Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais - Questions d'histoire littéraire
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Groupe MDRN (« Modern »)

Pour une nouvelle approche de la dynamique littéraire (Pense-bête)

Ce texte a été écrit collectivement, au nom du groupe MDRN, par une équipe composée de Jan Baetens, Sascha Bru, Dirk de Geest, David Martens, Bart Vandenbosche, Sarah Bonciarelli, Ben De Bruyn, Anne Reverseau, Matthias Somers, Carmen Van den Bergh, Pieter Verstraeten, Tom Vandevelde. Le groupe MDRN étudie, dans le cadre d’une Action de Recherche Concertée de la KULeuven consacrée aux « Identités multiples de la littérature », la complexité des dynamiques littéraires dans les littératures européennes occidentales durant la première moitié du xxe siècle (www.mdrn.be). Ces recherches ont donné lieu à la publication d’un premier ouvrage collectif, dont l’introduction constitue une version en anglais du présent article (voir : http://www.peeters-leuven.be/boekoverz.asp?nr=9282).

10. L’histoire littéraire ne se restreint pas à des études isolées sur des écrivains importants pas plus qu’elle ne vise à une compréhension englobante du passé. Elle inclut également les différentes dynamiques dont la littérature fait l’objet, et dont les notions classiques d’« innovation » ou de « mutation » ne sont que des cas particuliers. Ces multiples tensions sont déterminantes pour la constitution, la légitimation et la détermination des fonctions de la littérature. En conséquence, les enjeux traditionnels de l’histoire littéraire doivent être substantiellement élargis. Plus spécifiquement, le fait littéraire possède non seulement une dimension temporelle, mais aussi une identité fonctionnelle et des réalisations matérielles. Dans cette perspective, le texte suivant, à vocation programmatique, a pour finalité de formuler les principes directeurs d’une nouvelle approche des dynamiques littéraires. Il n’a pas d’autre ambition que de servir de pense-bête.

« L’histoire littéraire demeure un exercice difficile ».

21. Depuis une dizaine d’années, après une période d’éclipse dans les études littéraires, faire de l’histoire littéraire est redevenu une évidence, tant pour le grand public que pour les spécialistes de la discipline. La multiplication récente de programmes de recherche mettant l’histoire littéraire au premier plan en témoigne. Il n’en reste pas moins que l’histoire littéraire demeure un exercice difficile.

31.1. Bien que le modèle traditionnel de l’histoire littéraire ait maintenant plus ou moins complètement disparu, ses principes de base subsistent dans la façon dont nombre de lecteurs (et même certains universitaires) tendent à penser la littérature. Ce modèle est fondé sur les présupposés que l’on connaît : a) Écrire une histoire de la littérature consiste à écrire une histoire du canon littéraire, non de la littérature envisagée comme un domaine global et complexe (incluant aussi des textes, des genres et des auteurs jugés mineurs). b) Les textes sont toujours évalués sur leurs propres mérites stylistiques et compositionnels. En conséquence, auteurs, œuvres et textes demeurent les principales catégories de description de la littérature. c) L’histoire littéraire est conçue comme une séquence chronologique. Pourtant, l’historiographie littéraire traditionnelle atténue, voire annihile la pleine historicité de la littérature, en insistant sur sa nature transcendantale : Shakespeare, Proust ne sont pas seulement des hommes de leur temps, ils sont avant tout des hommes de tous les temps, des contemporains permanents.

41.2. Les alternatives postmodernes de l’historiographie littéraire ont favorisé au contraire l’émergence de « microhistoires » portant souvent, de manière détaillée, sur des aspects circonscrits dans lesquels les textes, les paramètres institutionnels et les phénomènes littéraires sont entrelacés1. Ici, la description d’études de cas qui synthétisent un moment de l’histoire est devenue le modèle de plusieurs « nouvelles » histoires de la littérature et de la culture, nationales2 (ou transnationales3). Cependant, bien que ce modèle soit constitué à partir de l’analyse de pratiques concrètes au lieu de se fonder sur une approche panoramique, il relève du même paradigme de pensée. La sélection d’événements importants et leur reconstruction dans la perspective de microhistoires complexes supposant un caractère symptomatique et exemplaire demeurent redevables des principes directeurs de l’historiographie littéraire traditionnelle.

51.3. Une tendance inverse est actuellement très discutée dans le monde anglo-saxon : il s’agit d’essayer de penser l’histoire littéraire dans la longue durée, en fonction de ses rapports avec la littérature mondiale, au-delà de toute frontière nationale ou linguistique4 (la littérature mondiale telle que la concevait Goethe, et qui a occasionné un regain d’intérêt ces dernières années5, ne doit bien évidemment pas être confondue avec la notion de littérature-monde récemment promue par des écrivains parmi lesquels Michel Le Bris et Jean Rouaud). À première vue, cette approche « macrohistorique » se distingue elle aussi de l’histoire littéraire traditionnelle. En pratique, toutefois, la pierre angulaire de cette perspective demeure l’horizon universaliste du fait littéraire.

« Les tentatives de pratiquer de nouvelles formes d’histoire littéraire sont donc un vrai défi »

62. Les tentatives de pratiquer de nouvelles formes d’histoire littéraire sont donc un vrai défi. Elles s’avèrent certes périlleuses, mais aussi excitantes car elles invitent à repenser les notions de littérature et d’histoire.

72.1. Nous l’acceptons aujourd’hui : les textes changent (nous ne lisons plus le même Don Quichotte qu’il y a quatre siècles, car, n’en déplaise à Pierre Ménard, la forme des livres change), nos discours et nos idées sur la littérature changent (comme le montre par exemple la frontière très floue entre littérature et paralittérature6), enfin nos rapports, nos contacts, nos expériences de la littérature changent également (les rites qui entourent le fait littérature ne sont plus les mêmes qu’il y a cinquante ans). La littérature n’existe pas, elle ne fait que devenir.

82.2. De façon plus générale, les idées que nous nous faisons de la littérature sont davantage liées au contexte, et partant, plus normées et normatives que nous ne l’acceptons souvent. La différence entre textes littéraires et non littéraires, le type de jugement, esthétique ou autre, que l’on peut faire au sujet d’un même texte, enfin la manière dont il convient de lire les productions littéraires et de s’en servir, tous ces aspects dépendent beaucoup de règles et de contraintes qui nous préexistent ou dépassent l’acte individuel de lecture ou d’écriture.

« Au lieu de se demander ce qu’est la littérature, on devrait s’interroger sur la manière dont la littérature fonctionne dans tel contexte particulier »

93. Ces observations ne restent pas sans effet sur les questions que l’on doit poser à la littérature. Au lieu de se demander ce qu’est la littérature (la bonne, la vraie littérature, s’entend), on devrait s’interroger sur la manière dont la littérature fonctionne dans tel contexte particulier, non dans le but de généraliser ce que révèle le cas singulier, mais afin de mieux cerner la complexité de ce qui paraît unique et incomparable. Ce contexte est un espace-temps, bien entendu, mais il a également à voir avec la présentation matérielle de l’objet textuel et des usages qui se sont cristallisés autour de lui.

103.1. Cette approche fonctionnaliste conduit d’abord à un élargissement des phénomènes littéraires. Dans un deuxième temps, elle débouche aussi sur une redéfinition de la littérature même et, partant, sur les questions de recherche à lui poser dans le cadre d’une approche historique : si l’essentiel de la littérature n’est pas son être mais son devenir, l’histoire littéraire doit se pencher tout d’abord sur la dynamique de la littérature.

113.2. Dans « Qu’est-ce qu’un auteur? », Michel Foucault a introduit la notion de « fonction-auteur7 », dont l’intérêt pour l’étude de la dynamique littéraire est capital. Pour Foucault, le nom de l’auteur ne renvoie pas seulement à un individu extérieur au texte, mais au statut spécial du discours auquel il se trouve attaché : un texte pourvu d’un auteur fonctionne autrement qu’un autre discours, et la fonction-auteur désigne justement les fonctions diverses (par exemple de positionnement dans le champ plus vaste de la production textuelle) que produit le rattachement d’un texte à un auteur.

123.3. Dans le sillage de ce déplacement, nous proposons d’introduire la notion de « fonction-littérature ». Cette notion ne renvoie pas au fait que la littérature se définit par ses fonctions intrinsèques ou éternelles (par exemple « plaire », « instruire » et « informer »), mais qu’elle est elle-même une fonction, c’est-à-dire un attribut donné à une certaine catégorie de textes dans le but de lui faire jouer un rôle ou une fonction désignée comme « littéraire ». Dans l’étude de la dynamique littéraire, il paraît logique de donner à la fonction-littérature, à son contenu spécifique, pluriel et changeant, une place de premier rang.

« La littérature moderne est une forme culturelle en évolution permanente qui se constitue à la fois d’objets, de discours et de certaines pratiques »

134. La littérature moderne, et surtout celle de la première moitié du xxe siècle, qui nous intéresse particulièrement, est une forme culturelle en évolution permanente qui se constitue à la fois d’objets, de discours et de certaines pratiques.

144.1. Les objets littéraires sont d’une diversité infinie : textes, images, enregistrements, règles génériques, performances et ainsi de suite. De plus, ces objets changent sans arrêt : les différentes éditions d’un même texte peuvent être considérées comme de nouveaux objets, car même si la « lettre » reste la même, le contexte et partant le sens et la fonction peuvent varier. La matérialité de la littérature mérite d’être relue dans cette perspective.

154.2. Les objets ou artefacts littéraires ne peuvent être séparés de toutes sortes de discours qui les évaluent et qui les jugent. Nommer, classer ou regrouper des textes individuels est une forme de jugement, et il en va de même des discours qui évaluent un texte à la lumière d’idées générales, comme la bienséance ou la beauté. Bien des discours portent ainsi la trace d’une doxa, que révèle souvent l’appel à une certaine esthétique ou le recours à certaines métaphores (par exemple celles qui présentent la littérature comme une bibliothèque, un corps, un esprit, etc.). Les discours sur la littérature se prononcent invariablement sur la différence ou la limite entre ce qui relève de la littérature et ce qui n’en relève pas (ou moins). De même, ils proposent (voire tentent d’imposer) des idées sur la meilleure façon de faire (ou de lire) de la littérature. Bref, ils comportent toujours une dimension normative, qu’ils tentent pourtant de dissimuler le plus possible, par exemple en soulignant le caractère « normal » ou « naturel » de leurs angles de vue.

164.3. Enfin, la littérature est faite aussi de certaines pratiques, c’est-à-dire de certaines manifestations ou expériences, individuelles et collectives, nées de ces objets et de ces discours. Ces activités revêtent souvent une dimension rituelle : lectures publiques, séances de dédicace, interviews et entretiens, funérailles nationales et publications d’anthologies. Ces activités ne reflètent pas seulement l’ancrage temporel et historique, mais aussi géographique et culturel de la littérature : elles le constituent, et en ce sens, il importe de les inclure dans toute étude de la dynamique littéraire.

« La littérature moderne n’est jamais homogène »

175. La littérature moderne, cet ensemble complexe d’objets, de discours et de pratiques en constante évolution, n’est jamais homogène. Elle s’articule en fonction des conflits entre trois, ou, plus exactement peut-être, quatre types de positions : dominantes, résiduelles, émergentes, mais aussi potentielles, le potentiel (ce qui pourrait être, sans forcément se réaliser) étant comme une catégorie transversale.

185.1. À n’importe quel moment de l’histoire, il est possible d’examiner ces conflits diachroniques d’un point de vue synchronique : pareille découpe temporelle permet alors de mieux cerner le jeu des diverses positions qui peuvent aussi bien se combattre que s’ignorer. Cependant, tout objet, tout discours, toute activité littéraire seront toujours perçus en fonction de la tension entre ce qui paraît dominant à un moment et dans un contexte donnés, ce qui paraît associé avec le passé ou ce qui paraît neuf.

195.2. À cet égard, l’étude de la dynamique littéraire devrait se montrer particulièrement attentive à ce qui reste de l’ordre du potentiel : moins ce qui est exclu, écarté, censuré, que ce qui, pour des raisons souvent très significatives, n’arrive pas à se matérialiser. L’étude de la dynamique littéraire doit s’interroger non moins sur les ambitions, les échecs ou les impasses du fait littéraire. Elle doit aussi les aborder non comme de simples faits (avortés), mais dans l’articulation précise des objets, des discours et des pratiques à des moments déterminés de l’histoire, par exemple l’utopie d’une littérature « faite par tous » ou le désir d’abolir la frontière entre langue littéraire et langue courante8.

« Quels seraient les modes de fonctionnement de la “fonction-littérature” » ?

206. Envisager la littérature en tant que fonction dans un système de discours et de pratiques culturelles suppose la prise en considération des fonctions qu’elle revendique pour elle-même et/ou qui lui sont assignées par d’autres instances. En d’autres termes, quel est, ou plutôt quels seraient, les modes de fonctionnement de la « fonction-littérature » ?

216.1. Traditionnellement, la littérature est étudiée d’abord du point de vue esthétique, en fonction du processus d’autonomisation dont elle a été l’objet au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Selon cette perspective, les modalités fonctionnelles de la littérature sont diverses et prises dans un spectre de possibles, oscillant entre l’autonomie (la littérature obéissant à ses propres règles et ayant des finalités essentiellement voire exclusivement littéraires) et l’hétéronomie (la littérature régie par des objectifs extra-littéraires, pour lesquels elle est, avant tout, un moyen). Cette problématique n’est pas neuve, mais elle se pose sans doute avec davantage d’acuité au cours des deux derniers siècles, à la faveur du processus d’autonomisation de la littérature, entamé depuis l’époque romantique, et devenu extrême lors des mouvements modernistes et, paradoxalement, d’avant-garde, celles-ci étant aussi une tentative de dépasser la coupure entre l’art et la vie. Les débats très vifs pour ou contre l’autonomie du fait littéraire, comme une sphère culturelle indépendante et susceptible d’être jugée en fonction de critères purement esthétiques, sont déterminés par un grand nombre de facteurs. Si du point de vue de la dynamique littéraire, la première moitié du xxe siècle est une période tellement riche, c’est aussi à cause de l’impact des deux guerres mondiales sur les façons de faire, de juger et de vivre la littérature.

226.2. Si la littérature se constitue en tant que discours spécifique, elle doit notamment le faire par rapport à d’autres discours comme la philosophie, l’histoire, la politique, la religion, la science ou encore le discours juridique, mais aussi d’autres formes de production artistique, comme la peinture, la musique, la photographie ou encore le cinéma.

236.2.1. Dans cette perspective, la littérature peut prendre ces autres types de production comme objets, comme motifs de son propre discours, pour se constituer et se doter de fonctions spécifiques. Dans cette perspective, les éléments extra-littéraires qui sont intégrés au littéraire se voient réinterprétés, transformés, restructurés et hiérarchisés, c’est-à-dire, en dernière instance, « littérarisés », comme c’est le cas avec l’ouverture progressive des Belles-Lettres à « l’universel reportage ».

246.2.2. La façon dont le littéraire se trouve construit par ces autres domaines implique, nécessairement, une idée de la littérature qui va de pair avec un ensemble de fonctions qui lui sont assignées. Ainsi, si la littérature peut mettre en scène des procès, des personnages de juristes, elle est également soumise à des juridictions, qui lui présupposent des fonctions. Il en va de même en ce qui concerne, par exemple, le cinéma lorsque, non seulement, il adapte des œuvres littéraires – si l’adaptation est véritablement une « lecture » d’une œuvre, il faut pousser le raisonnement : un film adapté fait alors partie de l’histoire littéraire –, mais aussi lorsqu’il filme des écrivains, fictifs ou non.

256.3. La restriction de l’étude du littéraire au seul discours littéraire, conçu comme une réalité relativement homogène et autonome, est pour une large part un effet de clivages disciplinaires institués en vertu desquels les littéraires étudient la littérature, les juristes le droit, etc. Pareil découpage de cette réalité complexe que constitue la littérature ne peut rendre compte que de façon biaisée de ses modes de fonctionnement effectifs comme système de pratiques discursives et culturelles structurellement déterminées par d’autres institutions et types de discours.

266.4. Que faire de ces usages de la littérature dans d’autres discours et formes de production culturelles ? Quelle place leur fait la littérature dans son propre discours, comment interagissent-ils ? En quoi et comment ces multiples « représentations » coexistent et interagissent-elles ? Se bornent-elles à un simple voisinage, dont l’impact est limité ou, au contraire, leur interaction contribue-t-elle à les modifier ? Entre les deux options de base de l’autonomie et de l’hétéronomie se situe un large éventail de possibles : par exemple, les systèmes politiques peuvent imposer des formes littéraires déterminées, mais même l’idée la plus orthodoxe revêt au sein d’un roman à thèse une autre perspective qu’un traité idéologique.

276.5. À cet égard, un phénomène intéressant, à peine entrevu par l’histoire littéraire traditionnelle, réside dans l’existence de ce que l’anglais nomme middlebrow, soit une « littérature moyenne », de la même façon que telle ou telle forme artistique est, selon Bourdieu, un art moyen. Il s’agit de formes littéraires qui combinent différentes fonctions (esthétiques, didactiques, de détente) aux formes culturelles légitimes pour les rendre accessibles à un large public. Mais il importe corolairement de prendre en considération la dimension sociale des textes canoniques les plus autonomistes et en apparence intransitifs, de même que les formes de paralittérature, en envisageant ces diverses formes de production selon les dynamiques de leur coexistence.

« Une approche historique du fait littéraire rencontre inévitablement la matérialité des supports médiatiques »

287. Une approche historique du fait littéraire, en particulier lorsqu’elle se penche sur la modernité récente, rencontre inévitablement la matérialité des supports médiatiques. En effet, ce qui change dans la littérature, ce ne sont pas seulement les textes, ni les discours sur le texte, ni encore le contexte institutionnel en eux-mêmes. Chacun de ces trois aspects revêt, lui aussi, une dimension médiatique, qui participe pleinement à la dynamique de la chose littéraire.

« On écrit autrement en changeant de support »

298. Le concept de médium ne se limite pas à la seule question du support, forcément matériel, de chaque énoncé ou de chaque pratique : le papier pour qui écrit, la radio pour qui commente cet écrit, la salle d’une académie où cet écrit et son auteur se voient éventuellement récompensés et consacrés... Les conditions d’existence matérielles du fait littéraire impliquent surtout l’idée d’un rapport actif et producteur entre tous ces éléments. En effet, on écrit autrement en changeant de support, on commente autrement en passant de la radio à la télévision et on accordera d’autres prix, et selon d’autres critères, en changeant de cadre institutionnel.

308.1. Compte tenu de l’importance du support-livre, l’analyse des rapports entre dynamique littéraire et manifestation matérielle doit nécessairement présenter de multiples points de contact avec d’autres disciplines telles que l’histoire du livre et de l’édition ou l’histoire et la théorie des pratiques de lecture. L’on sait cependant que le « livre » n’est pas une réalité homogène, ni sur le plan synchronique, ni sur le plan diachronique.

318.2. Dans l’approche médiatique de la littérature, le singulier du mot « médium » ne va pas sans problème. Le fait littérature est, médiatiquement parlant, inévitablement pluriel, ne fût-ce qu’en raison de la complexité de ses signes, qui relèvent souvent de plusieurs médias. Un texte à lire, par exemple, est aussi chose à voir9. Une autre forme de pluralité est causée par la mobilité médiatique de la littérature : les textes peuvent changer de support (notamment quand ils sont numérisés), un discours oral peut s’imprimer (mais l’inverse est pensable aussi), une institution peut être relayée par d’autres institutions (par exemple lorsque l’on retransmet à la télévision une séance de telle ou telle académie).

« Le changement médiatique peut se décrire de deux manières, interne et externe »

329. Le changement médiatique peut se décrire de deux manières, interne et externe.

339.1. Le changement interne est tributaire des mutations qui s’effectuent à l’intérieur d’un même ensemble médiatique. Parfois ce changement paraît « mécanique » : un changement de papier (voire le seul vieillissement du papier !) nous fait lire autrement. Parfois il parait plus « voulu » : le passage d’un livre en édition de poche modifie son statut (et partant sa lecture) ; l’ajout d’une nouvelle illustration de couverture peut bouleverser l’interprétation d’un texte (dans le contexte italien de l’entre-deux-guerres, l’on peut songer aux romans middlebrow (Pitigrilli) présentés avec des couvertures réalisées par des illustrateurs futuristes et inspirés par Fortunato Depero et l’univers de la publicité, contribuant ainsi à briser les frontières entre culture de masse et culture élitaire) ; l’inscription d’un texte dans le cadre d’un programme scolaire aura un impact sur sa présence dans le champ littéraire ; l’abandon du stylo au profit de la machine à écrire, puis de l’ordinateur (et bientôt d’autres outils encore) ou l’acceptation progressive de la lecture sur écran produisent des effets visibles et durables dans la teneur aussi bien que dans la configuration des textes et de leurs commentaires, ainsi que dans le fonctionnement des institutions. Mais ce qui importe, c’est de voir que le changement est partout, et qu’il peut, partout et à tous les niveaux, porter à conséquence.

349.2. La plupart du temps, toutefois, la dynamique se rattache exclusivement aux transformations externes, c’est-à-dire aux passages d’un texte d’un médium à l’autre. En simplifiant un peu, on pourrait dire que ces changements ressortissent à trois grandes catégories. D’abord l’adaptation, phénomène connu de longue date et sans doute aussi ancien que la littérature elle-même (la fixation par écrit des anciennes épopées est un exemple d’adaptation à l’ère antique). Ensuite la concurrence médiatique, fortement discutée depuis les travaux de Marschall McLuhan au moins, à savoir l’idée que chaque nouveau médium, jugé plus puissant et plus efficace que les anciens, se substitue à eux dans un processus de re-médiation sans fin. Enfin, les hybridations médiatiques où la parole littéraire se complète par un volet non verbal (bande dessinée, roman photo, ciné-poèmes, etc.). Ainsi, le langage littéraire peut-il se constituer par analogie avec le discours publicitaire (en Italie, par exemple, avec des auteurs comme Ardengo Soffici et, durant les années 1930, Massimo Bontempelli, Pietro Maria Bardi et Elio Vittorini) ou encore cinématographique (en Italie toujours, avec Mario Scaparro dans Il pallone improvvisato, publié en 1920).

359.3. En raison de la complexité interne de la littérature comme objet et comme pratique médiatique et des rapports entre médias en général, il n’est pas toujours facile de distinguer entre changement interne et externe, mais ce problème n’est pas fondamental, car ce qui compte est moins le changement médiatique tel qu’en lui-même que l’impact du changement sur la dynamique littéraire. Il est des changements qui passent inaperçus (on peut songer ici au quasi-silence qui entourait jusqu’il y a très peu les rapports entre texte littéraire et télévision), il y a aussi des oppositions ou des censures qui portent à conséquence (le refus de la télévision pourrait s’analyser de cette façon-là).

« Dans le domaine littéraire, le poids de la tradition reste fort »

3610. Les historiens des médias se plaisent souvent à souligner sinon une certaine téléologie, du moins une logique progressive dans les mutations de la sphère médiatique : grâce au développement de nouvelles (infra)structures, l’information circule toujours mieux, toujours plus vite, toujours plus facilement, toujours plus librement... Mais, dans le domaine littéraire, le poids (ou l’inspiration, si l’on préfère) de la tradition reste fort. Le contact entre l’ancien et le nouveau y est peut-être plus intense et plus producteur qu’au sein d’autres pratiques culturelles, si bien que l’anachronisme peut y apparaître comme une stratégie parfaitement légitime, pas forcément réactionnaire. En même temps, les changements littéraires liés aux mutations médiatiques peuvent aussi s’avérer très brusques. Ce qu’il convient de souligner en toutes circonstances, c’est le rôle que jouent les manifestations matérielles du texte, de ses commentaires et de sa lecture dans la dynamique du fait littéraire.

« Si la littérature n’est pas quelque chose qui “est”, mais qui “devient”, elle doit nécessairement se penser en termes dynamiques »

3711. Si la littérature n’est pas quelque chose qui « est », mais qui « devient », elle doit nécessairement se penser en termes dynamiques. Cette dynamique, pourtant, est bien différente de l’idée traditionnelle d’évolution, trop simple et trop linéaire pour pouvoir rendre compte de la complexité effective du phénomène. La dynamique est multiple, et elle révèle la coexistence de forces distinctes, et potentiellement antagonistes.

3811.1. La dynamique littéraire est d’abord multiple parce qu’elle engage des expériences temporelles très diverses, qui ont chacune leur propre logique, parfois contradictoires. Elle l’est aussi parce que le changement temporel est tout sauf homogène : dans l’histoire, l’accélération, parfois jusqu’au vertige, et le ralentissement, parfois jusqu’à l’asphyxie, sont inséparables : ils ne se pensent que l’un par rapport à l’autre. Enfin, la dynamique est aussi multiple en raison de la tension toujours possible, et souvent attestée, entre changement et immobilisme, entre progrès et réaction, entre fuite en avant et retour à l’ordre, notamment, comme dans l’exemple, typique de la première moitié du xxe siècle, du « classicisme moderne » de la Nouvelle Revue française.

3911.2. Une telle façon de concevoir la dynamique est difficilement compatible avec les techniques de périodisation convenues, qui favorisent à la fois l’homogénéité interne et l’enchaînement séquentiel des périodes, styles, écoles, mouvements. Parallèlement, cette perspective dynamique excède les approches pointillistes ou atomisantes qui procèdent soit par coupe transversale (par exemple lorsque l’on examine la production littéraire d’une année particulière), soit par simple juxtaposition d’observations et de points de vue que l’on évite de confronter, soit encore par anecdote, exemple ou étude de cas.

4011.3. Au lieu d’analyser l’histoire en termes de succession ou de relais, la dynamique littéraire se donne à penser en privilégiant les divers modèles de stabilité et de transformation, de tradition et d’innovation, de répétition et d’invention, dont les frictions déterminent la densité et la complexité temporelles de tout fait littéraire. L’illustration la plus simple d’une telle complexité se donne à lire dans les cas, en apparence paradoxaux, d’auteurs jugés progressistes qui s’accommodent sans problème de techniques littéraires qualifiées de conventionnelles (redécouverte de la métrique française par un Aragon, ancien surréaliste plus que jamais acquis à la cause communiste) ou, à l’inverse, d’auteurs que l’on estime traditionalistes mais dont l’audace technique et formelle s’avère parfois plus surprenante qu’on ne l’imagine (imposition de l’argot comme langage littéraire par Céline). De manière plus générale, des phénomènes bien connus tels que la tradition de l’innovation ou l’invention de la tradition témoignent eux aussi de cette même complexité. Logiquement, la dynamique littéraire n’est jamais d’un seul côté. Elle se focalise sur des notions telles que celles d’évolution, de révolution, d’innovation, de crise, d’avant-garde, etc. En même temps (littéralement !), elle s’occupe aussi de concepts sans doute moins populaires mais tout aussi importants tels que ceux de classique, d’antimoderne10, d’arrêt, de retour ou encore d’arrière-garde11.

« L’approche dynamique de la littérature est moins à penser en termes de “propriété” qu’en termes de stratégie littéraire »

4112. En conséquence, l’approche dynamique de la littérature est moins à penser en termes de « propriété » qu’en termes de stratégie littéraire. Dans le premier cas, la dynamique semble une caractéristique du fait littéraire parmi d’autres. Dans le second cas, en revanche, elle constitue le cadre dans lequel les événements littéraires deviennent lisibles et acquièrent un sens.

« La dynamique littéraire traverse toute la littérature »

4213. La dynamique littéraire traverse toute la littérature, y compris celle qui nous semble la plus rétive au changement. Il est dès lors normal que la dynamique littéraire informe aussi ses alentours, notamment les manières (synchronique ou diachronique) d’aborder le fait littéraire.

4313.1. Contrairement à une certaine idée reçue, toute approche synchronique de la littérature doit nécessairement faire une place à la notion de dynamique. En effet, tout acte littéraire posé à un moment déterminé, dans un contexte donné, s’inscrit dans une stratégie de positionnement par rapport à un passé et dans la perspective d’un à venir. De là l’importance de modèles d’analyse susceptibles d’expliciter la présence du diachronique à l’intérieur du synchronique : le contemporain ne coïncide jamais avec lui-même, car il subsiste toujours des résidus de formes, de pratiques et/ou de médias anciens (voire très anciens), tout comme il peut faire affleurer des indices de réalisations à venir (parfois encore largement impensables à un moment donné). Plus essentielle encore à cet égard est la considération de la nécessaire multiplicité des présents, c’est-à-dire des multiples manières de se positionner par rapport au temps.

4413.2. L’approche diachronique se doit, elle aussi, d’être complexe et multiple. Elle n’est pas une simple récriture de la littérature telle qu’elle est censée s’être déroulée dans le temps, selon une logique dont il s’agit de rendre compte. La dynamique littéraire est le résultat aussi bien que la cause de conflits incessants entre différentes conceptions de la littérature, dont la nature et les rapports de force dépendent du contexte et sont eux-mêmes soumis à de constantes dynamiques mutationnelles. Les littératures ne se transforment ou ne se maintiennent pas de la même façon, ni au même rythme, d’une tradition à l’autre. D’où l’idée très répandue que certaines littératures sont, à tel ou tel moment, à la pointe du progrès ou que la littérature est à la traîne de mutations que l’on voit s’opérer en d’autres domaines artistiques ou sociaux.

4513.2.1. À cet égard, il importe de faire une distinction entre, d’une part, la littérature comme quelque chose qui « devient » (c’est-à-dire l’objet étudié) et, d’autre part, l’histoire littéraire même (c’est-à-dire le discours qui étudie l’objet en question), du moins dans ses formes traditionnelles. De l’une à l’autre, il y a non seulement une différence de statut, mais aussi et surtout une différence temporelle et historique, qui fait que la dynamique des deux systèmes peut être totalement diverse. Il est possible de « récupérer » une innovation à l’aide d’une explication traditionnelle (le « néo-français » de Raymond Queneau, compris de manière étriquée comme un simple élargissement des moyens rhétoriques de l’écrivain) ou en revanche de mettre au jour le potentiel innovateur d’un fait jugé résiduel (la redécouverte des formes fixes par l’Oulipo dans le cadre d’une esthétique de la contrainte) pour en rester ici aux cas de figure les plus évidents.

4613.2.2. De la même façon, il convient aussi de se montrer particulièrement attentifs à la position de ceux et celles qui formulent des opinions sur la dynamique littéraire. Les professionnels de la lecture (critiques, enseignants, bibliothécaires, théoriciens, historiens, entre autres) n’ont pas le monopole de ce type de jugements. Les écrivains eux-mêmes peuvent se faire auteurs de l’histoire littéraire, et participer à la manière dont l’objet littéraire en devenir se fait discours sur le devenir de la littérature, les projets de recherche « Histoire littéraire des écrivains », 2005-2008, et « Histoire des idées de littérature », 2009-2012 l’ont étudié en détail12.

4713.2.3. Et que dire ici des lecteurs, souvent négligés par l’histoire littéraire conventionnelle ? Penser la dynamique littéraire sans prendre en compte l’apport, souvent rebelle, vulgaire, éventuellement quelque peu « naïf » parfois, de certains non-professionnels, qu’il s’agisse de lecteurs « lambda » ou de membres d’autres institutions (juridiques, politiques, scientifiques, etc.), parfois bien étrangères aux us et coutumes (et par conséquent aux valeurs partagées) du monde littéraire, serait toutefois un contresens. Celui-ci ne serait pas sans incidences, dans la mesure où toutes les idées de ce qu’est ou de ce que doit être la littérature contribuent à lui conférer ses multiples fonctions.

« Étudier la dynamique littéraire revient donc à analyser l’hétérogénéité du présent »

4814. Étudier la dynamique littéraire revient donc, à travers l’analyse de l’hétérogénéité du présent telle qu’on le voit à l’œuvre dans la production et la réception des textes, à étudier les multiples intersections entre les manières de voir, de penser, de faire la littérature et les manières de voir, de penser et de configurer un certain rapport au temps, à l’histoire, au changement, et inversement.

4914.1. Il importe donc de prendre en compte toute relation avec un environnement littéraire : tout ce que fait un écrivain, un lecteur, un critique etc. traduit une vision de l’histoire littéraire. Les conséquences vont plus loin qu’on ne le pense. On peut par exemple imaginer une histoire littéraire qui ne serait rien d’autre que l’histoire des multiples façons dont les histoires littéraires ont établi et imposé des programmes littéraires – et inversement, une histoire des programmes poétiques dont les schémas se sont imposés dans l’historiographie dominante. Mais ceci implique de définir ce qu’on attend de l’histoire littéraire qu’on construit. En effet, que tout puisse être considéré comme une histoire littéraire ne veut pas dire que toutes ces pratiques se situent sur le même plan et s’assignent les mêmes finalités.

5014.2. En dernière instance, la multiplicité des modes d’historisation du littéraire ne peut qu’inviter à imaginer des façons alternatives de faire de l’histoire littéraire ou, plutôt, de rendre compte de ses dynamiques de fonctionnement, dans leur complexité.

Penser les dynamiques de l’histoire littéraire : pense-bête

51- L’accent mis sur la dynamique dégage de nouvelles perspectives pour l’histoire littéraire en général, qui devrait s’orienter vers l’analyse des fonctions changeantes de la littérature ou des manières variables de conceptualiser le temps.
- La dynamique littéraire autorise à poser des questions sans chercher immédiatement à y répondre.
- Envisager les choses de façon générale ne mène pas forcément à la construction d’un système : le relativisme de la dynamique littéraire n’est pas une faiblesse.
- Les histoires littéraires peuvent prendre des formes inattendues. Il existe déjà des formes parodiques, ludiques, à contraintes ; d’autres sont à inventer : assemblages de textes rassemblés en fonction d’une problématique déterminée qui briseraient l’ordre chronologique, ou encore histoires littéraires collectives, voire anonymes.
- Une histoire littéraire peut être subjective et passionnée sans perdre de son contenu.
- L’histoire littéraire doit rester au service de la littérature (une histoire littéraire qui ne donne pas envie de lire ou d’écrire est une mauvaise histoire littéraire).
- L’histoire littéraire ne doit jamais oublier de laisser parler les textes.
- On ne parle pas aux morts : tenter de dialoguer avec les vivants, plutôt qu’avec les morts, et garder à l’esprit que les vivants d’aujourd’hui seront les morts de demain.
- L’histoire littéraire est un bien commun, qu’il s’agit d’agrandir, ne fût-ce que parce que tout le monde n’y cherche pas la même chose.
- L’histoire littéraire peut aussi se faire au futur, par exemple sous la forme d’un programme de recherche.
- Ne pas se contenter d’instruire, mais chercher aussi à plaire, et à se plaire : le plaisir du texte n’a pas besoin de manifeste. Il nous reste maintenant à inventer le plaisir d’étudier sa dynamique.