Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Marc Escola

Anne Dacier juste avant James Joyce

Document : Mme Dacier, Remarques sur l’Odyssée

Fille et élève de l’érudit Tanneguy Lefebvre, mariée à l’un des plus grands traducteurs de la fin du XVIIe siècle, Anne Dacier acquit de son côté la célébrité par ses traductions de Plaute, d’Aristophane, de Térence, mais aussi de l’Iliade (1699)1 et, plus encore par celle de l’Odyssée (1708)2 qui ouvrit un nouvel épisode dans la Querelle des Anciens et des Modernes : cette « Querelle d’Homère » opposa notamment Mme Dacier à Houdar de La Motte, disciple de Fontenelle, qui venait de donner de son côté une traduction de l’Iliade en vers français et abrégée de vingt-quatre à douze chants – au prétexte qu’Homère était trop long, et qu’il fallait plier le texte antique au goût du siècle en ôtant les passages jugés digressifs comme en purgeant l’épopée de tout ce qu’elle avait de « grossier » ou de « puéril »3.

On découvrira ci-dessous un large extrait du livre X de la traduction de l’Odyssée par Mme Dacier, qui couvre le séjour d’Ulysse dans l’île de Circé au lendemain des épisodes des Lestrygons anthropophages et du Cyclope, entrecoupé ici par les copieuses « remarques » que Mme Dacier fit figurer en notes de bas de page dans l’édition de 1716, en pleine « querelle d’Homère »4.

L’orthographe comme la graphie, les usages typographiques ainsi que la ponctuation ont été par nous modernisés. Le texte de la traduction est donné en italiques, celui des notes originales de Mme Dacier en romains et placé entre crochets dans le corps même du texte pour la commodité du lecteur. Les appels de notes figurent en chiffres arabes à leur place, soit, selon l’usage du temps, immédiatement en amont de la phrase ou du membre de phrase concerné(e).

On lira à la suite quelques remarques sur ces « remarques » où l’helléniste justifie tout à la fois le texte et le génie d’Homère, sa propre traduction, une interprétation morale de l’épopée, et à l’occasion l’attitude comme les paroles (donc aussi la narration) d’Ulysse lui-même…

1Nous cinglâmes vers la haute mer, fort affligés de la perte de nos vaisseaux et de la mort de nos compagnons, (1) et nous arrivâmes à l’île d’Ææe, qui était la demeure de la déesse Circé dont la beauté de la voix répondait à celle de son visage.
[1. De la ville de Lamus, qui est Formies, Ulysse arriva le jour même à l’île d’Ææa, c’est-à-dire à Circeï, qui est une montagne fort voisine de Formies ; il l’appelle une île, parce que, comme dit Strabon, la mer et les marais, qui l’environnent, en font une presqu’île. Là était la ville de Circé, et il y avait un autel consacré à Mercure. Homère lui donne le nom d’Ææa, parce qu’il transporte ici tout ce qui est dit d’Ææa dans la Colchide, comme je l’expliquerai plus au long sur le commencement du XIIe livre.]
(2) Elle était sœur du sévère Æetes
. Le soleil qui éclaire tous les hommes les avait eus tous deux de la nymphe Persa, fille de l’Océan.
[2. Strabon remarque fort bien qu’Homère connaissant ce qu’on a dit de Colchis, et la navigation de Jason à la ville d’Ææa, et de toutes les fables de Médée et de Circé, de leurs enchantements et de la conformité de leurs mœurs, les a faits de même famille, quoiqu’elles fussent fort éloignées, et que l’une habitât à l’extrémité du Pont-Euxin, et l’autre sur les côtes de l’Italie, et il les a placées l’une et l’autre au milieu de l’Océan. Il savait bien que ceux à qui Ulysse parlait ne découvriraient pas ce mensonge.]
Nous entrâmes dans le port sans faire le moindre bruit, conduits par quelque dieu. Nous descendîmes à terre, et nous fûmes là deux jours et deux nuits à nous reposer, car nous étions accablés de douleur et de fatigue.
Le matin du troisième jour dès que l’Aurore eût doré les sommets des montagnes, je pris mon épée et ma pique, et avançai dans la campagne pour voir si je n’entendrais pas quelque voix, ou si je ne trouverais point quelques terres labourées. Je montai sur un tertre élevé, et jetant ma vue de tous côtés, j’aperçus au loin de la fumée qui sortait du palais de Circé, du milieu des bocages et des forêts qui l’environnent. Aussitôt ma première résolution fut d’aller moi-même m’informer ; (3) mais après y avoir bien pensé, je trouvai qu’il était plus à propos de retourner à mon vaisseau, de faire repaître mes compagnons, et de les envoyer prendre langue.
[3. Cela est fort bien ménagé pour la vraisemblance de la fable qu’il va débiter, dit Eusthate ; l’envoi de ses compagnons donne lieu au breuvage de Circé et à tous ses sortilèges, au lieu que si Ulysse fût allé d’abord, tout cela ne pouvait plus trouver place.]
J’étais déjà près de mon vaisseau lorsque quelqu’un des dieux immortels eut pitié de me voir dénué de tout secours, et envoya sur mon chemin un grand cerf qui sortait de la forêt pour aller se désaltérer dans le fleuve, car l’ardeur du soleil avait irrité sa soif. Comme il passait devant moi, je le frappai au milieu du dos et le perçai de part en part d’un coup de pique. Il tombe mort sur la poussière en poussant un grand cri. Je courus aussitôt sur lui, et lui mettant le pied sur la gorge, j’arrachai ma pique de son corps, je la posai par terre, et j’allai prendre quelques branches d’osier dont je fis une corde d’environ quatre coudées avec laquelle j’attachai ensemble les quatre pieds de ce monstrueux animal (4) et je le chargeai ainsi sur mon cou, ma tête passée entre ses jambes ; je le portai ainsi dans mon vaisseau, m’appuyant sur ma pique, car il n’était pas possible de le porter sur mon épaule d’une seule main, il était trop grand et trop fort.
[4. C’est que signifie katalophadia pherôn, portant sur les deux épaules : car, pour le porter ainsi il fallait que la tête d’Ulysse fût passée entre les jambes de l’animal. Cette manière de le porter lui laissait une main libre pour s’appuyer sur sa pique, ce qui le soulageait et le faisait marcher plus aisément.]
En arrivant, je jetai mon fardeau à terre, et j’excitais mes compagnons en leur adressant ces paroles, qui ne leur furent pas désagréables : « Mes amis, quelque douleur qui nous presse, nous n’irons pas visiter ensemble le sombre royaume de Pluton avant le jour marqué par la Destinée. Levez-vous, faisons bonne chère, puisque nous avons une assez bonne provision, et chassons la faim qui nous livrait déjà une cruelle guerre ». À ces mots, ils reviennent de leur abattement, et se découvrent la tête qu’ils avaient couverte de leur manteau par désespoir. Il se lèvre et regardent avec admiration ce cerf, qui était d’une grandeur énorme ; quand ils se furent rassasiés du plaisir de le contempler, ils lavèrent les mains et se mirent à préparer le souper. Nous passâmes le reste du jour à boire et à faire bonne chère, et dès que le soleil fut couché et que la nuit eut répandu ses ténèbres sur les campagnes, nous nous couchâmes près de notre vaisseau sur le rivage même. Le lendemain au point du jour j’assemblai mes compagnons, et leur dis : « Mes amis, (5) nous voici dans une terre entièrement inconnue, car nous ne savons en quelle partie du monde nous sommes par rapport au Septentrion et au Midi, au Couchant et au Levant. Voyons donc quel conseil nous avons à prendre, s’il y en a quelqu’un, (6) et je doute qu’il y en ait un bon, car étant monté sur une éminence, j’ai reconnu que nous sommes dans une île fort basse et environnée d’une vaste mer ; et j’ai vu sortir de la fumée du milieu de ses bocages et de ses forêts. »
[5. C’est à mon avis le véritable sens de ce passage, car Ulysse ne veut pas dire qu’il ne sait pas où est le Nord de l’île, où est le Midi, où est le Couchant, où est le Levant ; il lui était facile de s’orienter, puisqu’il avait vu le coucher et le lever du soleil ; mais il veut faire entendre que la disposition du ciel est si changée, qu’il est impossible de connaître à quelle élévation du pôle ils sont, et si cette île est plus ou moins orientale que les terres qu’ils connaissent. Les astres ne sont plus les mêmes, car cette disposition change à mesure qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne du pôle. Homère parle ainsi pour rendre plus croyable ce déplacement qu’il fait des lieux où Ulysse a abordé, et pour mieux persuader qu’ils sont au milieu de l’Océan. J’ai suivi ici Strabon, qui écrit, livre X, qu’Homère a parlé ici des quatre points du monde, et que zophos, l’obscurité, est pour le Septentrion, et êôs, l’aurore, pour le Midi, ou la plage méridionale, ê tês eliês parodos, et nous en avons vu déjà un exemple. On pourrait croire aussi qu’Ulysse ne parle dans ces trois vers que des deux côtés du monde, du Couchant et du Levant, zophos, l’obscurité, pour le Couchant, et êôs, l’aurore, pour le levant, et que le reste, ni où le soleil passe sous la terre, ni où il en sort, n’est que l’explication de ces deux termes. Et qu’il veut dire simplement qu’il ne sait à quelle exposition il est par rapport aux autres terres, surtout par rapport à Ithaque. En effet, cette ignorance a commencé à paraître quand il est parti de Formies, car au lieu de prendre à gauche au Levant, comme il fallait pour aller à Ithaque, il a pris à droit au Couchant et est arrivé à l’île de Circé, qui est au Couchant de Formies. De sorte qu’il a raison de dire qu’il ne sait plus où il est.][6. Il aurait meilleure espérance si l’île était déserte, mais ayant connu qu’elle était habitée, c’est ce qui fait son désespoir, à cause de tout ce qu’il vient d’éprouver des Lestrygons et des Cyclopes.]
Ces paroles abattirent entièrement le courage de mes compagnons, à qui les cruautés d’Antiphate et celles du terrible Cyclope Polyphème ne manquent pas de revenir dans l’esprit. Ils se mirent tous à crier et à verser des torrents de larmes. (7) Eh, à quoi servent les cris et les larmes dans l’affliction ? Mais moi, après les avoir tous passés en revue et bien comptés, je les partageai en deux bandes ; je leur donnai à chacune un chef, je me mis à la tête de la première, et Euryloque commanda la seconde.
[7. Le vers grec veut dire mot à mot, mais en criant et en pleurant on ne trouve point d’issue, de remède à ses affaires. C’est ce qui fonde ce qui suit, mais moi les ayant tous passés en revue, etc. Ulysse ne s’amuse pas à pleurer, il agit, il cherche.]
(8) Je jetai en même temps deux sorts dans un casque pour voir quel compagnon devait aller à la découverte.
[8. Les tragiques aventures qui lui étaient arrivées chez les Cyclopes et chez les Lestrygons les avaient tellement effrayés, qu’Ulysse n’était pas assuré d’être obéi, s’il avait voulu les envoyer de son autorité. Voilà pourquoi il a recours au sort.]
Le sort d’Euryloque sortit le premier. Il se met aussitôt en marche (9) à la tête de ses vingt-deux compagnons. Ils ne purent nous quitter sans pleurer amèrement, ni nous les voir partir sans fondre en larmes.
[9. Ulysse avait cinquante hommes sur chacun de ses vaisseaux. Il en avait perdu six par chaque vaisseau, il en avait donc encore quarante-quatre sur le sien, vingt-deux pour chacune de ces deux bandes.]
Dans le fond d’une vallée, ils trouvèrent le palais de Circé qui était bâti de belles pierres de taille (10) et environné de bois
.[10. C’est ainsi que j’explique le texte, périskeptô eni chôrô, dans un lieu couvert, et non pas comme Hesychius, dans un lieu élevé. Car comment peut-il être dans un lieu élevé, et dans une vallée ? On peut l’expliquer aussi, dans un lieu reculé.]
On voyait à l’entrée (11) des loups et des lions qu’elle avait apprivoisés par ses funestes drogues. Ils ne se jetèrent point sur mes gens ; au contraire, ils se levèrent pour les flatter en remuant la queue. Comme des chiens domestiques caressent leur maître qui sort de table, car il leur apporte toujours quelque douceur, de même ces lions et ces loups caressaient mes compagnons qui ne laissaient pas d’être effrayés de leur taille énorme.
[11. Circé est ici l’emblème de la volupté, et Homère veut faire voir que la volupté dompte les animaux les plus féroces. Peut-être même que par ces lions et ces loups apprivoisés qui gardent la porte du palais de Circé, le poète représente les ministres de ces maisons de débauche qui paraissent doux et polis, et qui dans le fond sont plus féroces et plus dangereux que les lions mêmes. Au reste, cette aventure d’Ulysse avec Circé n’est pas une pure fiction, elle a un fondement véritable. Circé était une fameuse courtisane qui retint Ulysse chez elle assez longtemps. Ses mœurs corrompues n’empêchèrent pas la postérité de lui accorder les honneurs divins. Du temps de Cicéron, elle était encore adorée par les habitants de Circéï.]
Ils s’arrêtèrent sur la porte de la déesse, et ils entendirent qu’elle chantait d’une voix admirable, travaillant à un ouvrage de tapisserie, ouvrage immortel, d’une finesse, d’une beauté et d’un éclat qui ne se trouvent qu’aux ouvrages des déesses. (12) Le brave Politès, qui était le plus prudent de la troupe et qui m’était le plus cher, prit la parole et dit : « Mes amis, j’entends quelque personne qui, en travaillant à quelque ouvrage, chante merveilleusement, c’est une femme, ou plutôt une déesse ; ne craignons point de lui parler. »
[12. C’est-à-dire le plus prudent de ceux qui étaient commandés ; car Euryloque, qui les commandait, fut plus prudent que lui, puisqu’il n’entra point.]
En même temps, ils se mettent à l’appeler. Elle se lève de son siège, ouvre les portes éclatantes et les convie d’entrer. Ils entrent par un excès d’imprudence. Euryloque seul, soupçonnant quelque embûche, demeura dehors. La déesse fait d’abord asseoir ces malheureux sur de beaux sièges, (13) et leur sert un breuvage composé de fromage, de faire et de miel détrempés dans du vin de Pramne, et où elle avait mêlé des drogues enchantées pour leur faire oublier leur patrie.
[13. Jusque-là il n’y a rien d’extraordinaire dans ce breuvage. C’était la boisson ordinaire que l’on servait aux personnes de distinction, et surtout à ceux qui avaient beaucoup fatigué. Nous vu dans l’onzième livre de l’Iliade, t. 2, que la belle Hécamède en servit un pareil à Machaon, qu’on avait ramené blessé du combat, excepté que le miel n’y était pas mêlé, mais elle l’avait servi à part dans un bassin. Circé ajoute à cette boisson des drogues enchantées, et il est aisé d’imaginer ce qu’Homère a entendu par là.]
Dès qu’ils eurent avalé ce breuvage empoisonné, (14) elle leur donna sur la tête un coup de sa verge, et les enferma dans l’étable.
[14. Car la verge était l’instrument nécessaire pour tous les enchantements, et pour toutes les opérations miraculeuses, et on ne peut pas douter que les païens n’aient tiré toutes ces idées de l’histoire de Moïse.]
Ils avaient la tête, la voix, les soies, (15) enfin tout le corps de véritables pourceaux, mais leur esprit était encore entier comme auparavant. Ils entrèrent dans l’étable en pleurant.
[15. C’est-à-dire, qu’ils étaient vautrés dans l’ordure comme de véritables pourceaux, qu’ils avaient abandonné leur corps à la débauche, mais que leur esprit n’était absolument pas changé. Cependant il est certain que l’esprit ne demeure pas entier à ceux qui s’abandonnent au vice.]
Avant que de les enfermer, (16) la déesse remplit leur auge de glands et de gousses, dont les pourceaux ont accoutumé de se nourrir.
[16. Voilà le sort malheureux de ceux qui vivent dans la débauche, leur nourriture n’est plus que la nourriture des pourceaux. Au reste, je ne sais si l’on ne serait pas bien fondé à croire que c’est ce passage d’Homère, je veux dire cette fiction si ingénieuse, que le vice métamorphose les hommes en bêtes brutes, qui a donné lieu à la fameuse métempsychose ; ou si cette métempsychose est plus ancienne qu’Homère, car on prétend qu’avant lui elle avait été imaginé par les Égyptiens, je ne sais si l’on peut s’empêcher de croire que c’est de ces peuples qu’Homère l’a tirée. Quoiqu’il en soit, cette fable favorise tout à fait le sentiment de ceux qui ont soutenu que la métempsychose n’est qu’une figure, et en même temps elle a tout ce qu’il faut pour passer pour une vérité simple dans l’esprit des peuples crédules et superstitieux.]
Euryloque retourne promptement au vaisseau pour nous annoncer la malheureuse et surprenante aventure de mes compagnons. Il était si pénétré de douleur qu’il ne pouvait parler, quelque envie qu’il eût de nous l’apprendre, et ses yeux étaient noyés de pleurs. Par l’état où nous le voyions, il était aisé de juger que son affliction était extrême. Enfin nous le pressâmes de parler, qu’il nous apprit le malheur qui venait d’arriver. « Divin Ulysse, me dit-il, (17) nous avons parcouru ces bois selon vos ordres. Nous avons trouvé dans le fond d’une vallée la maison de Circé ; là nous avons entendu une voix mélodieuse ; c’était une femme ou plutôt une déesse qui chantait.
[17. Euryloque est si pénétré de douleur, qu’il ne parle pas de suite, son discours n’est point continu, il est coupé per incisa, comme disent les rhéteurs ; et Longin a rapporté ce passage dans le chap. 16 pour montrer que rien ne donne plus de mouvement au discours que d’en ôter les liaisons. En effet, dit-il, un discours que rien ne lie et n’embarrasse marche et coule de soi-même, et il s’en faut peu qu’il n’aille quelquefois plus vite que la pensée même de l’orateur. Ayant approché leurs boucliers les uns des autres, dit Xénophon, ils reculaient, ils combattaient, ils tuaient, ils mouraient ensemble. Il en est de même de ces paroles d’Euryloque à Ulysse : nous avons parcouru ces bois selon vos ordres ; nous avons trouvé dans le fond d’une vallée la maison de Circé, etc. Car ces périodes ainsi coupées, et prononcées néanmoins avec précipitation, sont les marques d’une vive douleur, qui l’empêche en même temps et le force à parler. C’est ainsi qu’Homère sait ôter comme il faut les liaisons du discours. Eustathe a bien connu ce passage : Les Anciens, dit-il, ont loué le nombre et l’harmonie de ces deux vers, mais il y a une autre beauté, c’est le retranchement des liaisons. Kalon d’en toutois kai ê asundethes eisbolê]
Nos compagnons ont commencé à l’appeler. Elle a quitté promptement son siège, elle est venue ouvrir les portes et les a conviés d’entrer. Ils sont entrés par un excès d’imprudence, mais moi, soupçonnant quelque embûche, je suis demeuré à la porte. Ils sont tous péris dans le palais, aucun d’eux n’a reparu, quoique j’aie attendu longtemps pour en avoir quelques nouvelles. »
À ces mots, je pris mon épée et un javelot, et j’ordonnai à Euryloque de me conduire par le même chemin qu’il avait tenu. (18) Mais lui, se jetant à mes genoux, et les embrassant étroitement, me conjurait avec larmes de renoncer à ce dessein.
[18. Ce caractère d’Euryloque est le caractère d’un homme sage, qui ayant vu ce qui était arrivé à ses compagnons, se défie de lui-même, et croit que le plus sûr est de fuir le danger ; dans ces occasions, c’est être brave que d’être poltron. Mais ce qu’il y a encore de bien remarquable en cet endroit, c’est qu’Homère se sert de ce caractère sagement timide pour relever celui d’Ulysse qui est sagement audacieux. Car plus Euryloque fait le danger affreux et difficile à éviter, plus on voit éclater l’intrépidité d’Ulysse, qui se confiant en sa sagesse et dans le secours des dieux, veut tenter l’aventure pour délivrer ses compagnons.]
« Généreux Ulysse, n’allez point là, me disait-il, je vous en prie, et ne m’y menez pas malgré moi. Laissez moi plutôt ici, je sais que vous n’en reviendrez point, et que vous ne ramènerez pas un seul de votre troupe. (19)
[19. Fuyons sans perdre un moment… C’est ce que doit dire courageusement tout homme que l’idée de volupté commence à attaquer.]
Fuyons sans perdre un moment, peut-être est-il encore temps de nous dérober au danger qui nous menace (20) et d’éviter ce funeste jour. »
[20. J’ai voulu conserver cette expression qui est précieuse et d’un grand sens. Il n’y a point de jour plus funeste que celui où l’on succombe à la volupté.]
«Euryloque, lui dis-je, (21) demeurez donc ici à faire bonne chère sur votre vaisseau ; pour moi, je suis résolu d’aller, car c’est une nécessité indispensable ». Je le quitte en même temps, et je m’éloigne du rivage.
[21. Cette réponse est pleine d’amertume. Comme Ulysse n’a pas vu ce qu’Euryloque a vu, il croit que c’est par lâcheté qu’il refuse de le suivre. Et voilà comme on juge souvent très mal des actions et des hommes, parce qu’on n’en connaît pas les motifs.]
J’avais à peine traversé le bois et parcouru une partie de la vallée, que, comme je m’approchais du palais de Circé, (22) Mercure vint à ma rencontre sous la forme d’un jeune homme qui est à la fleur de sa jeunesse, et m’abordant et me prenant par la main, il me dit : « Où allez-vous, malheureux, en parcourant ainsi seul ces coteaux sans avoir aucune connaissance des lieux où vous êtes ?
[22. Homère a cru avec raison que la fiction aurait manqué de vraisemblance, s’il avait fait qu’Ulysse se tirât de là par ses seules forces ; et il a voulu enseigner qu’en toutes rencontres, et surtout dans celle-ci, les hommes ne peuvent tirer leur force que du secours des dieux.]
Vos compagnons sont dans le palais de Circé, enfermés (23) comme des pourceaux dans des étables. Venez-vous pour les délivrer ? Je ne crois pas que vous en sortiez jamais ; vous ne ferez qu’augmenter le nombre.
[23. Par ce seul mot comme Homère fait voir que cette métamorphose est une allégorie ; les compagnons d’Ulysse ne sont pas changés effectivement en pourceaux, ils ne sont pourceaux que par la vie qu’ils mènent.]
Mais j’ai pitié de vous, je veux vous garantir de ce danger : prenez le contrepoison que je vais vous donner ; avec ce remède, vous pouvez sûrement entrer dans ce palais ; il éloignera de vous tous les maux qu’on voudrait vous faire. Je vais vous découvrir les pernicieux desseins de Circé. Dès que vous serez arrivé, elle vous préparera une boisson mixionnée où elle mêlera des drogues plus dangereuses que les poisons. Mais ses enchantements seront inutiles sur vous. Le remède que je vous donne est un excellent préservatif, et voici de quelle manière vous devez vous conduire. Quand elle vous aura frappé de sa longue verge, tirez promptement votre épée, et jetez-vous sur elle comme si vous aviez dessein de la tuer. Effrayée de cette audace, (24) elle vous offrira sa couche, et gardez-vous bien de la refuser afin qu’elle délivre vos compagnons et qu’elle vous donne tous les secours qui vous sont nécessaires.
[24. Voilà un malheureux conseil pour un dieu. Mais il ne faut pas juger de ces temps-là par les nôtres, où l’Évangile a porté partout sa lumière et fait voir la nécessité indispensable de la pureté. Dans ces temps-là, ces commerces qui sont aujourd’hui si odieux, étaient non seulement soufferts parmi les païens, mais encore permis, et même loués. Il n’y avait que l’adultère qui fut un crime défendu par les lois, et quelquefois puni de mort. Nous avons vu aussi dans le dernier livre de l’Iliade, que Thétis même conseille à son fils de se livrer à l’amour pour se consoler de la mort de Patrocle. On peut voir là ma remarque, t. 3. Cette remarque aurait bien dû empêcher l’impertinence d’un malheureux critique, qui m’a accusée d’avoir introduit le vice dans les maisons, en y introduisant une traduction française d’Homère. Mais, dira-t-on ici, Ulysse consentant à la passion de Circé ne fait que ce qu’on fait ses compagnons. Où est donc la différence, et où est donc l’utilité du préservatif ? Les compagnons d’Ulysse se sont livrés à cette volupté pour assouvir leur passion brutale ; ils sont possédés par Circé, et ils croupissent dans cette ordure ; mais Ulysse fortifié par ce préservatif, ne se livre qu’avec quelque sorte de sagesse pour délivrer ses compagnons et pour obtenir les secours qui lui sont nécessaires ; il possède Circé et n’en est point possédé ; il ne boit pas en insensé comme ses compagnons ; il ne cherche point à assouvir une passion brutale, il a un but qui excuse sa complaisance et qui, selon ces temps de ténèbres, la rend même glorieuse pour lui.]
Mais auparavant, obligez-la de jurer le plus grand serment des Immortels, qu’elle ne vous tendra aucune sorte de piège, (25) afin que, quand elle vous tiendra désarmé, elle ne vous rende lâche et efféminé.
[25. Après qu’il aura quitté ses armes, il faut que la raison et l’instruction lui en servent, et qu’elles l’empêchent de succomber à l’attrait de la volupté.]
(26) Ce dieu ayant parlé ainsi, me présente cet antidote, qu’il arracha de terre et dont il m’enseigna les vertus ; c’était une espèce de plante dont la racine était noire et la fleur blanche comme le lait.
[26. Le sens caché sous l’allégorie n’est pas difficile à pénétrer, et Eustathe l’a expliqué à merveilles. Mercure est la raison, ou même le dieu des sciences, et la plante qui donne pour préservatif et dont la racine est noire et la fleur blanche et douce, parce que les principes de l’instruction sont désagréables et amers, comme Platon le dit fort bien en quelque endroit : Les commencements de l’instruction sont toujours accompagnés de douleur et de tristesse. Sa fleur est blanche et douce, parce que les fruits de l’instruction sont doux, agréables et nourrissants. Mercure donne cette plante, parce que l’instruction ne peut venir que de Dieu. Mercure ne porte pas avec lui cette plante, mais il la prend dans le lieu même où il est, pour marquer que partout Dieu se trouve, on peut trouver l’instruction et la sagesse pourvu qu’il veuille nous enseigner, et que nous soyons disposés à l’écouter et lui obéir.
(27) Les dieux l’appellent Moly.
[27. On prétend que Moly est un mot égyptien, et qu’il y a une véritable plante qui porte ce nom en Égypte, et qu’elle est bonne contre les enchantements. Pour moi, je crois qu’il en est du Moly comme du Nêpenthes dont il est parlé sur le quatrième livre.]5
(28) Il est difficile aux mortels de l’arracher, mais les dieux peuvent toutes choses.
[28. Car l’homme par ses seules forces ne peut parvenir à la sagesse, il faut qu’il la reçoive de Dieu, sans lui tous ses efforts sont inutiles : c’est ce que Platon a fort bien fait voir. Si Dieu le veut, dit Socrate à Théagès, vous ferez de grands progrès dans l’étude de la sagesse, mais s’il ne le veut pas, vous travaillerez en vain.]
En finissant ces mots, il s’élève dans les airs, et prit son vol vers l’Olympe. Je continuai mon chemin vers le palais de Circé, et en marchant j’étais agité de différentes pensées. Je m’arrêtai à la porte de la déesse, je l’appelai, elle entendit ma voix, vint elle-même m’ouvrir les portes et me pria d’entrer. Je la suivis plongé dans une profonde tristesse. Elle me mena dans la salle, et après m’avoir fait asseoir sur un beau siège à marchepied et tout parsemé de clous d’argent, elle me présente, dans une coupe d’or, cette boisson mixionnée où elle avait mêlé ses poisons, qui devaient produire une si cruelle métamorphose. (29) Je pris la coupe de ses mains et je bus, mais elle n’eut pas l’effet qu’elle en attendait.
[29. Ulysse boit la coupe, mais ne la boit pas en fou et en étourdi comme ses compagnons, il la boit après s’être muni du contrepoison, et qui le met en état de résister à tous les charmes de son ennemie. C’est ce qu’Horace avait bien compris, lorsqu’il écrit à Lollius dans sa IIe épître du liv. I :Sirenum uoces et Circae pocula nosti;
quae si cum sociis stultus cupidusque bibisset,
sub domina meretrice fuisset turpis et excors,
    uixisset canis inmundus uel amica luto sus.
On peut voir les remarques de M. Dacier.]6Elle me donna un coup de sa verge, et en me frappant elle dit : « Va dans l’étable, va retrouver tes compagnons, et être comme eux ». En même temps, je tire mon épée, et je me jette sur elle comme pour la tuer. Elle se met à crier, et tombant à mes genoux, elle me dit, le visage couvert de larmes : « Qui êtes-vous ? D’où êtes-vous ? Je suis dans un étonnement inexprimable de voir qu’après avoir bu mes poisons, vous n’êtes point changé. Jamais aucun autre mortel n’a pu résister à ces drogues, non seulement après en avoir bu, mais même après avoir approché la coupe de ses lèvres. Il faut que vous ayez un esprit supérieur à tous les enchantements, ou que vous soyez le prudent Ulysse, car Mercure m’a toujours dit qu’il viendrait ici au retour de la guerre de Troie. Mais remettez votre épée dans le fourreau, et ne pensons qu’à l’amour. Donnons-nous des gages d’une passion réciproque pour établir la confiance qui doit régner entre nous. »
Elle me parla ainsi. Mais moi, sans me laisser surprendre à ces démonstrations trop suspectes, je lui répondis : « Circé, comment voulez-vous que je réponde à votre passion, vous qui venez de changer si indignement mes compagnons en pourceaux, et qui me retenant dans votre palais, m’offrez insidieusement de partager avec moi votre couche, afin que, quand je serai désarmé, je sois à votre discrétion, et que vous triomphez de moi comme d’un homme sans vertu et sans force ? Non, jamais je ne consentirai à ce que vous me proposez, si, comme déesse que vous êtres, vous ne me faites le plus grand serment des Immortels que vous ne me tendrez aucun piège. »
Elle ne balança point : elle me fit le serment que je demandais. (30) Ce serment fait tout du long et sans aucune ambiguïté, je consentis à ce qu’elle demandait de moi.
[30. C’est que ce que signifie ce vers :
Audar epei r’omosen te teleutêsen te ton orkon
Mot à mot : mais après qu’elle eut juré et achevé son serment. Celui qui exigeait le serment, et le dictait lui-même, et il n’oubliait rien pour le rendre très précis, très exprès et sans aucune équivoque. C’est ce que les Latins appelaient conceptis verbis jurare, et jurare in verba alicujus. Horace, in verba jurabas mea.]
Elle avait près d’elle quatre nymphes dignes des vœux de tous les mortels ; elles la servaient et avaient soin de tout dans son palais. C’étaient des nymphes des fontaines, des bois et des fleuves qui portent le tribut de leurs eaux dans la mer. L’une couvrit les sièges de beaux tapis de pourpre, et étendit sur le plancher d’autres tapis d’une finesse admirable et d’un travail exquis. (31) L’autre dressa une table d’argent et mit dessus des corbeilles d’or.
[31. Il y a dans le Grec étendit. Ce qui fait conjecturer que c’étaient des tables qui se pliaient et se dépliaient comme nous en voyons aujourd’hui.]
La troisième versa le vin dans une urne d’argent et prépara les coupes d’or. Et la quatrième apporta de l’eau, alluma du feu et prépara le bain. Quand tout fut prêt, elle me mit au bain et versa l’eau chaude sur ma tête et sur mes épaules, jusqu’à ce qu’elle eut dissipé la lassitude qui me restait de tant de peines et de travaux que j’avais soufferts. Après qu’elle m’eut baigné et parfumé d’essences, elle me présenta une tunique d’une extrême beauté et un manteau magnifique, et me ramenant dans la salle, (32) elle me plaça sur un beau siège à marchepied, et me pressa de manger.
[32. Après ce vers il y a en cinq que j’ai retranchés, parce qu’ils sont d’ailleurs, et répétés mal à propos. Nous avons déjà vu une des quatre nymphes mettre la table, Homère n’a donc garde de faire venir une autre esclave apporter de l’eau et mettre la table. On voit bien que cela ne peut subsister, cela ôte même une grande beauté à ce passage, Homère ne s’amuse pas ici à rapporter ce qu’on avait servi à ce repas.]
Mais je n’étais guère en état de lui obéir, j’avais bien d’autres pensées, (33) car mon cœur ne me présageait que des maux.
[33. Voilà la sagesse et la prudence d’Ulysse, après tout ce que Circé fait pour lui plaire et le bien traiter, après le serment qu’elle lui a fait, il est encore triste, et son cœur ne lui présage que des maux, un homme sage ne se croit jamais en sûreté dans une maison comme celle de Circé. Et d’ailleurs ce pressentiment, qui causait sa tristesse, n’était que trop fondé ; car le commerce qu’Ulysse eut avec cette courtisane fut très malheureux pour lui, puisqu’il en eut un fils nommé Télégonus, qui le tua sans le connaître.]
Quand la déesse s’aperçut que je ne mangeais point et que je m’abandonnais à la tristesse, elle s’approcha de moi et me dit : « Ulysse, pourquoi vous tenez-vous là sans manger et sans dire une seule parole, rongeant votre cœur ? Craignez-vous quelque nouvelle embûche ? Cette crainte m’est trop injurieuse ; ne vous ai-je pas fait le plus grand et le plus inviolable de tous les serments ? »
« Grande déesse, lui répondis-je, est-il quelqu’un qui en ma place, pour peu qu’il eût de bonté et d’humanité, pût avoir le courage de manger et de boire avant que ses compagnons fussent délivrés et avant que de les voir lui-même de ses propres yeux ? Si c’est par un sentiment d’amitié que vous me pressez de prendre de la nourriture, délivrez donc mes compagnons que j’aie la consolation de les voir ».
À ces mots, elle sort, tenant à sa main la verge enchanteresse. Elle ouvre la porte de l’étable, fait sortir mes compagnons, qui avaient la figure de pourceaux, et les amena dans la salle. Là elle passe et repasse autour d’eux, et les frotte d’une autre drogue. Aussitôt, on voit tomber toutes les soies qu’avait produites la boisson empoisonnée dont elle les avait régalés. Ils reprennent leur première forme, (34) et paraissent plus jeunes, plus beaux et plus grands qu’auparavant.
[34. Homère marque bien ici le changement admirable qui se fait dans ceux qui quittent le vice pour embrasser la vertu. La joie de se voir délivrés des maux qui accompagnent toujours les vicieux, et en possession des biens que la vertu prodigue à ceux qui la suivent, les rajeunit et les fait paraître tout autres. Cette remarque est tirée d’Eustathe, et elle m’a paru digne de lui.]
Ils me reconnaissent à l’instant et accourent m’embrasser avec des soupirs et des larmes de joie. Tout le palais en retentit ; la déesse elle-même en fut touchée, et s’approchant de moi, elle me dit : « Divin fils de Laërte, Ulysse, si fécond en ressources et en expédients, allez promptement à votre vaisseau, retirez-le à sec sur le rivage, mettez dans les grottes voisines tout votre butin, vos armes et les agrès, et en revenant, amenez-moi tous vos autres compagnons. » J’obéis sans perdre de temps. Arrivé sur le rivage, je trouve mes compagnons plongés dans une douleur très vive et fondant en pleurs. (35) Comme de tendres génisses qui voyant le soir revenir leurs mères du pâturage, bondissent autour d’elles, et sans que les parcs qui les renferment puissent les retenir, elles accourent au devant et font retentir de leurs meuglements toute la plaine, de même mes compagnons me voyant, accourent et s’empressent autour de moi, et m’environnent avec de grands cris et les yeux baignés de larmes.
[35. Cette comparaison tirée de ce qu’il y a de plus doux dans la vie rustique, fait ici un très bon effet, et fait passer agréablement d’un ton triste à un ton plus gai.]
Ils témoignent de la même joie que s’ils revoyaient leur chère Ithaque, qui les a nourris et élevés. Je n’entends de tous côté que ces paroles : « Divin Ulysse, nous avons autant de joie de votre retour que si nous nous voyions de retour dans notre patrie. Mais contez nous la mort déplorable de nos compagnons.
Je tâchai de leur redonner courage et de mettre fin à leur douleur : « Mes amis, leur dis-je, mettons promptement notre vaisseau à sec, retirons notre butin, nos armes et nos agrès dans les grottes voisines, et préparez-vous à me suivre pour voir vos compagnons dans le palais de Circé, merveilleusement bien traités et faisant très bonne chère ; ils ont en abondance tout ce qu’on saurait désirer.
Ravis de cette bonne nouvelle, ils exécutèrent mes ordres sans balancer, et se disposent à me suivre. Le seul Euryloque tâchait de les retenir, et leur adressant la parole, il leur disait : « Ah, malheureux ! Où allons-nous ? Pourquoi courez-vous à votre perte ? Quoi ! Aller dans le palais de Circé, qui nous changera tous en pourceaux, en loups, en lions, pour nous obliger à garder ses portes ? (36) Avez-vous oublié les cruautés que le cyclope a exercées sur nos compagnons qui suivirent Ulysse dans sa caverne ?
[36. Le Grec dit, comme a fait le Cyclope. Et comme le Cyclope n’a rien fait de semblable, les Anciens ont fort bien remarqué qu’Homère fait parler ici Euryloque d’une manière embarrassée et sans suite, pour mieux marquer le désordre où jette la frayeur. C’est, dit fort bien Eustathe, l’imitation d’un caractère entièrement troublé, que de représenter Euryloque parlant avec si peu de raison et de suite. Mais je n’ai pas jugé à propos de laisser ce désordre dans ma traduction, on me l’aurait attribué, et d’ailleurs ce désordre ne réussit pas en nôtre langue.]
(37) Leur perte ne doit être imputée qu’à l’imprudence du chef. »
[37. Autant que [sic] le premier refus qu’Euryloque a fait de suivre Ulysse a été sage, autant ce second est insolent et insensé, après le rapport que lui a fait son général du bon état où il a laissé ses compagnons. Homère a voulu montrer qu’il y avait de l’humeur et de l’aigreur dans la sagesse d’Euryloque ; et quand cela est, il n’est guère possible de garder le milieu.]
Je fus si irrité de cette insolence que j’allais tirer mon épée pour lui abattre la tête, (38) malgré l’alliance qui l’avait uni à ma maison, si mes compagnons ne se fussent tous mis au devant, et ne m’eussent retenu de leurs prières. « Ulysse, me dirent-ils, consentez qu’il demeure ici pour garder le vaisseau, menez-nous sans perdre de temps au palais de la déesse.
[38. Car il était beau-frère d’Ulysse, ayant épousé sa sœur Ctimené.]
Je m’éloigne en même temps du rivage. Euryloque ne demeura point dans le vaisseau, il nous suivit, car il craignit les terribles reproches que je lui aurais fait.
Pendant que j’étais allé chercher mes compagnons, Circé eut grand soin de ceux que j’avais laissés dans son palais. Elle les fit baigner et parfumer d’essences, elle leur donna des tuniques et des manteaux magnifiques, et en arrivant nous les trouvâmes à table. Je ne saurais vous peindre l’entrevue de mes compagnons. Ils s’embrassent, ils se racontent leurs aventures, et leurs récits sont entrecoupés de sanglots, de larmes et de gémissements qui font retentir tout le palais. La déesse s’approche de moi, et me dit : « Généreux Ulysse, faites cesser toutes ces larmes et tous ces sanglots. Je sais tous les maux que vous avez soufferts sur mer, et toutes les cruautés que des hommes inhumains et intraitables ont exercées contre vous sur la terre. Mais présentement, ne pensez qu’à vous réjouir et à faire bonne chère, jusqu’à ce que vos fores et votre courage soient rétablis, et que vous trouviez dans le même état que vous étiez quand vous partîtes d’Ithaque. Le souvenir de toutes vos misères ne sert qu’à vous abattre encore et vous affaiblir, et il vous empêche de goûter les plaisirs et les joies qui se présentent.
Ce sage conseil nous persuada. Nous fûmes là une année entière à faire grande chère et à nous réjouir. Après que les quatre saisons révolues eurent consommé l’année, mes compagnons me firent leur remontrance, et me dirent : « Sage Ulysse, il est temps que vous vous souveniez de votre patrie, si les destinées ont résolu de vous y ramener heureusement.
Je profitai de cet avis. Nous passâmes encore tout ce jour-là à table. Mais après que le soleil fut couché et que la nuit eut couvert la terre de ténèbres, mes compagnons se retirèrent dans leurs appartements pour se coucher. Et moi, me voyant seul près de Circé, je me jette à ses genoux ; elle me donne une audience favorable, et je lui dis : « Grande déesse, après les bons traitements que j’ai reçus de vous, la dernière faveur que je vous demande, c’est de me tenir la promesse que vous m’avez faite de me renvoyer chez moi ; je ne soupire qu’après ma chère patrie, non plus que mes compagnons, qui m’affligent continuellement et me percent le cœur par leurs plaintes dès que je ne suis plus près de vous. »
La déesse me répondit : « Ulysse, il n’est pas juste que vous demeuriez plus longtemps dans mon palais malgré vous. Mais avant que de revenir dans votre patrie, vous avez un autre voyage à faire : (39) il faut que vous descendiez dans le sombre royaume de Pluton et de la redoutable Proserpine, pour y consulter l’âme de Tirésias le Thébain […]. »
[39. Pourquoi faut-il qu’Ulysse descende dans les Enfers pour aller consulter l’âme de Tirésias ? Circé, qui était une déesse, ne pouvait-elle pas lui découvrir tout ce qui le regardait ? Voici sur cela une remarque d’Eustathe qui me paraît très sensée. Circé déclare à Ulysse la nécessité de ce voyage, afin qu’apprenant de la bouche même de Tirésias que la mort lui doit venir de la mer, il soit disposé par là à s’arrêter dans son île à son retour de ce royaume sombre, et à ne pas s’exposer à la mort dont il se verra menacé ; ou s’il ne veut pas demeurer avec elle, qu’il refuse d’ajouter foi aux promesses de Calypso, qui lui promettra l’immortalité. Et elle ne lui découvre pas elle même les maux qui l’attendent, parce qu’elle voit bien qu’il ne la croira pas, et qu’il soupçonnera toujours que c’est l’amour qu’elle a pour lui qui la porte à lui prophétiser ces malheurs pour le retenir. Et cela est assez vraisemblable. Car qu’est-ce que l’amour et la jalousie ne peuvent pas inspirer. Dans le livre suivant, je tâcherai de développer sur quoi est fondée cette fiction de la descente d’Ulysse aux Enfers pour consulter l’âme du prophète. Cette fiction fait ici un très bel effet, en donnant à Homère une occasion très naturelle d’embellir son poème de beaucoup de fables et d’histoires très capables d’instruire et d’amuser ses lecteurs.]

- Met him what ? he asked
- Here, she said. What does that mean ?
He leaned forward and read near her polished thumbnail
- Metempsychosis ?7
James Joyce, Ulysses

2Quel statut accorder aux « remarques » complaisamment fournies par Anne Dacier en marge de sa traduction d’Homère ? Par un biais ou un autre – on dira quelque chose plus loin de leur surprenante hétérogénéité pour un lecteur d’aujourd’hui – elles visent bien à délivrer le commentaire d’un épisode de l’Odyssée, mais avec une ambition très différente de celle qui animerait sans doute un spécialiste d’Homère en ce début du xxie siècle. Ces notes ne s’adossent apparemment pas à une « lecture » univoque de l’épisode, à une ligne de sens qui subsumerait le détail du texte, et ne s’en tiennent pas davantage à de strictes précisions philologiques. Il y a là, pour nous, une déroutante façon de démultiplier les significations sans les hiérarchiser dans un projet d’ensemble, encore qu’une interprétation allégorique et morale se trouve bien « filée » sur quelques remarques ; la fréquence des notes n’a surtout rien de vraiment prévisible : à les prendre l’une après l’autre, on ne saisit pas toujours très bien pourquoi tel détail et non tel autre mérite commentaire, sinon peut-être l’existence d’une tradition – Mme Dacier s’obligeant à se prononcer après d’autres (Eustathe, Strabon, etc.) sur un point qui a déjà fait l’objet de commentaires, ne serait-ce que pour ne pas être prise en défaut d’érudition, pour ne pas laisser perdre d’autres lectures, pour montrer qu’elle a « de la littérature » selon une expression du temps. Il reste que ces « remarques » négligent quantité d’éléments dans l’épisode, et non des moindres dont un interprète avisé ferait sûrement son profit (ainsi de la scène sexuelle, délibérément occultée par Mme Dacier – on aura bien sûr à y revenir).

Homère remarqué

3On n’échappera à cette première impression que si l’on rapporte la pratique de Mme Dacier à celle des « remarqueurs8 ». La définition donnée par le Dictionnaire de Furetière du mot « remarque » est certes des plus générales (« observation qu’on fait d’une chose singulière et notable »), mais les exemples fournis visent tous un usage livresque déterminé : « Les Saints Pères ont fait des remarques sur plusieurs passages de l’Écriture, Vaugelas a fait de belles remarques sur la langue française » ; la définition du verbe correspondant est plus nette encore : remarquer signifie « noter et faire réflexion sur quelque chose qui nous pourra servir dans la suite. Pour profiter de la lecture d’un livre, il en faut remarquer les plus beaux endroits, les plus beaux passages, en faire des extraits ». Le conseil est d’un Régent de Collège: lisez toujours un crayon à la main, relevez les passages que vous copierez dans votre cahier d’excerpta en en délivrant une rapide glose, à toutes fins utiles, c’est-à-dire pour produire vos propres textes en classe de rhétorique ou pour vous forger une règle de conduite dans votre vie quotidienne, et idéalement les deux à la fois. Le maire de Bordeaux ne lisait pas autrement – les Essais eussent pu s’appeler Remarques si Montaigne eût eu commerce avec un seul des livres grecs ou latins de sa bibliothèque. Et La Bruyère, qui fut aussi le traducteur de Théophraste, baptise du terme de « remarques » les petites unités qui composent les chapitres de ses Caractères, en jouant sur le double sens érudit et moral du terme : « Les fautes qu’on remarque en autrui nous doivent servir à régler mieux notre conduite » (Furetière encore) ; « Je consens que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux » (La Bruyère, à la dernière ligne de la préface à ses Caractères). Les passages à remarquer dans un livre sont indifféremment ceux qui sont doués de la plus grande valeur, ceux qui se prêtent le mieux à un réemploi et ceux qui révèlent quelque trait de comportement exemplaire (la culture classique rêvait que ce soit exactement les mêmes).

4Les « remarques » de Mme Dacier, comme celles de Racine un peu plus tôt sur la même épopée d’Homère9, ou celles de Boileau sur le traité de Longin10, ne visent pas le tout du texte qu’elles fragmentent sans scrupule comme c’est la loi du genre : on serait bien en peine de reconstituer à partir d’elles une interprétation d’ensemble ou seulement, s’agissant de celles de Mme Dacier, un résumé fidèle de l’épisode de Circé. Tous trois ont surtout à cœur de défendre la « dignité » du texte grec face aux détracteurs des Anciens – Houdar de La Motte, dans sa traduction de l’Odyssée n’avait pas hésité à édulcorer l’épopée des passages jugés fastidieux, puérils ou indignes d’un lecteur moderne –, pour le confirmer dans son statut de texte exemplaire, sur le plan stylistique comme sur le plan philosophique ou moral, en se vouant au passage, et nonobstant l’affirmation de sa singularité historique, à redire son idéale conformité aux mœurs et besoins d’un lecteur contemporain.


* * *

5S’il faut tenter de hiérarchiser les remarques de Mme Dacier, on distinguera, pour la commodité de l’analyse et en vertu d’un partage dans lequel l’érudite ne se reconnaîtrait sans doute pas, trois grandes rubriques : nombre de remarques peuvent être assimilées sans trop de dommages à de simples notes philologiques (celles dont Boileau disait qu’« il n’y a que les savants qui les lisent ») – elles visent à « expliquer » le texte grec, qu’elles citent scrupuleusement, en justifiant la traduction proposée pour répondre à d’éventuelles critiques érudites ou anticiper une possible confrontation avec une autre traduction. Un autre ensemble de notes relève d’une évaluation que, par un anachronisme également commode, nous dirions esthétique : elles viennent justifier non les choix du traducteur mais ceux du poète, en fonction de normes qui ne sont pas exactement celles qu’on peut imputer à l’Antiquité, mais que Mme Dacier voudrait, on le verra, transhistoriques ou universelles. Une troisième série touche plus ouvertement à une interprétation de l’épisode : ces éléments de commentaire visent à douer le texte d’Homère d’une valeur de vérité, ou plus exactement à circonscrire les différents biais par lesquels le poète grec « dit vrai » aujourd’hui comme hier ; on assiste là à une manifeste diversification des niveaux de sens – Mme Dacier ne s’accommode pas d’une signification unique : le texte ancien est supposé assez riche pour délivrer plusieurs leçons – et partant à une multiplication de ce que nous appellerons, à la suite des travaux de Michel Charles, des « textes possibles11 » ; le « remarquage » consiste ici à faire lever localement, dans la lettre du texte homérique, un autre « texte », une leçon morale qui en constitue la « traduction » herméneutique, selon un protocole allégorique complexe qu’on tentera de détailler.

Le texte idéal

6Les notes philologiques ne nous retiendront pas longuement : Mme Dacier y dit ce qu’elle a compris et ce qu’elle a traduit – ce qu’elle a compris pour traduire comme elle l’a fait ; la justification n’est pas a posteriori : on ne traduit bien que ce que l’on sait pouvoir commenter. Le commentaire précède en quelque façon la traduction, si bien que ces notes que nous lisons comme des suppléments en bas de page sont logiquement antérieures à la version française de l’épisode. Ainsi en va-t-il sans doute de la note (4) : pourquoi la « chasse au cerf » mérite-t-elle une remarque ? Nullement parce qu’il s’agit là du premier quadrupède rencontré sur une île où se produiront bientôt d’étranges métamorphoses animales (ce serait là un réflexe d’interprète), mais parce que la traductrice croit devoir justifier le texte grec que la version française « développe » quelque peu : si Ulysse doit garder une main libre pour s’appuyer sur sa pique, force est de supposer qu’il porte la dépouille du cerf en écharpe autour de son cou. La note (7) revient semblablement au mot à mot : s’il faut ici une note, c’est que le statut du vers n’est pas bien réglé dans le texte grec – l’interrogation est celle d’Ulysse narrateur, et non une adresse du chef à ses compagnons ; la note vient donner une fonction à ce vers en quelque sorte surnuméraire : elle assoit le contraste entre Ulysse et ses compagnons, dans le temps de la narration comme dans celui de l’histoire. Le cas de la note (10) est plus parlant peut-être : Mme Dacier « sauve » mieux qu’Hesychius la cohérence du texte grec (comment le palais « peut-il être dans un lieu élevé et dans une vallée » tout à la fois ?), au prix d’un peu de souplesse dans sa traduction.

7Car les difficultés du texte homérique relèvent parfois de la logique davantage que de la langue : la phronêsis de Politès, sa « prudence » donc, ne fait philologiquement aucun doute (note 12), mais comment Homère peut-il écrire d’abord qu’il est « le plus prudent de la troupe » pour le montrer ensuite entrant dans le palais de Circé avec tous les autres – moins Euryloque, seul vrai prudent dans l’aventure ? On reconnaîtra là un souci constant de commentateur : les remarques accentuent aussi souvent que nécessaire la cohérence de la fable et la logique du récit, quitte à ce que le traducteur s’autorise, au bénéfice de la version française, des interventions ponctuelles sur la lettre du texte grec. Au demeurant, Mme Dacier ne s’interdit pas d’imposer au passage une cohérence qui lui est étrangère, au double sens du terme : voyez la note (30), où le texte grec ne se comprend bien que si l’on sait un peu de latin et si l’on connaît son Horace ; nul doute en revanche qu’un La Motte eût amuï ce que la locution grecque a d’apparemment redondant…

8Pourtant la traductrice n’hésite guère à procéder ailleurs à une athétisation, en privant la version française de cinq vers reconnus comme formulaires (note 32) et réputés affaiblir le registre dramatique de la séquence (comment le poète pourrait-il « s’amuser à rapporter ce qu’on avait servi à ce repas », à détailler à ce point le déroulement protocolaire du repas d’accueil, quand Ulysse se trouve avoir à faire une demande capitale qui seule importe au lecteur, et à la suite de l’épisode ?) Une telle remarque vient révéler que le commentaire comme la traduction passent par la médiation d’un texte « idéal » ; Mme Dacier n’évite pas de dire ce qu’aurait dû être le texte – en fonction de quoi elle produit un autre texte que celui qu’elle prétend simplement rejoindre dans sa traduction. Il faut la croire sur parole : les cinq vers « retranchés » ôtaient par leur présence « une grand beauté à ce passage ». La note philologique est déjà une note esthétique parce qu’on ne traduit bien qu’en fonction d’un ensemble de normes qu’on prête généreusement au poète et qui se trouvent être aussi celles d’un lecteur français du début du xviiie siècle…

Le texte modèle

9Les notes esthétiques sont à l’évidence plus ouvertement en prise sur la « querelle d’Homère » : Mme Dacier montrera que l’épopée ancienne obéit aux mêmes impératifs esthétiques que les textes les plus « modernes » ; elle illustrera la permanence des règles et de la valeur esthétique elle-même – l’universalité du beau ; elle confortera aussi souvent que possible le statut de modèle d’un texte qui fait origine pour toute la littérature occidentale. Qu’on se reporte à la note (3) qui souligne que la « vraisemblance » est bien « ménagée », au prix de l’évocation d’un autre texte possible jugé inférieur sur le plan dramatique : si Ulysse se fût rendu d’emblée au palais de Circé (et en supposant encore, dans cette variante de la fable, que Mercure ait toujours à cœur d’intervenir), le lecteur eût été privé de la métamorphose des compagnons – et la littérature européenne d’un sujet qui, de La Fontaine à Joyce au moins, a su inspirer bien des auteurs. Ici comme ailleurs, Homère a le génie du récit, et l’épisode qui se joue en deux temps, avec le relais d’Euryloque, est dramatiquement plus efficace qu’une plate visite d’Ulysse à la magicienne. Est-il toutefois si sûr que la structure soit celle d’un diptyque ? Au retour du palais, Euryloque délivre à Ulysse une information incomplète, ou plutôt inexacte (qu’a-t-il pu voir s’il est resté à l’extérieur ? – « ils ont tous péri », fait-il savoir…), et c’est l’intervention de Mercure qui est ensuite décisive. En termes structurels : Homère eût pu épargner à Euryloque cet éprouvant aller-retour, le retard de la première troupe suffisant seul à décider Ulysse à se rendre à son tour au palais et Mercure intervenant à son heure…

10Une telle note rappelle que l’épisode épique est le produit d’une négociation entre vraisemblance locale et recours au merveilleux ; pour traiter de la cohérence du récit, on a finalement à décider d’une hiérarchie : qu’a voulu faire Homère ? Où situera-t-on le centre de l’épisode : dans la métamorphose des compagnons, dans le rôle d’Hermès, ou encore dans le face à face entre Ulysse et Circé ? Mme Dacier, par cette simple note, décide d’emblée de l’unité de l’épisode : c’est pour elle la métamorphose des compagnons qui occupe le centre à partir duquel les séquences s’ordonnent et se hiérarchisent ; c’est là une décision herméneutique première : Mme Dacier ne traduit bien que ce qu’elle a déjà ordonné (la langue classique dirait : « affabulé »), et elle n’agence efficacement les séquences qu’en regard d’une leçon dont elle détient déjà le commentaire – la signification morale de la métamorphose qui seule lui importe.

11De telles « remarques » ne visent pas seulement le détail du texte : elles regardent aussi vers l’univers fictif. Ainsi des notes (18) & (37) qui évaluent les deux attitudes successives d’Euryloque en regard des décisions d’Ulysse, en soulignant la justesse d’Homère dans la peinture des « caractères ». Mme Dacier a manifestement a cœur ici de « sauver » le soldat Euryloque qui, dans la première situation, pourrait passer pour plus prudent qu’Ulysse (on le dira « sagement timide », quand le chef est « sagement audacieux », un caractère « relevant » l’autre) – il reste que la traductrice réagit en commentateur à ce qui est bien une tension dans le texte, sans reculer devant le paradoxe (« dans ces occasions, c’est être brave qu’être poltron »). La seconde note accable en revanche le beau-frère, faute de pouvoir justifier autrement son nouveau refus de suivre Ulysse au palais de Circé – et la palinodie du personnage n’appelle du coup aucune remarque (Euryloque « nous suivit, car il craignit les terribles reproches que je lui aurais faits », peut déclarer Ulysse, sans appeler de commentaire…) Ici comme à d’autres moments, faisons l’hypothèse que la lecture de Mme Dacier vient conjurer la pression d’un « texte fantôme » qui hante le détail narratif : un scénario qui verrait un lucide subordonné s’opposer à l’aveuglement d’un chef dont la prudence pourrait être prise en défaut, et dont l’attitude dans l’aventure n’est pas exempte de tout reproche.

12Il est d’autres notes esthétiques encore qui valorisent la mémoire que le lecteur peut avoir de l’ensemble de l’épopée, et donc l’unité de l’œuvre. Les notes (6) & (8) sont de celles-là, qui toutes deux rappellent les épisodes immédiatement précédents (les Lestrygons et les Cyclopes) – dans la seconde, notre mémoire se trouve être en même temps celle d’Ulysse, ce qui ne doit pas surprendre d’une narration homodiégétique.

13Partout le texte homérique est érigé en modèle dont la valeur est de tous les temps : lisant Homère, on apprend aussi à écrire, et les remarques signalent ce que l’on peut imiter aujourd’hui comme hier (l’efficacité dramatique du contraste entre les caractères respectifs de deux protagonistes, par exemple, dont un dramaturge ferait son profit – voyez dans Racine le tandem formé par Oreste et Pylade tout au long d’Andromaque). Voyez encore la note (17) sur les vertus de la parataxe, appuyée de l’autorité de Longin citant Xénophon ; ou la note (35) sur ces « tendres génisses » données par Homère comme comparant aux compagnons pleurant au retour d’Ulysse : « très bon effet » de la comparaison qui ménage une transition de la tristesse à la gaieté, nous dit Mme Dacier. Mais pourquoi la traductrice s’oblige-t-elle ici à une note, sinon parce qu’un lecteur moins révérencieux à l’égard du génie du poète percevrait peut-être une dommageable rupture de ton, qu’aggrave encore l’assimilation d’Ulysse à une vache (« comme de tendres génisses revoyant revenir leurs mères du pâturage… ») – pour ne rien dire de l’herméneute malicieux qui compterait là une métamorphose animale de plus (les compagnons entrés au palais de Circé ont vécu quelques heures « comme des cochons », ceux restés au rivage pleuraient comme des veaux dans le même temps).

14Cependant Mme Dacier renonce parfois à légitimer tel ou tel hiatus perceptible dans le texte. Ainsi de la surprenante allégation du Cyclope dans le second discours d’Euryloque à ceux des compagnons qu’Ulysse prétend conduire en troupe au palais de Circé : la note (36) signale une incohérence manifeste, dûment relevée par la tradition et qu’Eustathe prétendait justifier en attribuant au personnage le désordre du texte (« c’est l’imitation d’un caractère entièrement troublé que de représenter Euryloque parlant avec si peu de raison et de suite » qu’il peut prétendre que le cyclope a procédé naguère à quelque semblable métamorphose) ; la traductrice, qui tenait prête une justification du même ordre, a préféré ici ne pas « laisser ce désordre » dans sa version française, où il n’aurait pas « réussi » aussi bien.

15Il n’y a jamais très loin toutefois de l’évaluation du mérite esthétique d’un texte à son interprétation : nombre de ces notes esthétiques se trouvent déjà engager une interprétation de l’épisode. La note (22) consacrée à l’intervention de Mercure est révélatrice d’une telle ambivalence : le recours au merveilleux s’y trouve justifié par la « vraisemblance » qui est ici le nom que reçoit la leçon reconnue à l’épisode – Ulysse ayant à affronter, avec la voluptueuse Circé, la pire de toutes les épreuves, il ne pouvait guère s’en sortir sans le secours des dieux (en quoi Homère se révèle le plus sage des philosophes). Le détail de la note nous fait ainsi glisser sans heurt du commentaire philologique à l’interprétation allégorique de l’ensemble du passage.

Le texte vrai, ou l’Odyssée moralisée

16Dans les « remarques » que nous dirons maintenant herméneutiques, Mme Dacier se montre soucieuse de garantir la valeur de vérité du texte grec – et non plus seulement sa valeur esthétique – en indiquant aussi souvent que possible son idéale conformité avec les mœurs des destinataires de la traduction, et avec la morale chrétienne. On rappellera ici que, dans la culture classique, l’idée d’une pluralité de significations également « vraies » est couramment admise : les habitudes de lecture des textes anciens héritent de l’exégèse biblique le principe d’un étagement des sens. Un texte, fût-il reconnu comme une « fable », peut ainsi recéler en même temps, et au minimum, une vérité référentielle (historique) et une vérité par figure (allégorique). On lit alors toujours plusieurs textes à la fois, ou concurremment, par des gestes de « débrayage » locaux sur tel ou tel détail du récit – sans trop chercher à subsumer l’ensemble des scènes qui composent l’épisode sous une unique ligne de sens comme le ferait un commentateur moderne en optant pour une interprétation et une seule. À nos yeux et dans les usages académiques du commentaire, la meilleure interprétation est celle qui laisse le moins de passages dans l’ombre, qui parvient à mettre sous une même lumière le plus grand nombre de détails stylistiques, de phénomènes formels ou énonciatifs, de procédés narratifs, etc. ; tel n’est manifestement pas le souci de Mme Dacier, qui veut pouvoir lire plusieurs « vérités » dans ce passage du livre X, autant dire plusieurs textes, quitte à démembrer l’épisode.

17Parmi ces différents textes « à lire » dans l’épopée homérique, et qui sont tous porteurs d’une vérité universelle ou transhistorique, on distinguera à un premier niveau – celui, littéral, d’un texte référentiel – un texte descriptif en prise sur une carte géographique précise. C’est ici la dimension encyclopédique du texte homérique qui est alors mise en valeur. Homère, dont la science universelle, ou polymathie, est encore un article de foi à l’époque d’Anne Dacier est ici géographe autant que poète. L’épopée vaut par ce qu’elle nous apprend du monde, et on la lit comme un texte parfaitement référentiel, selon une tradition qui s’inaugure avec Strabon et se continue encore de nos jours avec J. Cuisenier12, en passant par V. Bérard13, et non plus alors comme une fiction ou une « fable ». Selon une tradition qui remonte fort loin, Mme Dacier veut que l’épisode se déroule en Italie, où existe en effet un mont Circéi « qui est une montagne fort voisine de Formies ». Un mont toutefois ne saurait être décrit comme un espace insulaire ; la note (1) fera de l’île de Circé une « presqu’île ». Il reste cependant que le mont Circéi se situe, hier comme aujourd’hui, à l’ouest de la péninsule italienne : la fin de la note (5) soulignera qu’Ulysse, qui est le premier à dire « qu’il ne sait plus où il est », s’est trompé de chemin dès le départ de Formies… Le texte « réel » se trouve ici plié à un savoir préalable qui est celui de la tradition depuis Strabon au moins – un savoir qui est précisément celui qu’on suppose au texte, dont on lui fait régulièrement crédit, au prix de curieuses contorsions (Ulysse dit nettement avoir « reconnu » une « île fort basse et environnée d’une vaste mer », et la note (6) entérine alors l’affirmation…).

18La généalogie de Circé pose à la commentatrice une difficulté du même ordre. Circé est dite « sœur du sévère Ætès », et donc tante de Médée, autre magicienne célèbre… Mme Dacier admet mal cette filiation « remarquée » par Strabon puis par Eustathe, car elle ne saurait s’accommoder de son statut seulement légendaire : la note (2) vient imposer au texte un souci de « vraisemblance » géographique auquel il résiste manifestement ; puisqu’il y a trop loin de l’extrémité du Pont-Euxin où habitait Médée aux côtes de l’Italie où l’on situe le palais de Circé, et puisqu’on ne peut supposer une erreur ou une négligence d’Homère, on n’hésitera pas à postuler un « mensonge » d’Ulysse aux Phéaciens. Risquant cette hypothèse audacieuse qui fait du récit d’Ulysse une unreliable narration, Mme Dacier ne se sent nullement tenue de filer l’hypothèse, en précisant à quelle intention de l’auteur correspondrait ce possible « mensonge » du narrateur, et ne semble pas voir que le soupçon pourrait gagner de proche en proche tout l’épisode, et au-delà l’ensemble du récit aux Phéaciens, soit une bonne part de l’Odyssée, du chant IX au chant XII. Il y a là pourtant un « texte possible » convoqué au nom d’un souci de cohérence locale, mais tenu en lisière du commentaire… Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que le désir constant de prêter à Homère un discours vrai conduise notre lectrice à postuler, « au passage », un récit mensonger.

19Les autres niveaux signalés par les « remarques » de Mme Dacier relèvent d’une lecture figurale qui s’adonne ouvertement aux délices de l’allégorie. On serait en droit d’attendre sur ce plan une interprétation globale de l’ensemble de l’épisode, qui offre un « décodage » terme à terme des différents motifs et séquences, et qui propose une manière de « tableau d’équivalence » (si Circé est « l’emblème de la volupté » et représente donc la tentation de la chair, Mercure figure le secours des dieux ou la Raison, la Moly l’instruction ou la sagesse reçue des dieux, etc). Or, la lecture allégorique pratiquée par Mme Dacier s’accommode ici encore d’une surprenante pluralisation du texte : reconnaître à l’épisode un sens figuré n’empêche nullement de lire plusieurs textes possibles dans le texte réel. De la note (11) à la note (34), soit de l’arrivée chez Circé des premiers compagnons à leur retour à la forme humaine, les remarques de Mme Dacier forment une série discontinue de « traductions » allégoriques. On essaiera cependant de les lire ici dans leur continuité : comment l’annotatrice nous invite-t-elle à comprendre finalement cette histoire de métamorphose ?

20Le coup d’envoi de la lecture allégorique est donné par la note (11) : pour entendre la leçon de l’épisode, il faut identifier en Circé « l’emblème de la volupté » ; à chaque occurrence du nom propre, on doit pouvoir substituer la valeur allégorique (la Volupté), sans exception ni tension (en principe). Le protocole ainsi introduit devrait s’étendre de proche en proche et terme à terme à tous les autres actants du mythos, cette première équivalence instituant une sorte de tacite tableau à deux colonnes. Telle n’est pas exactement la démarche suivie, comme en témoigne d’emblée la remarque suivante (12). Les lions et les loups qui se comportent comme des animaux domestiques restent, aux yeux de Mme Dacier, des quadrupèdes : l’interprète ne les regarde pas comme des hommes métamorphosés, alors même que le texte les dit sous l’emprise des « funestes drogues » de la magicienne ; si l’on en croit l’helléniste, Homère veut avec eux « faire voir » seulement « que la volupté dompte les animaux les plus féroces » – mais les animaux sont-ils sensibles à la volupté ? Que devient ici le sens figural de l’épisode ? Doit-on expliquer ce curieux amuïssement de l’allégorie par la seule emprise de la tradition (Racine ne juge pas autrement de ces lions et loups dans ses propres « remarques »14) ? Ce qu’il s’agit ici de dire (« Homère veut dire… »), c’est exclusivement la force de la Volupté, qui « domptent » même ceux qui sont apparemment les plus éloignés de ce type de tentation, ou encore que face à la tentation de la volupté, il est illusoire de compter sur ses propres forces seules – ce qui n’oblige apparemment pas à poser que ces animaux figurent des hommes. Si la leçon de l’épisode doit être « le vice métamorphose les hommes en bêtes brutes », l’interprète ne voit pas bien quoi faire d’animaux domestiqués – sauf à ouvrir une tout autre ligne de sens, comme en fait foi la suite de cette même note (12) : « Peut-être même que, par ces lions et ces loups apprivoisés qui gardent la porte du palais de Circé, le poète représente les ministres de ces maisons de débauche qui paraissent doux et polis, et qui dans le fond sont plus féroces et plus dangereux que les lions mêmes ». La leçon avancée ici par hypothèse suppose que soit incidemment établie une autre équivalence : le palais de Circé figurerait donc une « maison de débauche ». A-t-on toujours affaire ici à une lecture allégorique ? Circé ne figure plus là exactement « l’emblème » d’une entité abstraite : dans l’interprétation ainsi ouverte, elle doit logiquement représenter une « courtisane » – une prostituée, ou une mère-maquerelle… On a quitté le protocole allégorique pour le terrain de ce que l’âge classique nomme régulièrement une application, soit l’assujettissement du texte à la description d’une réalité contemporaine du lecteur. Furetière, qui définit le tour réfléchidu verbe « s’appliquer » par « prendre pour soi » (avec cet exemple éloquent : « un homme chiche ne s’applique jamais ce qu’on dit en général contre les avares »), n’ignore pas cet usage des textes : « se dit figurément en choses spirituelles et morales. Il a fort bien appliqué cette histoire, cet exemple, ce passage, cette autorité ». Une telle pratique, que les théoriciens distinguent de la lecture allégorique même si elle partage avec elle le ressort figural, est parfaitement licite dans le cadre d’un usage exemplaire des fictions en général et de l’épopée d’Homère en particulier, nonobstant les libertés prises à l’égard des bienséances…

21La note ne s’en tient toutefois pas là : « Au reste cette aventure d’Ulysse avec Circé n’est pas une pure fiction, mais a un fondement véritable. Circé était une fameuse courtisane qui retint Ulysse chez elle assez longtemps ». On comprend du même coup pourquoi l’épisode devait se dérouler en Italie : non contente d’ajouter l’application à l’allégorie, Mme Dacier ne renonce pas, en dégageant le « fondement véritable » de la fable, à la possibilité d’une lecture historique. L’aventure d’Ulysse chez Circé, ce sera donc tout à la fois la fiction du héros aux prises avec une magicienne, une figure de l’homme soumis à la tentation de la volupté, et, « au reste », l’histoire de l’authentique visite d’Ulysse chez une « fameuse » courtisane italienne…

22Il reste que ces trois niveaux de significations ne se déploient pas toujours de façon uniformément harmonieuse ; qu’il ait existé en Italie un culte de Circé (voyez Cicéron), la chose se conçoit aisément si Circé est une déesse – mais beaucoup moins bien si elle doit être une courtisane italienne : « Ses mœurs corrompus n’empêchèrent pas la postérité de lui accorder les honneurs divins ». Comprenne qui pourra les mœurs de la péninsule : il y a là tout au plus, dans le commentaire de Mme Dacier, une tension entre deux façons pour le texte homérique d’être « vrai » sur un plan historique.

23En allant ainsi d’une remarque à une autre, le lecteur d’aujourd’hui peu familier de ce principe de lecture qui « étage » les significations sans opter pour une interprétation prioritaire, éprouvera bien d’autres difficultés. Jusqu’où doit s’étendre le « décodage » suggéré par Mme Dacier ? En d’autres termes : quels éléments peuvent être reconnus comme délibérément encodés au profit d’une lecture figurale, et lesquels ne sont pas fonctionnels dans un tel protocole ? On peut bien admettre en effet qu’il existe dans le texte homérique des éléments dont le récit a besoin dans son déroulement mais qui n’ont pas de valeur allégorique propre15. Soit la note (13) consacrée au breuvage : « Circé ajoute » à une recette de boisson attestée par ailleurs (voyez l’Iliade) « des drogues enchantées, et il est aisé d’imaginer ce qu’Homère a entendu par là ». Cela va sans dire, mais s’il fallait le dire un peu nettement ? Sur le plan d’une lecture allégorique, une fois posé que Circé est « l’emblème de la volupté », on s’en sortira sans trop mettre à mal les bienséances, par quelque locution abstraite : la volupté ajoute une ivresse à une autre (pour faire des hommes des cochons). Mais quelle peut bien être la valeur de la substance versée dans le breuvage offert aux compagnons dans une application comme dans une lecture historique, où Circé est semblablement une courtisane ? Force nous est d’imaginer ici quelque stimulation sexuelle visuelle qui s’ajoute aux plaisirs gustatifs : un strip-tease peut-être ?

24Le principe d’une lecture allégorique suppose de ne pas prendre le texte à la lettre, sans postuler cependant que tout élément doit s’entendre en figure. Nombre de motifs peuvent être toutefois versés aisément par Mme Dacier au bénéfice de la lecture morale : ainsi de la note (19), qui « remarque » une fois de plus l’attitude d’Euryloque : « Fuyons sans perdre un moment… C’est ce que doit dire courageusement tout homme que l’idée de volupté commence à attaquer » ; ou de l’intervention de Mercure que la note (22), déjà rappelée, met au service d’une interprétation chrétienne de l’épisode, en faisant entendre un écho du credo (« Ne nous soumets pas à la tentation ») ; ou encore de la note (26) consacrée à la Moly :

Le sens caché sous l’allégorie n’est pas difficile à pénétrer, et Eustathe l’a expliqué à merveille. Mercure est la raison, ou même le dieu des sciences, et la plante qui donne pour préservatif et dont la racine est noire et la fleur blanche et douce, parce que les principes de l’instruction sont désagréables et amers, comme Platon le dit fort bien […] Sa fleur est blanche et douce, parce que les fruits de l’instruction sont doux, agréables et nourrissants. Mercure donne cette plante, parce que l’instruction ne peut venir que de Dieu. Mercure ne porte pas avec lui cette plante, mais il la prend dans le lieu même où il est, pour marquer que partout Dieu se trouve, on peut trouver l’instruction et la sagesse pourvu qu’il veuille nous enseigner, et que nous soyons disposés à l’écouter et lui obéir.

25Dont acte. Les éléments résiduels, ceux qui résistent à une telle lecture allégorique sont passés par pertes et profits, on verra bientôt lesquels.

26Mais comment arrêtera-t-on d’abord avec certitude que la lecture allégorique est bien « autorisée » pour cet épisode de l’Odyssée ? Il faut relire la note (23), où l’accent du philologue perce dans la voix de l’interprète qui « remarque » le recours à une comparaison dans le récit d’Euryloque à Ulysse :

[nos compagnons sont] comme des pourceaux dans des étables… Par ce seul mot comme Homère fait voir que cette métamorphose est une allégorie ; les compagnons d’Ulysse ne sont pas changés effectivement en pourceaux, ils ne sont pourceaux que par la vie qu’ils mènent.

27Mais s’il n’y a là qu’une façon de parler, si la métamorphose n’est jamais qu’une métaphore, c’est donc que Circé n’est nullement une magicienne, mais seulement une courtisane ? On ne peut entendre cette surprenante déclaration de Mme Dacier sans reconnaître qu’elle se livre à deux opérations en même temps, en dotant l’épisode de deux significations qu’elle est tentée ici d’afficher comme compatibles ou « surperposables » ; l’épisode « dirait » à la fois que la volupté métamorphose les hommes (les fait changer de vie) et que Circé est (historiquement) une courtisane – dans les deux cas, nul besoin de sortilèges (ils sont la part de la fiction). En d’autres termes : Mme Dacier nous dévoile le sens seulement allégorique d’une métamorphose qui voile encore une scène littérale (le héros se risquant dans une « maison de débauches » – Ulysse au bordel).

28Le moins qu’on puisse dire est que la suite de l’épisode résiste à pareil traitement, mais Mme Dacier ne s’en alarme guère ; elle est encline, face à tout dysfonctionnement, à suspecter le texte plutôt que son interprétation. La note (15) en témoigne :

[…enfin tout le corps de véritables pourceaux, mais leur esprit était encore entier comme auparavant…]C’est-à-dire, qu’ils étaient vautrés dans l’ordure comme de véritables pourceaux, qu’ils avaient abandonné leur corps à la débauche, mais que leur esprit n’était absolument pas changé. Cependant il est certain que l’esprit ne demeure pas entier à ceux qui s’abandonnent au vice.

29Mme Dacier en tient pour la comparaison (les compagnons sont « comme » des cochons), mais elle ne sait pas mieux expliquer « cependant » la valeur allégorique de ce qu’allègue ici, en toutes lettres, le texte homérique… Partisan de la même lecture, ou héritier de la même tradition, Racine est confrontée à une difficulté identique dans sa lecture « privée » du passage, occasion pour lui d’afficher un évident scepticisme qu’interdit à Mme Dacier le statut public de ses remarques :

Ceux qui se sont mêlés d’expliquer les fables ont dit que cette métamorphose des compagnons d’Ulysse en cochons signifiait que ces gens-là, s’étant abandonnés au vin et à la bonne chère, étaient devenus comme des cochons. Cependant cela ne revient pas bien au sens d’Homère, qui dit que leur esprit était aussi entier qu’auparavant ; car il est bien certain que l’ivrognerie gâtent l’esprit tout le premier ; et on peut dire des gens qui y sont adonnés que ce sont des cochons sous la figure humaine, au lieu que ceux-ci étaient des hommes sous la figure des cochons16.

30La note (16) est l’occasion d’affronter une contradiction qui met à nouveau en jeu le choix entre lecture figurale (les compagnons se conduisent comme des cochons) et littérale (ils sont des cochons). Quand elle écrit : « voilà le sort malheureux de ceux qui vivent dans la débauche, leur nourriture n’est plus que la nourriture des pourceaux », Mme Dacier profère en effet un énoncé complexe en ce qu’il met sur le même plan le résultat de son interprétation (le sort des débauchés imagé par Homère) et une paraphrase littérale où elle ne déchiffre pas l’allégorie (leur nourriture est celle des pourceaux). À première lecture, on a tendance à traduire la deuxième partie de l’énoncé pour le rendre plus cohérent : ceux qui vivent dans la débauche mangent une nourriture de pourceau, c’est-à-dire que les débauchés ne retirent de leur vile conduite que bassesse et abjection. Mais Mme Dacier ne s’embarrasse pas d’un tel effort d’harmonisation. Elle prend plutôt avantage de sa formulation littérale pour revenir à la lettre du texte homérique, à présent considéré comme une reformulation du mythe de la métempsychose. Il y a là un double coup de force : en premier lieu, Homère ne parle pas littéralement dans ce texte de métempsychose, et c’est faire violence à la lettre de son texte que d’y voir un propos sur la réincarnation – à moins de considérer (ce que ne fait pas Mme Dacier) qu’il figure la métempsychose : certes le pseudo-Porphyre17 a vu dans ce passage une figure de la métempsychose, mais une figure seulement, alors qu’il est presque dit ici qu’Homère parle littéralement de la réincarnation ; en deuxième lieu, en lisant soudainement le texte comme un récit sur la métempsychose, la commentatrice entre en contradiction avec son propos précédent où elle nous disait que les compagnons sont comme des cochons : s’il y a métempsychose, c’est qu’en effet ils sont des cochons au sens propre (si l’on peut dire). Ici encore, ce n’est pas une interprétation totalisante et cohérente, mais des interprétations locales que cherche à « arrêter » Mme Dacier. À trop « filer » les lignes de sens ainsi produites, et à prétendre faire flèche herméneutique de tout le petit bois textuel, on verra bientôt à quel curieux résultat on parvient…

31L’existence d’un élément résiduel ou d’une locution homérique impossibles à assimiler par l’interprétation proposée n’oblige donc nullement, dans la perspective du « remarqueur » classique, à renoncer au principe d’explication – lequel peut bien de temps à autre commander les choix de traduction : ainsi de l’expression « peut-être est-il encore temps de nous dérober au danger qui nous menace (20) et d’éviter ce funeste jour » que la traductrice ne s’est pas résolue à regarder comme redondante : « j’ai voulu conserver cette expression qui est précieuse et d’un grand sens. Il n’y a point de jour plus funeste que celui où l’on succombe à la volupté ».

32La ligne de plus forte résistance du texte à un tel traitement tient, on le conçoit aisément, dans la scène de proposition sexuelle – d’abord prédite à Ulysse par Mercure avec toute l’autorité qu’on doit reconnaître à un dieu : « …elle vous offrira sa couche, et gardez-vous bien de la refuser afin qu’elle délivre vos compagnons… » ; « voilà un malheureux conseil pour un dieu », en effet (note 24), et plus encore si ce dieu doit être l’emblème de la Raison, ou la Moly une figure de la grâce… Mme Dacier est tentée de faire prévaloir ici, par exception, l’argument relativiste (autres temps, autres mœurs) : « Mais il ne faut pas juger de ces temps-là par les nôtres, où l’Évangile a porté partout sa lumière et fait voir la nécessité indispensable de la pureté. Dans ces temps-là, ces commerces qui sont aujourd’hui si odieux, étaient non seulement soufferts parmi les païens, mais encore permis, et même loués […]. » À trop souligner l’écart culturel, l’helléniste ferait cependant le jeu des Modernes, et prêterait le flanc à « l’impertinence d’un malheureux critique, qui [l’]a accusée d’avoir introduit le vice dans les maisons, en y introduisant une traduction française d’Homère ». Mieux vaut donc parier sur les pouvoirs lénifiants de l’allégorie – ou ceux de la casuistique :

Mais, dira-t-on ici, Ulysse consentant à la passion de Circé ne fait que ce qu’on fait ses compagnons. Où est donc la différence, et où est donc l’utilité du préservatif ? Les compagnons d’Ulysse se sont livrés à cette volupté pour assouvir leur passion brutale ; ils sont possédés par Circé, et ils croupissent dans cette ordure ; mais Ulysse fortifié par ce préservatif, ne se livre qu’avec quelque sorte de sagesse pour délivrer ses compagnons et pour obtenir les secours qui lui sont nécessaires ; il possède Circé et n’en est point possédé ; il ne boit pas en insensé comme ses compagnons ; il ne cherche point à assouvir une passion brutale, il a un but qui excuse sa complaisance et qui, selon ces temps de ténèbres, la rend même glorieuse pour lui.

33Ulysse agit mal dans l’absolu, mais il est moralement protégé par la grâce reçue qui le « préserve » de ce que la situation a d’abject, et en outre, il est juste dans la fin qu’il vise – laquelle justifie les moyens. La casuistique ainsi déployée achèverait toutefois de nous persuader que, pour la leçon proposée (on doit résister aux sirènes de la volupté avec le secours de la raison qui est en nous une étincelle divine), Euryloque ferait un bien meilleur candidat qu’Ulysse…

34Voyez encore la remarque (29) qui indexe un moment où l’on passe bien prêt de l’autre cène :« Je pris la coupe de ses mains et je bus, mais elle n’eut pas l’effet qu’elle en attendait » : « Ulysse boit la coupe, mais ne la boit pas en fou et en étourdi comme ses compagnons », on est prié de le croire, « il la boit après s’être muni du contrepoison, et qui le met en état de résister à tous les charmes de son ennemie ». Circé, décidément, ne l’a pas eu. La pureté du héros est préservée – mais peut-on dire pour autant qu’il incarne l’homme qui résiste à la tentation avec l’aide de Dieu ?

35Car Ulysse a bien finalement, comme le voulait Mercure, « consenti à ce [que la magicienne] demandait de [lui] ». Mme Dacier préfère ici annoter la seule formule du serment de la déesse, et souligner qu’il est « sans équivoque » (note 30) : Circé y aura au moins mis les formes… Ulysse est monté au lit très beau [epibas perikalleos eunês] de la magicienne ; le texte français ne le dit pas explicitement, mais la note (33), qui souligne la tristesse du héros au saut du lit, ne peut éviter de reconnaître qu’Ulysse a eu « commerce » avec Circé – fût-ce en ménageant encore une bienséante ellipse dans cette manière de sommaire :

Mais je n’étais guère en état de lui obéir [en mangeant], j’avais bien d’autres pensées, (33) car mon cœur ne me présageait que des maux.
Voilà la sagesse et la prudence d’Ulysse, après tout ce que Circé fait pour lui plaire et le bien traiter, après le serment qu’elle lui a fait, il est encore triste, et son cœur ne lui présage que des maux, un homme sage ne se croit jamais en sûreté dans une maison comme celle de Circé. Et d’ailleurs ce pressentiment, qui causait sa tristesse, n’était que trop fondé ; car le commerce qu’Ulysse eut avec cette courtisane fut très malheureux pour lui, puisqu’il en eut un fils nommé Télégonus, qui le tua sans le connaître.

36L’existence d’une tradition18 qui veut que cette union, et l’Odyssée avec elle, aient eu « des suites » (si l’on ose dire), interdit de lire la scène sexuelle pour autre chose qu’elle-même. Et il faut ici à Mme Dacier une bonne dose de mauvaise foi pour attester la « sagesse et la prudence d’Ulysse » en la circonstance – l’interprétation s’accommoderait mieux d’un remords que du pressentiment inscrit dans la lettre du texte. Post coïtum animal triste.

Des cochons et des hommes

37Que retenir du parcours, et de nos quelques remarques sur les remarques de Mme Dacier ? Pour un lecteur moderne, leur discontinuité favorise la poursuite de deux lignes de sens de statut bien distinct.

38Homère a d’abord « voulu faire voir » en figure que « le vice métamorphose les hommes en bêtes brutes » : la première interprétation tient dans une « classique » interprétation allégorique et morale (Circé « est l’emblème de la Volupté »), héritée apparemment d’Eustathe, et qu’on voudrait compatible avec le christianisme – non sans quelques tensions (le « malheureux conseil » de Mercure notamment) ou paradoxes (Ulysse plus sage qu’Euryloque), au prix de quelques silences ou embarras (comment comprendre que les compagnons adonnés au vice gardent tout leur esprit ?), et à la faveur en outre d’une douteuse casuistique (Ulysse entre au lit de Circé, mais ce ne fut pas une partie de plaisirs…).

39Autrement plus déroutante, la seconde conjugue une lecture historique (Ulysse « retenu » chez une courtisane italienne), en prise tout à la fois sur une tradition qui lit l’Odyssée comme un manuel de géographie, quitte à s’accommoder des incohérences référentielles (l’île de Circé, c’est le mont Circéi), et une « application » dont le principe est pour le moins curieux (s’il s’agit de dissuader le lecteur de fréquenter les « maisons de débauche », mieux vaudrait entériner les conseils d’Euryloque – le courage est dans la fuite – plutôt que l’attitude d’Ulysse, dont on peine décidément à penser qu’il offre ici un exemple de sagesse).

40Dans le déploiement de ces deux « scénarios » (l’homme confronté à la volupté, Ulysse au bordel), le texte « réel » se perd bien souvent : aucun des deux ne requiert vraiment de Circé qu’elle soit une magicienne en même temps qu’une déesse, et la métamorphose des compagnons s’entend d’un côté comme de l’autre comme une simple comparaison (ils se comportent « comme des cochons »).

41Dans le détail, on l’a suggéré chemin faisant, les choses sont autrement plus complexes : on doit distinguer quatre « textes » au moins, et trois façons pour le texte homérique de « dire vrai » à qui ne se satisfait pas d’une pure fiction et prétend tirer profit de sa lecture. Les premiers éléments – les données constitutives de la fable – se laissent aisément ranger dans un tableau, c’est-à-dire décoder terme à terme ; les choses se gâtent ensuite, lorsqu’on cherche à intégrer les ressorts mêmes de l’intrigue et les séquences de l’épisode. Redisons que Mme Dacier ne souscrirait certes pas à l’ambition systématique que pareil tableau prête à ses remarques : il reste que ses notes détachées engagent plusieurs dynamiques herméneutiques qu’il est toujours loisible de faire fonctionner « à plein » (on a placé entre crochets les termes absents des notes de Mme Dacier mais dont la restitution relève de la logique de l’interprétation, et appelé par de petites capitales quelques nouvelles remarques de notre part) :

Fable

Ulysse dans l’île de Circé

Sens allégorique

L’homme confronté à la volupté

Sens historique

Ulysse au bordel

Application

L’homme tenté par la luxure

Le personnage d’Ulysse

l’Homme

Ulysse (personne)

le lecteur

L’île d’Ææe (Méditerranée)

le monde ici-bas

Mont Circéi (Italie)

une ville contemporaine

Circé déesse et magicienne

la Volupté

courtisane/déesse italienne (a)

[une prostituée]

le palais de Circé

un lieu de plaisir

Maison de débauche

[une maison de passe]

lions et loups aux portes

les plus résistants assujettis

 [maquereaux]

ministres [portiers rabatteurs]

breuvage traditionnel

plaisirs de la table

[alcool]

[alcool]

drogues enchantées

[ivresse de la volupté] (b)

 [ivresse de la volupté] (b)

[ivresse de la volupté]

verge magique

ø (c)

ø (c)

ø

compagnons métamorphosés

hommes devenus bêtes brutes

compagnons débauchés

les habitués des lieux

esprit intact dans les animaux

Métempsychose (D)

ø

ø

glands & gousses

[dépravation du goût]

[altération des habitudes]

ø

désir de fuite d’Euryloque

fuir toute tentation

erreur de jugement (e)

ø

intervention de Mercure

le secours des dieux

[secours divin (f)]

[la Providence]

Mercure

la Raison

[la Raison (f)]

ø

contrepoison : la Moly

la sagesse reçue de Dieu

[la sagesse d’Ulysse (f)]

ø

Ulysse acceptant

l’homme à l’écoute de Dieu

[Ulysse confiant en raison (f)]

ø

Ulysse buvant la coupe

[boisson raisonnable (g)]

[boisson raisonnable (g)]

ø

scène sexuelle

« sacrifice » au profit des compagnons

*conception de Télégonus

ø

tristesse & pressentiments

[inquiétude (h)]

tristesse & pressentiments

ø

compagnons plus beaux & plus beaux

la vertu comme jeunesse (i)

compagnons arrachés à la débauche

ø

42
(a) La tension est relevée par la note (11), comme on l’a dit, mais sans être réglée.
(b) « Il est aisé d’imaginer ce qu’Homère a entendu par là »… Nous avons suppléé : la volupté ajoute une ivresse à une autre.
(c) La remarque (14) ne risque aucune interprétation de l’objet, et note sobrement : « la verge était l’instrument nécessaire pour tous les enchantements et pour toutes les opérations miraculeuses », et comme on l’a vu, la lecture allégorique comme la lecture historique annulent par principe le merveilleux. On ne se contentera pas d’imputer cet élément au paganisme d’Homère : le merveilleux biblique étant la seule espèce culturellement admise, il suffit d’assimiler la verge au bâton de Moïse (« On ne peut pas douter que les païens n’aient tiré toutes ces idées de l’histoire de Moïse »)19.(d) À condition d’admettre que la métempsychose est ici figurée, et non seulement dite littéralement : on a vu que Madame Dacier ne va pas jusqu’à dire explicitement que le texte d’Homère figure la métempsychose.
(e) La note (14), pour ne pas avoir à souligner une imprudence d’Ulysse, lui impute une erreur d’appréciation : « Comme Ulysse n’a pas vu ce qu’Euryloque a vu, il croit que c’est par lâcheté qu’il refuse de le suivre » – ce qui nous vaut une autre leçon de morale : « Et voilà comme on juge souvent très mal des actions des hommes, parce qu’on n’en connaît pas les motifs ». Voir aussi la note (18)
(f) La remarque (22) reconnaît dans l’intervention de Mercure le biais par lequel « Homère ménage la vraisemblance de sa fiction », mais si le poète a voulu enseigner par là que « les hommes ne peuvent tirer leur force que du secours des dieux », ou plus exactement de la raison reçue de Dieu, on doit supposer qu’il n’en est pas allé autrement pour Ulysse dans « l’anecdote » historique. Un païen peut-il recevoir la grâce ? Mme Dacier ne tient manifestement pas à en débattre…
(g) Il faut ici, à l’invitation de la note (29) imaginer une antithèse à l’attitude des compagnons qui ont eu bu « en fou[s] et en étourdi[s] : Ulysse « boit après s’être muni du contrepoison dont il avait besoin, et qui le met en état de résister à tous les charmes de son ennemie » (comme on le sait, charmes a dans la langue classique le seul sens de sortilèges)20.
(h) Note (33) : « Un homme sage ne se croit jamais en sûreté dans une maison comme celle de Circé », c’est-à-dire dans un lieu de plaisirs (valeur allégorique) ou une maison de débauche (valeur historique).
(i) Note (34), empruntée à Eustathe : « changement admirable qui se fait dans ceux qui quittent le vice pour embrasser la vertu. La joie de se voir délivrés des maux qui accompagnent toujours les vicieux, et en possession des biens que la vertu prodigue à ceux qui la suivent, les rajeunit et les fait paraître tout autres ». – La Fontaine ne partageait apparemment pas cette conviction : ses « Compagnons d’Ulysse » (xii, 1), on s’en souvient peut-être, refusent tour à tour de revenir à la forme humaine (« Je ne veux point changer d’état »).


* * *

43Peut-être est-il temps de se demander, non plus ce qu’Homère « a voulu dire » selon sa traductrice, mais ce que Mme Dacier elle-même veut lire dans l’épisode, c’est-à-dire aussi ce qu’elle serait prête à écrire s’il s’agissait pour elle de produire une Odyssée contemporaine – on n’ose dire « moderne », mais à tenter de lire l’Odyssée au présent pour appuyer la thèse qu’Homère est de tous les temps, cette partisane des Anciens n’est pas loin d’affabuler son propre texte…. Peut-être est-il temps aussi de faire une place à un fantasme de lectrice : le fantasme d’un homme qui se rendrait au bordel, mais non pas exactement pour « consommer » – avec quelles intentions alors, et que pourrait-il y trouver ?

44Il se trouve que la réponse à cette question, ou le détail de ce fantasme, ont déjà été écrits, mais dans un tout autre livre — et par un auteur qui n’avait sans doute pas lu Anne Dacier, mais qui, comme elle, avait lu Homère. La scène se passe à Dublin, dans le quartier des bordels : un homme qui a oublié, et le déplore, « son talisman », sans moly donc, se retrouve face à une mère maquerelle qui, en un étrange rituel sado masochiste le traite comme un porc, l’excitant mais pas suffisamment pour qu’il puisse l’honorer… De fait Leopold Bloom dans l’épisode « Circé » de Ulysses ne couche pas avec Bella Cohen, phallique prostitué(e) qui devine pourtant bien vite son goût pour les cochonneries21… Quand on sait l’importance que revêt la métempsychose, le mot sinon la chose, dans Ulysses22, et que l’on se souvient que Leopold Bloom est à la fois métamorphosé en cochon dans l’épisode de Circé, du moins sur un mode hallucinatoire, tout en se comportant en voluptueux, c’est-à-dire comme un cochon, que l’on peut donc à la fois, selon Joyce, être un cochon et se conduire comme un cochon, on se dit que décidément Joyce semble développer ce que Madame Dacier a lu.

45Il se pourrait ainsi qu’un Irlandais du xxe siècle ait écrit pour nous le texte possible qui hantait une lectrice française du début du xviiie. Nul besoin ici que l’hypothèse se voit « autorisée » par les innombrables lectures que l’on peut prêter à Joyce, lequel n’a sans doute pas ouvert l’édition annotée de Mme Dacier23. Il suffit sans doute de constater que deux lecteurs de l’Odyssée ont, à deux siècles d’intervalles, fait « lever » le même texte jusque-là enfoui dans la lettre du texte homérique. Il convient surtout de reconnaître le lien surprenant qui unit le romancier et la lectrice savante. Le commentaire de Madame Dacier n’appelait pas seulement de nouvelles notes savantes, plus d’érudition et de grammaire, mais aussi, quelque part à Trieste ou Paris, l’art d’un romancier irlandais. De l’érudition philologique à la création proprement poétique, la distance n’était peut-être pas si grande.

461  Cette traduction entamée et diffusée dès 1699, paraît en 1711 : A. Dacier, L’Iliade d’Homère traduite en français avec des remarques, Paris, Rigaud, 1711.

473  A. Houdar de la Motte, L’Iliade poème avec un discours sur Homère, Paris, Grégoire Dupuis.