xviie siècle, n’est pas le terroriste : rien ne lui est plus étranger que l’idée d’attenter à la vie d’autrui, opposant ou coreligionnaire, homme, femme ou enfant, qui ne partagerait pas son zèle. Aussi le regain d’actualité de cette pièce à martyre est-il bien compréhensible, mais il demeure néanmoins un paradoxe glaçant — dernier en date des paradoxes qui jalonnent l’historiographie singulière de ce genre théâtral particulier.

3Si « voir Polyeucte » aujourd’hui, c’est prendre le risque d’une confrontation avec des fragments terrifiants de notre réalité, qu’en est-il au xviie siècle ? Qu’allait-on voir dans une tragédie hagiographique ? À défaut d’un large éventail de sources documentant la représentation et la réception des tragédies à martyre du Grand Siècle, on tâchera de répondre à cette question en prenant appui sur les dispositifs éditoriaux (paratexte, texte, didascalies et frontispices) des pièces imprimées qui attestent que la majorité des tragédies chrétiennes sont alors destinées à la scène10. Le couple de notions théoriques proposées ici, théâtralisable/théâtralisé, articulé à une « lecture scénique » ou « performative » des pièces, tournée vers le passé de leurs représentations supposées au xviie siècle11, permettra en ce sens d’éclairer d’un nouveau jour l’histoire paradoxale du saint en scène.

Une figure « HP » du théâtre classique

4Car s’il est une figure à « haut potentiel théâtralisable » dans la France du xviie siècle, c’est bien le saint. Héraut de la foi chrétienne, surtout après que la légitimité de son culte a été réaffirmée à l’issue du Concile de Trente12, le saint est tout désigné pour devenir le héros d’une scène théâtrale professionnelle, qui se targue au cœur du siècle d’être digne d’accueillir jusqu’aux sujets issus de l’histoire chrétienne. Toutes les conditions semblent en effet réunies pour favoriser l’avènement théâtral du saint : les conditions religieuses (la pastorale tridentine fait fond sur la riche matière hagiographique), spirituelles (le saint comme exemple par excellence de l’imitatio christi), morales (le parcours des saints pénitents en particulier s’offre de manière exemplaire à la démonstration de la victoire des vertus sur les vices), culturelles (les collèges jésuites contribuent largement à ancrer dans les mœurs la représentation théâtrale des vies de saints), ainsi que politiques (on célèbre volontiers les saints qui ont fait la France). Dans une perspective esthétique enfin, l’adaptation de la matière hagiographique à la scène profane présente des attraits indéniables : sur le plan poétique, le retournement du bonheur au malheur qui constitue l’une des pierres angulaires de la poétique tragique néo-aristotélicienne semble faire du saint martyr en particulier un candidat idéal à la théâtralisation ; sur le plan technique, l’épuration de la matière hagiographique selon de nouvelles normes historiographiques (incarnées par la révision du martyrologe romain, puis par le travail des Bollandistes) rencontre avec bonheur le développement de la vraisemblance au théâtre (exit donc la problématique représentation matérielle des miracles qui n’ont en théorie plus droit de cité sur la scène professionnelle classique).

5Le saint, on le voit, se présente comme une figure idéalement théâtralisable. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit aussi généreusement théâtralisé au cours du xviie siècle. En amont comme en aval du célèbre Polyeucte de Corneille, on compte en effet une cinquantaine de pièces consacrées aux saints, à Paris et en province13. Or, cette production a parallèlement suscité de nombreux désaveux, de la part des opposants qui condamnent le théâtre en général comme un art illusionniste et moralement corrupteur14, mais également de la part des dramaturges eux-mêmes, aux prises avec les difficiles enjeux qui sous-tendent l’adaptation d’un sujet religieux à des conditions de représentation profanes15. Le saint au théâtre, comme le souligne à juste titre Anne Teulade, est « un personnage paradoxal16 ». Idéalement théâtralisable, opiniâtrement théâtralisé, et pourtant constamment critiqué.

6Le couple de notions théoriques théâtralisable/théâtralisé fournit en ce sens une occasion féconde de faire retour sur le devenir paradoxal de la figure du saint sur la scène française au xviie siècle. Il permet d’interroger à nouveaux frais les hiatus entre un ensemble de conditions (religieuses, spirituelles, morales, culturelles, politiques et esthétiques) théoriquement favorables à la théâtralisation du saint, et des pièces qui ont majoritairement déçu dramaturges et publics de l’époque, malgré la place de choix que le saint occupait dans l’horizon d’attente religieux et théâtral.

7L’explication privilégiée, dès Corneille lui-même, repose sur la condamnation de la dimension faiblement spectaculaire des vertus chrétiennes incarnées par le saint17. Il est exclu en effet au xviie siècle de faire apparaître sur scène le saint trop humain, d’accentuer ses passions terrestres au risque de faire paraître bien ternes ses aspirations spirituelles. Selon ce point de vue et en dépit du haut potentiel théâtralisable du saint, la résistance des vertus du saint à la dramatisation des passions constituerait une pierre d’achoppement incontournable, une faille décisive dans la toute jeune poétique de la tragédie chrétienne. Non pas que les vertus du saint ne soient pas dramatisables dans l’absolu (elles fonctionnent très bien dans le cadre du théâtre de collège), mais elles s’avèrent difficilement conciliables avec l’ethos du héros tragique tel que la France le conçoit au cœur du xviie siècle18. Le constat de cette inadéquation est un fait, mais suffit-il à désamorcer l’ensemble des qualités théâtralisables du saint ?

8On aimerait ici explorer une voie parallèle, en postulant qu’à l’interstice du théâtralisable et du théâtralisé, le devenir de l’image visuelle du saint sur la scène professionnelle du xviie siècle, nécessairement lié à son incarnation par un comédien, constitue un enjeu majeur, plus significatif pour ce personnage que pour d’autres : contrairement aux autres figures tragiques (héros historiques et mythologiques), le saint est une figure cultuelle qui participe de la réalité dévotionnelle du chrétien catholique. Sa geste s’inscrit par ailleurs dans l’histoire chrétienne, c’est-à-dire dans une temporalité commune à l’ensemble du public de l’époque. La figure du saint est donc un personnage de théâtre particulier, relevant d’une configuration ontologique et religieuse particulière (le culte des saints) au sein de laquelle son image matérielle est investie d’une triple fonction : mémorielle, instructive et émotionnelle. Support d’oraison, l’image du saint doit faire mémoire d’une vie accomplie dans l’imitation du Christ et instruire le fidèle sur la voie de la dévotion.

9On peut donc faire l’hypothèse que le spectateur comme le lecteur d’une pièce hagiographique au xviie siècle appréhende une tragédie à martyre avec un état d’esprit particulier : l’image du saint qu’il verra incarnée sur scène ou qu’il se forgera mentalement au cours de sa lecture est nécessairement appréhendée au prisme d’une culture visuelle spécifique, imprégnée des représentations de saints qui l’entourent, dans ses livres de dévotion, oratoires privés, églises paroissiales, confréries, lors de processions, etc., et orientée par ses propres pratiques de dévotion. L’image du saint est en effet la pierre angulaire d’un culte pluriséculaire, que le fidèle perçoit essentiellement à travers un système de figuration symbolique codifié de longue date (les clefs de saint Pierre, la roue de sainte Catherine d’Alexandrie, etc). La spécificité de cette image est d’être à la fois historique (du moins fait-elle signe vers des saints dont l’historicité selon la tradition ne doit pas être contestée) et allégorique (la composition et l’économie des différents attributs ne visant qu’à signifier, pour le dire très vite, la grandeur de Dieu).

10Dès lors, on est en droit de se demander dans quelle mesure l’image du saint est théâtralisable sur la scène professionnelle du xviie siècle. Dans une France qui sort des guerres de religion et de leur cortège funèbre d’actes iconoclastes, mais où se prépare déjà la révocation de l’Édit de Nantes, l’image du saint, surveillée par l’Église, n’est-elle pas trop chargée d’Histoire et d’émotions, trop investie de croyances multiples, pour être efficacement théâtralisable ? Sur le plan esthétique et spirituel, l’évolution iconographique de la figure du saint est-elle vraiment en mesure de rencontrer l’image théâtrale du héros tragique qui se construit à la même époque ? À la faveur de trois brefs arrêts sur image, on tâchera de voir comment le devenir de l’image du saint, sur la scène profane du xviie siècle, constitue un enjeu dramaturgique singulier ainsi qu’un élément central qui a pu contribuer à déjouer le riche potentiel théâtralisable de cette figure sacrée. Ces trois arrêts sur images constituent en effet des tentatives fécondes pour, d’une part, contourner l’écueil pointé à juste titre par Corneille et, d’autre part, assurer les fonctions mémorielle, instructive et émotionelle de l’image du saint, au prix de techniques de contournement du défi théâtral que représente l’incarnation du saint par un comédien.

Arrêt sur image I : le choix de la reconnaissance

11Le rapport du fidèle à l’image du saint (sous les différents aspects qu’elle pouvait alors revêtir : peintures, statues, illustrations, tapisseries, cartes de dévotion, etc.) constitue, on l’a dit, un élément central du culte des saints que l’Église s’attache alors à encadrer autant que possible19. Ce système figuratif est encore largement tributaire d’une symbolique médiévale et humaniste qui fonde la reconnaissance des saints sur un ensemble d’attributs qui rendent visibles les principales vertus des saints, en vue de conserver et de transmettre leur mémoire. Si les portraits de saints tendent au xviie siècle à adopter les règles de composition de la peinture moderne20, le système des attributs n’est ainsi pas abandonné pour autant.

12Or le théâtre français qui privilégie à partir des années 1640 la vraisemblance et rejette la représentation du merveilleux, fût-il chrétien, n’est guère compatible avec un système de figuration symbolique ou analogique — contrairement par exemple au théâtre hagiographique qui se développe au même moment en Espagne21. Quelques auteurs français tentent toutefois cette voie. La tragédie de Puget de la Serre, Le Martyre de sainte Catherine, est à cet égard particulièrement intéressante22. Consacrée à la célèbre princesse égyptienne qui aurait converti au christianisme les plus grands philosophes païens de l’Antiquité avant de subir le martyre, la pièce, sans doute jouée en 1641 à l’Hôtel de Bourgogne, est publiée en 1643 dans un bel in-4° richement illustré23, puis rééditée et traduite plusieurs fois. En prenant appui sur l’édition de 1643, qui atteste en tout cas un succès de librairie, on émettra quelques hypothèses sur le statut de l’image du saint dans la pièce.

13Le Martyre de sainte Catherine exploite au moins deux images traditionnelles de la vie de la sainte à l’acte v : la roue et l’ensevelissement au sommet du mont Sinaï par des anges24, en partie reprises dans les illustrations. Les aspérités poétiques de cette tragédie encore partiellement irrégulière sont gommées par la présentation récurrente, sur les illustrations, d’un décor unique (un palais à volonté) qui tend à classiciser une pièce qui nécessite encore un décor à compartiment25. Le livre illustré, dont les gravures qu’il contient multiplient les éléments symboliques, voire miraculeux, oriente en effet le lecteur vers la réception d’une pièce régulière et, surtout, conforme à la tradition hagiographique, une tradition qui rassure le dévot : celui-ci pouvait reconnaître dans l’image de la sainte les marques de la validation de ses vertus et de sa sainteté, consacrée par l’ultime miracle qui entoure sa mise au tombeau.

14La tragédie de Puget de la Serre contourne donc le défi que représente la figuration moderne du saint par le recours abondant à une symbolique visuelle traditionnelle qui ramène ostensiblement l’expérience théâtrale vers le plan spirituel et accomplit le glissement du théâtre religieux vers la littérature de dévotion26 — c’est ainsi, du moins, que la pièce se présente dans ce « beau livre de théâtre27 ». Il est en effet difficile de savoir en l’état si le livre prolonge ou corrige l’expérience du spectacle. Cependant, tout porte à croire que le spectateur assistait à un spectacle hétérogène sur le plan spirituel, l’incarnation tragique de la sainte sur scène étant susceptible d’induire un trouble vis-à-vis des images hagiographiques traditionnelles. Qu’en est-il dès lors des pièces, la grande majorité, qui renoncent au système de figuration symbolique traditionnel pour essayer de privilégier un ordre de représentation théâtral moderne ?

Arrêt sur image II : « Beau portrait d’Alexis, dis-moy cher imposteur »

15Imaginons sur scène une épouse esseulée, s’abîmant dans la contemplation du portrait de son bien-aimé qui s’est enfui au soir de leurs noces. L’héroïne n’a certes pas la dignité de Bérénice, mais c’est d’un abandon similaire dont il est question, puisque l’être aimé a renoncé à elle pour une raison supérieure : non la raison d’État, mais, plus grande encore au xviie siècle, la raison de Dieu. La scène appartient à la célèbre légende de saint Alexis, fils d’un sénateur romain, touché par la grâce, qui quitte la maison familiale durant sa nuit de noce. Après avoir distribué aux pauvres ses richesses, il demeure dix-sept ans à Édesse puis, contraint de revenir à Rome, il vit ses dernières années sous un escalier au milieu des siens, sans être reconnu, jusqu’à ce que l’on découvre à sa mort un mot qu’il tenait dans sa main. Le sujet est particulièrement prisé à l’âge baroque28. Son adaptation en 1644 par Desfontaines, intitulée L’Illustre Olympie ou le Saint Alexis29, nous retiendra ici par la réflexion qu’elle engage autour de l’image du saint et de son adaptation à la scène.

16Alors que la solution de Puget de La Serre passe par un surinvestissement de la tradition iconographique, les innovations dramaturgiques de Desfontaines se caractérisent par la mise en œuvre d’un registre visuel plus novateur, fondé moins sur l’iconographie du saint que sur des usages dramatiques de l’image. La pièce ne cesse en effet de thématiser la question de la figuration du saint, en démultipliant son image par le recours à différentes peintures utilisées sur scène : un portrait peint d’Alexis découvert par l’épouse abandonnée (ii, 3), une « Carte du monde » sur laquelle l’épouse cherche en vain les traces de son époux disparu (iv, 3), enfin « un Tableau de la Vierge cherchant son fils » qui offre à la mère du saint l’occasion de dispenser à sa belle-fille aveuglée par ses sentiments une leçon de bonne herméneutique catholique de l’image (v, 2). Fait notable, l’adaptation de Desfontaines refuse de mentionner un tableau pourtant évoqué dans la légende : la peinture miraculeuse d’une vierge qui s’adresse au saint.

17L’ekphrasis des deux premiers tableaux, confiée à Olympie, revêt une double fonction dans la pièce, dramatique et spirituelle : exalter la passion contrariée de l’héroïne, et dévoiler l’insuffisance du regard idolâtre de l’épouse délaissée, qui exige de l’image qu’elle se substitue à la réalité pour lui révéler le séjour d’Alexis (on reconnaît bien sûr le motif romanesque du portrait comme substitut de l’être aimé absent). Égarée dans la souffrance, enfermée dans une religion païenne, Olympie ignore l’art de déchiffrer les signes. Il revient alors à la mère du héros, Aglès, d’incarner le bon usage des images saintes. Contrairement à Olympie, Aglès, moins aveuglée par une passion malheureuse que mue par un amour maternel, est capable d’une contemplation lucide et sereine, quoiqu’également empreinte d’un pathos cependant mesuré. Aglès, conformément à la pensée tridentine, entretient un rapport juste avec l’image : alors que la femme, abusée par la douleur, considère le portrait de son mari et la carte du monde dans une perspective mimétique qui ne peut s’avérer que trompeuse, la mère contemple l’icône dans un rapport symbolique qui lui permet de surmonter sa douleur en élevant son âme vers Dieu. L’amour maternel, proche de l’amour spirituel dans la lucidité et la vertu qu’il confère à celui qui le possède, s’oppose à l’amour humain possessif, conçu comme dérèglement pathologique des passions — source d’aveuglement. Ainsi, les attitudes contrastives d’Olympie et d’Aglès illustrent deux rapports différents aux signes.

18Le traitement de l’image sacrée dans L’Illustre Olympie est d’autant plus intéressant que la lecture des tableaux fait sens à la fois dans une perspective singulative et dans la mise en série des trois peintures. Les trois tableaux résument en effet le parcours d’Alexis : l’amant (symbolisé par le portrait), doit parcourir le monde (itinéraire suggéré par la carte sur laquelle Olympe cherche à voir son époux) avant de revenir, métamorphosé : ce n’est plus Alexis, le jeune époux amoureux, mais le saint, imitateur de Jésus-Christ (présent dans le troisième tableau) qui retrouve les siens.

19La surdétermination du visuel, dans L’Illustre Olympie, est ingénieuse, car elle fait fond sur ce qui dans la légende s’avère théâtralisable : le fait qu’Alexis demeure méconnaissable, pendant l’essentiel de sa vie, aux yeux des siens. La présence physique de l’acteur dès lors ne pose pas de problème pendant la majeure partie de la pièce (actes ii à v) puisque cette légende présente un cas particulier et paradoxal où la méconnaissance du saint est une condition de sa reconnaissance finale. Cet aspect de la légende rencontre ainsi avec bonheur le motif littéraire de l’anagnorisis, prisé et théorisé par Aristote (Poétique, chapitre 11), et augmente par conséquent le potentiel théâtralisable du sujet : la reconnaissance d’Alexis donne lieu à une scène éminemment pathétique autour du corps défunt du saint30. La vie de saint Alexis propose par conséquent une image peu déterminée visuellement, et le temps de la méconnaissance d’Alexis s’offre comme un espace privilégié de théâtralisation. Desfontaines choisit ainsi de contourner à sa manière le problème de la figurabilité théâtrale du saint en divertissant le regard du spectateur, soit en déviant son attention de l’image offerte par l’acteur incarnant le personnage d’Alexis vers une réflexion sur le bon usage des images de la sainteté en général. Cette série de trois tableaux constitue en effet une sorte d’ « introduction à la vie dévote illustrée » qui, dans le sillage des Exercices spirituels,doit permettre au fidèle d’exercer son imagination d’une manière propre à le faire accéder à une forme d’élévation spirituelle. Mais aussi ingénieuse soit-elle dans la mobilisation d’éléments théâtralisables, c’est encore une fois l’expérience spirituelle qui l’emporte sur le défi théâtral.

Arrêt sur image III : aux limites de la reconnaissance

20C’est enfin une tout autre réponse que les pièces de Corneille apportent au problème de l’image théâtrale du saint. Ses deux tragédies chrétiennes, Polyeucte martyr et Théodore vierge et martyre31,explorent, notamment, les possibilités d’adapter l’imagerie traditionnelle de la sainteté aux conditions de production et de réception du théâtre moderne. Les deux sujets, qui figurent dans le calendrier liturgique en dates du 13 février et du 28 avril, avaient déjà été adaptés au théâtre en Espagne et en Italie, en particulier le martyre de Théodore32 ; pour autant, les deux saints ne font pas l’objet de cultes significatifs et leur tradition iconographique est mince. Polyeucte, à ma connaissance, ne fait pas l’objet d’illustrations dans les recueils et les abrégés des vies de saints en France ; Théodore et Dydime y sont en revanche représentés, soit dans l’épisode de l’échange des vêtements qui permet à Théodore d’échapper au châtiment du lupanar, soit au moment de leur martyre33. Par conséquent, le lecteur ou le spectateur reçoit les pièces avec un esprit plus libre ; contrairement aux pièces consacrées à Catherine d’Alexandrie ou à Alexis, sa réception n’est que faiblement orientée par sa culture visuelle.

21Pour relever le pari de la théâtralisation de la matière hagiographique, Corneille prend le parti de confronter ces vies de saints à l’exacerbation des passions que demande le théâtre au cœur du xviie siècle : Polyeucte, quoi qu’on en dise, est bien en comparaison de maintes autres figures sacrées un saint amoureux34 ; dans le cas de Théodore, au contraire, la maîtrise qu’elle affiche de ses passions a pour corollaire, en symétrie inverse, le déploiement passionnel des autres personnages (l’amour de Placide, la haine de Marcelle). Les frontispices des deux pièces, par François Chauveau, offrent un précieux témoignage de différentes solutions expérimentées par le dramaturge et/ou l’illustrateur pour éprouver ce qui, du saint,  intéresse peut-être Corneille35. Tandis que le frontispice de Polyeucte oriente la réception du texte théâtral vers une lecture spirituelle, celui de Théodore marque la victoire de la poétique tragique sur l’iconographie de la sainteté.

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[Le bris des idoles] Frontispice de François Chauveau pour Corneille, Polyeucte, 1660 (1643). Collection privée.

22Le frontispice de Polyeucte, par la représentation du bris des idoles que Corneille n’évoque qu’à la faveur d’un récit rapporté (iii, 2), rattache en effet la pièce, si ce n’est à l’iconographie traditionnelle du saint, du moins à un épisode typique de la matière hagiographique. Ce frontispice remplit en quelque sorte une fonction de précaution : en représentant au seuil de la pièce le zèle de Polyeucte, il a vocation à souligner la prééminence de la matière religieuse tout en atténuant, indirectement, la « galanterie » de Polyeucte envers Pauline.

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[Le suicide de Marcelle] Frontispice de François Chauveau pour Corneille, Théodore vierge et martyre, 1660. BnF.

23Le frontispice de Théodore, quant à lui, rompt complètement avec la tradition iconographique évoquée plus haut, en faisant le choix de représenter le suicide de Marcelle au dénouement de la pièce, après qu’elle a poignardé Théodore et Dydime. Les deux saints gisent à ses pieds alors que surgit — trop tard pour les sauver — Placide accompagné de plusieurs hommes armés. Cette image se signale par le fait qu’aucun élément de la composition ne permet d’identifier les deux cadavres comme des martyrs chrétiens. Leur image ne garantit plus leur sainteté.

24Si le frontispice de Polyeucte, fidèle à la nature religieuse du sujet peut à la rigueur figurer dans un recueil de vies de saints, ce n’est absolument plus le cas du frontispice de Théodore. En exaltant le suicide d’un personnage imaginaire au regard de la donnée hagiographique, le frontispice de Théodore, contrairement à celui de Polyeucte, trahit de surcroît le statut problématique du martyre de Théodore et Dydime dans la pièce de Corneille (ils meurent moins par la haine de Marcelle envers les chrétiens qu’en raison du sentiment de vengeance qui anime cette mère privée de sa fille, à cause, croit-elle, de Théodore). Ce frontispice fait donc écran à la sainteté du personnage de Théodore, pour illustrer ce qui, dans le sujet révisé par Corneille, est alors théâtralisable : le climax du drame passionnel que Corneille greffe sur la légende hagiographique. En figurant les passions tragiques au détriment de toute référence au religieux, le frontispice de Théodore dit avant tout la force de figuration et de reconfiguration qu’exerce désormais la littérature et, a fortiori, le théâtre, sur la matière hagiographique36.


*

25Encadrées et surveillées dans leur composition comme dans leur transmission, les images des saints au xviie siècle, encore omniprésentes dans le quotidien du fidèle, ont essentiellement vocation à susciter l’adhésion par la mémoire des vertus héroïques que les saints ont déployées en faveur de Dieu. Le théâtre classique prétend alors agir dans le même sens, ou du moins le croit. La disqualification progressive du merveilleux et le glissement corollaire de l’image théâtrale symbolique vers l’image théâtrale vraisemblable au cours du xviie siècle complexifient cependant le processus d’adaptation de la figure du saint en personnage de théâtre. L’imagerie traditionnelle de la sainteté, incarnée au théâtre, se trouve prise dans le miroir déformant des passions humaines qui rendent, potentiellement, le saint méconnaissable. Or un saint méconnaissable, spirituellement parlant, n’est plus d’aucune utilité : il ne permet pas au fidèle de distinguer les marques de Dieu, il lui refuse l’identification de toute leçon chrétienne et il l’empêche d’arrimer à sa figure ses oraisons. À l’interstice du théâtralisable et du théâtralisé, l’image du saint, telle que la veut le Concile de Trente, c’est-à-dire maintenant la figure religieuse dans les rets d’une gestuelle et d’une codification symboliques autorisées par l’Église, se présente comme un obstacle qui déjoue en permanence le processus de théâtralisation d’une figure pourtant à haut potentiel théâtralisable. L’incarnation théâtrale du saint fait échec aux multiples tentatives pour théâtraliser son image.

26Qu’en est-il, à présent que cette imagerie a globalement rejoint le catalogue des curiosités historiques ? Délestées d’un poids iconographique pluriséculaire, les vies de saints sont-elles enfin théâtralisables ? La récente mise en scène de Polyeucte par Brigitte Jaques-Wajeman le laisse penser, qui en appelle toutefois à une autre imagerie, nouvelle, qui obsède désormais l’horizon de notre culture visuelle, dès lors qu’il est question de martyres :

Dans cette tragédie, la violence religieuse va si loin que Pauline, la femme de Polyeucte, finit par être baptisée dans le sang de son mari. Tout est aspergé de sang. Or, cette scène renvoie forcément aux images terribles du carnage du Bataclan, à ces corps noyés dans le sang par les terroristes37.

27C’est encore le devenir de l’image du saint, hier comme aujourd’hui, qui semble orienter de manière décisive les conditions de possibilité et d’intérêt de ce théâtre. Et c’est au spectateur qu’il incombe de ne pas se laisser aveugler.