Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Janvier 2014 (volume 15, numéro 1)
titre article
Anysia Troin-Guis

Réévaluer les avant-gardes des années 1960 : lectures de Hrabal, Burroughs & Simon

Petra James, Bohumil Hrabal : « Composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique », Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2013, 462 p., EAN 9782812406188.

 Les méthodes de Dada sont encore valables tant que les structures économiques et sociales demeurent les mêmes. Sinon les jeunes ne les utiliseraient pas. Ce que nous proposons c’est un système de coupure à l’intérieur du système, en brouillant le fonctionnement des « médias »1.

1Issu d’une thèse de littérature générale et comparée, le présent ouvrage propose de définir les nouveaux enjeux de l’avant-garde, depuis la Seconde Guerre mondiale, à partir de l’analyse de la démarche et des productions de l’écrivain tchèque Hrabal Bohumil. Comme l’affirme l’auteur, « ce livre, recourant à des éléments d’histoire culturelle et de sociologie de la littérature, opte pour la méthode interdisciplinaire, à la croisée de l’histoire littéraire, de la littérature comparée et de la théorie des arts plastiques » (p. 31). Cet apport au champ de l’avant-garde est d’autant plus intéressant au regard de la traduction française tardive de la Théorie de l’Avant-Garde de Peter Bürger, effectuée par Jean-Pierre Cometti2, publiée initialement en 1974, et source d’importants débats. En effet, Petra James, à la suite de Hal Foster et de Benjamin Buchloch, souligne que le texte de P. Bürger a contribué à jeter l’opprobre sur les acteurs de la « Néo-avant-garde », « se contentant d’essayer de perpétuer les pratiques des avant-gardes historiques sans y apporter les actualisations nécessaires » (p. 23). Pour P. Bürger, « étant donné que, dans l’intervalle, la protestation des avant-gardes historiques contre l’institution art est devenue art, les gestes de protestation de la néo-avant-garde tombent dans l’inauthenticité3 ». L’auteur continue :

Dans la mesure où les moyens grâce auxquels les avant-gardes espéraient aboutir au dépassement de l’art se sont vu attribuer, entre-temps, le statut d’œuvres d’art, l’ambition de renouveler la pratique de la vie ne peut plus faire légitimement appel à ces mêmes moyens. Pour dire les choses plus précisément : la néo-avant-garde institutionnalise l’avant-garde comme art, et nie proprement les intentions des avant-gardes. […] L’art néo-avant-gardiste est un art autonome au plein sens du terme, ce qui signifie qu’il nie le projet même de ramener l’art dans la pratique de la vie. Les efforts entrepris pour dépasser l’art deviennent des manifestations artistiques qui, indépendamment des intentions de leurs producteurs, prennent le caractère d’œuvre4

2Les évaluations négatives de P. Bürger, conditionnant la réception critique de la néo-avant-garde, font écho à celles exprimées par Enzensberger ou Octavio Paz qui, selon Dietrich Scheunemann, ont contribué à retarder les analyses profondes des relations entre avant-garde et néo-avant-garde : « On a si souvent diagnostiqué les “erreurs”, l’“échec”, le “déclin” et la “mort” de l’avant-garde qu’on a longtemps fait obstacle à un regard nouveau sur les liens proches entre les activités de l’avant-garde et de la néo-avant-garde5 ». C’est donc depuis peu de temps que les universitaires s’attachent à réévaluer cette notion et c’est ce regard nouveau que P. James tente d’appliquer tout au long de cet ouvrage.

Réévaluation de la néo-avant-garde & opposition des avant-gardes

3Si les enjeux de l’avant-garde sont aujourd’hui toujours très présents dans le champ de la critique d’art, il faut tout de même préciser deux dangers que peut entraîner cette nouvelle prolifération de la littérature sur l’avant-garde : d’une part, celui contre lequel nous met en garde P. Bürger dans la traduction française de son ouvrage, dans l’annexe intitulée « L’héritage ambigu de l’avant-garde » (p. 169), formant l’introduction d’un recueil d’essais à paraître en 2013 sous le titre Nach der Avantgarde, soit l’indétermination conceptuelle issue d’une stratégie consistant « à noyer la spécificité de l’avant-garde dans la modernité artistique et à camoufler ainsi l’opération qui, grâce à la formule avantgarde/modernism, permet de mettre sur le même plan une œuvre moderne et une œuvre mettant radicalement en question l’institution art » (p. 170). D’autre part, à la suite du colloque « Transferts, appropriations et fonctions de l’avant-garde dans l’Europe intermédiaire et du nord, 1909-1989 » organisé par le Centre Interuniversitaire d’Études Hongroises et Finlandaises et l’Institut finlandais de Paris en novembre 2011, l’importance du contexte socio-culturel dans le développement d’un mouvement avant-gardiste doit être mis de l’avant.

4C’est donc sur les nouveaux enjeux de l’avant-garde après la Seconde Guerre mondiale que se concentre cet ouvrage, selon la mise en parallèle d’une avant-garde que l’on peut qualifier d’occidentale et dont les représentants principaux relayés dans cette recherche sont issus de deux contextes différents (les États-Unis et la France), William S. Burroughs, Brion Gysin, Henri Chopin et Claude Simon, et une avant-garde d’Europe Centrale, incarnée par Bohumil Hrabal, dont les productions sont marquées par la situation de la République socialiste tchécoslovaque. P. James insiste sur les divergences historiques mais aussi socio-culturelles qui distinguent ces deux modes d’avant-garde. La plus significative est sans doute celle-ci : si dans les années 1960 est apparue en France une remise en cause radicale de la notion de littérature dans tous les champs (littéraire, artistique, critique, philosophique, universitaire), sous l’influence des théories formalistes et structuralistes (p. 15), en Tchécoslovaquie, c’est en réaction au réalisme socialiste que s’est construit l’avant-garde, dans une « sphère marginale de la culture alternative » (p. 16). De même, selon P. James, la « foi dans la possibilité de l’art d’agir sur le monde » (p. 17) que l’Occident d’après-guerre hérite des avant-gardes historiques s’oppose pleinement au scepticisme politique des artistes tchèques dont les aspirations utopiques et révolutionnaires disparaissent. En cela, l’auteur utilise la notion de « post-avant-garde », à la suite de Benjamin Buchloch, pour décrire les productions avant-gardistes d’après-guerre en opposition à l’avant-garde historique tchèque des années 1950-1960, dont « les représentants de la scène alternative soulignaient son échec social » (p. 22) et au néo-avant-gardisme occidental, qui serait « dépourvu de mémoire culturelle » (p. 26).

5Cette nette opposition découle bien évidemment du contexte socio-culturel d’après-guerre d’un pays du bloc communiste dans lequel le rapport à l’art et à la mémoire n’est pas le même. En effet, « l’espace culturel tchèque se scinde en trois segments : la culture officielle, assez médiocre et directement soumise au contrôle d’État, la culture en exil et la culture alternative, parallèle à la scène officielle » (p. 53-54) qui s’établit grâce à des mouvements dissidents telle la Charte 77 ou des maisons d’édition clandestines comme « Petlice qui s’est inscrite dans l’histoire comme l’exemple des plus beaux samizdats de l’Est6 ». L’histoire de l’art et les recherches sur l’esthétique sont alors, elles aussi, soumises au régime en place, devant se limiter à ce qui est conforme à l’art institutionnel. P. James cite Ladislav Štoll qui, dans Sur la modernité et le modernisme dans l’art, « condamnait les œuvres de l’avant-garde historique : selon lui, leurs auteurs avaient été incapables de rejoindre l’art des artistes “véritablement modernes”, à savoir l’art prolétaire du réalisme socialiste » (p. 20). Cette remarque que formule l’universitaire tchèque lors du Colloque sur les devoirs contemporains de la critique artistique socialiste en 1961 explique la raison pour laquelle les ouvrages théoriques ayant pour sujet l’avant-garde ne se développent qu’après la chute du régime communiste, en 1989, à l’instar de l’ouvrage collectif Les Symboles de la monstruosité : Mythes, langage et tabou de la post-avant-garde tchèque des années 1940-1960, dirigé par Marie Langerová (2009).

6Il est néanmoins nécessaire de signaler, comme le précise P. James, que cette distinction majeure entre les avant-gardes occidentale et tchèque, n’est que l’illustration de l’opposition des politiques gouvernementales et aussi des politiques marginales. En 1968, par exemple, le Printemps de Prague n’a strictement rien à voir avec mai 1968. En effet, « à l’Ouest, les mouvements sont d’orientation gauchiste révolutionnaire radicale ; à l’Est, ils se placent plutôt sous le signe de l’opposition démocratique réformiste contre les régimes communistes rigides. Si les années 1950 étaient sous le signe de la droite conservatrice, les années 1960 connaissent une conjoncture de gauche » (p. 44). Outre cette dichotomie, il apparaît tout de même des convergences. Par exemple, les contre-cultures, en Tchécoslovaquie comme aux États-Unis, naissent d’une « forme de crise de la société, provoquée par les brutaux changements politiques et sociaux » (p. 79) et sont alimentées par « un refus des valeurs représentées par la société dominante, un intérêt pour la vie communautaire et, parfois, pour les philosophies orientales, enfin, une position quelque peu marginale par rapport à la société7 ». L’exposition des convergences et des divergences entre ces trois contextes socio-culturels démontre l’intérêt scientifique de la mise en parallèle des deux types de mouvement artistique et de l’analyse du transfert culturel de l’esthétique avant-gardiste.

Le transfert culturel : le collage comme tournant éthique de la poésie après la Seconde Guerre mondiale

7Utilisant l’émergence de la société de consommation comme élément contextuel fondamental de son ouvrage, P. James fait remarquer que les années 1950 ont vu la parution des Mythologies (1956) de Roland Barthes, qui affirme qu’un « nouveau rapport aux objets et à la société qui les produit et les utilise s’instaure dans les arts plastiques » (p. 62). Cette assertion s’illustre dans les pratiques artistiques du Pop Art en premier lieu, mais aussi, pour ce qui nous intéresse, dans la poésie. Le poème intègre alors en lui des objets du quotidien. John Giorno, poète Beat, proche de Burroughs et de l’underground new yorkais des années 1960, (il collabore avec Andy Warhol, par exemple, pour son film Sleep en 1963) explique cette tendance ainsi :

La dernière chose qu’on pense à faire est de lire un livre. On regarde la télévision, on écoute un 33t., on allume la radio, on met une cassette vidéo, ou on parle à quelqu’un au téléphone, ou on est ivre de fatigue, ou on va voir une performance, ou on va se coucher et on rabat les couvertures sur sa tête, ou encore on passe une nuit blanche. Le problème, pour les poètes aujourd’hui, est de s’entraîner et de retrouver les nouvelles formes pour exprimer cet état d’esprit quotidien. J’ai le sentiment que ce processus est inhérent à la possible qualité du poème8.

8Giorno montre, dans cette accumulation d’éléments de la vie moderne, la nécessité de renouveler les formes artistiques afin de dégager la quintessence d’un nouveau mode de vie. C’est ici la naissance de la société médiatique, qui place l’image en son centre et provoque ainsi un bouleversement des codes de réception et des modes de perception du monde. Ces nouveaux apports cognitifs sont pris en compte par les artistes, qui intègrent la langue médiatique à leur pratique. Ce changement, selon l’utilisation qu’en font les poètes, peut être associé aux théories de Marcuse, qui ont beaucoup influencé les mouvements étudiants à cette même période aux États-Unis. Pour Marcuse, langage et pouvoir entretiennent une relation d’étroite contiguïté : « La rupture avec le continuum de la domination doit être en même temps la rupture avec le vocabulaire de la domination9. » L’intégration du quotidien, par l’utilisation du langage ordinaire ou par l’insertion d’éléments extérieurs au langage littéraire, représente la destruction, ou au moins la remise en question, d’une culture logocentrique. P. James affirme ainsi que « cette poétique de destruction ne représente pas seulement une exigence esthétique, mais également, en s’opposant aux systèmes de contrôle, une exigence contestatrice sociale » (p. 233).

9À la suite d’une lignée de critiques et artistes, P. James définit le collage comme structure par excellence de cette esthétique de la destruction, révolutionnaire,considérant à la suite de Barthes que « c’est en essayant entre eux des fragments d’événements que le sens naît10 ».Dans l’ouvrage, le terme « collage » est utilisé au sens où l’entendait André Breton et « désigne donc le principe esthétique général, par-delà la séparation traditionnelle des disciplines artistiques : il s’applique ainsi à la fois aux modes d’expression picturale et verbale » (p. 29). L’auteure affirme que le collage est « un modèle structurel fondamental du xxe siècle, non seulement dans le domaine de l’esthétique mais de manière plus générale du domaine de la pensée sociale, scientifique et philosophique » (p. 29). Un important pan de la réflexion de P. James s’articule aussi sur le cut-up, en tant que pratique dérivée du collage et rattachée à une poétique du fragment :

Le cut-up pourrait être défini comme un procédé de collage fondé sur le principe du hasard, proche des pratiques dadaïstes. Sa technique principale consiste à découper et à réorganiser des extraits de journaux ou d’autres textes en trois colonnes […]. D’autres cut-ups sont constitués de fragments découpés dans les textes d’autres écrivains, par exemple de Rimbaud, de Shakespeare ou de Conrad. (p. 227)

10Est alors rappelé l’héritage fondamental de Marcel Duchamp et de son Rendez-vous du dimanche 6 février 1916 à 1h3/4 de l’après-midi (hiver 1937, Minotaure, n°10) : un rapprochement est effectué avec la théorie de la déconstruction de Derrida, « en particulier dans la manière dont le cut-up détruit la lecture linéaire, favorisant plutôt la multiplicité des lectures possibles, comme le propose La Dissémination » (p. 236). Cette recherche participe à l’intérêt nouveau donné aux pratiques intermédiatiques dans le champ universitaire actuel : on pense notamment à la thèse de doctorat de Clémentine Hougue intitulée Le cut-up, ses antécédents, des développements, en Europe et aux États-Unis au xxe siècle, consacrée à une analyse minutieuse du procédé, ou aux recherches de Gaëlle Théval, conceptualisant la notion de « poésie ready-made » qui, à défaut de faire intervenir un quelconque montage de l’auteur, correspond tout de même, de par son interarticité, au champ qui nous intéresse.

11P. James réaffirme la primauté donnée à l’expérience du matériau poétique et parle ainsi de « démarche plus importante que le produit fini » (p. 227). Cette idée relie un peu plus la pratique du cut-up à celle de la poésie expérimentale, fondée sur des recherches esthétiques et formelles mettant en avant cette notion de processus, de chantier. Sans les accuser d’inauthenticité, l’auteure précise que ces expérimentations sont issues de procédés que les auteurs d’après-guerre sont conscients d’emprunter aux avant-gardes historiques, et cite Gérard-Georges Lemaire pour expliciter ce transfert : « Le communisme littéraire des écrivains beat se cantonna à une communauté de biens et d’intérêts, ne se différenciant somme toute en rien des courants qui les ont précédés, que ce soit le Bloomsbury ou le futurisme11. »

Bohumil Hrabal, une figure centrale

12La figure avant-gardiste sur laquelle repose la plus grande part du travail de l’auteur est l’écrivain Hrabal. La première partie de l’ouvrage, « Dans le sillage des avant-gardes historiques », puis les chapitres « De la “syntaxe du cri” à la “destruction jubilatoire” » et « “Déménager de soi-même” et “devenir aussi dur et aussi anonyme que le reçu de l’entreprise Tofa” » lui sont principalement consacrés.

13La chercheuse met en place une biographie de l’auteur et établit la posture éditoriale paradoxale de Hrabal. Elle affirme que « L’histoire éditoriale de l’œuvre de Bohumil Hrabal résume en soi le développement de la culture alternative tchèque dans la seconde moitié du xxe siècle » (p. 86). Privé de publications officielles dans les années 1950, Hrabal est proche des milieux post-surréalistes de Prague et des auteurs de la maison d’édition clandestine Minuit (Půlnoc). Il publie enfin son premier recueil officiel en 1963, La Petite Perle au fond de l’eau. Son succès auprès du public comme de la critique lui permet une ascension dans le milieu littéraire tchèque légitime qui sera cependant de courte durée. Tombé en disgrâce durant le Printemps de Prague, il « se retrouve de nouveau parmi les auteurs proscrits jusqu’en 1975 » (p. 86) et deux de ses livres sont mis au pilon en 1970. Il utilise donc la voie des maisons d’édition clandestines, des samizdats, jusqu’à ce qu’il accepte de faire une autocritique dans l’organe culturel officiel de l’Union des écrivains tchécoslovaques, Création (Tvorba), en 1975 et surtout jusqu’en 1977, lorsqu’il signe l’Anticharte en réaction à la Charte 77 établie par des mouvements dissidents refusant la Normalisation, selon l’euphémisme du régime communiste. La réintégration de Hrabal par l’art officiel lui vaut d’être fortement critiqué par les auteurs et éditeurs de l’underground. Enfin, les années 1980 signent le retour d’Hrabal dans les samizdats, avec, par exemple, son autobiographie, Les Noces dans la maison (1985), qui lui permet de se réconcilier avec le milieu underground. Sa position en devient paradoxale : « Hrabal est un auteur “officiel”, reconnu par le régime qui en fait un important “article d’exportation”, populaire parmi le grand public qui le considère comme un classique vivant, et courtisé par les membres de l’underground » (p. 86). L’écrivain transcende ainsi la partition en trois types, déjà évoquée, de l’art tchécoslovaque.

14Son œuvre, elle, est imprégnée des pratiques avant-gardistes de la poésie expérimentale et plus particulièrement de la pratique du collage. L’écrivain, d’ailleurs, « s’efforce d’en intégrer les implications théoriques et esthétiques dans sa poétique » (p. 260), avec par exemple la lecture de la traduction des théories du texte et de l’information de Max Bense, parue en 1967. C’est cependant son amitié avec Josef Hiršal et Jiří Kolár qui le conduit à expérimenter lui aussi le texte et à contribuer à la destruction de l’« œuvre d’art organique12 » en tant que conception traditionnelle de l’art. Cependant, la dimension de la poésie expérimentale qu’affectionne tout particulièrement Hrabal n’est pas celle politique, présente de l’autre côté de l’Europe, mais plutôt le « jeu créatif qui se dresse contre la parole stérile, le potentiel du mystère, présent de manière latente dans le langage et la capacité toujours renouvelée de l’émerveillement et de la surprise » (p. 260) qu’elle recèle.

15Si le poète « considère la poésie expérimentale comme un successeur direct de l’avant-garde historique et de la pensée formaliste et structuraliste, une vision plus subjective et ancrée dans les questionnements existentiels se dégage néanmoins de son rapport à la poésie expérimentale. » (p. 260) Ces questionnements dans la pratique du collage de Hrabal se reflètent dans deux de ses textes, auxquels P. James consacre un chapitre (« De la “syntaxe du cri” à la “destruction jubilatoire” », p. 263-293), soit Bambino di Praga et Poldi la Belle. Ici encore prime l’originalité de la posture éditoriale de l’écrivain : ces deux romans parus initialement en vers dans les années 1950 sont réécrits durant les années 1960 en prose :

Les transformations entre les deux versions, expliquées pour partie par le contexte socioculturel de l’époque, avec l’introduction du réalisme socialiste comme esthétique officielle de l’État, n’en conservent pas moins certains traits à interroger : la forme de l’épopée, la déambulation urbaine, le topos de la périphérie et l’introduction de la langue parlée et de l’argot dans l’écriture. (p. 263)

16Les œuvres de Hrabal sont des « reportages authentiques » (p. 271) sur le prolétariat dans lesquels « il s’agit de renforcer la position de l’individu face au monde et à l’Histoire » (p. 269), à rebours de la perspective collective. L’auteur utilise ainsi les codes du réalisme socialiste « afin de dévoiler sa superficialité » (p. 20) et ainsi contourner la théorie de Jdanov selon laquelle l’art qui n’est pas réaliste n’est pas un art du tout (p. 19). P. James forge l’expression d’« épopée stalinienne » (p. 267) afin de définir l’entreprise de Hrabal dans Poldi la belle :

le poème reflète les traits essentiels du développement de la société tchèque à l’époque, tout en souscrivant à l’exigence esthétique en employant une forme expérimentale novatrice. En effet, il offre un récit sur la fondation d’un nouvel ordre de la société, et fait la part belle à la place de l’individu au sein de ces changements historiques. Parallèlement, il joue avec les règles du réalisme socialiste et du roman de « construction ». (p. 267)

17Si le terme d’« épopée » a été utilisé par Hrabal pour établir une « distance critique envers les exigences du réalisme socialiste » (p. 266), il permet dans le même mouvement, selon P. James, de suivre la suggestion de Hegel et de tenter « de saisir de manière subjective l’esprit d’une époque » (p. 266).

18L’approche littéraire de Hrabal est originale du fait qu’elle repose sur l’appropriation d’une esthétique avant-gardiste associée à un détournement des procédés réalistes socialistes, le tout imprégné d’une réflexion historique. L’auteur du présent ouvrage insiste aussi sur la lignée dans laquelle s’inscrit la poétique du collage de Hrabal, définie comme « une pratique sauvage et un principe esthétique qui, à tout moment, rappelle ses origines artisanales » (p. 28). En effet, la pratique du collage est importante dans l’art populaire et sa pratique du trompe-l’œil (p. 28), et le terme même de « collage » ne devient associé au langage des arts et à l’histoire des arts plastiques qu’à partir du xxe siècle, lorsque Picasso, selon l’anecdote, l’emploie pour  sa Nature morte à la chaise cannée en 1912. Ce signalement est nécessaire puisque, selon P. James, l’utilisation de l’art populaire donne toute son originalité à l’œuvre de Hrabal et lui permet de s’inscrire dans le folklore de l’Europe Centrale.

19L’œuvre introduite, sa spécificité évaluée au regard du contexte dont il dépend, P. James mène ensuite une analyse comparative, que nous aborderons par le biais de quelques exemples significatifs.

Poésie expérimentale & dispositifs

20C’est par l’étude de la poésie expérimentale à Paris que sont reliés le tchèque, avec Hrabal, le français, avec Simon, et l’américain, réduit dans le travail de P. James aux artistes vivant à Paris tels que Burroughs et Gysin. Cependant, l’auteur met en garde contre un rapprochement trop poussé entre les travaux de Burroughs et ceux de Simon comme a pu le faire, par exemple, Pascal Quignard13, et précise que le premier met en place une véritable représentation de « chaos14 » hallucinatoire, relevant de l’« hétérotopie » telle que conçue par Michel Foucault. Simon, au contraire, affilie ses œuvres « dans la tradition des belles-lettres françaises et de la culture antique » (p. 299) et met l’accent sur la poétisation des codes culturels hérités (p. 310).

21P. James consacre une partie de son étude à la « mémoire culturelle de la ville ». Dans cette mise en parallèle de Simon et Hrabal est évoqué le parcours new-yorkais du premier dans Orion aveugle qui intègre et fragmente, tel le procédé du cut-up, notamment des tableaux de Rauschenberg. L’écrivain précise d’ailleurs que ce livre est issu de « la considération des propriétés du grand tableau de Rauschenberg intitulé Charlène15 ». À New-York, il décrit

[c]ertaines boutiques dont les éléments […] rappelaient étrangement les éléments employés par Rauschenberg ou d’autres peintres ou sculpteurs pratiquant comme lui l’art de l’« assemblage » ou du « collage », ce tableau a eu la propriété d’appeler ou de faire surgir d’autres images, (d’autres figures) — de New York, puis du continent américain, d’ailleurs encore — qui sont venues, comme les propriétés du mot « rideau », s’agglutiner autour de la figure considérée au départ16.

22P. James en conclut que « le montage de Simon est ainsi une méditation sur l’iconographie contemporaine, sur le mythe médiatique et le statut changeant de la mort dans l’ère des médias » (p. 313). En cela, nous pouvons rapprocher la démarche de Simon à celle des Nouveaux Réalistes, en tant que celle-ci correspond à un « recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire17 » selon les termes de Pierre Restany. Puis, c’est cette ville est sous la garde des habitants (Toto město je ve společné péči nájemníků), un reportage photographique de Miroslav Peterka associé à un collage littéraire de Hrabal, qui est mentionnée. L’œuvre présente une Prague en fragments, faisant écho au contexte politique et, de la même manière que l’Orion aveugle, elle représente « à la fois un hommage à l’art moderne et une constatation de son état de déchéance » (p. 313).

23D’autres auteurs, poètes et critiques sont importants dans cet ouvrage de par leur rôle de passeur entre deux cultures ou entre différents arts. Par exemple, H. Chopin, sa revue Cinquième saison/OU et son Poésie sonore internationale préfacée par Burroughs (1979), ouvrage dans lequel il est question de conceptualiser et de mutualiser les recherches sur la poésie sonore, sont présentés comme pont essentiel entre la culture occidentale et la culture tchèque. De la même manière, les pratiques de Kolár sont présentées comme décisives dans l’esthétique de Hrabal ainsi que dans la poétique expérimentale. H. Chopin affirme à son sujet :

Pour en venir à notre temps et à nos recherches, aucun doute que le poète Jiří Kolár soit un précurseur des cut-ups. Ses objets, ses collages et découpages, ses déployages, sont à mon sens plus importants par la quantité et la qualité, l’absence de littérature, que ce que nous connaissons en Occident18.

24Proche de Hrabal aussi et influant dans sa réflexion esthétique, est le couple formé par Josef Hiršal et Bohumila Grögerová, qui réalise un livre commun intitulé La Fuite des ans (Let let, 2007) offrant un tableau complet de la poésie expérimentale, de son statut, de ses enjeux et de ses dispositifs, dans les années 1960. Pour P. James, la forme même de cet ouvrage

25est un collage textuel, qui juxtapose plusieurs types d’extraits, tirés des journaux intimes des auteurs, de leur correspondance et de la presse contemporaine. L’ensemble donne une image précieuse de la culture tchèque entre 1952 et 1968, et plus particulièrement des activités internationales de la poésie expérimentale. Par sa forme, le livre renouvelle les enjeux avant-gardistes de l’écriture, mettant en avant le concept de l’auteur collectif et la forme du collage. (p. 203)

26Sa forme hybride ainsi que sa remise en question de la notion d’auteur unique et immanent ne sont alors pas sans rappeler The Third Mind,que Burroughs et Gysin ont co-écrit, et dont le titre de la traduction française, publiée avant l’édition en langue originale, en 1976, est justement Œuvre croisée. P. James cite un passage du début du texte définissant la conception de la figure auctoriale d’Œuvre croisée,pouvant aussi bien s’appliquer à La Fuite des ans :

Ce n’est pas l’histoire d’une collaboration littéraire, mais plutôt la complète fusion de deux subjectivités dans une praxis, subjectivités qui se métamorphosent en une troisième ; c’est d’ailleurs là qu’émerge un nouvel auteur, le tiers absent, invisible et insaisissable, qui décrypte le silence. (p. 230)

27L’ouvrage de P. James offre ainsi de précieuses informations sur différents acteurs de la culture des années 1960 et contribue à l’élaboration d’une autre théorie des avant-gardes qui donne toute son importance aux avant-gardes marginalisées : celles qui se construisent après la guerre et se distinguent parfaitement de l’art moderne et celle, tchèque dans le cas présent, qui constitue un écart par rapport au centre que serait la société occidentale et son avant-garde à vocation politique, dans la lignée des avant-gardes historiques.