Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 21
Anthropologie et Poésie
Richard Handler

Vigueur au masculin, aspirations au féminin. Poésie, personnalité et culture chez Edward Sapir et Ruth Benedict.

Vigorous Male and Aspiring Female. Poetry, Personality, and Culture in Edward Sapir and Ruth Benedict
Texte traduit par : Éléonore Devevey

Malinowski, Rivers,
Benedict and others
Show how common culture
Shape the separate lives:
Matrilineal races
Kill their mothers’ brothers
In their dreams and turn their
Sisters into wives.
(« Heavy Date », 19391.)

1Cet article de Richard Handler a été publié pour la première fois en 1986, dans Malinowski, Rivers, Benedict and Others : Essays on Culture and Personality, quatrième volume de la collection « History of anthropology », fondée par George W. Stocking aux presses de l’Université du Wisconsin2. Cette collection, et plus largement l’ensemble des travaux de son fondateur, ont fait date dans la fabrique et la pensée de l’histoire de l’anthropologie : ils contribuent, dans les années 1980, à en faire un champ de recherches à part entière, à l’heure où le savoir et les pratiques d’écriture des anthropologues sont également en débat3. Pour intituler ce volume, Stocking a emprunté deux vers à un long poème de W. H. Auden. De tels vers, au sein d’un poème qui porte sur les formes du désir et l’état amoureux, laissent entrevoir ce qui sépare le statut culturel de l’anthropologie et de la poésie anglaises et américaines4 de leurs formes françaises : ils semblent l’indice d’une plus grande prégnance de l’anthropologie dans la vie intellectuelle, mais aussi d’une connexité plus « naturelle » entre anthropologie et poésie.

2Dans cet article, Richard Handler (qui prendra, à partir de 1999, la relève de Stocking à la tête de la collection « History of anthropology ») propose une vue d’ensemble des recherches anthropologiques et poétiques d’Edward Sapir (1884-1939) et de Ruth Benedict (1887-1948) au cours des années 1920. Celles-ci empruntent alors des voies parallèles, pour mieux diverger par la suite. Le mérite de cette étude est de tenir ensemble l’analyse comparée de leurs aspirations et pratiques poétiques, de leur compréhension théorique des rapports entre culture et personnalité, et de leur vision du rôle du savant dans la cité, tout en les mettant en relation avec leurs conceptions des rôles genrés, elles-mêmes réinscrites dans un contexte culturel élargi. Il offre aussi une voie d’entrée dans l'anthropologie américaine des années 1920 : le paysage est alors dominé par la figure de Franz Boas (1858‑1942, physicien de formation, d’origine allemande), dont les travaux mettant à l’honneur l’histoire des contacts entre sociétés ont miné l’empire du déterminisme racialiste. À l’origine de l’institutionnalisation de l’anthropologie culturelle aux États-Unis, Boas a formé depuis Columbia University les premières générations de chercheurs, qui vont développer chacun un aspect de sa pensée et constituer à leur tour des départements dans plusieurs universités américaines : Alfred Kroeber et Robert Lowie, à Berkeley, poursuivent les travaux dans les domaines historique, politique et religieux ; Sapir s’illustre dans le champ de la linguistique (à Chicago, puis à Yale) ; Ruth Benedict et Margaret Mead, restées à Columbia, sont au cœur du courant « culture et personnalité ». Caractéristique de la tradition anthropologique américaine (la moins sociologique des traditions nationales, celle qui nourrit la vision la plus psychologique des différences humaines), ce courant de pensée, vivace des années 1920 aux années 1950, se proposait de saisir l'influence d'une culture collective sur la personnalité de ses membres, et la configuration particulière qu’elles partagent : il développe donc un intérêt pour les caractères nationaux, mais aussi pour la socialisation, les rôles genrés, les émotions, etc. et pose les bases d'une anthropologie psychologique, résolument orientée en faveur du relativisme culturel.

3L’un des intérêts de l’article de Richard Handler, à cet égard, est de permettre au lecteur français d’appréhender moins superficiellement la notion de « personnalité » (étrangère aux anthropologues français), et d’en amender une conception fixiste5. À la différence de l'usage français, la notion désigne non pas un donné, mais une réalité à construire ou du moins à découvrir ou conquérir : un processus individuel, dans lequel le vouloir et le temps peuvent entrer en jeu. Cette façon de penser la personnalité va de pair avec une conception de la poésie comme relevant à la fois du domaine de l'intime et de l'expression — elle n’a pas partie liée, pour Sapir et pour Benedict, avec l’expérience du terrain. L’entreprise poétique, pour ceux-ci aussi bien que pour Ezra Pound, est inséparablement verbale et psychologique : leur propos est tout à la fois de rendre partageables certains états d’être et de s’en rendre maître, ou du moins observateur lucide. Aussi peut-on voir à l’œuvre, dans les pratiques d’écriture académique et extra-académique de Sapir et de Benedict, des formes transversales du « souci de soi » : un volontarisme dont le point d’application est l’existence propre, et qui prend corps dans la production poétique comme dans la production savante. Et c’est peut‑être d’abord sur ce mode que se joue leur rapport à l'anthropologie : comme une aventure individuelle, elle aussi psychologique, où le sujet connaissant s’éprouve lui-même dans ce qu’il cherche à connaître. En cela, le contraste est frappant entre Boas et cette première génération de ses étudiants — souvent venus d'ailleurs, comme Boas lui-même, mais à l’inverse de celui‑ci, formés dans des Colleges américains et dans cette idéologie de l'épanouissement et de l'affirmation individuelle. Leur polygraphie, pratique exploratoire de différents registres d’écriture, relève en ce sens d’un dispositif de façonnage et de conquête de soi qu’elle contribue singulièrement à révéler.


***

4Edward Sapir et Ruth Benedict sont étroitement associés dans l’histoire de l’anthropologie américaine, en tant que théoriciens des modèles culturels6, en tant qu’ancêtres du courant « culture et personnalité », en tant qu’humanistes et poètes. Pourtant, ni Sapir ni Benedict n’a embrassé ou approuvé les idées de l’autre concernant l’« intégrité » culturelle et les rapports qui lient les individus aux cultures. Pour Sapir, concevoir une culture comme une personnalité transposée à grande échelle, ainsi que le proposait Benedict, ne faisait qu’illustrer à nouveau la propension à réifier les cultures qu’il avait critiquée très tôt, dès sa réponse à l’article d’Alfred Kroeber sur le « superorganique7 ». Dans le séminaire que, à Yale, il consacrait à la « psychologie de la culture », Sapir mentionnait Patterns of Culture, de Benedict, comme un cas typique de ce qu’il appelait la « psychologie fiction ». « Une culture, remarquait-il, ne peut pas être paranoïaque », et il reprochait aussi bien à Benedict qu’à Margaret Mead de « ne pas être parvenues à faire la distinction entre la psychologie “fiction” d’une culture et la psychologie réelle des acteurs de cette culture ». « La culture en elle‑même, disait‑il, n’a pas de psychologie8 ». De son côté, Benedict était troublée par certaines des implications de la notion de « culture authentique » élaborée par Sapir. Elle formula sa critique, alors qu’elle écrivait Patterns of Culture, dans une lettre adressée à Mead :

Son propos, à mon sens, consiste à dire que les cultures centrifuges (celles qui comportent de nombreux éléments disparates) sont inauthentiques, et que les cultures centripètes (dont les éléments sont bien ajustés les uns aux autres) sont authentiques. Puis il note que les cultures authentiques sont équilibrées, satisfaisantes, etc., etc., et que les cultures inauthentiques sont confuses, insatisfaisantes. Je me suis donc fait la réflexion que les cultures homogènes pouvaient tout à fait être fondées sur des principes peu reluisants [...] et que pour justifier qu’une société cède à la prétention et à l’hypocrisie, il suffit de dire qu’elle est dotée d’une culture parfaitement unifiée qui s’exprime sous cette forme9.

5Le présent essai examine certains des enjeux personnels et intellectuels qui ont motivé cet inconfort conceptuel réciproque. Il prend comme point d’entrée la philosophie esthétique des « nouveaux » poètes que Sapir et Benedict ont tous deux pris pour modèles. J’ai tenté de saisir les valeurs centrales de cette culture poétique en explicitant la notion de « dureté », une métaphore qu’employait Ezra Pound pour traduire sa conception des relations entre expression de soi et forme poétique — ou, pourrait-on dire, entre personnalité et culture transposée à petite échelle. S’attacher aux aspirations poétiques de Sapir et de Benedict — à leurs efforts pour se doter d’une personnalité « dure » et d’une culture authentique — nous permettra de comprendre, plus largement, les expériences à partir desquelles s’élabora leur discours anthropologique. La « dureté », avec ses évidentes implications sexuelles, nous oriente par ailleurs vers des questions qui ont trait à la sexualité et aux rôles genrés, deux sujets qui devinrent des facteurs majeurs de désaccord entre Sapir et Benedict, sur un plan à la fois personnel et professionnel. En définitive, je mettrai en rapport leurs théories divergentes en matière de « culture et personnalité » — Sapir se souciant avant tout d’authenticité culturelle, Benedict de tolérance culturelle — et leurs approches profondément différentes de ce que Sapir a appelé, dans le titre d’un essai de 1928, « le problème du sexe en Amérique ».

Un idéal de dureté : passion et intellect

6Des historiens des États‑Unis comme T.J. Jackson Lears et Warren Susman ont consacré des travaux convaincants à ce que Susman appelle, à propos de la société américaine du tournant du xxe siècle, « la transition […] d’une culture du caractère à une culture de la personnalité10 ». Cette idée remonte au moins à Max Weber, qui faisait remarquer que la réussite dans le domaine temporel des protestants ascétiques suscite souvent un relâchement moral chez leurs descendants, qui se trouvent en possession d’immenses fortunes, mais sans être animés d’une grande ardeur spirituelle11. À suivre Lears12, la modernisation de la société américaine — la morale puritaine et l’économie de la Frontière orientée vers la production cédant la place à un protestantisme plus libéral et à une économie fondée sur la consommation de masse et l’urbanisation — conduisit à une « crise de l’autorité culturelle », qui se manifesta, au sein de la bourgeoisie, par un sentiment de « flottement » et d’« irréalité », à l’origine d’états dépressifs « neurasthéniques ». Lears montre que le puritanisme, une fois défait, laissa derrière lui une culture profane qui restait obsédée par une éthique individualiste du travail, mais était privée du référent transcendantal qui avait jusqu’alors donné sens aux souffrances et aux efforts des individus. Dans un tel vide culturel, le travail acharné auquel ils étaient habitués en vint à sembler dénué de sens, et leur vie même, flottante et irréelle. En réaction à cette situation, fut inventée une nouvelle morale « thérapeutique » centrée sur la santé et l’épanouissement personnels, dans laquelle le moi profane devint une valeur suprême, une fin en soi, à cultiver de façon systématique afin de rendre sa vie plus intense et ses expériences plus vraies. Dans les termes de Susman, le souci jusqu’alors dominant de « forger son caractère » céda la place au désir de « développer sa personnalité ».

7L’analyse de Lears s’attache tout particulièrement à la réaction « anti-moderniste » contre ce sentiment de flottement : la quête de « réalité » et d’» expérience réelle » dans ce qui est primitif, naturel, exotique ou passé. En cela, la lecture proposée par ces historiens nous aide à situer les aspirations de Sapir, de Benedict et des poètes de leur génération — car les nouveaux poètes sont précisément en quête de tout ce qui est réel, véritable, vital, et authentique. « J’erre dans ce Londres en traquant le réel », écrit Ezra Pound à Harriet Monroe aux tout débuts de Poetry, lorsque Pound, en tant que correspondant étranger de Monroe, se charge de ravitailler la revue en poésie réelle, d’en déceler la « bonne part […] cachée dans l’ombre de la mauvaise13 ». Cette façon de faire du « réel » le vrai critère de valeur esthétique est tout à fait caractéristique, et Pound finit par donner forme à cette équivalence dans une esthétique de ce qu’il appelle la « dureté », esthétique qui séduit Sapir aussi bien que Benedict.

8Pour Pound comme pour les poètes imagistes, la « dureté » a d’abord trait au style, entendu comme fait individuel aussi bien que poétique — ou, mieux, comme ce qu’il y a d’individuel dans le poétique. L’idée maîtresse est que l’expression sincère de soi, considérée comme l’essence même de l’art, dépend en poésie d’un usage absolument original du langage, parce que le langage ordinaire, encombré qu’il est de métaphores inertes et de clichés, ne permet pas de communiquer l’expérience unique de l’individu. Au nombre des « principes » de l’imagisme, on trouve donc ceux‑ci :

1. Traitement direct de la « chose », qu’elle soit subjective ou objective.
2. N’utiliser absolument aucun mot qui ne soit utile à la représentation14.

9Ce n’est pas là un appel au réalisme : la « chose » peut être « subjective ou objective », « de nature externe ou émotionnelle15 ». En d’autres termes, cette « chose » désigne toute expérience du poète, quelle qu’elle soit, et la tâche de celui-ci est de traduire cette expérience unique « directement », en faisant du langage un usage absolument original. T. E. Hulme, partisan d’une « versification sèche, dure, classique », formule le problème en ces termes :

Le but ultime est de parvenir à une description exacte, précise et ferme. Il faut d’abord mesurer l’extraordinaire difficulté de cette tâche. Ce n’est pas un simple problème d’attention : il faut recourir au langage, et le langage est par essence une donnée commune ; ce qui veut dire qu’il n’exprime jamais exactement la chose, mais un compromis — celui qui est commun à vous, à moi, et à tout le monde. Mais chaque homme voit le monde à sa façon, et pour dégager de manière claire et exacte ce qu’il voit véritablement, il faut en passer par un formidable combat avec le langage [...]16.

10Puisque le langage « commun » est impropre à exprimer l’expérience individuelle, le poète est appelé à créer son propre langage en évitant les usages hérités, les métaphores inertes — autant d’» ornements et de pièges », de styles « mous » ou « évanescents » — qui ne contribuent pas et ne peuvent aucunement contribuer à la représentation, car ils relèvent d’un langage qui est propre à une expérience passée ou à l’expérience de quelqu’un d’autre17.

11Cette insistance sur l’expérience du poète — sur sa perception intuitive et immédiate de la réalité, dans les termes de Croce18 — met en évidence un autre élément clé de l’esthétique de la nouvelle poésie : la sincérité. Aux yeux de Pound, s’exprimer de façon conventionnelle revient à penser d’une façon conventionnelle, dépourvue de personnalité, d’originalité, de sincérité : « la plupart des hommes n’ont pour pensées que l’enveloppe ou la coquille de pensées qui ont été déjà usées par d’autres19 ». Le poète, en revanche, voit d’une manière originale — il « perçoit de façon intuitive et immédiate la réalité » — et il exprime ce qu’il voit de façon tout aussi originale : le poète est donc « sincère ». Le poète imagiste Richard Aldington se charge d'éclaircir ce point pour les lecteurs de Poetry en s'appuyant sur des citations de l'écrivain et critique symboliste, Édouard Dujardin :

Le premier problème d’un artiste est la sincérité [...]. Le mauvais écrivain [...] est l’homme qui n’est pas « sincère » [...]. Tous les artistes croient qu’ils disent ce qu’ils pensent ; en réalité, ils ne font que répéter et ré-agencer ce que d’autres ont pensé avant eux. Résultat : une expression approximative, insuffisante, factice et en général fausse20.

12Quand les écrivains retombent sur les usages conventionnels, ils renoncent à tenter de percevoir de façon intuitive et immédiate la réalité et adoptent à la place les expériences, les pensées et les expressions des autres ; en d’autres termes, leurs recherches et leur poésie passent à côté du « réel ». Et la tentation du repli sur les conventions s’exerce à tous les niveaux du langage poétique : métaphores, prosodie, rime, mètre. Ainsi les vers libristes21, par exemple, s’efforcent d’échapper aux schèmes métriques conventionnels qui, selon eux, avilissent les poètes, la fidélité aux formes traditionnelles s’exerçant alors aux dépens de l’intuition personnelle. En recourant à de telles formes, la tentation est, pour reprendre les termes de Pound, d’y « caser ce que l’on veut dire et puis de combler les vides restants avec de la bouillie ». Pour Pound, la « technique » est donc « le critère permettant d’éprouver la sincérité d’un homme22 ».

13Pour cette nouvelle poésie, l'idéal de dureté renvoie ainsi à la fois à la technique et à la vision de l’artiste ; dans cette perspective, l’art véritable dépend de la mise au jour d’une réalité personnelle, une réalité pénétrée, comprise, embrassée et exprimée par l’individu et par lui seul. Une telle conception s’accorde bien avec la mystique de l’artiste tel que le conçoit la culture de l’époque, préoccupée qu’elle est par la recherche d’expériences réelles. Elle contribue aussi à rendre compte de la floraison d’aspirants poètes qui apparaissent pendant et après la Première Guerre mondiale, au moment où la poésie devient, de façon inattendue, une pratique en vogue. Résolument élitiste, Pound fulmine contre sa « bête noire23 : les charlatans », ceux qui « fabriquent du toc » plutôt que de l’art véritable :

Je sais qu’il y a toute une foule de gens qui veulent exprimer leur propre personnalité [...]. Seulement ils ne prennent même pas la peine de savoir quelle est au juste leur propre personnalité.

14Pound se plaint aussi des « des flopées de poseurs habiles24 [...] qui veulent uniquement occuper les premières loges25 ». De la même façon, Monroe consacre un éditorial de Poetry à « Ceux dont nous ne voulons pas », dans lequel elle décrit le bureau de la revue croulant sous les « aveux intimes », formulés en « vers si mauvais qu’ils en deviennent drôles » — tout en admettant qu’« il arrive aux éditeurs eux-mêmes, aussi endurcis soient-ils, de se laisser attendrir [...] par un poème dont la douceur fait les délices de nos lecteurs26 ».

15Comme d’autres contributeurs de Poetry, Sapir et Benedict, séduits par cette esthétique de la dureté, y voient un modèle pour penser la personnalité et le travail de l’artiste. Pour tous deux, la dureté allie passion et intellect ; elle représente une façon de s’engager émotionnellement et personnellement dans le travail de création esthétique et dans l’effort intellectuel. Sapir analyse ces questions dans ses écrits théoriques et critiques sur la littérature, la musique et la culture ; il y examine la relation entre technique et vision — l’appropriation créative par l’artiste de formes traditionnelles pour exprimer ses vues personnelles. L’article « Cultures authentiques et cultures inauthentiques » présente ces idées dans leur extension la plus large, sous la forme d’une théorie de la culture. Sapir y définit la culture « authentique » comme une culture suffisamment riche en ressources esthétiques pour inciter (plutôt qu’entraver) les personnalités créatives à s’exprimer et, par suite, à contribuer à l’épanouissement et au renouvellement de la tradition culturelle. Dans ses essais sur la poésie, Sapir formule explicitement ces idées en recourant aux termes de l’esthétique de la dureté. Résumant une discussion sur la question du stimulus créatif, qui procéderait d’» épreuves techniques » et des exigences posées par les procédés formels traditionnels tels que la rime, Sapir note : « c’est précisément le tempérament passionné qui tranche en lui-même avec l’acier froid de l’intellect qui est le plus disposé à faire un usage heuristique de la rime27 ». Sapir exprime également de telles idées dans sa poésie, d’une façon plus nettement auto-référentielle :

Flamme bleue, flamme jaune               

J’ai aspiré à une flamme bleue
Qui se dresserait comme une pointe d’acier
Fendant la nuit immense
Jusqu’au cercle étoilé.

Je me suis consumé d’une flamme jaune,
J’ai été cerné d’une volute de fumée,
Je me suis éteint sous les étoiles,
Feuilles du chêne-monde28.

16Benedict emploie elle aussi volontiers des images de flamme et d’acier, elle qui, dans les entrées de son journal plutôt que dans des essais critiques, aspire également à une « dureté » alliant passion et intellect. Le 25 octobre 1912, elle formule ses « aspirations » et ses « désirs » de « compréhension », d’« expression », de « dévouement » et d’« amitié », en une liste qui va de l’intellect à la passion29. En janvier 1917, elle place « l’amour, l’amitié, la beauté, la clarté d’esprit, l’honnêteté » au rang des « grandes choses de la vie », et le 15 août 1919, elle fait l’éloge de la « pensée dure » tout autant que des « valeurs artistiques30 ». Mais c’est chez Walter Pater qu’elle trouve une philosophie propre à saisir en une image ces objectifs disparates. En décembre 1915, elle redécouvre la philosophie de l’art pour l’art telle qu'elle est formulée par Walter Pater, auteur qu'elle a lu pour la première fois à l’hiver 1906, lors de sa première année d’étude à Vassar College :

C’est justement le message de Pater qui me revient à l’esprit, comme le cri exprimant ma nécessité la plus intérieure : « brûler d’une flamme dure comme une pierre précieuse » — acquérir de l’expérience « ce fruit d’une conscience vivifiée, démultipliée », invoquer « l’aide de la philosophie de la religion, de la culture aussi, pour nous entraîner soudain dans une observation aiguisée et avide »31.

17Sans en conserver les mots exacts, Benedict cite là la « Conclusion » de La Renaissance. Dans ce livre, Pater esquissait ce que Hugh Kenner a appelé « une esthétique des éclats32 ». Pater évoquait la dissolution, sous la pression de la « pensée moderne », d’une réalité autrefois unifiée ; en conséquence, « ce qui est réel dans nos vies se trouve réduit » à une succession d’expériences fugaces, décousues, individuelles. Face à un tel état de chaos et d’isolement, Pater incitait ses lecteurs à savourer passionnément et en esthètes chaque expérience éphémère :

Comment pouvons-nous, par nos sens les plus subtils, percevoir en elles tout ce qui doit y être perçu ? Comment faire en sorte de passer le plus vivement d’un instant à un autre, et d’être toujours présent au foyer où convergent, dans leur énergie la plus pure, le plus grand nombre de forces vitales ?33

18Mener à bien cette entreprise suppose de « brûler sans relâche d’une flamme dure comme une pierre précieuse ». Et « notre erreur, poursuit-il, est de contracter des habitudes », c’est-à-dire de capituler face aux interprétations conventionnelles de l’expérience, de renoncer à la sincérité. Comme Pater, Benedict redoute le manque de sincérité, et, pire encore, craint de perdre sa force d’âme ou de ne pas en avoir. Inlassablement, dans ses journaux, elle fait écho à Pater lorsqu’elle s’enjoint elle-même à cultiver « un enthousiasme formidable pour la vie », un « enthousiasme pour la personnalité singulière de chacun », ou, attribuant à Mary Wollstonecraft ce dont elle a elle-même l’impression de manquer, « une attitude intellectuelle passionnée à l’égard de l’existence34 ».

Vigueur au masculin, aspirations au féminin

19Si la personnalité prend la forme d’une flamme dure et cristalline, le moi apparaît comme une entité autonome, créant et maîtrisant la réalité avec passion, intelligence et art. Mais dans une culture qui associe la dureté à la masculinité et la douceur à la féminité, concevoir l’essence de la personnalité humaine en termes de « dureté » est particulièrement problématique pour les femmes : ce qui est donné comme le propre de l’humain est avant tout l’apanage de l’autre sexe. Le problème était sous-jacent à la « nouvelle » poésie qui, en rejetant la douceur de l’art victorien, rejetait aussi une conception de la culture comme domaine féminin, celui de la « délicatesse et de la lumière », suivant la formule de Matthew Arnold dans Culture et Anarchie35. Monroe aborda la question dans une note intitulée « Hommes ou femmes ? », dans laquelle elle réagissait à l’éditorial d’un journal de Philadelphie qui déplorait la disparition présumée de la « touche de vigueur masculine » dans la poésie. Monroe notait que Poetry, à laquelle étaient envoyés chaque mois près de trois cents poèmes, « certains en ayant l’étoffe, d’autres seulement le nom », « reçoit plus de vers dignes d’être publiés et moins de vers désespérément mauvais de la part d’“hommes vigoureux” que de femmes aspirant à la poésie ». Et elle concluait en encourageant les aspirations des femmes aux arts, appelant de ses vœux une « touche féminine [...] aussi authentique, [...] aussi vigoureuse et aussi belle que la touche masculine36 ».

20Cette façon de mettre en regard vigueur masculine et aspirations féminines invite à considérer les différences de situation entre Sapir et Benedict au moment où chacun d’eux se met en quête de poésie, de personnalité, et de culture. Comme l’écrit Benedict dans une entrée non datée de son journal,

l’enjeu [...] est de parvenir à une vie libre et bonne [...] pour les hommes aussi bien que pour les femmes. Mais en raison d’une donne faussée, les problèmes qui se posent aux uns et aux autres présentent des différences frappantes37.

21Dans sa vie privée, chacun devait faire face au « problème du sexe en Amérique », un problème qui recouvrait non seulement la sexualité, mais aussi le mariage, la famille et les rôles sexués — les relations entre hommes et femmes dans la société en général. Ces problèmes se posèrent à Sapir alors que son identité professionnelle était quasiment établie ; comme le montrent sa poésie et ses lettres, son souci majeur était de faire de la place à d’autres aspects de la vie — familiale, sentimentale, artistique — dans le cours même de la carrière scientifique productive qu’il espérait mener. Benedict, en revanche, qui ne pouvait se prévaloir d’une identité stable dans les premiers temps de sa vie d’adulte, était déchirée entre des aspirations « féminines » et « masculines » : le mariage et la maternité, d’une part, le désir de travailler et d’embrasser des causes intellectuelles et morales, d’autre part.

22Le « problème du sexe », dans ces conditions, se posait de façon plus aiguë pour Benedict que pour Sapir : pour celui‑ci, c’était une question de compromis ; pour elle, le problème mettait en jeu un choix fondamental. Ce contraste transparaît dans leurs expérimentations littéraires, mais aussi dans leur manière de penser les rapports entre culture et personnalité. Pour analyser leur production poétique et ses relations avec leur théorie respective, deux questions guideront notre propos : pourquoi ont‑ils écrit de la poésie ? De quoi celle-ci parle‑t‑elle ?

Rendre publique sa personnalité

23Bien que doutant tous deux de la valeur de leur propre poésie, Sapir et Benedict souhaitent vivement la voir publiée, et ce désir ne se confond pas avec d’autres raisons (qui ne sont pas nécessairement incompatibles) d’écrire de la poésie. Il faut notamment prendre en compte, à cet égard, le besoin de s’exprimer pour contrer un sentiment de solitude et le statut culturel de la poésie, conçue comme un medium propre à démêler les tourments associés à l’amour, à la sexualité, à la mort et au destin. Pour Sapir, écrire de la poésie constitue aussi une méthode alternative pour affiner sa théorie de la culture, alors en gestation, et se rendre attentif aux rapports dialectiques entre contraintes traditionnelles et créativité individuelle38. C’est aussi ce qu’a pointé Modell à propos de Benedict :

En s’absorbant dans le travail anthropologique [...] elle est reconduite vers la poésie. Ruth Benedict s’initie à la discipline alors que celle-ci commence tout juste à s’intéresser aux formes de la créativité individuelle au sein d’un cadre culturel contraignant [...]. Elle est ainsi simultanément incitée à assimiler des démarches scientifiques et à assumer avec confiance sa propre voix poétique39.

24Pourtant, on peut aussi s’adonner à la poésie sans attacher d’importance à la publication. Pourquoi donc tenaient-ils tant à être publiés ?

25La lecture que fit Arthur Symons du poète symboliste Mallarmé, qui eut une grande influence au moment où Sapir et Benedict écrivaient de la poésie, peut apporter un élément de réponse. Selon Symons, Mallarmé considérait la publication comme « accessoire, une simple façon de convaincre le public que l’on existe40 ». Cette remarque rappelle la colère de Pound conspuant la « foule de gens qui veulent exprimer leur propre personnalité... [mais qui] ne prennent même pas la peine de savoir quelle est au juste leur propre personnalité ». Au-delà du seul Pound, il faut voir là une critique de l’égalitarisme des sociétés de masse, critique qui voit le jour avec Tocqueville et se poursuit jusqu’à Lears41, en passant par Riesman42 — l’idée que des individus anonymes et interchangeables doivent lutter pour s’élever au-dessus du lot et se forger une identité personnelle, tout en devant construire cette identité « unique » à partir de symboles qui sont à portée immédiate d’un public de masse. Il en résulte, comme le suggère Pound par sa remarque, que tout un chacun cherche à se doter d’une personnalité comme s’il s’agissait d’une fin en soi, au lieu de développer, en poursuivant d’autres objectifs, des qualités personnelles qui pourraient constituer a posteriori une personnalité.

26Sans doute la publication, qu’il s’agisse de prose ou de poésie, était pour Benedict une façon de convaincre le public, et de se convaincre elle‑même, de sa propre existence43. L’entrée la plus ancienne de son journal, rédigée alors qu’elle a vingt-cinq ans, rend compte d’une crise identitaire qui évoque la transition mise en évidence par Susman du « caractère » à la « personnalité » :

J’ai essayé, et de toutes mes forces, de croire que nos caractères sont la clé de tout. [...] Mais l’ennui était devenu trop pesant ; je n’avais pas le moindre intérêt pour mon caractère. Quel était-il, d’ailleurs ? Mon vrai moi était une créature que je n’osais pas regarder en face [...]44.

27Par la suite, le désir de donner forme à sa personnalité constitua un thème majeur dans ses journaux, tout comme dans sa biographie de Mary Wollstonecraft — qui, telle que la voyait Benedict, « ne recula jamais devant le risque de façonner sa personnalité45 ». Benedict s’exhorte à un travail de « développement de soi », en « cultivant [...] ses aspirations », en recherchant le « Moi [...] à la valeur encore secrète » qu’elle trouve chez des poètes comme Whitman, et en se promettant de « se prendre en main » et de ne pas se laisser « embourber46 ». Elle décrit « ses efforts pour accéder à la dignité d’une personnalité riche » comme un « devoir à part entière47 » — une attitude qui rappelle les remarques de Lears sur la « vision thérapeutique du monde » propre à la culture moderne, soit la transmutation du souci puritain de salut personnel en culture de soi, entièrement sécularisée quoiqu’objet d’un zèle religieux, et dans laquelle les thérapeutes ont pris le relais des clercs48. Sapir a commenté cette dimension de la recherche de Benedict. À propos d'un poème qu'elle avait intitulé « Notre tâche est d’en rire », il trouvait qu’elle « misait un peu trop gros sur la philosophie de l’auto-injonction et de la réaction contre soi à vertu thérapeutique. [...] Il semble excessif de devoir le dire en ces termes : “notre tâche est d’en rire”49 ».

28À la recherche de sa propre personnalité, Benedict dut se frayer un chemin parmi les débats soulevés par le féminisme. Elle ne renonça jamais à considérer l’amour, le mariage, ou le désir d’avoir des enfants comme de nobles idéaux pour les femmes, mais elle en vint à rejeter les configurations sociales qui ne rendaient ces idéaux réalisables qu’à condition que les femmes sacrifient « le plein épanouissement d’une personnalité accomplie50 ». Peu de temps après son mariage, elle considère que « dans une vie de mère comme d’épouse, il est sage de disposer de sa propre sphère d’effort et de création51 ». Et elle rejette des tâches traditionnellement considérées comme féminines telles que l’enseignement et l’action sociale, estimant que « le monde a tout autant besoin de [s]a vision propre que des comités de charité52 », une remarque qui rappelle la façon dont Pound associait pour sa part les comités (décernant des prix à des artistes) à la « médiocrité » et au « plus petit dénominateur commun », c’est-à-dire à l’abandon de sa personnalité créative53.

29Tout ceci conduit Benedict vers l’écriture. Enfant, ses tentatives d’écriture lui avaient valu des encouragements de la part de sa famille et, plus tard, à l’époque où elle est aux prises avec sa personnalité, elle peut se dire que « ce que j’ai de mieux, ce à quoi “pendant toutes ces années j’ai été portée” est sans aucun doute l’écriture54 ». Mais écrire sans être reconnue ne lui suffit pas : « je sais de plus en plus clairement que je veux être publiée55 ». L’écriture devient à ses yeux un devoir dans sa quête thérapeutique de personnalité : elle s’astreint à « travailler l’écriture avec un zèle sans faille56 » et désire ardemment « faire ses preuves par l’écriture57 ». Elle s’attelle d’abord à des biographies de femmes célèbres (projet refusé par Houghton Mifflin en 1919), puis, par la suite, s’oriente vers la poésie et les travaux anthropologiques.

30Benedict met beaucoup de soin à ses écrits et les reprend scrupuleusement58. Dans une lettre de 1929 adressée à Mead, elle décrit la création poétique en termes d’« incubation », de « gestation59 », des métaphores qui évoquent un travail de composition étalé sur le long terme, et il est clair qu’elle entend consacrer à la poésie des efforts méticuleux. Dans la mesure où ses poèmes sont l’expression d’un moi secret qu’elle craint de dévoiler aux autres, le désir de reconnaissance par le biais de la publication s’accompagne d’une angoisse considérable — un dilemme qu’elle résout en publiant sous pseudonyme. Mais le temps qu’elle accorde suffisamment de confiance à sa propre voix poétique et au moi qu’elle exprime pour abandonner son pseudonyme, ses talents d’anthropologue s’étaient trouvés reconnus. Selon Mead, Benedict ne souhaitait pas, après Patterns of Culture, « mettre en péril un succès acquis dans un domaine pour favoriser une réussite bien moindre dans un autre60 ». Une identité professionnelle publiquement reconnue lui suffisait, et elle abandonne la poésie.

31Pour Sapir, en revanche, s’attirer de la reconnaissance publique en tant que poète semble avoir constitué un signe de vigueur intellectuelle, la marque d’une virtuosité toute humaniste. C’est en 1917 qu’il se met à écrire de la poésie61, à une époque où les intellectuels américains sont engagés dans la recherche d’une « culture nationale réelle », suivant les termes qu’emploie Mead dans une lettre à Benedict62. L’article « Cultures authentiques et cultures inauthentiques » est conçu comme une contribution à cette recherche, et la poésie comme la critique littéraire de Sapir représentent également des manières de prendre part à ce débat. La création artistique, du reste, est dans sa nature, lui qui, en savant « cosmographe », estime que les réalités humaines étudiées par les anthropologues sont par excellence les phénomènes esthétiques63.

32Au-delà du désir de prendre part aux débats intellectuels de son temps, l’enjeu est aussi pour Sapir la possibilité d’embrasser une autre carrière. Il caresse l’idée d’abandonner l’anthropologie pour la musique, mais il sait qu’il n’a pas dans ce domaine un niveau professionnel — et qu’il en va de même pour la poésie64. Même s’il refuse de se bercer d’illusions, la publication de poésie et de critique lui donne, semble‑t‑il, l’impression de possibilités de carrières alternatives, à un moment où le fait de ne pas parvenir à décrocher une position universitaire est source de frustration. L’autre figure intellectuelle dominante parmi la génération d’étudiants de Franz Boas formés avant-guerre, Alfred Kroeber — dont Sapir a très tôt attaqué la vision réifiante de la culture65 — devait plus tard voir dans la théorie de la culture de Sapir, centrée sur la personnalité, « l’expression de ses propres aspirations, sur fond d’une carrière qu’il regrettait en partie66 », mais une telle remarque s’applique plus justement encore aux ambitions poétiques de Sapir. Depuis son poste de professeur à l’Université de Californie, Kroeber sermonne Sapir sur le chapitre de la construction de son autorité professionnelle : « Si j’avais la moitié de vos capacités philologiques, j’aurais exercé cinq fois le rôle et l’influence qui sont les vôtres dans le champ de la philologie67 ». De son côté, Sapir exprime parfois un sentiment de culpabilité et l’impression de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences en matière de productivité académique ;

[Paul] Radin [un brillant intellectuel boasien bohème qui ne parvint jamais à s’assurer une position académique] a peut-être péché en se lançant dans un trop grand nombre de chantiers qu’il a laissés en plan, mais je suis porté à me montrer indulgent, tant est vaste l’étendue de mes propres péchés68.

33L’écriture poétique constitue vraisemblablement une échappatoire à de telles angoisses, en même temps qu’une façon de les attiser, lorsqu’elle prend le pas sur le travail scientifique.

34Quelles que soient les relations exactes entre les hésitations professionnelles de Sapir et ses aspirations poétiques, il compose plus de cinq cent poèmes, et il les compose promptement. Voir ses textes imprimés lui donne l’exaltant « sentiment d’être un poète69 », mais il soumet le plus souvent à la publication ce qu’il appelle « des morceaux à moitié cuits70 ». Il l’admet dans une lettre à Monroe : « Vous avez raison sur ce point, je ne travaille pas assez dur sur mes vers. Je laisse tomber toujours trop tôt, il faut bien l’avouer71 ». Peut-être Sapir s’attendait‑il à être aussi virtuose en poésie qu’il l’était en linguistique. Tel n’était cependant pas le cas, et il accepte donc les suggestions éditoriales parfois radicales de Monroe, en contrepartie d’opportunités de publication :

Ce serait bien, je pense, de supprimer la troisième strophe de « Charon ». Je ne suis pas tout à fait sûre de mon jugement pour les quatrième et cinquièmes strophes de « Elle trouva le repos », mais j’ai tendance à penser que la quatrième strophe devrait sauter. La cinquième strophe annonce d’une certaine façon l’image du soleil qui suit, mais si vous pensez que celle-ci aussi doit sauter, sentez‑vous libre de la supprimer72.

35On imagine difficilement Sapir tolérer une telle ingérence dans son travail linguistique. De fait, lorsque Boas lui suggère de lui envoyer une version provisoire de sa grammaire paiute, Sapir réagit avec indignation :

La marche à suivre que vous m’indiquez pour la préparation du manuscrit d’ici le 1er juillet m’irrite au plus haut point. [...] Mon habitude est toujours, en matière scientifique comme littéraire, de préparer le terrain à fond avant de m’y mettre, de rédiger le manuscrit final d’un seul coup et de ne pas y revenir. En fait, de toute ma vie, je pense que je n’ai jamais rédigé une seconde version ou une version révisée de quoi que ce soit73.

36Il est tout aussi difficile d’imaginer Benedict réagir de la sorte à des critiques d’éditeur. Plein d’audace et de vigueur, Sapir ne doute pas être capable de « ficeler74 » des textes publiables dans une demi‑douzaine de registres différents. Les aspirations de Benedict étaient plus modestes : ne disposer que d’une seule voix lui suffisait, pourvu qu’elle soit cohérente et saluée du public.

Poétiques de la passion et du désespoir

37Modell décrit la poésie de Benedict comme alliant une « tradition métaphysique anglaise », empreinte de mythologie biblique et grecque, et sa « propre appréhension du paysage », le tout formant un « assemblage insolite d’images et d’abstraction75 ». Sapir estime aussi que l’originalité de la poétique de Benedict tient au sérieux de ses thèmes et à ses relations avec la poésie religieuse anglaise. « Votre grand mérite, lui écrit-il, est de vous inscrire pleinement dans la tradition, et même la tradition puritaine, tout en ayant clairement un pied dans la modernité76 ». Ou, comme il le dit à Monroe :

je ne connais personne qui ait comme elle ce sérieux noble et passionné. Elle sait bien utiliser des mots difficiles, ses images sont audacieuses, et sa pensée n’est jamais commune. Et surtout, chaque ligne de ses écrits est sincère77.

38Les images religieuses sont centrales dans la poésie de Benedict, mais elle en fait usage sans convictions religieuses. Comme elle l’explique dans un fragment autobiographique écrit à l’intention de Mead, elle vit la religion comme un fait de culture, non comme une question de foi :

J’ai été élevée au sein de l’église. [...] Pourtant ma vie religieuse n’avait rien à voir avec la chrétienté institutionnelle, ni avec les croyances d’église. [...] Pour moi, les évangiles décrivaient un mode de vie [...]78.

39C’est donc pour dire l’impossibilité de croire, l’inanité des nobles idéaux ou l’inutilité de lutter qu’elle recourt à des images religieuses. Elle ne s’attache que rarement au crédit à accorder aux idéaux et aux rêves, et encore, son approche reste alors ambivalente. Dans « Vue », par exemple, elle tourne en dérision ceux qui confinent entre « quatre murs » leurs rêveries, tout en considérant celles-ci comme des « promesses torturées79 ». De telles images concordent bien avec les efforts de Benedict pour se forger une personnalité comme une carrière, pour atteindre quelque chose qui soit assez « réel » pour y croire.

40Hormis le désespoir métaphysique, le thème dominant de sa poésie est la passion, contenue ou irrépressible, assouvie ou ravalée, mais surtout la passion gardée pour soi, la passion sans réponse. Comme Modell le fait remarquer, Benedict a écrit l’essentiel de sa production alors qu’elle prenait ses distances avec un mariage sans affinités sexuelles et battant de l’aile, et avant que ne soit assurée l’identité professionnelle qui affermirait sa position après 1930 :

sous le nom d’Anne Singleton, Ruth Benedict laisse s’exprimer un moi qui allie l’« épanouissement » et l’« extase » à de hautes ambitions morales, un moi que ne reconnaît plus Stanley Benedict mais qu’Edward Sapir, lui, serait autorisé à entrevoir80.

41Pour exprimer ce moi intime et passionné, Benedict recourt à des images empruntées aux domaines religieux et naturel, comme, par exemple, dans « Elle parle à la mer » :

Car la langueur du désir m’a clouée à genoux,
Me voilà entièrement dévastée, frappée de plein fouet par ton contact,
Celui d’une vague ourlée de blanc et d’inquiètes mains d’azur81.

42Dans d’autres poèmes, elle évoque la beauté automnale de la stérilité, et la quiétude funèbre qui suit la passion consumée.

43Modell note que « la poésie de Benedict, par ses concepts comme par son vocabulaire, a un caractère répétitif82 ». Elle est aussi limitée d’un point de vue stylistique, étant constituée pour l’essentiel de sonnets ou de formes lyriques semblables. Sapir incita vivement Benedict à s’essayer à d’autres formes :

Avez-vous déjà pensé à dramatiser le thème et [...] à le rendre en vers blancs narratifs ? [...] J’ai vraiment hâte de vous voir prendre vos distances un moment avec le sonnet, car je souhaite que votre esprit trouve un terrain à sa mesure83.

44Benedict n’était cependant pas suffisamment parvenue à la maîtrise de sa propre voix poétique pour s’écarter de telles formes, et pour s’autoriser à pousser ses expériences au-delà d’une gamme limitée de techniques qui lui étaient spontanément familières. Dans cette poésie où domine la confession, on distingue difficilement la persona poétique et la poétesse elle-même. Selon la formule de Modell, la poésie d’Anne Singleton affiche, dans ce qu’elle a de meilleur, « une beauté classique et des rythmes rigoureux », mais, dans ce qu’elle a de pire, « la confession affleure presque et le souci de maîtrise confine à l’hystérie84 ».

45C’est surtout du point de vue des choix stylistiques et techniques qu’il convient de rapprocher la poésie de Sapir de celle de Benedict. Sapir ne s’en est pas tenu à des écrits théoriques sur les rapports entre technique et création85, il s’est engagé dans toutes sortes d’expériences à partir d’une vaste gamme de formes poétiques. Sa production compte des sonnets et d’autres formes brèves en rimes, des vers blancs, des vers libres, et des textes dramatiques ou narratifs ; il compose de courts poèmes de deux vers comme de longues pièces de plusieurs pages. Surtout, Sapir s’essaye à différentes voix dans sa production poétique, ce qui, nécessairement, le tient à distance de sa matière : personnalités et états d’esprit ne sont pas donnés chez lui comme le produit direct de sa propre âme, mais comme des objets. Si la confession domine dans la poésie de Benedict, c’est l’observation qui l’emporte dans celle de Sapir — même s’il est souvent lui-même l’objet de cette observation.

46Ce goût de Sapir pour l’observation psychologique est relevé par Kroeber, qui se rappelle de « l’intérêt intense qu’avait Sapir pour les gens et pour ce qui les faisait carburer ». Selon Kroeber, Sapir « pouvait très bien choisir un de ses amis proches et l’observer, le disséquer, essayer de le faire parler [...] par pur intérêt pour les individus et pour leurs personnalités86 ». Cette attitude éclaire l’attrait particulier de Sapir pour la poésie d’Edwin Arlington Robinson. Sapir écrit à Monroe qu’« en lisant Edwin Arlington Robinson, il [lui] reste une impression de maîtrise indépassable, de force à la fois subtile et sans apprêt. Il a vraiment la fibre — pour ce qui est de la psychologie87 ». Ailleurs, Sapir en analyse les ressorts en détails :

Un des traits les plus frappants de ses poèmes est l’usage qu’il fait des « squelettes d’intrigue ». C’est comme s’il avait à l’esprit une intrigue bien définie, qu’il y insufflait la matière psychologique, puis qu’il effaçait l’intrigue et gardait la psychologie, donnant au lecteur l’opportunité d’échafauder plusieurs explications possibles88.

47Comme Benedict, c’est aussi pour parler d’amour et de passion que Sapir se tourne vers la poésie. L’essentiel de sa production poétique est écrite entre 1917 et 1925, années au cours desquelles il est préoccupé par la détérioration tragique de la santé physique et mentale de son épouse, qui meurt en 1924. Les poèmes de Sapir explorent les sentiments et les expériences partagées « Entre un homme et sa femme », suivant le titre d’un de ses poèmes restés inédits, dans lequel il éclaire et analyse des sentiments qui vont « de l’amour à la haine, qui n’en est pas si loin89 ». Dans ces poèmes, Sapir considère sous tous les angles le scénario d’une relation amoureuse, se rappelle le premier amour, imagine la mort ou l’échec de l’amour, crée des personnages au cœur brisé qui se bercent de leurs propres souvenirs, et raconte parfois des affrontements psychologiques, à la manière de Robinson. Même si certains de ses poèmes semblent exprimer directement ses propres sentiments, c’est le plus souvent pour prendre du recul qu’il recourt à la poésie, même vis‑à‑vis de ceux dont il est le plus proche :

Elle est sortie                                                                               

Elle est sortie se promener dans la neige du crépuscule,
Notre petite fille à ses côtés,
Et elle aura, je le sais, un doux babillage à écouter
dans la pénombre jusqu’à la tombée du jour.

Mais elles m’ont laissé assis au coin du feu
songer à quel point toutes deux me sont chères,
et à cet amour autre que le premier désir
qui brasille doucement au fil de l’an90.

48Ailleurs, il note que « les fruits du mariage sont la désillusion et les enfants91 » — une remarque qui, confrontée à des poèmes comme « Elle est sortie », donne une idée de la complexité du monde intime de Sapir.

49Sapir ne s’en tient pas à des poèmes sur sa vie personnelle, il aborde des sujets très variés, allant de la satire sociale à la réflexion philosophique. De façon consciente et réflexive, il cherche à dépeindre sa personnalité poétique sous différents jours. Lorsque Monroe retient plusieurs de ses poèmes pour les publier, il regrette, sur le ton de la plaisanterie, que ses choix « donnent de [lui] l’image fausse d’un type affreusement triste, qui tient une sacrée couche de mélancolie ! », et sollicite « l’opportunité, à l’avenir, de nuancer cette impression lugubre par une série de morceaux plus légers, mi‑cyniques mi‑frivoles (j’en ai toute une collection pour vous)92 ». Un an plus tard, il envoie une nouvelle liasse, en caractérisant chaque poème, à l’attention de Monroe, de termes tels que « nostalgique », « facile et charmant », « érotisme à l’ancienne » et « impertinent93 ». Dans une autre lettre, il décrit ses poèmes comme allant du registre « mordant ou désespéré » aux « miniatures symboliques », en passant par « le fonds sentimental ordinaire » — tout en ajoutant, au sujet de ces derniers : « j’espère ne pas avoir donné dans le mélo94 ».

50Pourtant, avec un tel penchant pour les registres « facile et charmant », nostalgique ou sentimental, Sapir évite avec peine le mélo. Monroe critique ses poèmes pour leur manque de « dureté », et Kroeber fait de même :

Je ne vois aucune trace de quoi que ce soit d’anormal, de torturé ou de tordu dans tes poèmes. Ils ont plutôt l’air de sortir tout nets et bien finis. Tout ce que je ne perçois pas, c’est le ressort derrière tout ça qui rend le résultat dense, dur, et saisissant. [...] Tu as à l’évidence une grande acuité sensible en matière d’images. Tu peux les filer sur deux ou trois pages. Mais l’intensité émotionnelle qui les rend saillantes et les embrase n’est pas au rendez-vous95.

51Sapir fut reconnaissant à Kroeber de sa lecture, mais il prit sa propre défense auprès de Monroe, allant jusqu’à prôner la douceur, dans une lettre où il critique les partis-pris éditoriaux de sa destinataire : « Pourquoi ne pas rechercher aussi la dureté dans les matières dont la texture (ou mieux, la surface) est douce ? Que d’esbroufe ces derniers temps !96 ».

52Le style de Sapir, en tant que poète, a tendance à être tantôt doux et sentimental, tantôt lointain et distancié. Dans un cas comme dans l’autre, il lui manque cette intensité et cette « dureté » qui était alors attendue des poètes, et qu’il assimile toutefois à de l’« esbroufe ». Comme nous allons le voir, cette « esbroufe » est selon Sapir symptomatique des personnalités inauthentiques, qu’incarne par excellence la sexualité dévoyée des femmes aspirant à la dureté.

Le problème du sexe en Amérique

53Sapir comme Benedict recourent tous deux à la poésie pour exprimer les tourments d’un mariage qui s’effiloche. Benedict, qui dira qu’elle était sexuellement rejetée par son mari97, écrit des poèmes qui sont des cris de passion frustrée :

Voilà une bonne raison de pleurer : nous sommes aveuglés
par la passion, nous qui avons eu la vision dégagée
comme des planètes après la pluie ; et nous ne connaissons
plus aucune douleur, nous qui n’avançons
que pour voir l’amour crucifié98.

54Ou bien, revenant à l’imagerie de la flamme tranchante dans une entrée non datée de son journal : « Il n’y a qu’un seul problème dans la vie : que le feu dans notre chair doive brûler comme un couteau qui tranche jusqu’à l’os, et la joie nous laisser dépouillés comme une lame nue99 ». Sapir s’attache également à l’amour qui meurt et à la passion frustrée, mais il explore aussi les facettes moins sombres des histoires d’amour. Ses poèmes, à la différence de ceux de Benedict, tendent à objectiver sa situation, lui permettant de s’en détacher et d’en analyser les diverses composantes émotionnelles et psychologiques.

55Comme Mead et Modell l’ont noté, Benedict et Sapir se sont tournés l’un vers l’autre pendant des années difficiles de leur vie, en recourant à la poésie (qu’ils souhaitaient tous deux publier) pour communiquer ce qui pouvait difficilement être abordé sous des formes moins stylisées. Lorsque Benedict « amorça » leur amitié en envoyant à Sapir une copie de sa thèse de doctorat (en 1923), elle devait déjà avoir connaissance de son intérêt pour la poésie, puisqu’il nota, comme en réponse à une question de sa part : « Non, je n’ai pas écrit de poème ces derniers temps ». Commentant en détails sa thèse de doctorat, encore sagement sous influence boasienne, Sapir exprime le souhait que « le problème de la psychologie individuelle et de la psychologie de groupe soit non pas ignoré, mais traité de front, et par quelqu’un qui perçoit pleinement la culture comme une entité historique » — lui confiant aussi qu’il se sent « affreusement seul » sur la « route longue et technique [...] à parcourir dans le domaine linguistique100 ». Bien que les entrées du journal de Benedict sur les quelques années qui suivent laissent penser qu’elle s’était éprise de Sapir, celui‑ci ménage une distance affective, préférant accompagner son évolution professionnelle, en anthropologie comme en poésie. Il dédicace le poème « Zuni » à « R.F.B. », l’encourageant à « maintenir vif le flot de [son] esprit / en le laissant couler selon toutes ses ramifications101 ». Le jour où il écrit « Zuni », il compose aussi « Acheron », dans lequel il déplore la mort de son épouse à travers l’image d’une eau qui ne coulera plus :

Viens, je t’ai conduite ici sur ces rives sombres,
Sur ces rives où clapotent des eaux presque immobiles. [...]
Et sans bruit tu vas t’enfoncer dans ce puits de néant,
au beau milieu de cercles qui vont s’élargissant102.

56Deux poèmes adressés le même jour, à deux femmes, l’une vivante, l’autre morte : Sapir a dû voir en Benedict l’incarnation d’aspirations féminines encore intactes, celles d’une femme à l’avenir prometteur. Et, comme l’a suggéré Perry103, la mort de son épouse a dû être pour lui la source d’une immense culpabilité. Avant d’avoir terminé ses études, Florence Delson avait quitté Radcliffe College pour le suivre, se retrouvant alors isolée à Ottawa, où elle mit au monde trois enfants en à peine plus de trois ans. Sapir était assurément un père et un mari aimant, mais il était aussi voué à son travail de chercheur. Perry note qu’il « semble avoir été tellement absorbé par sa recherche qu’il lui arrivait parfois d’en vouloir à ses enfants de le perturber dans ses travaux104 ». C’est peut‑être excessif, mais, d’un autre côté, cela n’entre pas en contradiction avec l’attitude distante et observatrice envers la vie familiale qui transparaît dans certains de ses poèmes. Selon Perry, lorsque Sapir rencontra pour la première fois Harry Stack Sullivan105, à l’automne 1926, ils discutèrent pendant une dizaine d’heures, durant lesquelles Sapir parla de la responsabilité qu’il s’attribuait dans la mort de sa femme. Elle avait, après tout, abandonné ses études pour tenir le rôle d’épouse, dans un cadre où « l’isolement et la solitude avaient ébranlé son corps et son esprit106 ». Avec le soutien de Sapir, Ruth Benedict chercha à éviter de se retrouver ainsi prise au piège lorsqu’elle délaissa le mariage pour l’anthropologie et la poésie.

57Mais Sapir et Benedict s’éloignèrent l’un de l’autre et, à la fin de la décennie, ils en étaient aux disputes, comme le montrent plusieurs lettres reproduites par Mead107. Leur profond désaccord porte sur les questions soulevées par Sapir dans « Observations sur le problème du sexe en Amérique ». Dans cet essai de 1928, Sapir s’en prend à la liberté sexuelle naissante qui, à ses yeux, dissocie artificiellement sexe et sentiments. Il dénonce aussi la recherche thérapeutique d’expériences sexuelles censées enrichir l’individu. Et, sur ces deux points, la « femme moderne » est à ses yeux particulièrement coupable108.

58Sapir ouvre son essai en admettant qu’« il y a bien peu, dans le présent texte, qui ne soit la rationalisation de partis pris personnels109 ». Dans toutes les sociétés, soutient-il, la satisfaction des besoins élémentaires, alimentaires ou sexuels par exemple, suppose « la tentative de la part des êtres humains de concilier leurs besoins avec des formes culturelles qui à la fois soutiennent et entravent ces besoins110 ». Sapir pense que ses contemporains, dans leur révolte contre les inhibitions puritaines, considèrent le sexe comme « un “bien” en soi » à rechercher sans prendre en compte les modes de régulation conventionnels, et que cela a conduit à un « divorce artificiel [...] entre désir sexuel et amour111 », et à une exaltation romantique du sexe, dès lors considéré comme « primitif » et « naturel » :

Ce qui s’est passé, c’est que la qualification infamante de « péché » s’est trouvée détachée du sexe, mais celui‑ci n’en est pas pour autant devenu un concept moralement neutre. Par un processus habituel d’hypercorrection, le sexe a été investi d’une valeur factice et considéré en tant que tel comme romantique et exaltant. C’est l’amour qui s’est retrouvé à porter la marque du péché, et une fois son rayonnement imaginaire relégué dans l’étroit domaine qu’occupait jusqu’alors le péché, le désir sexuel s’en est trouvé transfiguré, pour devenir un nouveau graal phosphorescent112.

59D’un point de vue psychologique, une telle attitude est contre-nature, car « l’émotion amoureuse [...] est l’un des sentiments humains les plus anciens et les plus vivaces113 ». Partout, les cultures humaines ont associé le sexe à l’amour de telle sorte que leur alliance « arrache le moi à lui‑même » et devient le prototype de « tous les processus d’identification non égotistes114 ». Les anthropologues ont aux yeux de Sapir contribué à brouiller cette vérité, avec leurs « livres exaltés sur le goût des plaisirs sexuels chez les Samoans et les Trobriandais115 » ; le lectorat est bien trop enclin à prendre à tort l’absence des tabous occidentaux pour une forme de « liberté primitive » et, en même temps, à négliger la présence coercitive de codes sexuels qui lui sont culturellement étrangers.

60Assimilant la recherche du sexe pour le sexe à une forme de « narcissisme116 », Sapir esquisse une critique de la quête thérapeutique de l’épanouissement personnel :

l’emploi spécieux de termes tels que « liberté », « accumulation enrichissante d’expériences », « réalisation de soi » [...] est la source d’un malheur encore plus profond que le fait de se plier normalement aux conventions sociales117.

61En d’autres termes, faire de la sexualité (et de la personnalité) une fin en soi, en les détachant des valeurs culturelles qui transcendent le moi, est un programme voué à l’échec — parce que « le sexe en tant que moyen de réalisation de soi détruit inconsciemment son propre but », qui, dans l’ordre « naturel » où c’est l’amour qui est valorisé, est d’« arracher le moi à lui-même118 ».

62Sapir poursuit en soulignant les conséquences nuisibles de telles attitudes, faisant des femmes l’objet central de sa critique. Celles qui à bon droit recherchent l’émancipation financière119 font fausse route en la corrélant à la liberté sexuelle, avec des conséquences fâcheuses : « Tous les psychiatres ont dû rencontrer les femmes foncièrement frigides d’aujourd’hui, qui ont fait de la liberté sexuelle une simple arme destinée à satisfaire leur ego120 ». En même temps, la dévaluation de la « passion entre les deux sexes prend, par compensation, la forme de l’homosexualité », que Sapir juge « contre‑nature121 ». Il rejette les « théories brillantes mais oiseuses des intellectuels sur le sexe », qui justifient la promiscuité sexuelle et l’homosexualité, et qui rationalisent leurs attaques contre des phénomènes tels que la jalousie et la prostitution en les rattachant aux fondements économiques des relations amoureuses et du mariage122. Pour Sapir, c’est « faire insulte au véritable amoureux d’interpréter sa fidélité et ses attentes en la matière comme un comportement possessif, et de réduire les affreux tourments de la jalousie à une vulgaire rancœur suscitée par la violation de droits de propriété123 ». De même, les prostituées « méprisent leur propre corps », non pas simplement en raison des sanctions sociales, mais parce que leur conduite viole « une échelle naturelle de valeurs », et « nombre de tenants de la liberté sexuelle124 » sont aussi passibles d’éprouver une telle honte :

La femme « libre » [...], qu’elle soit poétesse ou vendeuse, a bien du mal à échapper au sentiment désagréable qu’elle est en vérité une prostituée qui ne se l’avoue pas, et donc malhonnête. [...] Cette tension se devine au coup d’œil froid, un peu vague, aux rires creux, et l’on peut observer la détérioration progressive de la personnalité qui semble se produire chez nombre de jeunes personnes qui ont adopté un peu vite des principes alambiqués125.

63Tel est donc le sort des femmes qui aspirent à la « dureté ».

64Benedict lut cet essai comme une attaque dirigée contre elle, ce que Sapir démentit pourtant avec vigueur : « je ne vous avais absolument pas à l’esprit lorsque j’ai rédigé cet essai sur le sexe, que j’ai écrit [...] un peu à contrecœur à la demande de Harry Stack Sullivan126 ». Il est probable que les « partis pris personnels » que Sapir « rationalisait » dans son article avaient en fait pour cible une autre « aspirante », Margaret Mead, qui avait eu avec lui une brève liaison mais avait refusé d’être la « maman » de ses trois enfants orphelins de mère, rusant plutôt pour « faire en sorte qu’il la rejette » avant qu’elle ne parte pour son terrain aux Samoa127. Et si l’essai de Sapir reprend à son compte la distinction entre amour et désir sexuel que Sullivan avait si fermement posée128, ses idées en la matière avaient pris forme bien avant qu’il ne rencontre Sullivan, Benedict ou Mead, comme le montre le poème suivant :

Le chacal                                                                                 

Quand le cœur est brisé et les rêves envolés,
Telle une lueur étouffée dans la nuit,
Les pas du chacal martèlent le sable,
Les yeux du chacal s’illuminent. [...]

Quand le cœur est mort et les rêves perdus,
Le chacal dévore la chair ;
Les élans du cœur et les élans des rêves
Dans ses instincts retrouvent vie129.

65« Le Chacal » fut publié en 1923 dans Queen’s Quaterly, mais Sapir l’avait auparavant envoyé à Monroe. « Bien sûr, vous savez qui sont les chacals130 », lui écrivit‑il, sous‑entendu qui laisse penser que le poème parle des prostituées. Si tel est le cas, il rappelle la réaction de Sapir au poème de Robinson, « Sirènes sur le retour » (1916), qu’un spécialiste de Robinson, contemporain de Sapir, décrit comme une « expression de compassion à l’égard des vieilles prostituées131 ». Sapir, en revanche, lit le poème comme « un croquis des plus caustiques de la vanité des vieilles filles132 » — comme si, partageant d’ordinaire les vues de Robinson, il était en l’occurrence incapable de s’associer à sa sympathie pour les prostituées, ou pour les vieilles filles.

66Benedict était mieux placée pour éprouver de la compassion à l’égard des vieilles filles, qu’elle avait eu l’occasion de fréquenter lorsqu’elle travaillait comme enseignante (1911‑1914). « Elles font de leur mieux, écrit-elle dans son journal, pour se trouver une raison de vivre133 ». Elle s’interroge aussi au sujet de la prostitution, qui, à ses yeux, trouve ses racines dans la subordination financière et sexuelle des femmes dans une société matérialiste134. Les remarques de Sapir sur la honte « naturelle » aux prostituées, et son propos suivant lequel la femme « libre » est « en vérité une prostituée [...] qui ne se l’avoue pas », ont dû lui sembler à la fois indélicats et incongrus. Elle dont les propres préférences sexuelles s’étaient orientées vers les femmes — parmi lesquelles Margaret Mead, elle-même bisexuelle135 — dut également être décontenancée par l’attitude de Sapir envers l’homosexualité. Dans Patterns of culture, elle met explicitement en rapport la place de la jalousie dans la culture américaine et l’instinct de possession capitaliste :

Si l’on ne sait pas que le but premier de l’homme est, dans notre civilisation, d’amasser des biens personnels [...], le statut actuel de l’épouse et les formes actuelles de la jalousie restent également inintelligibles136.

67Dans un autre passage, elle prend l’homosexualité comme exemple de comportement stigmatisé dans notre société mais non pas nécessairement dans toutes137. Il est difficile de ne pas lire les arguments de Benedict comme des réponses directes à Sapir. Comme nous allons le voir, leurs approches profondément divergentes du « problème du sexe » cristallisent les différences entre leurs théories respectives des rapports entre culture et personnalité.

Inauthenticité et intolérance

68L’apport majeur de Sapir à cet égard est une critique épistémologique de la réification inhérente au terme même de « culture ». Pour faire simple, l’argument de Sapir est que la culture n’est pas une « chose » monolithique et également « partagée » par tous ceux qui en relèvent. Bien plutôt, la culture de chacun est unique, d’abord parce que l’histoire individuelle expose à une configuration unique d’influences, et ensuite parce que chacun doit interpréter et réagir à ces influences culturelles d’une manière qui s’accorde avec les dispositions uniques de sa personnalité. Certes, de nombreuses personnes réagissent aux forces culturelles de manière si semblable qu’elles en sont presque identiques — l’essentiel d’une culture semble bel et bien partagé — mais il reste toujours la possibilité d’une réponse idiosyncratique, qu’il s’agisse alors de réinterpréter ces forces culturelles ou de les rejeter. De plus, certains individus réfractaires à l’ordre culturel peuvent en persuader d’autres et les convaincre de la validité de leur propre réponse ; d’où l’importance de « Deux‑Corbeaux n’est pas de cet avis » : sa vision personnelle peut devenir un trait culturel138. En d’autres termes, la culture n’est pas figée et statique, mais ouverte ; elle n’est pas semblable à une chose, mais n’existe que si elle est en permanence réinterprétée par des personnalités créatives. Tel est l’arrière-plan des remarques de Sapir sur la « psychologie fiction » de Benedict, qui, aux yeux de Sapir, réifiait la culture en l’assimilant à une personne. Ou, selon la formule plus générale qu’il retient, « ce n’est pas le concept de culture qui induit imperceptiblement en erreur, mais le statut métaphysique qui lui est généralement attribué139 ».

69Pour Sapir, donc, la culture — qui ne se situe pas « au-dessus » des êtres, mais « entre » eux — ne s’exerce en aucun cas sur les individus d’une façon contraignante ou déterministe. La relation entre les individus et leur culture est plutôt d’ordre dialectique : la culture fournit aux individus les cadres de la tradition — cadres linguistiques, esthétiques, sociaux — à partir desquels ils vont construire leur vie, et les individus, en tant que personnalités créatives, peuvent infléchir ces cadres suivant leurs propres desseins, remodelant, par ce processus, les formes culturelles. Comme l’a montré Silverstein140, les premiers travaux linguistiques de Sapir reposent sur cette compréhension dialectique des phénomènes culturels — sa critique épistémologique des sciences sociales précédant donc sa période d’intense activité poétique et musicale. Mais, comme je l’ai montré141, ses expériences esthétiques permirent à Sapir de mettre au clair les implications de ses positions, en lui donnant à éprouver et à analyser la relation entre cadres formels et créativité personnelle.

70La familiarité de Sapir avec les enjeux esthétiques et poétiques peut en outre nous aider à comprendre certaines des contradictions apparentes de ses écrits sur les rapports entre culture et personnalité. D’une part, on y retrouve ses éloges de la personnalité, son insistance sur l’unicité individuelle aux dépens de la culture : « chaque individu est [...] un représentant d’au moins une sous‑culture142 ». D’autre part, Sapir comprenait très bien la force de la tradition et parlait parfois, comme la plupart de ses collègues, de l’emprise qu’elle exerçait sur les individus. Pour l’entrée « Coutume » d’une encyclopédie, il écrit par exemple :

On parle généralement de la coutume comme d’une force contraignante. Le conflit entre la volonté individuelle et la pression sociale est bien connu, mais même l’individu le plus déterminé et le plus sûr de lui doit se plier à la coutume dans la plupart des situations, pour disposer d’un point d’appui [...] qui lui permette d’imposer sa volonté personnelle à la société. [...] La liberté qu’on gagne en rejetant la coutume est plus subjective qu’effective, et de l’ordre de l’échappatoire plutôt que de la conquête143.

71Dans une autre entrée, « Mode », Sapir fait le portrait d’individus déchirés entre le conformisme et le désir d’être créatif :

les êtres humains ne désirent pas se tenir pudiquement à leur place, ils veulent s’exprimer — c’est-à-dire être impudiques — autant que ce que leur permettent leurs peurs ; la mode les aide à résoudre ce paradoxe144.

72Il y a donc deux pôles dans la théorie de Sapir : la créativité individuelle et la contrainte culturelle. D’un côté, sa théorie privilégie la possibilité de créativité individuelle et rejette l’idée de culture réifiée. De l’autre, il reconnait l’importance de la tradition culturelle — la culture « authentique », suffisamment riche pour stimuler et ne pas entraver les personnalités créatives. Et il soutient que dans la plupart des situations, la majorité des gens préfèrent se soumettre à la tradition plutôt que d’agir de façon novatrice. Ce raisonnement repose sur un élitisme qui ne dit pas son nom : les « artistes authentiques145 » sont encouragés à créer, mais cette attente ne concerne pas les gens ordinaires, qui se laissent trop facilement aller à tout ce qui est inauthentique, soit parce qu’ils renoncent à tout semblant d’effort créatif, soit parce qu’ils adoptent les dehors de la « haute » culture, mais sans l’« auto-discipline » qu’exige la vraie créativité. Cette approche mimétique, ou inauthentique, de la culture

dégénère trop souvent en une douce servitude, et conduit à renoncer, par facilité, aux ressources de sa propre personnalité, mécanisme d’autant plus insidieux qu’il a l’approbation de l’opinion commune146.

73Dans les rapports entre culture et personnalité tels que les conçoit Sapir, c’est l’inauthenticité qui apparaît comme le plus grand des dangers. Et celle-ci lui semble gagner du terrain avec la culture thérapeutique de l’épanouissement personnel qui, en faisant de la recherche de la personnalité une fin en soi, est selon lui nécessairement contre‑productive. Comme nous l’avons vu, la libération sexuelle en vient pour lui à incarner le culte de la personnalité inauthentique. Une liberté que l’on idolâtre en la trouvant « primitive » n’est rien d’autre à ses yeux qu’une forme de « paresse spirituelle147 ». Rien d’étonnant à ce qu’il ait transformé le titre original de l’essai « Observations sur le problème du sexe en Amérique » en « La Discipline du sexe ». Pour lui, l’amour libre est dénué d’authenticité et de discipline, et donc chimérique : « L’“enrichissement de la personnalité” au moyen d’“expériences” multiples s’avère n’être guère plus qu’une vaine accumulation de pauvretés148 ». Et les « aspirantes » sont les plus susceptibles de tomber dans de tels pièges.

74La façon dont Benedict conçoit les relations entre individu et culture diffère de celle de Sapir à plus d’un titre. D’abord, elle n’accepta jamais (en fait, elle ne comprit jamais, comme la plupart des anthropologues) sa critique de la réification. Tout comme Kroeber149, elle l’écarta comme une expression idiosyncratique d’hostilité personnelle ; c’est ce que suggèrent les remarques suivantes, extraites d’une lettre adressée à Mead, qui décrit un article présenté par Sapir lors d’un colloque :

Edward s’est trouvé une nouvelle manière de s’affranchir de la nécessité de reconnaître le rôle de la culture. Il a analysé ses propres réactions vis‑à‑vis du football, et il en a tiré la conclusion que, pour tout ce qui relève de la culture [...], il y a autant de points de vue que d’individus, et que cette conception dissout la Fonction, c’est‑à‑dire bat en brèche les thèses de Radcliffe‑Brown. Soit ! Tout ce que j’en tire, c’est qu’Edward a trouvé une nouvelle manière gratifiante de formuler son différend avec l’univers [...]150.

75Il est tentant d’avancer que Benedict, tout comme Kroeber, tendait à réifier la « culture » parce que tous deux avaient plus d’intérêt que Sapir à circonscrire la profession qui garantissait leur identité publique. Quoi qu’il en soit, la théorie de Benedict ne met pas l’accent sur la créativité, mais sur les effets de correspondance entre culture et personnalité : sur la possibilité de considérer les cultures comme des personnalités transposées à grande échelle et, par suite, sur la propension des cultures à exalter ou à réprimer certains traits de caractère élémentaires. Tout en reconnaissant l’existence des interactions dialectiques entre individus et culture mises en relief par Sapir151, elle les survole pour se concentrer sur les relations non pas entre une culture et des individus uniques, mais entre des modèles culturels et des types de personnalité :

Nous avons vu que chaque société retient un certain segment dans l’arc des possibles du comportement humain, et [...] [que] ses institutions tendent à promouvoir l’expression du segment retenu et à réprimer les expressions alternatives. Mais ces expressions alternatives sont pourtant bien les réactions spontanées d’une certaine partie des représentants de cette culture152.

76Benedict soutient que la plupart des individus sont malléables ou « plastiques » : « Dans tout groupe, l’immense majorité des individus sont façonnés sur le modèle de cette culture153 ». Ici se fait jour son approche réifiante de la culture et du conformisme, et celle-ci s’étend même au cas des individus dont les « réactions spontanées » sont si éloignées de ce qui est valorisé culturellement qu’ils ne sont pas en mesure d’être « façonnés » suivant la norme culturelle. Même s’ils y sont réfractaires, leur vie sera néanmoins largement déterminée par la culture : ils deviennent alors des anormaux et des déviants, « exposés à tous les conflits auxquels les inadaptés sont toujours exposés154 ».

77Cela nous amène à la seconde différence entre Sapir et Benedict. Dans les rapports entre culture et personnalité tels que les conçoit Benedict, c’est non plus l’inauthenticité, mais l’intolérance qui apparaît comme le plus grave des maux culturels. La tragédie de l’individu déviant ne procède pas d’une inadaptation qui lui serait inhérente, mais des contingences de sa naissance dans une culture qui, de fait, ne valorise pas le comportement spontanément propre à ce type de personnalité. Benedict croyait que l’anthropologie pouvait aider à développer la « conscience culturelle » des individus, c’est-à-dire leur apprendre à ne pas croire que les traits de la culture « locale » sont naturels et inévitables. Dès lors qu’on ne les justifie plus par leur supposée nécessité, les institutions peuvent être examinées rationnellement, « du point de vue des conduites les moins désirables qu’elles favorisent, et des souffrances et des frustrations humaines qu’elles occasionnent ». Les aspects d’une culture qu’on estimerait trop dommageables pourraient ainsi être amendés et, dans le même temps, le traitement de la déviance rendu plus humain :

[...] inculquer, dans toute société, la tolérance et la compréhension à l’égard de ses types humains les moins répandus est d’une importance fondamentale pour contribuer à une bonne hygiène mentale.
Le pendant de cette tolérance, du côté du patient, est l’apprentissage de l’autonomie et de l’honnêteté envers soi-même155.

78Benedict espérait que la tolérance du plus grand nombre à l’égard des individus déviants pourrait permettre à ceux‑ci de « devenir plus indépendants et moins torturés156 ».

Érudition et sciences appliquées

79Cet idéal de critique culturelle réflexive et rationnelle conduit Benedict à aspirer à « ce qui pourra un jour devenir une véritable ingénierie sociale157 », et c’est là que réside l’ultime différence entre Sapir et elle. Comme nous l’avons vu, Sapir n’attend de la créativité que de la part du véritable artiste, et il raisonne de même en matière de réflexivité culturelle. En règle générale, estime Sapir, « nous agissons avec d’autant plus d’assurance que nous sommes inconscients des modèles culturels qui nous régissent158 ». De plus, comme le suggère un passage cité ci‑dessus, même le créateur, « l’individu déterminé et sûr de lui » qui parvient à « s’emparer » d’un modèle culturel particulier reste dépendant des modèles culturels dans tous les autres domaines de la vie qu’il n’a pas choisis comme objets de sa réinterprétation créative159. L’argument est essentiel dans l’herméneutique de Sapir : on ne peut jamais contrôler la pensée avec une parfaite maîtrise rationnelle, car elle est par sa nature même fondée sur des catégories culturelles inconscientes ; celles‑ci, une fois parvenues à la conscience, sont plus souvent rationalisées que rationnellement analysées, précisément parce que toute analyse rationnelle qui peut en être faite repose elle-même sur des catégories inconscientes. Comme le note Sapir dans une critique de la « psychologie orthodoxe » :

Il est à craindre que l’introspection, en tant que méthode, manque inéluctablement son objet, car l’état de conscience que nous cherchons à décrire ne peut pas coïncider parfaitement avec celui du moment de l’observation160.

80Et tout cela amène au rigoureux paragraphe final de l’article « L’influence des modèles inconscients sur le comportement social », selon lequel

il faut considérer comme un principe de grande portée qu’il est inutile et même nuisible à l’individu de procéder constamment, dans le cours ordinaire de la vie, à l’analyse consciente de ses modèles culturels.

81Il se peut qu’il y ait des occasions, dit Sapir, où l’« observateur » du fait culturel puisse faire usage de ses analyses comme de « remèdes aux maux de la société », mais pour l’essentiel, « nous devons apprendre à nous réjouir de la plus grande liberté que nous procure l’allégeance à des milliers de modèles subtils [...] qu’il nous faut renoncer à appréhender explicitement161 ».

82À cette conclusion de Sapir, il faut opposer l’optimisme scientifique et pragmatique que Benedict admire chez Boas comme chez Mead. Les terrains menés sans relâche par Mead inspirent à Benedict la vision d’un progrès scientifique fondé sur l’accumulation incessante de preuves nouvelles : « quand je pense à toutes les données que tu vas être en mesure de maîtriser d’ici ton prochain retour, je me dis qu’il ne faut mettre de bornes à aucun de nos problèmes162 ». Pour sa part, Mead conçoit clairement ses publications comme des esquisses de solutions possibles aux problèmes de la société américaine. Elle donne très tôt une forme accomplie à de telles ambitions pragmatiques dans Sexe et Tempérament dans trois sociétés primitives, dans lequel elle s’attelle à un problème central dans la vie de Benedict comme dans la sienne, celui des rôles et des déviances sexuels. L’argument de Mead est que les sociétés qui définissent arbitrairement les rôles sexués comme des types psychologiques étroitement délimités condamnent au statut de déviant ceux dont la tendance naturelle ne correspond pas au genre biologique. Pour remédier à ce problème, elle propose un « plan de base pour construire une société qui remplacerait des différences arbitraires par des différences réelles », une société qui « permettrait à chaque sexe de déployer toute la gamme de ses dispositions163 ».

83Tout en étant plus prudente que Mead, Benedict est elle aussi tentée par le rôle de l’expert apportant des réponses aux problèmes actuels. Dans Patterns of culture comme dans Le Chrysanthème et le Sabre, elle a à cœur d’éclairer un large public confronté, pendant la Dépression puis la Seconde Guerre mondiale, au défi de construire un ordre social plus rationnel et plus humain :

Par les temps qui courent, la pensée sociale n’a pas de tâche plus importante que de prendre acte avec justesse de la relativité culturelle. [...] Ses implications sont cruciales, et une façon moderne de penser les contacts entre peuples et l’évolution de nos principes requiert instamment des directions sensées et scientifiques164.

84Malgré son désir initial d’échapper aux comités de femmes et à l’action sociale qu’ils menaient, elle ne renonça donc jamais à servir la communauté et à prendre cette tâche au sérieux. À ceci près, toutefois, que ce n’était plus en tant que femme, mais en tant que scientifique, qu’elle s’en faisait un devoir165.


***

85En quête d’une réalité signifiante, les poètes et les intellectuels de la génération de Sapir et de Benedict s’efforcèrent de se doter d’une culture authentique et d’une personnalité « dure ». Sapir et Benedict les recherchèrent tous deux dans la poésie, mais ni l’un ni l’autre n’y parvint par cette voie. Dans ses lettres adressées à Kroeber et à Lowie avant 1920, Sapir manifestait un enthousiasme mesuré à l’égard de sa propre production poétique, mais sa correspondance du milieu des années 1920 avec Benedict révèle que cet enthousiasme se porta alors, non sans ambivalence, sur ses poèmes à elle, et qu’il se mit à éprouver un sentiment d’échec à l’égard des siens : « Je commence à me dire que la meilleure chose que je puisse faire avec la poésie est de ne plus m’en mêler. Après tout, personne n’est tenu d’écrire des vers s’il n’en a pas l’étoffe166 ». Il reprochait, dans le même temps, à la poésie de ses contemporains d’être trop dure ou trop douce. Il rendait compte, par exemple, du refus de Monroe de publier certains des poèmes de Benedict en invoquant « sa douceur ou sa sentimentalité invétérées. Elle n’est que très rarement sensible à la poésie difficile ou un tant soit peu intellectuelle167 ». Mais le même Sapir critiquait aussi l’œuvre d’un autre poète, dont Benedict avait fait l’éloge, parce que cette œuvre lui semblait de l’ordre de « la pure spéculation mise en vers plutôt que de la poésie. Et je suis profondément dégoûté de l’intelligence et de ses vanités168 ».

86Prenant conscience des insuffisances de sa propre poésie, Sapir se replie sur l’érudition :

De la poésie, je n’en lis ni n’en écris plus. [...] Je pense vraiment que je dois tourner la page des premières gammes en me plongeant dans les rigueurs de l’érudition linguistique purement technique. [...] Je comprends à présent beaucoup mieux que par le passé les satisfactions que peuvent offrir les mathématiques abstraites169.

87Ces lignes font écho à celles qui achèvent « Le grammairien et son langage », dans lesquelles Sapir réclame qu’on reconnaisse à la linguistique l’« esprit classique » qu’il voit à l’œuvre dans « les mathématiques et la musique sous leur forme la plus pure », mais qui manque selon lui à la culture « inauthentique » de ses contemporains170. La linguistique resta donc pour Sapir l’art suprême auquel il pouvait toujours revenir.

88Benedict abandonna elle aussi la poésie ; mais sa recherche la conduisit dans une direction différente, vers une science qui « contribuerait [...] au salut de l’humanité », selon la formule de Sapir qui soulignait le contraste entre son propre repli sur l’érudition et l’engagement de Benedict en tant que femme de science171. Les travaux anthropologiques tardifs de Benedict se concentrèrent sur les rapports entre culture et personnalité, mais dépassèrent la spéculation purement théorique pour s’attacher à des problèmes d’ingénierie sociale. L’idée qu’elle avait d’elle‑même s’affirma non dans la simple pratique savante de l’anthropologie, mais dans le rôle d’expert technique, de savant inventif qui met ses talents individuels au service de la communauté. Il était possible d’assumer un tel rôle avec mesure (comme le fit Benedict) ou avec audace (à la manière de Mead), mais, dans un cas comme dans l’autre, ce rôle offrait la garantie d’un moi authentique et d’une culture authentique — ou du moins sa promesse —, une culture dans laquelle la dureté et la douceur n’importeraient plus.