Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Février 2019 (volume 20, numéro 2)
titre article
Aurélien d’Avout

Une redécouverte critique : Robert Merle

Anne Wattel, Robert Merle. Écrivain singulier du propre de l’homme, Villeneuve‑d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Littératures », 2018, 392 p., EAN 9782757419267.

1Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2016, n’est pas sans susciter une forte attente tant il s’intéresse à un auteur qui, en dépit de la portée et du succès public de son œuvre, a été et demeure encore nettement délaissé par la recherche universitaire. Nul ouvrage d’importance traitant de Robert Merle et de son œuvre n’est en effet à signaler, si ce n’est la biographie publiée par son fils1. D’entrée de jeu, Anne Wattel assume le projet d’une « réhabilitation du minor » (p. 17) visant à combler une lacune regrettable et à rendre ses lettres de noblesse à l’« écrivain majeur d’une littérature mineure » (p. 61). Au‑delà de ce « procès en révision » (p. 14), le propos vise à restituer, derrière l’éclectisme de l’œuvre de Robert Merle, sa cohérence profonde. Ce projet est mené à partir d’un corpus principal élargi, composé de quatorze textes et fondé essentiellement sur les romans de l’écrivain – à l’exclusion de la fresque historique qu’est Fortune de France – ainsi que sur certaines pièces de théâtre. Les articles de presse publiés par l’auteur ainsi que sa correspondance privée sont quant à eux pris en compte en arrière‑plan. L’objectif consiste donc à ressaisir une production ample et hétérogène à partir de fils directeurs entrecroisés. La réflexion se trouve ainsi engagée sur la marginalité de Robert Merle ainsi que sur son rapport étroit à l’Histoire avant que ne soit soulignée la portée politique et anthropologique de son œuvre, portant tout à la fois sur les notions de communauté et d’humanité.

« À la lisière de la paralittérature2 »

2Le premier enjeu de l’ouvrage tient à l’analyse de la position problématique qu’occupe Robert Merle dans le champ des études littéraires. Ce premier point permet de poser les linéaments de la poétique de l’œuvre ainsi que de procéder à une réflexion sur des genres peu étudiés, à l’instar de la politique‑fiction.

3A. Wattel met en évidence la manière dont la production de l’auteur relève d’une double logique. Dès son entrée en littérature, Robert Merle obtient une reconnaissance importante en obtenant le prix Goncourt pour Week-end à Zuydcoote (1949) – lequel sera adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1964. La tenue de la langue, les références culturelles, la diversité des sujets traités, le travail de composition narrative caractérisent également ses œuvres suivantes, dont la qualité de contenu est renforcée par leurs dimensions philosophique et historique. L’ensemble de l’œuvre de Robert Merle, véritable « forçat de la documentation » (p. 17), a partie liée avec la représentation de l’Histoire, depuis la captivité au stalag (Dernier été à Primerol, paru de manière posthume en 2013) et les camps de concentration (La Mort est mon métier, 1952) jusqu’à la guerre froide (Un animal doué de raison, 1967) et la contestation étudiante de mai 68 (Derrière la vitre, 1970). Le succès et la popularité que rencontrent ses œuvres auprès du public suivent une courbe ascendante tandis qu’elles sont également reconnues par certains de ses pairs, tel Aragon qui lui accorde une place dans son essai La Lumière de Stendhal3.

4Pourtant, son œuvre suit parallèlement le chemin d’une « déconsécration » (p. 15). Elle se trouve effectivement incriminée par les critiques littéraires du fait du primat donné à l’intrigue, à la « tension narrative4 » ainsi qu’aux dialogues, plutôt qu’à la qualité du style. Ceci éloigne ses œuvres du canon littéraire et les rattachent au roman d’espionnage, au roman d’aventures voire au feuilleton. La réception de la saga Fortune de France (1977‑2003) prolongerait utilement la réflexion dans la mesure où c’est elle qui achève de faire basculer Robert Merle du côté de la littérature populaire. Ce destin n’est d’ailleurs pas tant subi que choisi : il relève en effet d’un parti pris démocratique de la part d’un auteur qui a toujours défendu la lisibilité et l’accessibilité de son œuvre. Face aux expérimentations formelles du Nouveau Roman, Robert Merle privilégie ainsi un « roman romanesque » (p. 53), immédiatement compréhensible,apte à assurer un pouvoir de rayonnement à ses écrits. Cette « dissidence littéraire » (p. 61) est accrue par la volonté délibérée de s’approprier de « mauvais genres » (p. 75) comme le roman d’anticipation. Dans Malevil (1972) et Les Hommes protégés (1974), Robert Merle explore surtout la veine de la politique‑fiction, dont A. Wattel dégage un certain nombre de critères définitionnels : écart temporel réduit entre le temps de la diégèse et la date de publication de l’ouvrage, thèmes récurrents liés à l’angoisse planétaire ou la hantise atomique, fonction didactique de vigilance face aux dérives de l’exercice du pouvoir, insistance sur l’envers du progrès. La « conversion aux littératures de l’imaginaire » (p. 75) place en tout cas l’œuvre de Merle dans la catégorie anglo‑saxonne du « middlebrow » (p. 61), c’est‑à‑dire de la culture moyenne, une « troisième culture, qui n’[est] ni la culture mandarinale ni une sous‑culture » (p. 89). Peut‑être aurait‑il été bon de s’appuyer davantage sur la sociologie de la littérature pour montrer comment les ressorts de cette « relégation au purgatoire » (p. 96) se rapportent à la structuration d’un champ fondé sur des rapports de force. Robert Merle était lui‑même professeur à l’université (en études anglophones) et cette inscription professionnelle n’est certainement pas sans incidence sur l’accueil scientifique qui a été jusqu’ici réservé à son œuvre.

Entre Histoire & histoire littéraire

5L’un des mérites de la démarche d’A. Wattel tient à la mise en évidence de la trajectoire intellectuelle de l’auteur et à la restitution de son interprétation de l’Histoire. Ce faisant, l’ouvrage apporte de précieuses informations dont l’histoire littéraire peut utilement s’enrichir.

6Le « refus des carcans » (p. 16) de l’écrivain présente conjointement une dimension poétique et politique, relative à son œuvre et à sa trajectoire intellectuelle. La Mort est mon métier fournit un cas exemplaire de rejet de la doxa dominante, dans le contexte de l’immédiat après‑guerre. Non content de fictionnaliser les camps – ce qui était alors considéré comme une trahison du discours des survivants et une atteinte à leur dignité –, il prend le parti d’adopter le point de vue du tortionnaire nazi, s’exposant ainsi à l’accusation d’une humanisation du criminel de guerre. A. Wattel dresse une analogie opportune entre ce roman et la publication plus récente des Bienveillantes de Jonathan Littell (2006), et esquisse plus tardivement un rapprochement pertinent entre le roman de Merle et les réflexions d’Hannah Arendt sur la banalité du mal. Dans Derrière la vitre, Robert Merle procède à une autre « refiguration romanesque5 », celle de mai 68, en soulignant avec ironie les contradictions des différentes forces en présence. Au‑delà d’« ausculter en sociologue la jeunesse étudiante de son époque » (p. 96), il insiste sur les travers de l’homo academicus en critiquant la hiérarchie sclérosée du corps professoral de la faculté de Nanterre. La « narration documentaire » (p. 96) que l’auteur adopte parfois, en plus de l’insertion de matériaux extra‑littéraires, met en évidence la forte circulation dans l’œuvre de Merle qui existe entre sources historiques et imagination romanesque. Il ne faudrait pas ainsi oublier la rédaction d’essais tirés de rencontres politiques, comme Moncada, premier combat de Fidel Castro (1965) ou Ahmed Ben Bella (1965). Que Robert Merle soit un « écrivain de l’événement » (p. 158), A. Wattel l’éclaire encore à travers l’analyse pertinente de L’Île (1962). Dans cette fiction inspirée de la mutinerie de l’équipage du Bounty en 1789, l’auteur dévoile son anticolonialisme tout en montrant la difficulté d’adopter une prise de position tranchée, comme le révèle le personnage de Purcell, véritable « Camus de papier » (p. 177). Voilà pourquoi les romans de Merle ne sauraient s’identifier à des romans à thèse. La référence à l’essai de Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive (1984), pour analyser l’absence de structure manichéenne dans l’élaboration du système des personnages, constitue un appui analytique pertinent. La comparaison entre l’évolution des protagonistes, roman après roman, et la trajectoire politique de leur auteur est quant à elle menée avec justesse. Le détachement d’un Maillat dans Weekend à Zuydcoote ou les atermoiements d’un Purcell dans L’Île cèdent la place à la « figure de chef spirituel » (p. 243) qu’est Emmanuel dans Malevil. De la même façon se consolident progressivement les prises de position politiques de l’auteur, depuis l’appartenance ponctuelle à la Nouvelle Gauche et le compagnonnage communiste d’un temps jusqu’au tiers‑mondisme affirmé.

7L’apport de l’ouvrage consiste aussi dans sa documentation fouillée. Tout en montrant combien les « romans des Trente Glorieuses » (p. 87) de Robert Merle forment un reflet du régime médiatique de l’époque, de la démocratisation de l’enseignement ou encore de la place grandissante qu’occupe l’industrie cinématographique, A. Wattel prend toujours soin de souligner le contexte de réception des œuvres. En témoigne la bibliographie en fin d’ouvrage recensant l’ensemble des articles de critique littéraire portant sur l’auteur. Le lecteur peut, en conséquence, se faire une idée précise de la portée des ouvrages de Merle tout comme de l’horizon d’attente dans lequel ils s’inscrivent.

La communauté en ses forces contraires

8Une longue phase de l’ouvrage – deux parties distinctes mais qui n’en forment, au fond, qu’une seule – éclaire un principe de structuration récurrent des récits de Robert Merle. Celui‑ci tient à la représentation d’un espace clos à partir duquel s’engage une réflexion sur les ressorts conflictuels de toute communauté humaine. L’expérience indélébile de la captivité en Allemagne pendant la guerre aura conduit Robert Merle à « une réécriture inlassable de la scène traumatique » (p. 158). A. Wattel reprend ici les travaux de la première thèse consacrée à l’auteur, Les Lieux clos dans les romans de Robert Merle6, pour insister sur la surabondance de ce type d’espaces fermés, se déclinant en prisons, îles, asiles, réduits, etc. Cette configuration spatiale non seulement fictionnalise le traumatisme mais constitue aussi « une trouvaille littéraire pour un romancier sociologue » (p. 143). L’auteur expérimente en effet, « au sein d’arches de fiction, les possibles d’une communauté » (p. 203). Les ouvrages s’appréhendent dès lors comme autant de « laboratoires romanesques » (p. 189) où une communauté en crise tâche de s’organiser à la suite d’un événement perturbant – qu’il s’agisse d’une débâcle (Weekend à Zuydcoote), d’un événement apocalyptique (Malevil) ou encore d’une mutinerie (L’Île). Ces expérimentations rendent sensible une tension fondamentale entre clôture et cohésion – laquelle caractérise tout regroupement d’individus sommés de vivre ensemble. A. Wattel met cette tension en évidence à travers la mobilisation de couples notionnels et de jeux dialectiques. Elle oppose notamment, à travers la convocation des différentes œuvres de l’auteur, une « esthétique de la déliance » (p. 197), fondée sur l’atomisation de la société, à une esthétique de la « reliance », garantissant l’avenir de la communauté. Les « personnages clos » (p. 189) entrent ainsi en contraste avec des « personnages traits‑d’union » (p. 207). La « parole verrouillée » (p. 193) de certains est compensée par des « passeurs de langue » (p. 261). L’individualisme le dispute à la solidarité. À chaque fois, A. Wattel débusque ce qui dans les « communautés faillies » (p. 237) ressortit au « retissage communautaire » (p. 209). Cette tension se rejoue à travers l’invention de différents possibles politiques : état sauvage, théocratie et tyrannie dans Malevil, totalitarisme féministe dans la « dystopie matriarcale » (p. 247) que sont Les Hommes protégés. Mais c’est certainement la réflexion sur la démocratie qui l’emporte dans les romans de Robert Merle : l’auteur en « explore [l]es limites et teste son mode de fonctionnement7 ». Le chapitre consacré au rôle ambigu du langage dans la construction de la communauté, entre « dispersion babélienne » (p. 273) et hétérolinguisme intégrateur, est convaincant.

Le propre de l’homme, le propre de l’œuvre

9La dernière ligne argumentative de l’ouvrage s’attache à montrer la portée philosophique de l’œuvre de Merle relative à la spécificité de l’espèce humaine. L’ouvrage passe ici de l’analyse du collectif (la communauté) à celle de l’universel (l’être humain). En trois chapitres, A. Wattel aborde à tour de rôle un enjeu fort : l’animalité, la mort, le mal, tous reliés à « l’humanisme d’après la Shoah » (p. 19) dans lequel s’inscrit l’auteur.

10Dans les « romans‑animal » que sont Un animal doué de raison et Le Propre de l’homme (1989), Robert Merle pose déjà la question du mal. L’instrumentalisation de l’intelligence animale à travers le destin des dauphins Bi et Fa ainsi que la « perversion du logos » (p. 291) à travers celui du singe Chloé constituent les vrais sujets de ces romans. Le second chapitre suit le cheminement suivant : si la conscience de la finitude se présente à première vue comme le propre de l’homme, c’est en réalité l’alliance de l’homme avec la mort qui le définit davantage. Ce sujet engage une réflexion sur le rapport qu’entretient Merle avec la religion et la métaphysique, notamment à travers la focalisation sur « l’œuvre‑tombeau » (p. 321) qu’est Madrapour (1976). A. Wattel montre ensuite combien la question du lien morbide unissant l’homme à la mort – faisant du premier l’artisan de la seconde – apparaît proprement matricielle dans la production de Robert Merle, aussi bien théâtrale avec Sisyphe et la Mort (1950) et Nouveau Sisyphe (1957) que romanesque avec La Mort est mon métier. Cette profession de mort n’est pas tant à interpréter comme une perversité inhérente au sujet humain qu’à imputer à une absence fondamentale de conscience critique. La monstruosité naît de la normalité. A. Wattel souligne combien cette question philosophique du mal – Unde malum faciamus ? – est investie par Merle sous d’autres formes littéraires. En témoignent des articles de revues ou de journaux comme celui dressant le portrait psychologique d’Hitler dans Les Temps modernes8 ou un texte inédit de l’auteur, sur lequel s’achève l’ouvrage : « Robert Merle vous raconte l’histoire vraie d’un tueur à gages myope9 ». Exhumer de telles publications méconnues éclaire l’œuvre d’un auteur dont il convient, à nouveau, de prendre la (dé)mesure. Peut‑être le lecteur curieux aurait‑il souhaité qu’on lui donne davantage à entendre les abondantes archives privées de l’auteur auxquelles A. Wattel a eu accès.


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11À travers cette monographie, Anne Wattel offre la première synthèse d’envergure sur l’œuvre de l’écrivain. Tout en restituant l’étendue de la production littéraire de l’auteur, elle en fait ressortir les lignes de force, les enjeux, les traits communs et les invariants thématiques. L’analyse ne se limite jamais à une approche interne de l’œuvre mais présente toujours le souci de l’éclairer par son contexte. Rédigé dans un style clair et fluide, cet ouvrage militant pour un retour de l’écrivain sur la scène des études littéraires, ouvre la voie à des perspectives fécondes.