Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Mai 2017 (volume 18, numéro 5)
titre article
Véronique Samson

Quand on parle d’influence, qui est le héros ?

Judith Schlanger, Le neuf, le différent et le déjà-là : une exploration de l’influence, Paris : Hermann, 2014, 250 p., EAN 9782705689438.

Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénélon, qu’eût fait l’homme qui a écrit Velléda et René ! Napoléon était comme eux. Sans Louis XIV, sans ce fantôme de monarchie qui l’obsédait, nous n’aurions pas eu le galvanisme d’une société déjà cadavre. — Ce qui fait les figures de l’antiquité si belles, c’est qu’elles étaient originales : tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d’étude il faut passer pour se dégager des livres ! et qu’il en faut lire ! Il faut boire des océans et les repisser.1

1Dans la lettre qu’il écrit à Louise Colet le 8 mai 1852, Flaubert fait de l’influence un problème historique, auquel le xixe siècle se trouverait confronté comme aucun avant lui. Plus on avance dans l’histoire, plus la bibliothèque des lettres prend de l’expansion, et plus il devient difficile de se délester du poids du passé. L’abondance des livres est loin de représenter une ressource pour l’écrivain : les grands ancêtres, dont le nombre ne cesse de croître, font entrave dans le chemin vers soi qui, seul, peut mener à l’œuvre originale. L’art contre l’âme ; l’artifice, la technique, le savoir, prérogatives des civilisations avancées, contre la spontanéité de temps révolus : le refrain revient sans cesse sous la plume du correspondant.

La possibilité du neuf

2Or Le neuf, le différent et le déjà-là part du constat, difficile à nier, qu’il y a sans cesse, dans le domaine des idées, du neuf. Les œuvres du passé et du présent en témoignent d’elles-mêmes : l’innovation n’est pas seulement possible, mais continuelle. « Comment se fait-il », demande J. Schlanger en ouverture, « que nous puissions concevoir quelque chose pour la première fois, dire quelque chose qui n’a jamais été dit, faire exister quelque chose de nouveau, inventer dans la pensée ? » (p. 5) La question peut sembler naïve, mais elle permet, de par sa naïveté même, d’ébranler le paradigme romantique de Flaubert, dont nous subissons encore aujourd’hui, selon l’essayiste, la force d’attraction. C’est dans ce paradigme seulement, où le neuf doit être conquis sur le déjà-là et ne faire fond que sur lui-même, que la pensée se heurte à l’aporie. La lamentation de Flaubert n’a de sens que depuis cette perspective contradictoire où l’œuvre est idéalisée comme origine absolue — nécessairement originale, en ce qu’elle émane d’un individu unique —, mais toujours menacée de redondance au moment de se mesurer à la masse des idées déjà formulées. Ce cadrage historique est rappelé ponctuellement au long de l’essai, qui souligne par là sa continuité avec La Mémoire des œuvres2, où les paradigmes moderne et classique étaient pensés ensemble. En effet, le problème de l’influence ne se pose qu’à partir du moment où l’imitation n’est plus une valeur littéraire, comme l’explique J. Schlanger dans un chapitre de Le neuf, le différent et le déjà-là sur la tâche du philologue : pour les classiques, l’influence est le produit d’une intention dont le lecteur doit prendre conscience pour apprécier l’œuvre, tandis que, dans les œuvres modernes, les réminiscences littéraires sont le plus souvent placées sous le signe de l’involontaire, voire de l’inconscient (p. 45) — moment conjectural qui permet à la philologie d’émerger comme discipline et de construire ses récits de transmission.

3Devant les apories du paradigme moderne, valorisant l’original tout en déplorant son impossibilité, J. Schlanger effectue un pas de côté. « Nouveau », propose-t-elle, est « un terme comparatif qui suppose une relation entre deux termes » (p. 9). Ici, la nouveauté n’est pas un ajout au sens ; plutôt, elle est différence. Le renouvellement, ou même la rupture que peut apporter une œuvre, ne se définit pas dans le vide, et tout un ensemble de figures sert à J. Schlanger pour l’exprimer l’espace relationnel du neuf : celui-ci opère un écart, un saut, par rapport à un ensemble d’idées déjà-là ; il ouvre une voie là où la pensée paraissaît bloquée (la formule est inlassablement reprise). L’essayiste évoque aussi le « pouvoir de franchissement » des idées (p. 15), dont on ne peut prendre la mesure qu’en se retournant sur celles qui sont dépassées. Malgré la persistance du mythe de l’écrivain orphelin, n’héritant de personne, J. Schlanger suggère donc que l’œuvre absolument inouïe est impossible, si ce n’est que par la nature sociale du langage et des formes littéraires. Elle remarque avec justesse que le neuf est souvent en partie une redite : on peut, par exemple, donner un sens inédit à un énoncé existant, ou renouveler des thèmes bien connus. L’apport de l’écrivain, loin d’être un dégagement par rapport à la bibliothèque des lettres, est au contraire impensable sans l’existence de celle-ci.

4La mémoire trouve ainsi une place au cœur de la création, qui advient toujours dans une situation chargée de passé, de « déjà-là », que J. Schlanger définit dans les termes suivants :

Le déjà-là, c’est toute la mémoire culturelle, ce sont les autres et la présence des autres, c’est la force sociale immense du langage, c’est le tout pluriel qui constitue le langage culturel dans sa masse. Non pas l’ensemble incommensurable du passé dépensé de l’histoire, mais ce qui, du passé, est présent et actif en nous aujourd’hui. C’est la mémoire plutôt que l’histoire. (p. 162)

5C’est donc dans l’espace de la mémoire qu’a lieu l’événement du nouveau : si le passé fournit à la pensée ses matériaux, il offre aussi le contexte vivant, perpétuellement changeant, qui permet de prendre la mesure de l’altérité relative du neuf. « Tout n’est pas audible dans tout contexte à tout moment » (p. 151), rappelle J. Schlanger. Le « présent actuel » de la mémoire, pour reprendre une formule de La Mémoire des œuvres, est ce qui assure la réception de certains écarts créateurs — ce qui les rend justes, pertinents et donc perceptibles. Du même coup, J. Schlanger peut exposer le caractère illusoire de l’impression d’une saturation du champ des idées — impression peut-être plus écrasante encore à notre époque, « consciente des débris fastueux du passé » (p. 153), qu’à celle de Flaubert. Ici, l’essayiste retrouve un de ses thèmes de prédilection : si l’espace culturel semble plein, cela est dû aux œillères du présent. La masse des œuvres n’est pas présente à tout moment, et l’écrivain ne rivalise pas avec tout ce qui a déjà été dit, mais seulement avec ce qui suscite l’intérêt de ses contemporains, ce que la mémoire collective retient au moment où il prend la plume. Ainsi la mémoire est une question d’attention : chaque époque investit certains champs, avec une redondance qui accentue le sentiment de « trop plein », au détriment d’autres champs qui, inévitablement, demeurent dans l’ombre. Présence des œuvres perdues3 et La Mémoire des œuvres trouvent, en ce sens, leur prolongation dans Le neuf, le différent et le déjà-là, au point où la mémoire et l’influence en viennent parfois à se confondre.

6Le recadrage de la notion d’influence débouche sur une conception double de l’histoire culturelle, à la fois rétention et renouvellement, transmission et innovation (p. 6), thèse principale de l’essai, qui donne à celui-ci son organisation en diptyque. La première partie est consacrée à « l’espace des influences », tandis que la seconde insiste, quant à elle, sur « l’originalité dans la filiation ». Nous nous permettons de circuler librement entre ces chapitres, contenants qui se révèlent rapidement inadéquats à la pensée sinueuse et débordante de J. Schlanger.

La position de second

7Dans le paradigme « mémoriel » posé ici, l’influence ne peut pas être contournée, ni même limitée, comme le voudrait Flaubert, afin d’affirmer plus vigoureusement l’autonomie créatrice. Ce que J. Schlanger nomme la « secondarité » (p. 204) est notre lot à tous, qui arrivons in medias res dans le monde des lettres, et cette position commune devant l’histoire n’a pas le pathos d’un Flaubert. La reconnaissance, voire la valorisation de cette situation d’après-coup, de ce « retard inhérent » (p. 204) à tout lecteur et à tout penseur, est ce qui constitue le différend de J. Schlanger avec Harold Bloom, principal interlocuteur de l’essai. Si la présence de l’incontournable théoricien de l’influence, auteur de The Anxiety of Influence4, est restreinte à deux chapitres vers la fin de l’essai, les pages qui précèdent ceux-ci ont tout l’air de poser les fondements d’un dialogue. Pour H. Bloom, la situation de second n’est pas sans angoisse. L’entrée dans les lettres se fait par le biais de l’admiration d’une œuvre en apparence indépassable, qui surplombe le jeune poète et le garde dans son ombre.

Le regret de venir tard dans un monde déjà plein et dans un terrain supérieurement occupé, l’horreur de la dépendance, le ressentiment de la dette, le besoin d’émancipation, le désir d’être soi et de se créer un emplacement légitime […] tout cela colore de trouble, de conflit, de mélancolie et surtout d’ambivalence la situation existentielle du poète. (p. 187)

8L’admiration est ici un obstacle à surmonter. Dans ce « scénario héroïque » (p. 187), l’œuvre naît nécessairement dans la lutte, et seul l’arrachement violent au maître permet à l’aspirant d’intégrer la communauté des écrivains. The Anxiety of Influence, théorisant en quelque sorte la lettre de Flaubert citée plus haut, suppose qu’il faut gagner son identité comme on gagne sa place dans les lettres : par la rupture. Le dispositif qui se met en place s’apparente, pour reprendre l’image de J. Schlanger, à un échiquier où le jeune poète aurait à déloger son illustre prédécesseur pour occuper sa case : l’angoisse est donc objective, propre à la position de celui qui se voudrait au centre du jeu.

9À ce point de la présentation des thèses de H. Bloom, il est tentant de s’exclamer avec l’essayiste : « Quel univers infernal ! » (p. 194) Si J. Schlanger accorde aussi une place centrale à l’admiration, elle exprime plus d’une fois son hésitation à l’idée que l’envie, ou la rivalité, puisse être le « moteur de l’entreprise » (p. 195) de création. En effet, la secondarité est plus heureuse dans Le neuf, le différent et le déjà-là, où l’influence est présentée comme un mode de subjectivation fondamental. Rejetant la conception monadique de l’identité, et l’étanchéité des cases de l’échiquier que présuppose H. Bloom comme Flaubert, J. Schlanger défend plutôt « le fait qu’un être mental est une entité perméable » (p. 239). L’écrivain est pénétré par des idées qui proviennent de l’extérieur, sans cependant que cela n’ébranle son identité : au contraire, écrit l’essayiste, par l’influence « nous devenons nous-mêmes » (p. 239).

En fait, si la question de l’influence, reçue ou exercée, est centrale de la façon dont elle l’est, c’est bien parce qu’elle renvoie à l’extériorité nécessairement incluse dans notre étoffe. Penser l’influence dans la culture, c’est retrouver en nous l’action des autres et l’action sur les autres, c’est penser ce que nous sommes à travers la profonde compagnie des autres. (p. 30-31)

10La distinction entre ce qui serait strictement singulier et ce qui serait partagé, ajoute l’essayiste, ne tient pas à l’examen des pratiques de lecture réelles. Ce souci pour l’usage des œuvres rapproche J. Schlanger de la pensée de Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être : les deux essais se montrent attentifs au paradoxe selon lequel il est possible non seulement de se laisser entraîner par la phrase d’un auteur, par son style ou son rythme, mais aussi de se trouver soi-même — ou de se retrouver — dans un propos qui n’est pas le sien. L’influence aurait quelque chose de la reconnaissance. Tout se passe, écrit M. Macé,

[c]omme si les œuvres incorporées étaient véritablement « en avance » ; en avance sur le vécu que l’œuvre informe et attire à soi, car la lecture est capable d’imprimer une sorte de pente, de tournure à notre vie intérieure — un habitus efficace, ce que Proust appelle ailleurs « la contrainte interne d’un pli mental »5.

11Si Le neuf, le différent et le déjà-là insiste davantage sur les termes temporels de ce rapport — l’autre pouvant être un contemporain, mais étant le plus souvent un prédécesseur —, les deux essais suggèrent d’une même voix que l’identité est une injonction venue de l’extérieur plus que de l’intérieur. La réhabilitation du bovarysme chez M. Macé, comme manière de moduler son identité sur le dehors, de s’inventer à partir d’un modèle dans une dialectique constante d’adhésion et de mise à distance, rejoint le portrait de la pensée comme enchevêtrement d’influences chez J. Schlanger. De surcroît, le détour par M. Macé permet de saisir le fil conducteur qui relie Le neuf, le différent et le déjà-là à La Vocation6, où J. Schlanger se penche a contrario sur l’idéal, développé au xixe siècle, d’une identité innée, donnée d’emblée à chacun, qu’il s’agirait de réaliser au cours de sa vie.

Le lecteur quelconque

12Pour l’essayiste, ce mode de subjectivation par la médiation des livres n’a rien de particulier aux écrivains. Il correspond plutôt à l’expérience quotidienne, somme toute banale, de « chaque sujet pensant, chaque conscience connaissante occupée à s’orienter tant bien que mal dans ce qui fait sens pour elle, chaque n’importe qui, chaque noyé de la plèbe » (p. 235). J. Schlanger insiste ainsi, par un usage appuyé du « nous », sur la généralité de ce rapport à soi, qu’elle qualifie de « notre accompagnement normal » (p. 8). Elle peut alors revenir sur l’hypothèse de la « mélecture », ou « misreading », au cœur de The Anxiety of Influence : selon H. Bloom, le jeune poète s’affranchit du maître avant même de produire son œuvre, en lisant à sa manière le chef-d’œuvre admiré, « à travers sa réfraction propre » (p. 199). S’il peut écrire contre son prédécesseur, c’est parce qu’il a d’abord lu contre lui, en déformant son œuvre pour se l’intégrer. J. Schlanger réplique en jetant le soupçon sur le terme même de « misreading », qui suggère que la méprise — H. Bloom utilise également le terme archaïque de « misprision » — n’a pas toujours lieu, et que les lectures neutres sont possibles. Au contraire, affirme-t-elle, toutes les lectures, même celles qui ne mènent pas à la vocation littéraire, comportent des déviations, des infléchissements, qui sont autant de manières d’accommoder une pensée à soi, et, réciproquement, de s’accommoder à une pensée.

13Ce souci d’universalisation permet à J. Schlanger de faire retour sur les modalités de lecture de l’écrivain, pour suggérer que celui-ci partage peut-être les fins de la majorité des lecteurs. Dans le contact immédiat avec les livres, le jeune poète est sans doute moins préoccupé de tenir le fil de l’histoire des lettres, et d’assurer la transmission du flambeau, que ne le suppose le modèle de H. Bloom. Pour J. Schlanger, qui revendique le modèle du lecteur quelconque, dégagé des considérations internes du champ littéraire, l’écrivain engage son existence autant que sa position dans l’aspiration à l’œuvre. « Ce que je transforme par une œuvre intellectuelle nouvelle n’est pas une substance verbale d’œuvre […]. Ce que je construis […] est une proposition sur ce que je comprends de la réalité. » (p. 216) L’intertextualité ne suffit donc pas à motiver une entreprise de création : le travail de l’écrivain se déroule dans une durée plus détachée, plus pacifiée que ne le prétend H. Bloom. C’est pourquoi il est possible de subir une influence depuis un autre domaine que le sien, ce que J. Schlanger montre en rappelant la révélation qu’a été Pelléas et Mélisandre pour un groupe de futurs hommes de lettres (dont Jacques Rivière et Léon-Paul Fargue), présents à la représentation générale, le 28 avril 1902 à l’Opéra-Comique. L’essayiste insiste ainsi sur ce qu’il y a de commun entre les aspirants à l’être — plutôt que les aspirants aux lettres —, interrogeant la séparation convenue entre ceux qui passent à l’acte et ceux qui s’arrêtent à la lecture, explicite chez H. Bloom, mais présente aussi chez M. Macé, qui choisit ses exemples parmi les écrivains consacrés7. On est loin, ici, des Journées de lecture de Proust, où le seul véritable accomplissement de la lecture était de faire œuvre. Ainsi Le neuf, le différent et le déjà-là se lit comme une critique des études littéraires, qui se resserrent souvent autour des relations entre écrivains, cette « filiation interne des meilleurs », limitée aux happy few et même aux very few (p. 229), alors que la littérature, affirme J. Schlanger, nous concerne tous :

14le grand poète naissant n’est pas le seul à lire, et une grande œuvre n’agit pas que sur son héritier direct. Les livres se dispersent pour aller rejoindre des inconnus, et leur influence s’étend bien au-delà de l’élite héroïque. Tout lecteur impressionné n’est pas un futur écrivain. Mais tout lecteur est un destinataire. (p. 224)

15Ce déplacement de la focalisation, de la production littéraire vers la simple lecture, est au cœur de l’essai, qui culmine d’ailleurs avec un « Plaidoyer pour le tout-venant des lecteurs ».

16La défense du lecteur moyen, de la « subjectivité quelconque » (p. 7), est une manière de restituer l’importance des vies minuscules de la pensée dans l’histoire culturelle — non seulement parce que chaque lecture, comme chaque subjectivité, possède une « légitimité démocratique » et une valeur intrinsèque, mais aussi parce que l’ensemble des lecteurs anonymes joue un rôle dans les bifurcations de la sensibilité et dans les infléchissements du goût. Lorsqu’il s’agit de comprendre l’aventure de la pensée, c’est vers la masse des influencés qu’il faut se tourner. J. Schlanger se formule la question dans les termes suivants : « quand on parle d’influence culturelle, qui est le héros ? » (p. 30) On peut penser l’écrivain individuel comme l’initiateur, « l’agent qui introduit le changement » (ibid.), en le situant dans les circonstances immédiates de son œuvre ; mais on peut aussi, comme tend à le faire J. Schlanger, voir dans « le bagage culturel, ou l’histoire de la tradition, ou la mémoire partielle et changeante des œuvres » (ibid.), le protagoniste du récit.

Dans ce domaine c’est le public qui lit, accueille, transmet, change, s’ouvre, délaisse. C’est en lui que se joue le succès et le changement ; il est la scène et le terrain de l’innovation, de l’intégration et de l’abandon. En lui, dans une temporalité qui n’est pas toujours celle des publications, en lui se jouent les mouvements d’opinion, la transformation des attitudes, des évidences et des attentes, les déplacements lents ou soudains de l’humeur du temps. Sans public, sans lecteurs, pas de vie littéraire. (p. 227)

17Les répercussions d’une œuvre dépassent toujours le lecteur individuel, même si elles passent nécessairement par lui. De la même manière, la nouveauté ne peut se mesurer qu’à l’aune d’une communauté : seule une époque dans son ensemble peut faire advenir de nouvelles configurations du sens, et non l’individu par un geste unique. Le récit à faire est celui d’une transmission collective — une « orchestration sans chef d’orchestre » (p. 89), pour citer l’image que J. Schlanger emprunte à Bourdieu. Ainsi, l’essayiste fournit le contexte plus vaste qui manque aux cas de Façons de lire, manières d’être, où le rapport au livre est résolument intime, et rappelle du même coup la portée collective du drame de chaque jeune poète :

devenir un nouvel écrivain et devenir un écrivain novateur, c’est chaque fois l’aventure de quelqu’un. Mais la durée est une aventure aussi, qui est une dimension essentielle des lettres. C’est l’aventure d’une continuation discontinue qui se renouvelle dans l’activité poétique de chacun, et qui se poursuit (p. 202).

18Dès lors que chacun peut revendiquer sa place dans l’aventure du sens, les « héros » de H. Bloom se dissolvent dans la masse, et le temps de leur vocation s’inscrit dans une durée englobante.

19S’il ne fait pas de doute que « quelque chose a lieu » (p. 223) en dehors de ce « duel à sens unique » (p. 221) que décrit H. Bloom, on peut néanmoins se demander sur quoi peut déboucher, dans la recherche, le souci du lecteur moyen, qui est aussi un lecteur muet, ne laissant aucune trace de son expérience. J. Schlanger remarque bien les limites méthodologiques de son parti pris : « Comment prendre en compte ce qui se passe, et ce qui passe », demande-t-elle, «  quand n’importe qui lit » (p. 229) ? Comment prendre la mesure de ce qui reste en chaque lecteur au moment de fermer le livre ? Toutes ces réactions privées et obscures, cette « multitude anonyme des voix » (p. 241) qui ne sont pas enregistrées par l’histoire, forment un « secret trop périssable » (p. 230), à l’inverse des archives laissées par les écrivains qui prennent la parole, et laissent de nouvelles œuvres comme témoignages, certes indirects, de leurs lectures. Le principe démocratique, en ce sens, implique moins une méthode à suivre, qu’un idéal à ne pas perdre de vue. « De ce qui est englouti, dissipé, irrécupérable, inévitablement on ne sait presque rien, mais c’est pourtant un horizon essentiel de l’entreprise des lettres. La lecture dispersée et muette est un horizon. Il n’est pas sûr qu’il soit possible de s’approcher de cet horizon, mais il faut en garder l’idée. » (p. 230) L’attention portée aux inévitables absences qui constituent l’histoire culturelle, rapproche encore Le neuf, le différent et le déjà-là des essais précédents de J. Schlanger, tout en révélant la possibilité d’un oubli jusque-là impensé, du côté de la réception.

Citoyen de plusieurs mondes

20Le neuf, le différent et le déjà-là fait ainsi l’aller-retour dans l’analyse de phénomènes individuels et collectifs. Plus encore, l’essai pose l’hypothèse de leur continuité : l’influence se trouve redéfinie — dans les mêmes termes que la mémoire — comme un espace à la fois privé et public (p. 243). Cette prise de position amène J. Schlanger sur le terrain de la sociologie, et plusieurs sections de l’essai se donnent à lire comme une tentative de délimiter les bornes de la notion d’influence, lorsque celle-ci dépasse la simple transmission d’un individu à un autre : peut-on encore parler d’influence dans le cas où le jeune poète et son maître partagent une même vision du monde, une même configuration mentale, un même tour d’esprit ? Les a priori qui précèdent l’ouverture d’un livre, et qui donnent aux lecteurs — comme aux auteurs — d’une même époque un air de famille, comptent-ils dans l’influence ? J. Schlanger réinvestit ici la notion d’habitus, que M. Macé a également fait sienne, dans un sens qui n’a plus grand chose de social8 : le premier chapitre en fait son objet, retraçant ses définitions d’Aristote à Bourdieu, en passant par Panofsky — et offrant du même coup, mise en abîme, une illustration du fonctionnement de l’influence intellectuelle9. Pour J. Schlanger, l’influence ne peut se réduire au simple contexte, à tout ce qui appartient au social et agit en nous ; mais elle ne coïncide pas non plus avec la détermination causale : la première définition dilue la notion, tandis que la seconde la durcit excessivement. L’essayiste situe son interrogation au niveau de ce qu’elle appelle les « cadrages moyens », opérant la médiation entre l’individuel et le collectif, sans cependant s’attacher aux vues d’ensemble du champ littéraire. Si l’initiative de la création revient toujours à un individu, et si elle est investie de sens par un individu dans sa « volonté d’être soi et d’exister » (p. 233), il reste que l’œuvre produite ne lui appartient pas en propre : la liberté de l’écrivain est bien réelle, mais elle est orientée, dirigée.

Chacun conçoit et parle dans la solitude nécessaire de son écart propre, de son initiative, de sa vision peut-être, et aussi de son obstination. Chacun a sa manière personnelle de se tenir activement dans son séjour propre. Et chacun est nourri d’une rumeur qui le dépasse, chacun est emporté dans les courants plus vastes qui le situent, lui et son aventure (p. 237).

21C’est là une autre manière de comprendre le déjà-là : la présence mentale de cadres définissant le permis, le conforme, le légitime, ce qui peut se faire et ce qui doit se faire. En culture comme ailleurs, l’habitus doit être compris comme une prescription pratique, délimitant le domaine du possible, pour l’écrivain, mais également pour le lecteur. Chaque expérience de lecture, écrit J. Schlanger s’accompagne des livres que nous avons en mémoire, mais aussi des valeurs, des formes, des normes héritées, souvent situées « aux confins de notre attention » (p. 206). En ce sens, même les livres qui n’ont pas été lus, mais nous pénètrent dans la mesure où ils font partie du paysage intellectuel notre époque, sont présents dans la rencontre d’une œuvre nouvelle. La réflexion de J. Schlanger trouve un équilibre assez heureux dans ce partage de l’« intersubjectif », qui reconnaît le façonnement social de la pensée, tout en affirmant que les déterminations ne s’incarnent jamais tout à fait de la même manière en chacun : « chaque point de vue individuel se tient très légèrement à part, et cette infime différence subjective entraîne d’infimes variations qui font, toutes ensemble, miroiter la surface. » (p. 142-143)

22Or, selon J. Schlanger, l’habitus unique de la sociologie serait trop rigide pour décrire les rapports divers, d’intensité variable, que permet la culture. Dans le monde des idées, l’attention serait toujours dispersée, circulant librement entre plusieurs domaines, ouverts les uns sur les autres. L’essayiste reprend à son compte la formule de Mannheim, selon laquelle nous sommes tous « citoyens de plusieurs mondes » (p. 106) — formule qui aurait, selon elle, plus de vérité dans l’ordre culturel que social. Cette réflexion permet d’étoffer la réponse à H. Bloom, dont J. Schlanger critique le scénario trop schématique, articulé autour d’un face-à-face entre un lecteur et un ouvrage unique, supposant « une relation élective, et même exclusive, entre deux termes isolés » (p. 203). Ce « one on one », écrit-elle, ne peut résumer le positionnement dans les lettres de toute une vie, et H. Bloom oublie tout ce que le jeune poète — comme tout lecteur — a déjà en tête, de façon plus ou moins consciente, au moment d’aborder l’œuvre définitoire. On n’est jamais seul avec un livre, écrit J. Schlanger, et le régime de la lecture « n’est pas l’exclusivité, mais une coexistence étonnante dont on ne s’étonne pas assez. Le lecteur vient au livre chargé du parcours de ses découvertes successives, chargé aussi du concours de ses admirations et de ses intérêts simultanés. » (p. 205) Or, l’éclatement de l’ordre culturel n’est pas sans conséquences sur la force de ses déterminations. Pour l’essayiste, c’est précisément ce qui leur retire leur fatalité « tragique » (p. 109) : « tout ce qui est limitation, enfermement, contrainte, impéritie — je veux dire au fond finitude —, tout cela devient mobile dans la puissance libératrice de la pluralité. » (p. 107)  Une telle distinction entre les mondes culturel et social peut faire sursauter, surtout lorsque l’essayiste va jusqu’à faire valoir le « charme des contraintes culturelles » (p. 109). Il semble difficile de voir là deux mondes, sans solution de continuité. J. Schlanger laisse son lecteur dubitatif en suggérant que la « puissance libératrice » de la culture pourrait, en quelque sorte, compenser pour l’émancipation sociale ou mener à celle-ci, en assurant à chacun une pleine capacité d’agent qui n’existerait pas ailleurs. En effet, il ne peut être question d’influence, pour l’essayiste, qu’à partir de la « réappropriation mentale » (p. 166), de cette reprise intérieure, qui assimile et intègre à soi le dehors en toute conscience : « une relation causale directe qui ne suppose pas une adhésion mentale, qui n’agit pas par la conviction, la persuasion, l’entraînement, mais par la seule force, n’est pas une influence. » (p. 94) La proposition a, certes, quelque chose de commode, préservant la frontière avec les déterminismes sociaux, mais en faisant trop lourdement pencher la balance du côté de la conscience, elle rompt l’équilibre maintenu ailleurs dans l’essai avec la sociologie.

23En revanche, J. Schlanger sait reconnaître la liberté dans l’influence, là où on ne l’attend pas. Dans un chapitre intitulé « De quoi le maître est-il le modèle ? », l’essayiste aborde les formes de sociabilité qui peuple la solitude présumée du créateur : « l’indispensable distance intime est discontinue, poreuse, visiteuse et visitée » (p. 64), note-t-elle. Dans de belles pages, elle montre que l’adhésion à un maître peut être choisie, plus que subie : la réponse qu’apporte le chapitre à son titre est qu’il revient au disciple de déterminer le rôle que jouera le maître pour sa pensée. S’il y a un certain danger à surestimer la prérogative du disciple, J. Schlanger s’en garde en évoquant les nombreuse figures d’intercesseurs malades, déficients, voire impuissants de la tradition religieuse — qu’on retrouve chez Artaud, Hölderlin, Althusser, ou encore dans une certaine idée de Kafka — pour montrer que le rapport au maître peut sortir du cadre tyrannique posé par Barrès dans Les Déracinés ou Bourget dans Le Disciple. Ici, la fidélité passe aussi par un désir de compléter le maître, de l’accomplir, de réaliser ce qui manque en lui : le prédécesseur peut donc incarner une permission, des « appels du possible » (p. 78), incitant le disciple à s’imaginer librement.

Le relief plissé des lettres

24Si le lecteur intègre plusieurs mondes, il habite aussi plusieurs époques. J. Schlanger fait de la lecture une voie d’accès à des temps plus ou moins éloignés, qu’elle imagine comme « les anneaux intérieurs du tronc d’arbre » (p. 60), encerclant le lecteur du présent. Pour penser cet anachronisme de l’influence, l’essayiste, ici, se tourne vers H. Bloom : il faut se rappeler que The Anxiety of Influence fait de Shakespeare le premier « maître » des poètes romantiques à l’étude. Ainsi, le nouveau venu dans le monde des lettres établit un rapport avec l’œuvre qu’il élit dans la bibliothèque, et non avec son prédécesseur immédiat : les héritages contigus, immédiatement contemporains, sont peut-être les plus angoissants, mais ils ne sont pas toujours déterminants, et sont même souvent contournés par des écrivains se réclamant de l’autorité d’un ancêtre plus lointain, ou même tout à fait marginal dans l’espace culturel. « Il est fréquent de fonder en arrière une différence novatrice, comme si des références plus distanciées, plus électives aussi, avaient quelque chose de libérateur qui rend plus facile de s’affirmer à neuf » (p. 191-192), rappelle J. Schlanger. L’usage du temps qu’impliquent ces « exhumations » et « ancrages intempestifs » (p. 179) n’a rien de linéaire : la mémoire du lecteur intègre toutes sortes de distorsions qui bouleversent la chronologie, reconfigurent la masse des œuvres, et imposent en fin de compte une temporalité singulière. Nous retrouvons ici l’opposition de La Mémoire des œuvres entre le passé actuel de l’attention, « régime du voisinage » qui abolit la distance séparant les œuvres — car « le rayonnement d’un livre est sans distance » (p. 208), écrit J. Schlanger —, et le passé historique des monuments, qui étage les chefs-d’œuvre en arrière selon leur date de publication10.

25En ce sens, la représentation de l’histoire culturelle est le véritable enjeu de cette réflexion consacrée aux niveaux d’actualités variables de l’influence : l’anachronisme de l’admiration se répercute sur les temporalités globales. « Des pensées d’âge différent coexistent dans le même espace intersubjectif, de même qu’elles coexistent en chacun de nous. » (p. 133) Les mémoires individuelles façonnent le présent de la culture, intégrant des retards, des rémanences et des survivances, mais pouvant aussi préfigurer l’avenir : l’influence ne se réduit pas entièrement au présent de l’attention. La manière qu’a le jeune poète de H. Bloom de tenir en lui Shakespeare tout autant que son contemporain, est ce qui donne à l’aventure du sens son « relief plissé, volcanique, bouleversé » (p. 210), rapprochant des sommets lointains. En inscrivant l’écriture comme la lecture dans la durée, la mémoire permet aux œuvres de dépasser leur époque, et aux époques de s’interpénétrer11.

Comme l’apparition du plus récent n’abolit pas ipso facto le plus ancien, qui continue parfois à être une alternative utilisable, des âges techniques différents sont présents simultanément. D’où un présent nourri de plusieurs âges, où ce qui est dépassé est encore mis en œuvre. (p. 130)

26Cette conception fondamentalement anachronique de l’espace culturel, où coexistent les temps, assure du même coup une continuité à la pensée, permettant au sens de se déployer comme processus. C’est précisément ce que l’historiographie du premier Foucault, qui suscite chez J. Schlanger une forte résistance, met en cause : le fait que « l’intelligence a une histoire » (p. 111), et que le temps est le support nécessaire du sens. Dans un des chapitres les plus polémiques de l’essai, J. Schlanger avance que la notion d’épistémé constitue une réaction excessive du « discontinu » au devenir homogène des philosophies de l’histoire du dix-neuvième siècle. Ces « coupes de présent » (p. 113), qui sont autant d’états fixes de la pensée, posent problème car elles impliquent une substitution globale, instantanée, à la manière d’une éclipse. C’est sur « l’amnésie du hiatus » (p. 136) séparant les épistémés que se heurte la réflexion de J. Schlanger — sur l’articulation impossible de ces « situations intellectuelles sans racines, sans passé, sans mémoire » (p. 126), qu’elle oppose à un présent feuilleté, amplifié par la présence du passé et du futur, où le nouveau s’ajoute à ce qu’il supplante et compose avec lui.


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27Quiconque ouvre un livre de J. Schlanger pour la première fois sera frappé d’une chose, en apparence anecdotique : la disposition des références, regroupées par chapitre sous la bannière « Quelques ouvrages mentionnés » à la toute fin, en faisant l’économie des numéros de pages. Il y a là vraisemblablement plus qu’un simple choix éditorial : nous pouvons choisir d’y voir révélé un certain rapport aux œuvres, une manière de les tenir en réserve dans son esprit, de les avoir à sa portée, une manière, en somme, de subir leur influence, en s’engageant avec la totalité d’une pensée, loin de la pratique citationnelle dans ce qu’elle a parfois de superficiel. Ainsi, dans Le neuf, le différent et le déjà-là, l’essayiste met en œuvre encore une fois la mémoire qu’elle prend pour objet. Ce faisant, elle anticipe le reproche qu’on pourrait faire à une réflexion sur l’influence qui ne s’appuie sur aucun cas avéré. En effet, Le neuf, le différent et le déjà-là sert d’exemple dans son ensemble, faisant le portrait d’un esprit qui avance à coup d’emprunts : plus que les précédents, cet essai se présente comme un regard tourné vers soi.

28Dès lors, il est possible de se demander, en reformulant une des questions de l’essai : de quoi J. Schlanger peut-elle être le modèle ? Difficile de ne pas évoquer l’histoire de la « bibliothèque intérieure » que retrace M. Macé dans l’ouvrage collectif L’Histoire littéraire des écrivains. Pour M. Macé, qui retrouve ici les conclusions de Pierre Nora et de François Hartog12, la capacité de la littérature à « faire ressource13 » entre en crise après la Deuxième Guerre mondiale, et le passé n’est plus disponible de la même manière à la pensée. Le neuf, le différent et le déjà-là va dans le même sens, exhortant le lecteur à rendre l’influence active. « L’idée du canon », écrit J. Schlanger, « peut renvoyer à la mémoire comme fond ou à la mémoire comme force ;  à une mémoire historienne qui est registre ou à une mémoire intuitive qui est relief et occasion. » (p. 209) L’essayiste engage ainsi à bousculer le panthéon, à le réorganiser en fonction de ce que Julien Gracq appelait nos « préférences ». S’il y a un peu d’optimisme à professer la capacité de chacun à déloger les grands noms au profit d’obscurs élus — il n’est en effet pas fortuit que les poètes de H. Bloom se réfèrent tous à Shakespeare, et l’exemple invite à ne pas sous-estimer l’inertie institutionnelle14 —, il est salutaire de rappeler que le temps de la succession et de l’héritage ne va pas de soi, et que le passé des lettres des lettres est toujours agité de conflits. Or, pour rivaliser d’un canon subjectif, il faut savoir entretenir sa mémoire : c’est peut-être là ce dont J. Schlanger est le modèle, et ce qui explique la puissance de ses essais.