Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2019
Janvier 2019 (volume 20, numéro 1)
titre article
Benjamin Bouchard

Et au milieu coule une fontaine. La conjointure du Chevalier au lion

Michel Charles, Composition, Paris : Seuil, coll. « Poétique », 2018, 470 p., EAN 9782021332117.

1Charles (Michel)Le hasard fait bien les choses. Dans son premier ouvrage, le premier de nos grands romanciers définit son travail d’écrivain comme un art de la « conjointure1 ». Dans son dernier essai, le dernier de nos grands poéticiens considère la composition comme « le tout de l’analyse des textes2 ». Il n’est pas question de Chrétien de Troyes dans l’essai de Michel Charles ni — précisons-le à notre époque friande de paradoxes critiques — de Michel Charles dans les romans de Chrétien de Troyes. Pourtant l’un et l’autre ne cessent de se rencontrer.

2Mot rare et un peu mystérieux, conjointure emporte bien sûr avec lui l’idée d’assemblage, mais peut aussi bien désigner sous la plume de Chrétien « le tout » de l’œuvre, c'est-à-dire à la fois son architecture et ce que l’on appelle couramment son style. Dans Composition, Michel Charles fait bien plus que prolonger la réflexion rhétorique sur la dispositio, il propose une méthode pour approcher la substance même de l’œuvre littéraire. Le lecteur en prend obscurément conscience au fil des pages, et le « Post-scriptum » ne doit lui laisser aucun doute : il n’y est pas question de style, notion trop chargée d’histoire et susceptible de malentendus,mais une métaphore revient avec insistance, celle de la touche du peintre, dont Michel Charles rappelle qu’elle n’est pas un pur échantillon de couleur, « un détail du tableau », mais qu’elle est « d’un autre ordre »3 — « un volume, une lumière, un mouvement4 » :

Chez Chardin, la matière picturale palpite et brouille les lignes et, si l’on allait du côté de Vermeer, on verrait les grains de couleur et de lumière menacer et enchanter le motif. À quels mondes appartiennent cette matière, ces grains de lumière ? De même, quand le texte, chez Proust, se creuse, se resserre et se dilate, quand, chez Stendhal, il risque de se vaporiser en dentelles légères, à quels mondes appartiennent cette pulsation, ces dentelles ? Ce que l’on observe dans la lecture de près est la manière dont se combinent les énoncés, on y perçoit la trace d’un mouvement, d’un écart, d’un élan, et l’on peut s’essayer à en dessiner la figure. C’est en quelque sorte le substratum formel de l’œuvre lisible. Nous y sommes enfin5.

3Chrétien peut à bon droit être considéré comme le père ou l’inventeur du roman. Michel Charles choisit de mettre à l’épreuve ses instruments d’analyse sur des œuvres romanesques, justement en raison de la difficulté particulière qu’elles offrent et qui tient « à [leur] absence quasi totale de régulation6 » :

[Le roman] mêle des matériaux hétérogènes : des récits, bien souvent multiples et plus ou moins hiérarchisés, des discours sur tous les sujets, des descriptions de toutes sortes. Il n’a aucune limite de longueur ni d’amplitude. On a le sentiment qu’il peut tout se permettre et n’offre aucune prise, le premier point aggravant le second. En particulier, s’agissant de la composition, nous n’avons pas apparemment cette merveilleuse concurrence de structures vite repérables qui, par exemple, fait tout le plaisir de l’analyse du poème : sémantiquement, c’est ainsi ; syntaxiquement, c’est autrement ; prosodiquement, c’est encore autrement, et l’on manœuvre dans l’enchevêtrement de structures relativement bien dessinées. A priori, rien de tel pour le roman. Enfin, sa longueur même empêche qu’on en puisse avoir aisément une vue surplombante et qu’on saisisse une configuration stable7.

4Ces traits sont d’une certaine manière exacerbés chez Chrétien de Troyes, non seulement parce que le texte, quoiqu’il soit en vers, est d’une seule coulée et ne présente ni paragraphe ni chapitre, mais parce que le genre romanesque est en quelque sorte en train de naître et de s’inventer et ne saurait donc s’appuyer sur une poétique, même implicite, du roman.

5Chrétien de Troyes est sans contexte un maître sinon le créateur du roman d’aventure, qui sait nous conduire dans des errances merveilleuses à l’amble doux des palefrois ou au grand galop des coursiers. Cette image de la lecture et de l’analyse comme une aventure est l’une des plus prégnantes et des plus suggestives dans l’essai de Michel Charles : « cavalcade », « chevauchée », « traversée des grands espaces », « itinéraires un peu compliqués8 », lit-on dans l’« Avertissement » ; et dans le « Post-scriptum », cette formule : « le prix de l’aventure9 ». Nous y sommes enfin.

6De manière plus souterraine, je crois que Michel Charles et Chrétien de Troyes partagent un même esprit, mélange d’humour subtil, de profondeur discrète et de liberté grande. Bref, on l’aura compris, voilà une rencontre de hasard qui ressemble de bien près à une nécessité.

7Or nécessité fait loi. Je vais donc appliquer la méthode d’analyse élaborée par Michel Charles à l’un des romans de Chrétien. Ce sera Le Chevalier au lion. Bien sûr mon choix comporte une part d’arbitraire et s’explique d’abord par une préférence secrète. Je dirai cependant que cette œuvre présente, vu le sujet qui nous occupe, un intérêt particulier. L’on ne peut manquer d’éprouver en lisant Yvain le sentiment d’une riche et puissante architecture, impression que ni Érec ni Cligès, les deux premiers romans, n’offrent à ce degré d’intensité. Et parmi les trois œuvres de la maturité, Le Chevalier au lion est la seule qui soit achevée, la rédaction du Chevalier de la charrette ayant été abandonnée pour de mystérieuses raisons, et la mort ayant interrompu brusquement Le Conte du Graal.

8Je n’utiliserai pas tous les instruments mis au point par Michel Charles. Je voudrais surtout illustrer l’idée fondamentale que le texte est un réseau à géométrie variable. « Réseau » parce qu’il est une collection d’énoncés entre lesquels au fil des pages le lecteur établit des connexions, qu’il hiérarchise, soulignant les uns, estompant les autres, qu’il reconfigure aussi parfois : processus ou promenade au terme desquels il produit son texte ou, comme on le dit communément, sa lecture. « À géométrie variable » car le réseau est parfois formé des énoncés non de l’œuvre entière mais d’une seule séquence ou parce qu’à l’inverse il s’étend jusqu’à inclure d’autres textes ou fragments textuels présents dans la bibliothèque imaginaire du lecteur.

Nous n’avons aucune raison de cantonner le réseau dans un espace de dimension moyenne, ni de penser qu’il ne peut être que l’ensemble des textes que l’on construit à partir de ce qu’il est convenu d’appeler une œuvre. [...] toute séquence textuelle, brève ou longue, fonctionne, dans la dynamique de la lecture, comme un réseau [...]. J’ajoute pour faire bonne mesure, que l’on peut aussi remonter plus loin en amont et considérer que l’ensemble des textes d’une bibliothèque constitue un réseau [...] dès lors qu’un lecteur évoluant dans cette bibliothèque établit des connexions de livre à livre, de texte à texte, d’énoncé à énoncé [...] loin des « œuvres » verrouillées, enchaînées et rangées par l’histoire littéraire. [...] C’est pourquoi dans l’analyse, on pourra sans dommage se situer à un niveau, poser qu’on a affaire à un réseau de textes possibles et, en quelque sorte, stabiliser le processus10.

9Je procéderai en élargissant progressivement le réseau construit avec Le Chevalier au lion, en examinant d’abord la longue ouverturedu roman, puis en embrassant la totalité de l’œuvre avant de solliciter d’autres textes et d’autres genres.

1. Un fois trois

10Tandis que les autres romans de Chrétien s’ouvrent par un prologue, qui donne notamment le nom du héros, Le Chevalier au lion débute in medias res. Un jour de Pentecôte, à la Cour du roi Arthur, les chevaliers de la Table Ronde sont réunis. Quelques-uns sont nommés :

Dodinel et Sagremor,

Keu et monseigneur Gauvain ;

il y avait aussi, tout près, monseigneur Yvain

et, avec eux, Calogrenant,

un chevalier très avenant,

qui avait commencé, à ce moment, un récit,

non pas à son honneur, mais à sa honte11.

11La figure de Calogrenant est immédiatement mise en valeur : je peux à bon droit me dire qu’il sera le héros. Il raconte en effet ce qui lui arriva six années plus tôt. Il cherchait aventure dans la forêt de Brocéliande. Le soir venu, il trouve l’hospitalité chez un vavasseur dont la charmante fille l’entretient courtoisement. Il repart le lendemain et rencontre le gardien d’un troupeau de taureaux, être à la physionomie plus monstrueuse qu’humaine. Ce dernier lui indique une possible aventure : non loin de là se trouve une fontaine merveilleuse ; il la lui décrit et ajoute que celui qui y puise de l’eau et la verse sur le perron déclenche immédiatement une tempête effroyable. Calogrenant court jusqu’au lieu enchanté, en contemple la beauté et déclenche la tempête. Un chevalier surgit du bois, charge Calogrenant et le désarçonne ; puis il s’empare de son cheval et le laisse humilié. Calogrenant revient sur ses pas en passant à nouveau par le château du vavasseur, qui le félicite d’être revenu car

aucun homme ne s’était jamais échappé

de l’endroit d’où j’étais revenu,

sans être saisi et emprisonné12.

12Fin de l’histoire. À ce moment le narrateur extradiégétique reprend la parole et c’est Yvain qui occupe le devant de la scène : nous avons fait fausse route en prenant Calogrenant pour le héros du roman ; ce sera Yvain, mais rien ne le laissait présager. Ce changement de protagoniste est un peu déroutant. Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de nos surprises, non tant parce que le roman nous réserve encore de belles aventures, mais au contraire parce qu’il ne nous propose rien de nouveau pour l’instant. Yvain décide en effet d’aller venger l’honneur bafoué de son cousin. Il est si impatient qu’il refait mentalement le trajet de Calogrenant :

[il] veut être là avant trois jours,

en Brocéliande, et il poursuivra sa quête,

s’il peut, jusqu’à ce qu’il trouve

l’étroit sentier tout buissonneux

[...]

et la lande, et le château fort,

et le divertissement et l’agrément

de la courtoise demoiselle,

qui est si gracieuse et si belle ;

et, avec sa fille, l’homme de bien

[...]

Puis il verra les taureaux dans le lieu défriché,

et le grand rustre qui les garde.

[...]

Puis il verra, si cela se peut, le perron

et la fontaine et le bassin

[...]

ensuite il fera venir la pluie et le vent13.

13Nous savons déjà tout cela, nous venons de le lire et, comme si cela ne suffisait pas, nous allons le lire une troisième fois ! Yvain quitte en effet la Cour, et voilà que tout recommence :

il chemina [...]

jusqu’au moment où il vit le sentier étroit

plein de ronces et de ténèbres.

[...]

Il chevaucha donc au plus vite,

car rien ne lui importe, sinon son désir de voir

le pin qui ombrage la fontaine,

et le perron et l’orage

[...].

La nuit il eut, soyez en certains [nous goûtons l’ironie de ce vers...]

un logis tel qu’il lui convenait,

car il trouva beaucoup plus de bienveillance et d’honneur

dans le vavasseur

qu’on ne le lui avait laissé entendre.

Et de même, chez la jeune fille, il vit

cent fois plus de sagesse et de beauté

que ne l’avait conté Calogrenant

[...].

Il arriva le lendemain aux champs défrichés,

et il vit les taureaux et le rustre,

qui lui indiqua le chemin.

Cependant il se signa plus de cent fois

de l’étonnement qu’il éprouva

en voyant comment Nature avait su produire

une œuvre aussi laide et aussi hideuse.

Puis il se dirigea jusqu’à la fontaine

et il vit tout ce qu’il voulait voir.

[...] il fit le temps attendu14.

14À partir du combat, les aventures d’Yvain commencent à différer de celles de Calogrenant. « Il était temps », se dira le lecteur, impatient de passer à autre chose de nouveau.

15Pourquoi répéter trois fois peu ou prou le même récit ? Écartons tout de suite l’hypothèse de la maladresse ou d’un art primitif encore à ses balbutiements : pas davantage que Flaubert ou Proust, Chrétien n’a besoin de notre indulgence narquoise. En réalité bien des choses se sont passées à la faveur de cette répétition, même si ce n’est pas au niveau des événements racontés. Trois séquences ont été mises en réseau : on ne saurait les connecter plus fortement tant elles se ressemblent. En parlant vite, je dirai que j’ai lu trois fois le même récit, mais en réalité des phénomènes à chaque fois nouveaux ont attiré mon attention. Tout d’abord la première répétition met très fortement en valeur les lieux traversés, alors que nous nous sommes très probablement attachés aux événements dans le récit de Calogrenant. Dans le réseau textuel qui se constitue, occupent donc le premier plan les énoncés relatifs à l’espace et, dans cet espace, la fontaine a bien sûr une place particulière. Ensuite, nous sommes peut-être déçus de ne rien voir de nouveau quand on nous raconte le voyage d’Yvain, mais le héros, lui, ne l’est pas : bien au contraire il trouve tout ce qu’il s’attendait à trouver, mais en mieux, pourrait-on dire. Le texte se répète certes, mais il progresse tout de même car l’aventure est plus intense, pour le héros du moins. En outre le lecteur, même vaguement ennuyé et distrait, fait de cette répétition une sorte de clef de lecture, un principe de composition de l’œuvre : le roman est peut-être construit sur une forme particulière de répétition-variation. Variation parce que le héros change, ou bien parce que le nom du héros change (on verra plus loin l’intérêt de cette seconde formulation) ; variation aussi et surtout parce qu’une fois le protagoniste parvenu à la fontaine, les récits — heureusement — divergent. Enfin un lecteur, pas du tout ennuyé ni distrait celui-ci, notera qu’il a lu trois occurrences du même récit et trouvera peut-être ce nombre significatif.

16Importance des lieux dans la structure du récit, intensification, répétition-variation, structure ternaire : je viens de procéder, sur ce long incipit, à ce que Michel Charles appelle un travail de réduction.

La réduction ne consiste pas à focaliser l’attention sur une petite partie du texte ou de la séquence examinés, mais à dépouiller progressivement, prudemment le texte ou la séquence d’éléments sémantiques ou thématiques qui en brouillent les lignes. [...] Le but visé est alors de parvenir à une multitude de figures relativement simples : gradation, contraste, symétrie, renversement, etc. Cette première étape est tout à fait comparable à l’analyse rhétorique qui, par un effort d’abstraction, isole des figures, et l’on peut d’ailleurs en utiliser efficacement la terminologie15.

17Il faut à présent élargir le réseau textuel en connectant le début du Chevalier au lion à la suite de l’œuvre, jusqu’à son dénouement. De fait, en généralisant mes observations, je peux formuler une hypothèse sur la « conjointure » du roman tout entier : Le Chevalier au lion raconte trois fois la même histoire au sens où son errance conduit toujours le chevalier dans les mêmes lieux ; le (nom du) héros change cependant ; l’aventure diverge à partir du moment où il parvient à la fontaine ; chaque nouvelle occurrence est plus intense que la précédente. Soumettons ces idées à l’épreuve du texte.

2. Un, un deux, un deux trois

18Le « deuxième temps » de la réduction commence :

[…] on prend progressivement du recul, on se place « à distance » pour examiner des contextes plus larges. On pourra ainsi peu à peu simplifier, mettre au point des transitions de figure à figure, étudier l’efficacité de telle ou telle combinaison afin de passer à une autre échelle au prix d’un deuxième effort d’abstraction16.

19Pour commencer, je proposerai de construire la composition du roman à l’aide de trois éléments : l’itinéraire des personnages, leurs changements de nom et le retour de certaines situations narratives.

20Dans Le Chevalier au lion tous les chemins partent de la Cour et conduisent à la fontaine : ces deux lieux sont les points de repère ordonnant le récit. Calogrenant quitte la Cour, se rend à la fontaine, où il est vaincu, et nous le retrouvons six ans plus tard à Carduel. Yvain repart de là, passe deux fois par la fontaine, la première pour affronter le défenseur de celle-ci, la seconde en tant que défenseur lui-même, pour se venger de Keu ; environ un an plus tard il est à Chester. Il s’enfuit sous le coup de la démence ; ayant recouvré la raison, il retrouve par hasard la fontaine, où il accepte de devenir le champion de Lunete contre le sénéchal félon ; il revient donc sur les lieux le lendemain ; plus tard la cadette de la Noire Épine le ramène au château d’Arthur. Il le quitte peu après afin de tenter à nouveau l’aventure de la fontaine. Chaque personnage accomplit donc un parcours dont la forme élémentaire est la suivante : Cour, fontaine (n fois), Cour. Nous avons là ce que Michel Charles appelle un « module narratif », qui constitue une sorte de « matrice [du] texte, capable d’engendrer du récit par répétition et variations (avec effets de série, superposition, entrelacement, passage d’un niveau à un autre, etc.)17 ».

21La fontaine est au centre symbolique de l’espace romanesque. Comme le verger de Brandigan, le tournoi d’Oxford, le Pont de l’Épée ou le cortège du Graal dans les autres romans arthuriens, elle est ici le lieu de l’épreuve qualifiante : celui qui déclenchera la tempête, vaincra en combat singulier le défenseur du fief et méritera l’amour de la dame, celui-là sera l’élu : le roman ne s’achève que lorsque tout cela est accompli. Si chaque passage à la fontaine constitue donc un temps fort du roman, ils ne sont pas tous identiques. L’on peut distinguer trois formes de scansions. Premier cas de figure : le protagoniste du récit déclenche la tempête. Cela n’a lieu qu’à trois reprises, par Calogrenant, par le premier Yvain, celui d’avant la folie, puis par le second Yvain, qui est devenu le Chevalier au lion. On (re)trouve une structure ternaire : bel effet d’équilibre. Le premier Yvain se rend une autre fois sur les lieux pour combattre le sénéchal Keu, mais ce n’est pas lui qui suscite l’enchantement ; quant au Chevalier au lion il passe deux fois à la fontaine sans y provoquer l’orage. Calogrenant se rend donc une seule fois à la fontaine, Yvain deux, le Chevalier au lion trois : bel effet de progression. Enfin la fontaine peut être l’objet de la quête d’un personnage secondaire : dans la première partie des aventures d’Yvain, il s’agit d’Arthur ; dans la seconde, de la jeune messagère qui relaie la cadette de la Noire Épine à la recherche du Chevalier au lion. L’itinéraire Cour-fontaine-Cour n’est donc pas réservé au protagoniste. Quel rôle jouent alors ces épisodes dans l’économie du roman ? Nous le verrons dans un instant en étudiant les changements d’identité du protagoniste. Pour le moment, nous pouvons déjà tracer un premier dessin de la conjointure :

22- Calogrenant : Cour – fontaine1 – Cour.

23- 1er Yvain : Cour – fontaine1 [Arthur : Cour – fontaine] fontaine2 – Cour [avec Arthur]

24- 2nd Yvain : Cour – fontaine1 fontaine2 [cadette de la Noire Épine/ jeune messagère : Cour – fontaine] – Cour [avec la cadette de la Noire Épine] – fontaine3.

25Je choisis de privilégier la structure ternaire et donc les passages à la fontaine, au lieu de proposer une quatrième séquence qui s’ouvrirait avec le dernier départ de la Cour (3e Yvain : Cour – fontaine). Bien sûr, il faudra justifier la présence de cette ultime visite à la Cour.

26Si l’on peut être tenté de privilégier une structure ternaire, c’est que le roman semble avoir aussi trois héros : Calogrenant, Yvain et le Chevalier au lion. Certes il paraît évident qu’Yvain et le Chevalier au lion ne sont qu’un seul et même personnage, mais l’intérêt de la méthode de Michel Charles est justement de considérer ce genre d’« évidence » simplement comme un texte possible parmi d’autres. Je peux estimer que les changements de nom ont un relief particulier18, aussi important que les changements de héros. Le Chevalier au lion, par exemple, refuse obstinément de se désigner ou de se laisser reconnaître comme étant Yvain19 :

Jamais vous n’entendrez parler

du Chevalier au Lion sans qu’il s’agisse de moi-même.

C’est par ce nom que je veux qu’on m’appelle.

27Le Chevalier au lion est donc à la fois identique à Yvain et différent de lui : disons qu’il est son double, comme l’est aussi Calogrenant. En effet ce dernier n’est pas n’importe quel chevalier qui aurait tenté l’aventure de la fontaine et dont le récit pousserait Yvain à se mettre en quête. C’est son « cousin germain20 », et ce lien du sang est le premier indice qui autorise, me semble-t-il, à le considérer comme un autre Yvain. Le lecteur est aussi encouragé à les superposer l’un à l’autre par la série de redondances très appuyées que j’ai commentées plus haut21 : d’où le glissement possible dans notre esprit de « Mais c’est le même récit ! » à « Mais c’est le même personnage ! » Je proposerai donc de voir Calogrenant, Yvain et le Chevalier au lion comme trois avatars d’un seul et unique personnage.

28Pourquoi le faire changer de nom alors ? On connaît la formule du Graal : « C’est par le nom qu’on connaît l’homme22. » Si le nom change, l’homme change aussi. Pas de changement de héros, donc, mais des changements du héros. Quel est l’intérêt de la formule ? Retrouver et accuser la composition qui s’est dessinée en étudiant les passages à la fontaine : une structure ternaire (chaque avatar ne déclenche la tempête qu’une seule fois), et une progression (Calogrenant passe une fois à la fontaine, Yvain deux, le Chevalier au lion trois). Cette progression est justement soulignée par les changements de nom. Dans la première partie de l’œuvre, le héros n’est jamais appelé autrement que Calogrenant. Dans la deuxième partie, Yvain est « le fils du roi Urien » lorsqu’il atteint à la fontaine pour première fois23 ; la seconde fois qu’il s’y rend, c’est en tant que seigneur de Landuc24. Dans la troisième partie de l’œuvre, quand le héros retourne à la fontaine, il est nommé Yvain, « le fils du roi Urien25 » ; le lendemain, au même endroit, le narrateur le présente comme le seigneur de Landuc, même si ses sujets ni sa dame ne le reconnaissent26 : lui-même se nomme alors le Chevalier au lion ; lorsqu’il tente l’épreuve à la fin du roman, il est Yvain le Chevalier au lion27. Dans cette dernière partie, il arrive que plusieurs noms soient en concurrence ; nous sommes alors dans une phase de transition : le héros a commencé sa mue, mais la métamorphose n’est pas complète encore.

29Il est à présent possible de comprendre pourquoi des personnages secondaires accomplissent eux aussi le trajet Cour-fontaine-Cour. Leur passage à la fontaine survient au moment où le héros change de nom, au terme d’une évolution où il change tout court. Yvain, le fils du roi Urien, est touché par l’amour en voyant la dame de Landuc ; il finit bientôt par l’épouser et devient ainsi seigneur de Landuc : c’est à ce moment précis qu’Arthur quitte son château pour venir à Barenton. S’ouvre alors une séquence qui va reconduire Yvain à la Cour et relancer le roman. De même Yvain devient progressivement le Chevalier au lion. Il fait d’abord la rencontre inattendue de l’animal dans la forêt et lui sauve la vie. Il se fait ensuite reconnaître à Lunete (qui ne peut le voir depuis la chapelle où elle emprisonnée) comme étant Yvain. Dans l’épisode suivant, lorsque la famille de Gauvain lui demande son nom, il se présente pour la première fois comme « le Chevalier au lion ». Il confirme cette nouvelle identité devant sa dame quelques heures plus tard (ce sont les vers que je citais plus haut). C’est précisément à ce point que le narrateur abandonne pour un temps son héros et le remplace par une héroïne double, la cadette de la Noire Épine, relayée dans sa quête par une jeune fille anonyme : toutes deux ne connaissent que le Chevalier au lion et vont retrouver sa trace grâce à ce seul nom. Comme le changement de nom, le trajet Cour-fontaine-Cour accompli par un personnage secondaire souligne un peu plus l’évolution du protagoniste en isolant la séquence où il se distingue définitivement de son avatar précédent : en conquérant la dame de Landuc, Yvain surpasse Calogrenant ; en conservant cette conquête, le Chevalier au lion l’emporte sur Yvain.

30Une progression se dessine, mais une progression d’un type particulier. Elle apparaît bien lorsqu’on remarque que les personnages se trouvent régulièrement dans les mêmes situations : ces récurrences vont constituer un nouveau module narratif, qui s’articule au premier.

31L’aventure de la fontaine est pour Calogrenant un demi-échec et une demi-victoire. Il perd ses attributs de chevalier, savoir sa monture et ses armes28, mais lorsqu’il retourne chez le vavasseur, ses hôtes le consolent car

[...] à leur connaissance,

et d’après tout ce qu’ils avaient entendu dire,

aucun homme ne s’était jamais échappé

de l’endroit d’où j’étais revenu,

sans être saisi et emprisonné29.

32Il semble donc bien avoir réalisé une prouesse, même si cette dernière a le goût amer de l’inachevé. Avant de raconter le combat, Calogrenant dit en effet avoir commis une folie en tentant cette épreuve30, et il se qualifie encore de fou au terme de son conte31. Yvain quant à lui n’est pas terrassé par le chevalier de la fontaine, bien au contraire il le blesse à mort, mais il est vaincu dans la course poursuite, si bien qu’il ne dispose d’aucune preuve de sa « victoire », c'est-à-dire d’aucun moyen d’effacer l’infamie32 : la honte reste entière (lorsqu’il avait déclaré vouloir venger Calogrenant, Keu avait raillé sa vantardise). En outre il perd lui aussi ses attributs chevaleresques : les éperons et le destrier33. Enfin il est emprisonné. De nouveau, donc, c’est une demi-victoire et un demi-échec. Car dans sa lutte avec le chevalier, il agit « follement » en s’engageant « à bride abattue » sous la porte à coulisse34. « Folie » aussi que d’accepter la proposition que lui fait Gauvain de laisser un temps sa dame pour courir les tournois35. Ayant outrepassé le délai fixé par celle-ci, Yvain « perd la raison36 » : c’est la fin de la seconde partie. Il s’enfuit alors de la Cour. Le hasard finit par le reconduire à la fontaine où, se pâmant de douleur, il tombe à nouveau de cheval et perd son épée37 : il s’en faut de peu qu’il ne « perd[e] la raison encore une fois38 ». Revenu de son évanouissement, « il se lamente », et Lunete entendant ses plaintes demande : « Qui est-ce qui se lamente ainsi39 ? » L’ancien français dit alors « se demente », mot qui dans l’esprit d’un clerc ne peut pas ne pas faire écho au latin demens et dementia, « fou » et « folie ».

33Si Calogrenant n’a qu’une relation courtoise très superficielle et fugace avec la fille du vavasseur40, Yvain, lui, est blessé par l’Amour qui vient « loger » chez lui41. Il a aussi le privilège de passer une seconde fois à la fontaine et de laver enfin son déshonneur en triomphant de Keu, le sénéchal d’Arthur. De même le Chevalier au lion éprouve un sentiment passionné pour sa dame à laquelle il voue et son cœur et sa vie42 ; il triomphe en outre lui aussi d’un sénéchal jaloux. Le motif de la folie apparaît encore, mais avec un changement d’importance : le Chevalier au lion n’en est pas la victime, au contraire il corrige celle des autres. En effet si Gauvain est absent et ne peut venir au secours de Lunete, c’est pour cette raison :

un chevalier a emmené

la reine, à ce que l’on m’a dit ;

dans cette circonstance, le roi a fait une folie

quand il l’envoya, elle, à sa suite43.

34Keu est un autre responsable de la situation, lui qui a prétendu pouvoir vaincre Méléagant : « C’était, quant à lui [Keu], une folie et, quant à elle [Guenièvre], une étourderie/ que de se fier à lui comme escorte44. » Le roi de l’Île des Pucelle, à cause de qui les demoiselles sont prisonnières du château de la Pire Aventure, est lui aussi qualifié de « vrai fou45 ».

35Nouvelles répétitions à la fin du roman. Le héros revient à la Cour. Il se bat contre Gauvain, mais les deux adversaires ignorent l’identité l’un de l’autre, car dans leur âme, nous dit le narrateur, la Haine aveugle l’Amour. Tous deux s’épuisent dans le combat : demi-échec et demi-victoire. Quand il apprend le nom de Gauvain, Yvain « reste stupéfait et a l’esprit complètement égaré46 » : nouvel accès de folie donc. En outre,

il jette par terre son épée,

entièrement couverte de sang,

et son écu tout en morceaux.

Il descend de cheval47.

36À son tour, il se nomme : Yvain, puis se fait reconnaître comme étant le Chevalier au lion. L’Amour a finalement raison de la Haine. Yvain retourne à la fontaine accompagné de son lion. Grâce à Lunete, il obtient de pouvoir parler à Laudine, il se jette tout armé à ses genoux48 et corrige ainsi sa propre folie passée :

[...] Dame, on doit avoir

pitié du pécheur.

J’ai payé cher mon manque de sagesse

et à juste titre.

C’est la folie qui me fit m’attarder,

et je me reconnais coupable et digne d’être puni49.

37Chaque avatar du personnage revit donc les mêmes événements que dans sa vie antérieure, avant d’en connaître de nouveaux. Ces récurrences invitent à ordonner les six passages à la fontaine dans une progression en quelque sorte incrémentielle : 1/ 1 2/ 1 2 3. Il apparaît aussi que le dernier passage à la Cour marque le début d’une conclusion qui, reprenant les motifs de 1 (folie et perte des attributs chevaleresques) et de 2 (victoire de l’Amour), permet de mesurer le chemin parcouru. Soit (provisoirement) le schéma suivant : 1/ 1 2/ 1 2 [1 2] 3.

38J’ai cru pouvoir identifier, lors de la première étape de « réduction », quatre éléments assurant la conjointure du Chevalier au lion. La géographie, la répétition-variation, le rythme ternaire figurent dans cette première description du réseau. Dans l’idée que le héros progresse, se retrouve le principe d’intensification, principe qui s’exprime aussi de plusieurs autres manières dans le roman.

39Tout d’abord, il est assez simple, mais important, de noter que chaque partie est plus longue que la précédente : les aventures de Calogrenant s’étendent sur environ quatre cents vers, celles d’Yvain sur un peu plus de deux mille, et celles du Chevalier au lion sur quatre mille. Chacune de ces parties est en outre chargée de plus de matière que la précédente. Le récit de Calogrenant est centré sur un seul événement, l’aventure de la fontaine. L’histoire d’Yvain contient au moins trois grandes séquences : l’aventure de la fontaine, qui se prolonge avec la course poursuite ; puis l’histoire d’amour avec Laudine ; enfin la visite d’Arthur dans le fief de Landuc, qui culmine avec ce que l’on peut appeler la tentation de Gauvain. La troisième partie du roman est foisonnante : folie d’Yvain et vie sauvage dans la forêt, bataille contre l’armée du comte Alier, rencontre du lion, retrouvailles avec Lunete emprisonnée près de la fontaine, duel avec Harpin, ordalie contre le sénéchal félon, quête des sœurs de la Noire Épine, château de la Pire Aventure, combat contre Gauvain, ultime passage à la fontaine et reconquête de la dame.

40Enfin, dans cette dernière partie, Chrétien de Troyes intensifie le suspens en entrelaçant les épisodes, inaugurant ainsi en français une technique romanesque promise à un bel avenir. Yvain s’engage à être le champion de Lunete contre le sénéchal félon, mais la bataille avec Harpin retarde l’issue de ce combat judiciaire. La suite est parfaitement symétrique : le Chevalier au lion accepte de prendre la défense de la cadette de la Noire Épine, mais l’épisode de la Pire Aventure compromet le succès de l’entreprise. La tension inhérente au phénomène d’enchâssement est encore accrue par l’urgence qui étreint en permanence le héros et, partant, le lecteur : alors qu’Yvain avait laissé filer le temps, le Chevalier au lion ne cesse de lutter contre son écoulement trop rapide et surgit toujours in extremis où il est attendu.

41Longueur, richesse et complexité croissantes : ces formes d’intensification accompagnent et, me semble-t-il, soulignent, elles aussi, la progression du héros. Celle-ci apparaît dans toute sa lumière lorsqu’on élargit une deuxième fois le réseau textuel : le roman est alors mis en relation avec des textes extraits de notre bibliothèque imaginaire.

3. Un produit scalaire : le preux, le courtois et le saint

42En étendant ainsi le réseau autour du Chevalier au lion, le lecteur découvre d’abord dans le roman une diversité de couleurs tout à fait remarquable. Chacune des trois parties possède en effet la sienne qui la distingue nettement des autres. L’histoire d’Yvain et celle du Chevalier au lion sont les plus marquées : je commence donc par elles, de telle sorte que la spécificité du récit de Calogrenant apparaisse mieux par contraste.

43La deuxième partie se distingue par la place qu’y occupe l’amour. C’est l’endroit du roman où Chrétien emprunte le plus abondamment à la poésie lyrique de la fin’amor. Pour le faire sentir, et sans prétendre être exhaustif, je suis pas à pas quelques strophes d’une « Chanson » du troubadour Cercamon, qui concentre à peu près tous les motifs de la poésie courtoise et en regard de laquelle je signale des correspondances possibles avec la deuxième partie du Chevalier au lion.

Quand la douce brise s’aigrit,

Que la feuille tombe de la branche,

Que les oiseaux changent leur langage,

Moi, ici, je soupire et chante

D’amour qui me tient captif dans ses liens,

Car je ne l’ai jamais eue en mon pouvoir50.

44Le poème s’ouvre par le motif fameux de la reverdie, ici inversé en paysage automnal ; Yvain fait d’une certaine manière l’expérience de l’une et de l’autre lorsqu’il se trouve à la fontaine51. Au v. 5 apparaît l’image, elle aussi fort célèbre, de la prison d’amour, idée qui sert de fondement à toute la séquence de l’emprisonnement d’Yvain à partir du v. 1513. La métaphore fait même l’objet d’un jeu de la part de Lunete, commenté par le narrateur :

« Je ne crois pas du tout que

la prison qui vous attend vous soit trop pénible »

La demoiselle [...]

parle à mots couverts

de la prison où il sera mis,

car personne ne peut être ami sans être prisonnier.

Celui qui l’appelle prisonnier a donc raison,

parce que celui qui aime est véritablement en prison52.

45Cercamon poursuit :

Hélas ! d’Amour je n’ai conquis

Que les tortures et l’angoisse,

Et rien ne se soumet plus difficilement

Au désir que ce qu’on désire le plus,

Et rien ne fait autant envie

Que ce que l’on ne peut avoir.

46La description d’un amour obsessionnel, impossible et douloureux se retrouve dans l’épisode de la prison, par exemple aux v. 1427-1433 :

C’est Amour qui lui a inspiré ce désir,

lui qui l’a saisi à la fenêtre.

Mais son désir le désespère,

car il ne peut ni imaginer ni croire

qu’il puisse se réaliser.

« Je dois me tenir pour fou, dit-il,

quand je désire ce que je n’aurai jamais53. »

47La strophe suivante commence ainsi :

D’une joie parfaite j’exulte :

Jamais je n’ai rien tant aimé ;

Près d’elle je reste si ébahi

Que je ne sais lui dire mon vouloir.

48En présence de Laudine, Yvain est frappé lui aussi d’étonnement, au sens fort du terme, ce dont Lunete le blâme avec humour54. La quatrième strophe du troubadour évoque la beauté insurpassable de la dame :

La plus belle qu’on ait jamais vue,

Face à elle, je la prise comme une guigne.

Quand le monde entier s’obscurcit,

De là où elle est vient la lumière.

49La contemplation de la dame par Yvain à la fenêtre donne lieu à un superbe blason, qui s’achève de la manière suivante :

Oui, en vérité, je peux bien le jurer,

jamais avec une telle démesure

Nature n’a su travailler en matière de beauté,

car là elle a outrepassé sa tâche.

[...]

Même Dieu, s’Il voulait s’en mettre en peine,

ne saurait, je crois, jamais réussir

à refaire aussi bien,

quelque effort qu’Il y mît55.

50 Pour finir, citons les derniers vers de la strophe VI de la « Chanson » :

De son amour je ne suis pas devin

Et je ne sais si je l’aurai ni quand :

En elle est toute la merci

Qui peut m’élever ou m’abattre.

51Au début de son entretien avec Laudine, Yvain affirme cette soumission totale à la femme aimée, fût-elle belle dame sans merci :

Ma dame, jamais, en vérité, je n’implorerai

votre merci ; je vous remercierai en revanche

de tout ce que vous voudrez faire pour moi,

car rien ne me pourrait déplaire.

— Non, seigneur ? Et si je vous tue ?

[...]

— Dame, nulle force n’est aussi forte

que celle, sans mentir,

qui me commande de souscrire

complètement à votre volonté56.

52Après avoir puisé à pleines mains dans le répertoire des troubadours et des trouvères pour composer une sorte de petit roman courtois, Chrétien change totalement sa source d’inspiration principale. Dans la troisième partie du Chevalier au lion il s’abreuve à la littérature hagiographique. Ici encore je me contente de signaler les éléments les plus saillants. La rencontre avec le lion possède bien évidemment une signification religieuse. En vertu de la formule biblique du « lion de la tribu de Juda » pour désigner Jésus, l’animal est présenté dans les Bestiaires médiévaux comme un symbole du Christ : d’une certaine manière, c’est son Salut que rencontre alors Yvain. Cet épisode rappelle en outre deux vies de saints parmi les plus célèbres. On raconte que Jérôme lui aussi sauva un lion qui devint son animal de compagnie. En outre devant ce chevalier « a l’espee fourbie et blanche » qui « va le felon serpent requerre »57, comment ne pas évoquer saint Georges terrassant le dragon ? Par ailleurs, le combat de David contre Goliath fournit l’intertexte au duel entre le Chevalier au lion et le géant Harpin. Enfin l’épisode de la Pire Aventure fait apparaître Yvain comme une figure christique, non seulement parce qu’il combat des « fils de diables58 », mais aussi parce qu’il libère tout un peuple d’un Royaume qui, comme celui de Gorre dans Lancelot, peut figurer celui des Morts. Le Chevalier au lion est d’ailleurs explicitement comparé au Christ lors de la procession qui conclut l’épisode59. Ajoutons que si la liste des péchés capitaux n’a pas encore au XIIe siècle la forme que nous lui connaissons, le moine Jean Cassien a dénombré dès le Ve siècle huit passions mauvaises, mères de tous les vices, et sa doctrine fut très influente dans tout l’Occident médiéval. Or, en s’appuyant sur des détails textuels, il est possible de placer chaque aventure du Chevalier au lion sous le signe d’un ou deux péchés capitaux, sans chercher pour autant à être trop systématique. Le serpent représenterait la gloutonnerie (gula) : ce serait la raison pour laquelle la description insiste à ce point sur la gueule du monstre (« la goule » v. 3360, « la gole » v. 3367, « engoulee » v. 3385). La tentative de suicide d’Yvain à la fontaine s’apparente à une crise d’acédie. Lunete dit du sénéchal qu’il est mû par l’« envie60 ». Harpin, qui veut prostituer la nièce de Gauvain à ses valets61, incarne bien sûr la luxure, mais il est aussi coupable d’« orgueil62 ». Les épisodes suivants sont centrés sur l’avarice : celle de la sœur aînée de la Noire Épine et celle des « netuns », dont le récit détaille très précisément les profits indus63. Le combat contre Gauvain est précédé d’une longue digression nous invitant à voir, derrière le duel des chevaliers, un combat plus profond, une véritable psychomachie où l’Amour et la Haine s’affrontent dans le cœur de chacun des deux adversaires64. L’Amour finit par l’emporter. Laudine est peut-être le dernier adversaire que doit vaincre le Chevalier au lion : à travers elle, et avec l’aide de la très raisonnable Lunete, c’est de la « colère65 » qu’il triomphe.

53Ni roman courtois ni vie de saint, le récit de Calogrenant s’apparente plutôt à l’un ces lais mis en forme par Marie de France et quelques auteurs anonymes contemporains de Chrétien de Troyes. Les lais sont en vers rimés octosyllabiques, comme les romans, mais ils s’en distinguent par leur relative brièveté : quelques centaines de vers ; le récit de Calogrenant en fait environ quatre cents. Le lai typique narre la rencontre d’un mortel avec un être féerique. C’est une histoire d’amour douloureuse, singulière et merveilleuse. L’amour étant interdit à Calogrenant, pour une raison que l’on verra plus loin, la peinture du sentiment est presque absente de son conte, mais cela est en quelque sorte compensé par l’importance considérable donnée à la « merveille66 » : significativement le mot est répété deux fois, au centre du récit, qui coïncide avec la découverte de la fontaine de Barenton. Car Calogrenant se trouve en Brocéliande, comme il le précise lui-même67. L’aventure est donc empruntée à la matière de Bretagne. Marie de France ne manque jamais de rappeler cette origine, qui constitue un trait générique :

Ce sont des histoires véritables

qui ont fourni la matière des lais bretons

que je vais raconter, sans m’attarder68.

54La fontaine est l’un de ces lieux féeriques propres à l’univers des lais. Dans Guigemar, par exemple, c’est une nef splendide et mystérieuse :

les jointures et les bordages étaient invisibles,

les chevilles et les crampons

étaient entièrement en ébène :

il n’y avait pas au monde de bateau d’une telle valeur.

La voile était tout en soie :

dépliée, elle était magnifique !

[...]

Au milieu du navire, il trouva un lit

dont les montants et le cadre

étaient gravés selon l’art de Salomon,

en or, tout incrustés

de bois de cyprès et d’ivoire blanc.

Sur le lit, l’édredon

était en soie brodée d’or.

Je suis incapable de préciser la valeur de toutes les étoffes,

mais je peux du moins vous parler de la vertu de l’oreiller :

celui qui y posait la tête

jamais n’aurait de cheveux blancs.

La couverture était en zibeline,

doublée de pourpre d’Alexandrie.

Deux candélabres d’or fin,

dont le moins précieux valait un trésor,

avaient été déposés à l’avant du navire.

Deux cierges y étaient allumés.

Ce spectacle saisit Guigemar d’étonnement69.

55La ressemblance est frappante avec les premiers vers de la description de la fontaine de Barenton :

je vis l’arbre et la chapelle.

Quant à l’arbre, je peux vous assurer

que c’était le plus beau pin

qui ait jamais poussé sur terre.

Je ne crois pas que, même lors de l’averse la plus violente,

une seule goutte d’eau passerait au travers ;

elle coulerait, au contraire, complètement par-dessus.

Je vis pendu à l’arbre le bassin,

de l’or le plus fin qui ait jamais encore

été mis en vente sur quelque foire que ce soit.

Croyez-moi, la fontaine

bouillait comme de l’eau chaude.

Le perron était fait d’une seule émeraude

percée comme un tonneau,

et dessous il y avait quatre rubis,

plus flamboyants et plus vermeils

que le soleil au matin

quand il paraît à l’orient.

[...]

J’eus alors envie de voir la merveille

de la tempête et de l’orage70.

56La rencontre amoureuse est l’ultime merveille de l’aventure, celle à laquelle Calogrenant, à la différence de Guigemar, n’accédera pas. Elle est en quelque sorte annoncée ou rendue possible par deux autres merveilles : celle du lieu féerique, auquel le héros est introduit par un être « fée », comme le dit l’ancien français. Celui-ci, pour Guigemar comme pour Calogrenant, tient à la fois de l’animal et de l’humain. « Dans l’épaisseur d’un buisson » le héros de Marie de France « vit une biche avec son faon. La bête était toute blanche, / elle portait des bois de cerf »71. Guigemar, malgré le caractère manifestement extraordinaire de la bête, commet l’erreur de la tuer :

La biche, blessée, oppressée,

gémissait.

Elle se mit alors à parler72.

57Calogrenant, de son côté, trouve la fontaine grâce à un monstre :

il avait la tête plus grosse que celle

d’un cheval de somme, ou de n’importe quelle autre bête ;

les cheveux en désordre, un front pelé

qui mesurait bien deux empans en largeur ;

de grandes oreilles velues

comme celles d’un éléphant ;

de gros sourcils et un visage plat,

des yeux de chouette et un nez de chat ;

la bouche fendue comme celle d’un loup ;

des dents de sanglier aiguës et jaunâtres

[...]

Et je crus qu’il était privé

de raison et qu’il ne savait pas parler73.

58Le « rustre » cependant lui révèle l’existence de la fontaine et lui indique le chemin pour y parvenir.

59La merveille signale que le chevalier est parvenu dans l’Autre Monde féerique. Cela fait de lui une sorte d’élu, un privilégié : aussi ne peut-il être accompagné de personne. Calogrenant chemine « seul comme un paysan », c'est-à-dire sans écuyer :

Pendant presque tout la journée

je chevauchais de la sorte ;

puis je finis par sortir de la forêt :

c’était en Brocéliande.

Je passais de la forêt dans une lande74.

60Et dans Guigemar :

L’écuyer part au galop, le chevalier reste seul.

[...]

puis il monte sur son cheval et quitte les lieux,

[...]

Il a traversé le bois

en suivant un chemin verdoyant, qui l’a conduit

hors de la forêt, sur la lande75.

61Le narrateur du lai insiste souvent sur le fait que cette aventure survenue jadis est véritable et que le conte a pour fonction d’en préserver et d’en prolonger la mémoire : ainsi au v. 19 de Guigemar cité plus haut. De même Calogrenant : « je ne veux vous servir ni songes, / ni fictions, ni mensonges76 ». Chez Marie de France, le prologue nous avertit que cette vérité n’est pas littérale, mais qu’il faut savoir « gloser la lettre ». Il existe d’ailleurs peut-être entre le lai de Calogrenant et cette préface une relation strictement intertextuelle et non plus seulement architextuelle. Le chevalier de Chrétien prélude en effet à son histoire par une invite à chercher à plus haut sens, exactement comme le fait Marie au seuil de son ouvrage :

Comme en témoigne Priscien,

les Anciens avaient pour habitude,

dans les livres qu’ils écrivaient jadis,

de s’exprimer avec une grande obscurité

pour que ceux qui viendraient après eux

et qui devaient étudier leur pensée

puissent commenter leurs textes

et y ajouter leur propre lecture77

[...]

au fil du temps

l’esprit humain gagnerait en finesse

et saurait se garder de négliger

ce que recèlent leurs textes78.

62À quoi fait écho chez Chrétien de Troyes la reprise et l’amplification du précepte évangélique : « ils regardent sans regarder et ils entendent sans entendre ni comprendre (Matthieu 13, 13) » :

Prêtez-moi vos cœurs et vos oreilles,

car une parole qu’on entend se perd

si elle n’est pas comprise par le cœur.

[...]

Ceux-là ne perçoivent que le bruit des mots

dès lors que le cœur n’y comprend rien79.

63En faisant se succéder un lai breton, un petit roman courtois et un récit hagiographique, Chrétien de Troyes varie bien sûr les couleurs de son récit, mais accentue aussi le sentiment d’une progression : simple chevalier preux, le héros croît en valeur en devenant chevalier amoureux, c'est-à-dire courtois, puis chevalier très-chrétien. Le roman dessine donc ce que l’on eût appelé au Moyen-Âge une échelle de la chevalerie. Comme je le disais plus haut, proposer à chaque étape un conte plus long, plus riche de matière que le précédent et offrant une tension dramatique plus forte contribue à donner une importance et un lustre plus grands à chaque nouvel avatar d’Yvain, c'est-à-dire à chaque nouveau degré de l’échelle.


*

64La plongée dans le réseau textuel, la traversée des textes et de la bibliothèque est en quelque sorte un mouvement de dispersion, qui engendre son propre plaisir, celui de l’analyse ; mais il ne serait pas complet si ne venait s’y ajouter la joie de la synthèse, liée à un mouvement inverse, qui nous hisse jusqu’à un point central d’où nous pouvons rassembler nos observations, cartographier et décrire le réseau. C’est la troisième étape du processus de réduction selon Michel Charles : « On essaie enfin de construire une forme d’ensemble qui rende perceptible la composition du texte80. »

65Voici donc un dessin possible de la conjointure du Chevalier au lion :

661) Le héros, sous le nom de Calogrenant, quitte la Cour, tente l’épreuve de la fontaine, ce qu’il reconnaît être une folie. Il est terrassé par son adversaire et perd ses attributs chevaleresques, mais il en réchappe, et libre : la défaite n’est pas totale ; sur le chemin du retour son hôte voit même là une prouesse. Nous retrouvons Calogrenant six ans plus tard à la Cour, où il conte son histoire, au terme de laquelle il se désigne lui-même comme fou. Cette première partie s’apparente à un lai mettant l’accent sur la dimension merveilleuse de l’aventure : le lecteur est d’abord sensible aux séductions d’une féerie issue de la matière de Bretagne.

671) La deuxième partie répète d’abord la première. Sous le nom d’Yvain le héros quitte à nouveau la Cour, tente l’épreuve de la fontaine et, bien qu’il blesse à mort le chevalier de la fontaine, sa victoire est incomplète. Dans la course-poursuite avec son rival, il commet en effet une première folie en franchissant la porte à coulisse, qui le retient prisonnier. Il est alors déchu symboliquement de son statut de chevalier puisqu’il perd son cheval et ses éperons. 2) Mais la course-poursuite l’a conduit au château de Landuc, où une demoiselle, Lunete, le reconnaît et le cache avant de servir ses amours. Yvain s’éprend en effet de la dame du lieu. Loin de la fleurette passagère avec la fille du vavasseur, il fait ici l’expérience exaltante de la fin’amor et finit par épouser celle qu’il aime. Il n’est pas simplement preux chevalier, mais chevalier courtois. Ce progrès décisif est marqué d’abord par un changement de nom (Yvain, le fils du roi Urien devient Yvain, le seigneur de Landuc), puis par le voyage Cour-fontaine accompli par Arthur, qui forme une césure. Yvain combat une deuxième fois à la fontaine, contre le sénéchal Keu, et consacre ainsi sa gloire aux yeux de tous. Cependant il commet une folie : Gauvain le persuade de s’en aller courir les tournois avec lui ; tout à sa gloire chevaleresque, Yvain outrepasse le délai d’un an que sa dame avait fixé à son retour. Cette folie au sens figuré est sanctionnée par la véritable démence qui le touche à la Cour lorsque sa dame lui fait annoncer qu’elle rejette son amour. Cette deuxième partie brille d’abord par les nombreux emprunts faits à la lyrique des troubadours et des trouvères, qui donnent à la séquence une couleur caractéristique : plaisir des raffinements et des délicatesses de la fin’amor. Ce petit roman courtois est en outre plus riche d’événements que le simple lai, le suspens narratif y est plus intense, afin de donner davantage de relief aux aventures et de contribuer ainsi à l’impression que le héros progresse.

680) Monté plus haut que Calogrenant, Yvain tombe aussi plus bas. Dans la crise de démence qui ouvre la troisième partie, le héros devient un homme sauvage anonyme et privé de raison, proche de la bête brute, chasseur mais non pas chevalier. 1) Redevenu sain d’esprit, il retrouve son identité d’Yvain, le fils du roi Urien, et redevient preux chevalier puisqu’il repousse et soumet presque à lui tout seul le comte Alier et son armée. Mais lorsque ses pas le ramènent à la fontaine, il sombre à nouveau dans une forme de folie qui le fait tomber de cheval et lui fait perdre son épée. 2) Il revient à la fontaine le lendemain où il triomphe d’un sénéchal félon ; il y retrouve aussi sa dame : il lui déclare son amour et redevient ainsi chevalier courtois. Bien que nul ne le reconnaisse, le narrateur rappelle qu’il est Yvain, seigneur de Landuc. 3) Le héros, quant à lui, ne veut plus être nommé que le « Chevalier au lion ». C’est le point d’aboutissement d’une transformation progressive, entamée dans la phase 1 et qui le fait accéder au statut de saint chevalier, combattant du bien contre les forces du mal. Pour souligner l’accès à ce nouveau degré sur l’échelle de la chevalerie, un nouveau personnage « double », la cadette de la Noire Épine relayée par une jeune fille anonyme, part de la Cour dans une quête qui la conduit à la fontaine, où elle retrouve la trace du Chevalier au lion81.

691) Le héros regagne la Cour de façon anonyme, se bat contre son Gauvain, sans pouvoir le reconnaître, l’Amour, nous dit le texte, étant « aveuglé » par la Haine. Aucun des deux ne l’emporte. Lorsqu’il apprend l’identité de son adversaire, il devient presque fou, descend de cheval, jette ses armes.

702) Il se fait reconnaître comme Yvain : c’est aussi bien une victoire de l’Amour.

713) Il révèle ensuite qu’il est ce Chevalier au lion dont tout le monde parle. Ne pouvant vivre loin de sa dame, il quitte une dernière fois la Cour pour tenter à nouveau l’épreuve de la fontaine. Reconduit auprès de Laudine, il confesse et corrige ainsi sa folie passée.

72La vie de saint fournit le modèle principal de cette dernière partie, beaucoup plus longue que les précédentes et dont la construction dramatique très puissante confère un plus grand relief à ce moment de l’œuvre au terme duquel nous est donné à voir le sommet de l’échelle de la chevalerie.

73Le Chevalier au lion est contemporain de l’édification de ces grands livres de pierre, construits sur des jeux de répons — parallélismes, symétries et contrastes — : les cathédrales gothiques.