Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Septembre 2017 (volume 18, numéro 7)
titre article
Marine Cellier

Un siècle de manifestes : projets littéraires & enjeux politiques en Caraïbe francophone

Michał Obszyński, Manifestes et programmes littéraires aux Caraïbes francophones. En/jeux idéologiques et poétiques, Amsterdam : Brill / Rodopi, coll. « Francopolyphonies », 2016, 271 p., EAN 9789004309128.

1Dans son ouvrage Manifestes et programmes littéraires aux Caraïbes francophones. En/jeux idéologiques et poétiques, Michał Obszyński propose une vision panoramique des problématiques littéraires de la Caraïbe francophone à partir de l’angle original de l’étude des textes manifestaires et programmatiques produits par ses écrivains, renouvelant ainsi la perspective proposée par les études d’ensemble des littératures caribéennes francophones1.

2L’importance du corpus choisi, composé de plus de cinquante textes, qui vont de la première parution de la revue haïtienne La Ronde, en 1898, à celle de l’article « Pour une littérature-monde en français », paru en 2007 dans Le Monde, permet à l’auteur d’offrir une vision à la fois complète et précise de l’utilisation du genre du manifeste dans l’espace caribéen francophone, balayant un grand nombre de textes théoriques tout en accordant des analyses ponctuelles plus détaillées aux plus emblématiques d’entre eux. L’auteur circonscrit son objet dans le premier chapitre de son ouvrage. En s’appuyant sur les études de José-Luis Diaz et Rod S. Heimpel2, il définit ainsi les objectifs du manifeste littéraire : « inaugurer, légitimer, défendre un projet esthétique » à travers un « message clairement articulé et structuré afin de favoriser sa réception sans risque d’ambiguïté » (p. 16). L’auteur adopte cependant une définition souple et choisit d’intégrer également à son corpus d’analyse les « quasi-manifestes »3 qui, sans présenter la rigueur formelle propre aux manifestes « canoniques », produisent un « effet-manifeste ». Ces textes peuvent prendre la forme de prologues, introductions, préfaces, éditoriaux, liminaires de revues (p. 17), mais également de textes littéraires voire d’œuvres d’art. Cette ouverture à un corpus plus large apparaît particulièrement pertinente pour les espaces franco-antillais et haïtiens que l’ouvrage se propose d’explorer, dans lesquels les textes manifestaires apparaissent souvent sous des formes non traditionnelles, et où, parallèlement, on trouve de nombreuses œuvres « de manifestation » (p. 41-42).

3M. Obszyński privilégie une double approche esthétique et sociodiscursive. S’appuyant d’une part sur les théories des champs littéraires de Bourdieu4, M. Obszyński conçoit le manifeste « non seulement comme quête du capital symbolique par un texte publié, mais surtout comme prise de position active, c’est-à-dire comme remise en cause (ou rejet) d’un système établi de valeurs artistiques et revendication de nouveaux choix artistiques. » (p. 32). À la suite des analyses des enjeux institutionnels proposées par Pascale Casanova5, il le définit d’autre part à partir de sa situation au croisement du national et de l’international, comme « l’effet de l’invention et de stratégies complexes de positionnement visant à faire accéder une littérature nationale […] à la visibilité et à la reconnaissance mondiale. » (p. 38). Dans le cas des littératures émanant des anciens territoires colonisés, le manifeste acquiert ainsi une dimension politique dont l’analyse permet de révéler les lignes de tension complexes et mobiles de la relation centre/périphérie.

4L’auteur propose dès lors de caractériser le manifeste franco-caribéen comme un texte postcolonial engagé se faisant l’écho d’une parole commune, et véhiculant un questionnement d’ordre éthique qui laisse transparaître l’évolution des idéologies. Le premier volet de l’ouvrage s’intéresse à l’émergence des manifestes et aux premières revendications esthétiques et littéraires dans le contexte postcolonial haïtien et en Martinique, jusqu’au milieu du xxe siècle. La deuxième partie concerne la période de l’après-guerre mondiale et considère l’évolution des manifestes caribéens dans le contexte des événements liés à la décolonisation et à la départementalisation (1946).

De l’imitation francophile à l’émancipation

5M. Obszyński dégage deux attitudes dominantes des manifestes produits dans la première république noire du nouveau monde dans la première moitié du xxe siècle : d’une part, l’imitation francophile, de l’autre la recherche d’une originalité émancipée. Les premiers manifestes haïtiens ouvrent ainsi selon le critique un espace polémique dans lequel s’inscrit notamment le groupe de la revue La Ronde6, qui défend une pratique universaliste de la littérature, et s’inscrit dans le courant symboliste tout en rejetant le « nationalisme étriqué » (p. 59).

6Moins politisée que sa voisine haïtienne, la première littérature franco-antillaise7 est peu ancrée dans la réalité ; elle met l’accent sur l’exotisme et la sensualité des femmes créoles, et cherche à s’intégrer dans les modèles métropolitains8. La préface de Batouala (1921) constitue cependant selon l’auteur la première critique directe du colonialisme français en Afrique, que le guyanais René Maranformule avec sarcasme et ironie.

7La dimension politique devient plus explicite en Haïti à partir des années 1915, lors desquelles les intellectuels haïtiens formulent de nouvelles revendications identitaires face au nouvel occupant américain (1915-1934), à travers l’émergence d’une idéologie « indigéniste » (p. 62) centrée sur la consolidation de l’unité nationale haïtienne. À la recherche d’une vision à la fois « autochtone et autonome » (p. 63), La Revue indigène (1927-1928), dont les initiatives sont prolongées dans le texte fondateur Ainsi parla l’oncle (1928), de Jean Price Mars, cherche à valoriser la culture locale (coutumes et folklore paysan traditionnels, explorations ethnologiques des rites du vaudou, réflexion sur l’emploi du créole etc.). L’exploration et la mise en avant des racines africaines d’Haïti, l’intérêt porté au monde intellectuel latino-américain ou à la Harlem Renaissance sont ainsi l’occasion d’un décentrement du regard de la sphère parisienne aux autres espaces littéraires internationaux, et d’une critique du pouvoir autoritaire.

8Dans le même temps, la multiplication de revues franco-antillaises émanant d’intellectuels établis à Paris9 met en évidence un intérêt accru pour la définition d’une particularité noire, fondée sur une supposée différence de sensibilité. Ces positions tranchées (comme celles de Légitime Défense en 1932, revue au ton iconoclaste influencé par le surréalisme), qui appellent à rompre avec les valeurs occidentales, et rejettent tant la « littérature d’emprunt » (p.109) que l’exercice de « décalque de l’homme pâle » (p.110), demeurent cependant selon le critique en dehors du champ politique, et n’appellent pas à l’indépendance. Ce pas sera franchi par les auteurs de L’étudiant Noir (1935), qui manifeste au contraire un refus radical de l’assimilation, et dans lequel apparaît pour la première fois le terme de « négritude » sous la plume d’Aimé Césaire.

Le tournant de la Négritude

9L’auteur consacre une large analyse aux thèses de la négritude, dont l’idéologie esthético-politique trouve ses premiers prolongements dans des œuvres telles que le recueil Pigments (1937), de Léon Gontran Damas, ou le Cahier d’un retour au pays natal (1939), que M. Obszyński qualifie de « manifeste de la désaliénation et de l’émancipation » (p. 121). De retour aux Antilles, les idées de la Négritude se développent dans la revue martiniquaise Tropiques (1941-1945), dont les articles programmatiques dessinent les contours d’une nouvelle littérature antillaise. Pour les auteurs de cette revue, la désaliénation de l’Antillais constitue la condition de l’avènement d’une littérature autonome et authentique, ancrée dans le réel. En Haïti, les théories de la Négritude feront l’objet d’une appropriation par le groupe des Griots10 (1938), qui les réorientent vers l’affirmation d’un nationalisme ethnique de type essentialiste. Idéalisant les Noirs et stigmatisant les mulâtres, groupe le plus représenté dans les structures du pouvoir, Les Griots représentent un indigénisme radical qui annonce « l’idéologie noiriste » (p. 81) du régime autoritaire qu’instaurera François Duvalier en 1957. L’auteur analyse ensuite la quête d’affirmation culturelle et identitaire initiée par la revue Tropiques dans les Antilles françaises dansles prolongements proposés par les publications de Présence Africaine11, et, un an plus tard, de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (1948), de Léopold Sédar Senghor, préfacée par Sartre, dont l’auteur souligne qu’elle permet de cartographier « l’étendue à la fois territoriale et socio-culturelle de la négritude » (p. 135). Quatre ans plus tard, les thèses de la négritude seront remises en question dans l’essai de Frantz Fanon, Peaux Noires, masques blancs (1952), qui appelle à une désaliénation ne passant pas par une nécessaire « l’absolutisation de la race noire » (p. 141). Cet essentialisme « noiriste » est également pointé du doigt par la poésie militante et novatrice de Jacques Roumain (Bois d’ébène, 1945), qui, influencée par la pensée communiste, dénonce l’exploitation capitaliste des Noirs dans une perspective transnationale qui cherche à historiciser les rapports de classe en Haïti (p. 86). L’auteur clôt la première partie de son ouvrage en évoquant rapidement l’émergence, dans les mêmes années, d’un courant surréaliste haïtien, qui reconnaît une proximité entre l’imaginaire du mouvement mené par André Breton et use de ses structures contestatrices12.

Engagement contre la dictature, en Haïti & dans la diaspora

10Dans la deuxième partie de l’ouvrage, M. Obszyński s’intéresse à l’évolution des programmes littéraires des espaces franco-antillais et haïtiens après la deuxième guerre mondiale. Cette période, caractérisée par un lien renforcé entre esthétique et politique, voit naître des manifestes que l’auteur classe en deux types pour le domaine haïtien : d’une part, la discussion autour de la négritude et de l’idée de la culture nationale dans le cadre de la dictature duvaliériste en Haïti, de l’autre, les productions de la diaspora haïtienne. Le manifeste dans lequel l’écrivain Jacques Stephen Alexis développe son esthétique du réel merveilleux (« Prolégomènes à un manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens »13) s’oppose à l’homogénéité supposée du monde noir défendu par la négritude, et à l’indigénisme exotique, émanation de l’art bourgeois selon Alexis. Fondé en 1962, l’année de la disparition tragique de ce dernier, le groupe Haïti Littéraire14 s’inscrit également dans une dimension de résistance contre la dictature, prolongée par le mouvement dit « spiraliste » des années soixante15. Parallèlement, la diaspora haïtienne ayant fui la dictature est particulièrement productive et se réunit en cercles, notamment après l’arrivée au Québec de certains membres du groupe d’Haïti Littéraire, dès le milieu des années soixante. L’auteur sélectionne trois « quasi-manifestes » produits par ces auteurs exilés de la seconde génération d’intellectuels haïtiens et montre comment Théories Caraïbes de Joël Des Rosiers (1996), « L’enracinerrance » de Jean-Claude Charles et Repérages d’Émile Ollivier16 (2001) substituent au déchirement de l’exil l’ouverture de la position transnationale de l’écrivain, et à l’engagement nationaliste une position moins idéologique qui cherche à établir de nouvelles façons de penser le caractère hybride de l’identité.

Du local au transnational : créolité, créolisation & « Littérature-monde »

11Du côté franco-antillais, les intellectuels s’interrogent principalement sur le rapport entretenu entre la métropole et la périphérie dans le contexte de la départementalisation, parfois perçue comme une néo-colonisation. L’analyse se concentre dans un premier temps sur la pensée théorique d’Édouard Glissant, notamment sur Discours Antillais (1981), Poétique de la Relation (1990) et Traité du Tout-monde17 (1997) dans lesquels l’auteur de La Lézarde et du Quatrième Siècle18formule la première vision de l’« Antillanité ». Au constat de l’aliénation et de la permanence d’une dépendance coloniale dans les Antilles19, et à l’illusion d’un retour vers l’Afrique, est opposé un nécessaire réenracinement dans la terre d’accueil, une exploration de son histoire, et une remise en valeur de son patrimoine culturel hétérogène. Le programme de Glissant, qui s’énonce selon M. Obszyński comme une « rhétorique du combat » (p. 187), et met en avant la dimension transculturelle des Antilles, connaît un prolongement dans le manifeste polémique et provocateur Éloge de la créolité dans lequel Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau exposent leur vision plus radicale de la « créolité ». Les signataires de ce texte, auquel l’auteur consacre une large analyse, expriment selon lui la recherche d’« un compromis entre le besoin d’un socle identitaire (stable et unique) et l’esprit d’ouverture et de dialogue entre les cultures » (p. 191), qui aboutit, selon Alessandro Corio, à une position oxymorique à la fois essentialiste et fluide20. Dans Écrire en pays dominé, P. Chamoiseau réoriente les thèses de la créolité pour se rapprocher des concepts glissantiens, et repenser une « créolité ouverte » (p. 213). Élargissant les problématiques postcoloniales à celles de la mondialisation, l’auteur de Texaco fait de l’écrivain un « guerrier de l’imaginaire » (p. 215), usant de l’esthétique comme arme principale pour résister à la fois à la domination idéologique et à l’uniformisation culturelle.

12L’épilogue de l’ouvrage permet de réunir les espaces franco-antillais et haïtiens, par l’analyse nourrie consacrée à l’article « Pour une littérature-monde en français21 » (16 mars 2007) et de l’ouvrage collectif publié la même année, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Pour une littérature-monde22. L’article du Monde, signé par une quarantaine d’écrivains23, annonce avec provocation « l’acte de décès de la francophonie24 », critique son institutionnalisation et la domination du milieu littéraire de la métropole et revendique la force de proposition des littératures considérées comme périphériques tout en refusant l’enfermement identitaire auquel sont condamnés ces écrivains. Tout en évoquant les nombreuses critiques reçues par l’article qui condamnent sa radicalité et pointent certaines contradictions internes à son discours, M. Obszyński souligne toutefois l’intérêt présenté par les multiples perspectives proposées par la publication collective Pour une littérature-monde, dans l’analyse qu’il consacre aux contributions des auteurs antillais et haïtiens (Maryse Condé, Fabienne Kanor, Lyonel Trouillot et Dany Laferrière), qui, selon lui, rejoignent la pensée de la créolisation glissantienne et forment le postulat d’un « décentrement du champ littéraire francophone par une polyphonie de voix littéraires, chacune s’offrant comme une démarche esthétique autonome, rebelle à tout embrigadement collectif » (p. 230). Cette dernière section permet au lecteur de mesurer le trajet accompli par les manifestes et programmes littéraires caribéens, des premières quêtes d’émancipation et questionnements identitaires au dépassement des champs nationaux et à la défense d’une multiplicité à la fois esthétique et culturelle qui prenne en compte le double contexte local et transnational.


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13On recommandera l’ouvrage de M. Obszyński pour son double intérêt : par sa précision et son organisation à la fois chronologique et géographique, il constitue un manuel clair, pratique et accessible que l’on consultera avec profit pour ses analyses détaillées des textes théoriques, support fondamental de contextualisation des œuvres littéraires caribéennes. La dimension d’ensemble de l’ouvrage présente d’autre part une réflexion plus globale, à la fois comparatiste et transnationale, sur les littératures francophones caribéennes. L’ouvrage, qui s’achève par une invitation à un dépassement de l’espace dans lequel se circonscrivait l’étude des manifestes, permet enfin une remise en perspective des problématiques esthétiques et politiques des littératures francophones caribéennes au sein de la République mondiale des lettres.