Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mars 2017 (volume 18, numéro 3)
titre article
Odile Uhlmann-Faliu

Éléphant, chameau ou licorne ? L’étonnant voyage des fables venues d’Orient

D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des sept sages), sous la direction de Marion Uhlig et Yasmina Foehr-Janssens, Turnhout : Brepols, coll. « Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages », 2014, 496 p., EAN 9782503546872.

1Au Moyen Âge, les recueils de fables enchâssées concurrencent la Bible. Au début du xviiie siècle, les Mille et une nuits, dans la traduction française d’Antoine Galland, évincent les récits médiévaux à tiroirs et se répandent dans le monde occidental, surtout par l’une ou l’autre des histoires échappées du cadre, qui séduisent souvent le public le plus large. Or le cadre importe, et c’est là le thème structurant des travaux réunis dans l’ouvrage D’Orient en Occident ; ce cadre qui enserre, encercle, cimente les récits n’est pas un simple habillage de fortune, mais il répond, pour chacun des recueils, à une dynamique interne forte. L’intention littéraire peut varier au cours des époques, selon l’objectif, avoué ou non : paraboles, recueil d’exempla, légendes, fables, contes, miroir des princes, histoire dévote, etc., entraînant acculturations, hybridations et contaminations plus ou moins poussées1.

2Dans les littératures de tous les pays, on retrouve des œuvres marquées par le goût des récits à tiroirs : des Contes du vampire de Somadeva aux Contes de Canterbury de Chaucer, d’Artamène ou le Grand Cyrus des Scudéry au Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki, du Décaméron de Boccace — Pentamerone de Basile, Heptaméron de Marguerite de Valois… — à Die Serapionsbrüder, recueil de récits d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann.

3Des quatre recueils étudiés ici, les trois premiers (Barlaam et Josaphat, Kalila et Dimna — ou Panchatantra —, le Roman des sept Sages — ou Le Livre de Sindibad —), nés et connus largement en Orient, suivent des voies diverses de transmission jusqu’en Occident. L’époque médiévale les diffuse abondamment par traductions successives, réécritures, et réagencements. Quant à la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, c’est l’un des livres les plus diffusés au Moyen Âge. En « [se penchant] sur ce riche patrimoine littéraire supra‑national, pour en rappeler l’importance et le rayonnement et pour faire le point sur l’état actuel de la recherche2 », le présent ouvrage, dirigé par Marion Uhlig (Wisconsin‑Madison University) et Yasmina Foehr‑Janssens (Université de Genève), explore l’histoire littéraire, archéologique, intertextuelle ou codicologique de ces recueils. Seizième volume de la collection « Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages », D’Orient en Occident réunit en effet les actes du colloque international organisé en 2010 par ces deux médiévistes à l’université de Genève. On en lira avec intérêt la vingtaine de communications dues à des chercheurs spécialistes en langues, littératures et civilisations orientales et occidentales, allant de l’arabe au russe, en passant par le sanscrit, le grec, le latin, l’espagnol, le français ou l’hébreu…

4L’entreprise est stimulante comme le sont les grands projets interculturels, qu’il s’agisse d’art, de littérature, de philosophie ou de musique3, presque toujours ferments de dialogue et d’échange. Pour le lecteur contemporain, les quatre recueils étudiés manifestent la foisonnante vitalité de la littérature médiévale, et servent à leur tour d’exemples des histoires à tiroirs qui n’ont cessé d’être prisées jusqu’à aujourd’hui, comme le rappelle Hans R. Runte dans l’avant‑propos :

Le recueil de fables enchâssées recèle d’infinies possibilités d’agencement dont le ressort principal est la mise en abyme et ses jeux de redoublement successifs (à l’image de l’enchâssement cinq fois multiplié sur lui‑même que l’on peut trouver dans Kalila et Dimna). Ce principe formel se révèle à la longue d’une fécondité remarquable : le roman picaresque (Cervantès), les grandes sommes en prose (le Lancelot‑Graal), l’artifice dramatique de « la pièce dans la pièce » (Hamlet), et même la convention de l’enchâssement en cinématographie (dans Titanic, on s’en souvient, l’histoire d’une survivante, la vieille Rose, englobe les récits des autres sinistrés). (p. 2-34)

Transmission, traduction, acculturation

5Les éditrices ont pris le parti de suivre l’avancée chronologique et la fortune critique des quatre recueils à vocation sapientiale, en partant des aires et voies orientales de diffusion pour en arriver à leurs avatars les plus récents. Le volume fait ainsi voisiner des analyses savantes et minutieuses dans des lieux où se sont implantés l’un ou l’autre de ces recueils, avec des panoramas plus larges, plus nuancés, où le doute affleure, notamment face au silence des textes et aux sources manquantes. Lorsqu’Elsa Legittimo compare la parabole du puits dans le Roman de Barlaam et Josaphat et la fable du puits dans l’un des recueils de la discipline monastique bouddhique (p. 259‑279), terme à terme, motif à motif, à l’aide des sources anciennes, des histoires parallèles, avec une érudition impeccable, sa démonstration se signale par sa mesure et son élégance.

Le fait que les deux récits autour du puits aient été transmis par le bouddhisme et conservés dans sa littérature ne prouve pas qu’ils prennent leurs racines dans la tradition bouddhique, même si cette hypothèse est la plus probable. En matière de paraboles ou de fables, il est impossible de percevoir leur antiquité ultime. Si nous établissons une comparaison entre les termini ante quem des deux récits, il s’avère que le parcours de la parabole peut être retracé bien plus loin que celui de la fable du vinaya. Le terminus ante quem de la version du vinaya se base sur la datation du manuscrit sanskrit, donc le vie siècle, mais présuppose que le récit était inclus dans le Vinayavastu des Mūlasarvāstivādin avant sa transcription. Il est peu probable qu’il ait fait partie du recueil dès ses débuts. Mais même s’il y fut inclus à un moment précis de son processus de formation, l’histoire peut avoir circulé dans un autre cadre bien avant son inclusion dans la littérature bouddhiste. Elle a eu des siècles pour trouver sa place dans le recueil. Il en va de même pour la parabole du puits. Elle aussi peut avoir été transmise depuis plus longtemps5 que ce qu’indique la datation de ses représentations les plus anciennes (Amaravati, fin du iie siècle de notre ère). (p. 277)

6Une distance aussi maîtrisée encourage la recherche à venir : les manques attisent l’esprit, avec un goût d’inachevé qui pousse en avant. Aussi saluons‑nous l’intérêt des communications à large spectre, comme celles de Joseph Sadan, d’Aboubakr Chraïbi ou de Marion Uhlig. Plusieurs communications témoignent de l’importance d’un décryptage minutieux des manuscrits ; ainsi, Yasmina Foehr‑Janssens fait‑elle l’hypothèse d’« un cas très intéressant de bourgeonnement narratif généré dans le contexte d’un manuscrit particulier » (p. 332). Dans l’analyse fine des versions à une époque ou dans un bassin linguistique donné, loin de s’arrêter à la codicologie, au comptage des textes, paragraphes ou feuillets, certains contributeurs examinent l’intention de l’auteur (copiste, compilateur), les moyens qu’il se donne (sélection des histoires, amplification), et le pourquoi de son projet.

Un dialogue inédit entre cultures chrétienne, orientale & antique

7Nous donnons ci‑après un exemple de cette démarche. En étudiant le Barlaam et Josaphat dans le manuscrit de Paris (BNF, ms. Fr. 1553), Marion Uhlig signale la suppression volontaire d’un épisode guerrier :

Dans cette copie pour le reste complète, l’omission de l’épisode tout entier n’est sans doute pas due à une inadvertance de scribe et ne résulte pas non plus d’un accident matériel. Située au milieu de la colonne d du folio 242, elle ne donne lieu à aucun espace blanc ni signe particulier, de telle sorte qu’après l’épisode de la séduction, le baptême du roi Advenir fait immédiatement suite à la conversion de Théodas. (p. 357)

8La démonstration qui suit, appuyée notamment sur la disputatio placée au cœur du texte — et même prolongée à l’échelle du recueil entier — permet à l’auteur de préciser :

On voit ainsi se déployer, au gré des jeux d’échos instaurés par le compilateur, certaines lignes de force. Tout se passe en effet comme si les deux récits, par leurs parallèles et leurs convergences, suggéraient la possibilité d’une voie pacifique entre Orient et Occident, signe peut-être, à la fin du xiiie siècle, d’un renouveau idéologique par rapport aux chansons de croisade. L’originalité de la pensée réside ici dans le fait que l’enjeu n’est pas d’écraser la foi païenne, mais bien de mettre ses failles comme ses richesses en perspective […]. (p. 366)

Le syncrétisme à l’œuvre

9Entre les conversations de deux chacals et les tribulations de deux religieux, des exempla aux quasi‑contes, le lecteur suit un chemin escarpé, muni de garde‑fous et de grammaires savantes. Parti de l’Orient vers le vie siècle, il pourra aboutir dans une église russe d’aujourd’hui. Les textes, les images, les personnages n’ont cessé de voyager et de se transformer. Que ce soit par l’image6, les traductions appuyées les unes sur les autres, la réorientation du texte sapiental dans une optique particulière, le biais éditorial7 ou le projet courtisan8, nombre de démonstrations sont éclairantes, que le lecteur soit familier ou non du domaine exploré par l’un ou l’autre chercheur. Le recours à la bibliographie très soignée de chaque article permettra de prolonger la découverte ou l’exploration savante.

10Si nous devions faire une critique à cette entreprise, nous pourrions de manière imagée suggérer que les lunettes érudites rendent un peu sourd, et regretter, peut‑être à tort, la part réduite accordée à l’oralité dans ces différents travaux. Ainsi, une note infrapaginale y fait référence :

Les variantes dans le texte de l’inscription décrites par les deux manuscrits ne sont pas négligeables (comme, d’ailleurs, tout le texte dans les deux versions) — elles sont dues à la richesse de l’improvisation orale faite par les conteurs et que notre texte écrit met en valeur9.

11 Certes, l’oralité n’est pas entièrement ignorée, et plusieurs auteurs prennent bien en compte cet aspect dans la transmission des textes, comme nous l’avons vu plus haut, textes qui ne se figent que provisoirement dans l’écrit. À côté de la transmission écrite des textes, par les routes que l’un connaît, que l’autre redécouvre ou précise, qu’un troisième déduit de l’analyse des versions existantes, perdure la circulation impalpable, sans mémoire, sans preuves, mais bien réelle — depuis des siècles — des histoires « de bouche à oreille », par les conteurs, les marchands, les voyageurs. Et ceux qui aiment raconter n’ont cessé de raconter les histoires que les recueils enchâssent.

Histoires orphelines ?

12Barry Taylor suggère que l’influence de la transmission orale, si on la considère comme recevable, ne peut guère s’entendre que pour les histoires seules, « les contes‑cadres [étant] trop élaborés pour être transmis peu à peu : leur transmission ne peut être passée que par l’écriture » (p. 3510). Sans doute cette opinion mérite‑t‑elle discussion, lorsque l’on connaît le rôle joué par la transmission orale avant que ne naissent véritablement les littératures. Par ailleurs, nous regrettons qu’aucune étude ou même une approche globale n’ait été tentée sur les récits hors de leur cadre. Tous n’ont pas connu la même diffusion : pour certains, le récit‑cadre seul permet qu’ils survivent, pour d’autres, l’autonomie est gagnée depuis longtemps, qu’il s’agisse du Lai de l’oiselet ou de la fable du puits.