Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Décembre 2017 (volume 18, numéro 10)
Jean-François Vernay

Dans le laboratoire des études littéraires cognitives

Françoise Lavocat (dir.), Interprétation littéraire et sciences cognitives, Paris: Hermann, 2016, “Hors Collection”, 224 p., EAN 97827056 91592.

1Françoise Lavocat fait paraître un ouvrage de synthèse sur les études littéraires cognitives qui, comme elle le dit si justement, « peine[nt] en effet à sortir de la marginalité, malgré quelques conquêtes » (p. 5).

Introduction aux études littéraires cognitives

2Si l’on eût souhaité que son introduction donnât une définition claire et précise de l’articulation interdisciplinaire informe qui rend ardue la description de ce champ, en raison de ses sous-catégories hétéroclites aux objectifs parfois bien différents, l’on appréciera en revanche les informations relatives aux études littéraires cognitives dans le champ francophone. Pour subdiviser la progression tentaculaire des études littéraires cognitives, je propose de la sérier en cinq tendances de parenté épistémologique : l’histoire littéraire cognitive qui présente une évaluation synoptique ou retrace les cadres conceptuels des études littéraires cognitives (les écrits de Françoise Lavocat et de Terence Cave en sont de bonnes illustrations), la critique littéraire évolutionniste qui va des approches bioculturelles au darwinisme littéraire (voir la contribution d’Alexandre Gefen), la neurocritique littéraire1 (une vision neurologisante de la littérature comme celle de Guillemette Bolens, dont la neuroesthétique est une des expressions), les théories préexistantes augmentées de la dimension cognitive (voir l’historicisme cognitif que Mary Crane explore dans cet ouvrage ou la poétique cognitive de Ziva Ben-Porat, auxquels s’ajoutent les études postcololoniales cognitives, la rhétorique cognitive, etc.) et la théorie littéraire de l’affect (voir l’article de Jérôme Pelletier).

3Avec toute l’hétérogénéité qui caractérise les études littéraires cognitives, les chercheurs gagnés à ce courant de pensée tendent à renouveler le regard sur le fait littéraire avec des approches et des cadres conceptuels originaux (tels la théorie de l’esprit, la compréhension incarnée, les nœuds dans les réseaux sémantiques, les simulations kinésiques, etc.) – autant de moyens efficaces qui permettent d’oxygéner un climat intellectuel que d’aucuns jugeraient au bord de l’asphyxie. Mais les cinq tendances des études littéraires cognitives ne bénéficient pas unanimement du même accueil chaleureux. C’est à bon droit que F. Lavocat, comme A. Gefen, émettent de sérieuses réserves quant à l’apport des théories évolutionnistes que le darwinisme littéraire exacerbe.

4Les limites inhérentes aux études littéraires cognitives – qui sont fortement corrélées à la fragilité d’un savoir en devenir et, en conséquence, marqué du sceau de l’obsolescence programmée (puisque, parfois, les découvertes scientifiques s’affinent en annulant et remplaçant les recherches antécédentes) – ont peut-être pour vertu principale d’en appeler à la modestie des rédacteurs et à une certaine souplesse d’analyse, deux traits fondamentaux qui colorent la nature des écrits dans ce domaine. Comme un bon nombre de chercheurs en ce domaine, F. Lavocat se montre extrêmement prudente vis-à-vis des sciences cognitives en énonçant toute une série de caveats (p. 11), tandis que J. Pelletier attire notre attention sur le « caractère spéculatif » (p. 145) d’une partie de sa démonstration. Étant donné la complexité d’un tel champ d’étude, il est difficile d’établir une chronologie fiable à ce stade, raison pour laquelle les quelques inexactitudes qui se sont glissées au cœur de Interprétation littéraire et sciences cognitives nous amènent à proposer d’autres repères, qui seront peut-être eux-mêmes remis en cause ultérieurement à mesure que ce champ interdisciplinaire se structure. Les études littéraires cognitives ont plus de quarante ans d’existence et nous devons leurs premières publications au chercheur français Dan Sperber qui proposa au milieu des années 1970 ses « Rudiments de rhétorique cognitive2 ». La première monographie serait attribuée à Reuven Tsur, avec un texte publié pour la première fois en 1983, mais qui constitue le prolongement d’une thèse soutenue en 19713.

5Ce recueil d’articles a pour ambition commune avec l’entreprise de Lisa Zunshine publiée en 20154 de proposer des études de cas, afin de mettre en application les aspects pluriels de ce champ qui fait converger les sciences et la culture littéraire. Si l’on excepte les deux dernières contributions purement théoriques de J. Pelletier et d'A. Gefen, les autres chapitres s’efforcent d’illustrer la manière de « lire la littérature d’un point de vue cognitif », pour reprendre le titre d’un hors-série de la revue savante Paragraph (voir n. 5) sur un domaine qui a été négligé par l’édition française et que les éditions Hermann se proposent d’étoffer. Parmi les titres les plus récents, citons par exemple Yves Citton, Gestes d’humanités(Paris, Armand Colin, 2012) ; Alexandre Gefen & Bernard Vouilloux (dir.), Empathie et esthétique (Paris, Hermann, 2013) ; Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique (Paris, Gallimard, 2015) ; Pierre-Louis Patoine, Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique. Cooper, Danielewski, Frey, Palahniuk (Lyon, ENS Édition, 2015) ; auxquels s’adjoint le présent ouvrage collectif. Mais, selon F. Lavocat, il revient à Jean-Marie Schaeffer d’avoir fait figure de pionnier en matière d’études littéraires cognitives avec Pourquoi la fiction ? (Paris, Le Seuil, 1999), un ouvrage qui repose sur des hypothèses cognitives que la bibliographie ne reflète aucunement. Il faudra attendre la Théorie des signaux coûteux, esthétique et art (Montréal, Tangence éditeur, 2009) pour que Schaeffer aborde de front les études littéraires cognitives. Si les amateurs de ce champ novateur ne sont pas légion (et sont encore moins nombreux en France), c’est qu’une forme de résistance a fait émerger de nombreux reproches que Françoise Lavocat synthétise fort bien : « l’inadéquation supposée des sciences cognitives à l’objet littéraire ou esthétique » (10), le retour à une forme de scientisme, l’instrumentalisation de la littérature envisagée comme un artefact du langage usuel, sans oublier une fâcheuse tendance à négliger la littérarité des œuvres en privilégiant une perspective évolutionniste et généralisante.

L’histoire littéraire cognitive

6La première contribution de T. Cave, chercheur parfaitement bilingue qui s’intéresse depuis quelques années à l’histoire littéraire cognitive – avec notamment la rédaction d’un ouvrage publié en anglais sous un titre similaire : Thinking with Literature : Towards a Cognitive Criticism (Oxford, Oxford University Press, 2016) – ne surprendra pas le lecteur anglophone. En effet, T. Cave co-dirigea avec deux des membres de son groupe de recherches (Karin Kukkonen et Olivia Smith) Reading Literature Cognitively, un hors-série de la revue universitaire Paragraph paru en mars 2014. C’est avec enthousiasme que T. Cave participe à cette « conversation complexe – et criblée de controverses » (p. 15) avec un regard en aplomb édifiant et une capacité de synthèse qui souligne les forces et faiblesses d’une tendance littéraire qu’il considère comme étant marginalisée5 et encore en voie de constitution :

Ces nouvelles perspectives s’entrecroisent déjà d’une manière prometteuse, mais c’est à peine si elles ont infléchi jusqu’ici les courants dominants en critique et histoire littéraires. Il nous manque aussi une synthèse coordonnée d’approches cognitives qui serait susceptible de persuader nos collègues que ces approches sont réellement productrices aux niveaux pratiques (analyse des textes) et méthodologique. (p. 16‑17).

7La littérature est désormais appréciée sous un angle anthropologique, comme étant la production d’un « animal culturel » car

elle constitue une des activités humaines les plus caractéristiques, les plus essentielles à la survivance même de notre espèce. Plus précisément, elle est un produit, un véhicule et un instrument de la pensée. Elle permet de penser des choses qui sont difficiles à penser autrement. C’est en vertu de cette valeur de ressource cognitive que la littérature peut être considérée comme un objet de connaissance tout aussi important que, par exemple, l’histoire ou l’économie politique. (p. 17)

8Cet animal culturel capitalise autant sur la « mobilité cognitive » que sur « la porosité » et « la sous-détermination du langage » (p. 19). À l’appui des travaux de Paul Harris et de Jean-Marie Schaeffer, T. Cave cautionne l’interdépendance entre l’imagination et la pensée rationnelle puis reprend les concepts de jeu-feintise chez P. Harris et de découplage chez J.‑-M. Schaeffer pour élucider les mécanismes de l’immersion lectorale, entre absorption et détachement, entre l’imagination contrefactuelle et le décrochage qui permet au lecteur de ne pas prendre ces simulations pour agent comptant :

Pour moi […], toute association à la tromperie est secondaire. Le décrochage ou découplage en question n’est pas propre à la fiction. Il est inhérent à toute représentation mentale qui dévie de la réalité empirique, et c’est la possibilité de cette déviation qui constitue la pensée humaine en tant que telle. (p. 22).

9À ces mécanismes bien connus, l’auteur ajoute le concept de « vigilance épistémique » emprunté à D. Sperber et son équipe, tout en l’élargissant. Bien plus qu’un filtre cognitif contre la duperie, T. Cave la définit comme le « contrôle quasi universel qui règle nos processus cognitifs et sans lequel se produisent inévitablement des comportements pathologiques. » (p. 23). En somme, cette vigilance épistémique ferait, chez l’individu, fonction de repère afin qu’il ne soit pas dépassé par la kyrielle de représentations mentales qu’il serait capable de générer6. En situation de lecture, elle se traduit « par les protocoles formels qui permettent au récif fictif de jouer son jeu en connaissance de cause (paratextes, indications génériques, etc.) » (p. 23). Elle constitue un garde-fou contre l’imagination diffluente, voire exubérante, qui pourra s’exprimer d’autant plus librement que cette vigilance épistémique jouera pleinement son rôle. T. Cave rappelle que l’imagination, à savoir « la capacité humaine à entretenir un nombre pratiquement illimité de représentations mentales ou cognitives » (p. 24), se subdivise classiquement en imagination reproductrice (l’évocation d’images d’objets déjà perçus qui fait appel à la mémoire) et imagination créatrice (l’évocation d’images d’objets jamais perçus ou l’association de nouvelles images) qui se subdivise elle-même en trois scenarii : des représentations qui pourraient s’incarner à l’avenir ou celles qui auraient pu avoir eu lieu au passé sans que ce soit le cas (on parle alors de représentations contrefactuelles) et celles qui constituent des mondes dits « possibles » ou, plus modestement, des ensembles de potentialités fictives. T. Cave, à l’instar de Alan Richardson et de G. Gabrielle Starr dans The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies sous la direction de L. Zunshine, explore la vivacité sensorielle de la mise en images de la fiction dans nos esprits au moment de l’acte de lecture, ce que les psychanalystes nomment le processus de régrédience. La sensorimotricité ou la kinésie (voir G. Bolens plus loin) de la lecture, serait stimulée et véhiculée par le langage, ce qui conférerait un sentiment d’immédiateté à toute représentation d’action fictive. Le professeur Cave appelle de ses vœux « une poétique cognitive de la simulation-immersion » (p. 26) et propose de capitaliser sur les travaux de G. Bolens (pour les effets kinésiques) et d’E. Scarry (notamment le modelage perceptuel inspiré de la théorie de la perception de James J. Gibson) afin de comprendre le degré maximal d'efficacité des simulations cognitives que propose la fiction. Dans une conception de la cognition incarnée (et non « incorporée » comme il est dit dans le texte) dérivée des théoriciens de la pertinence pour qui « le langage […] est offert par le locuteur comme témoignage d’un état d’esprit (d’un état cognitif) » (p. 27), la théorie de l’esprit et les réponses kinésiques seraient, selon T. Cave, l’avers et l’envers de la médaille communicationnelle en littérature. Puisque l’auteur milite pour une « pragmatique littéraire » de l’approche cognitive, il clôt sa démonstration avec une application de sa théorie, en prenant appui sur un court extrait de La princesse de Clèves. T. Cave conclut son exposé en insistant sur la dimension non universaliste et non essentialiste de la cognition, eu égard à la neuroplasticité du cerveau, à son évolution diachronique constante, et à la malléabilité des réactions individuelles face à la dynamique groupale.

La critique littéraire évolutionniste

10Dans « La fiction est-elle un instrument d’adaptation ? L’interprétation des textes littéraires par la psychologie évolutionniste en question », A. Gefen s’intéresse à la critique littéraire évolutionniste, plus précisément au darwinisme littéraire qui avait été vivement critiqué par Jonathan Kramnick7. Après un bref rappel des sciences cognitives et de l’évolutionnisme cognitif qu’il situe au carrefour « d’un naturalisme philosophique et d’un positivisme scientifique » (p. 159), l’auteur précise que l’interprétation évolutionniste des productions esthétiques tend à montrer en quoi les humains sont câblés pour « la survie, la reproduction et l’expansion de l’espèce, la compétition et la coopération entre les hommes, les familles et les communautés, la parenté, l’affiliation sociale, les efforts pour acquérir ressources et influence, la domination, l’agression, enfin le besoin d’imagination. » (p. 158) Ce courant interroge à la fois la valeur des objets esthétiques, comme le fait remarquer Gefen, et l’utilité de la fiction qui pourrait stimuler l’enseignement des lettres par la mise en exergue des avantages cognitifs que la littérature recèle. L’évolutionnisme cognitif s’inscrit dans une logique à la fois diachronique (qui prend pour point de départ le Pléistocène) et quantitative (avec la production de nombreuses données). Il signe la fin de « l’exception humaine », tel que J.‑M. Schaeffer l’entend, en refusant « toute conception anthropocentrée, téléologique ou essentialiste de l’homme » (p. 163). Cette logique évolutionniste se traduirait dans le fait littéraire par trois conceptions : 1. « l’art comme attention adaptative » (qui renvoie à la théorie des signaux coûteux de J.‑M. Schaeffer), 2. « l’art comme sous-produit de l’évolution » (aussi connu sous la dénomination de théorie de l’art comme écoinçon) et 3. « l’art [comme] un mécanisme directement dérivé des processus de sélection sexuelle » (p. 165). Ce dernier point ne sera pas traité par A. Gefen, qui reprend pourtant les points 2 et 1 cités supra, auxquels il rajoute une troisième catégorie, « les théories du gain adaptatif », nantie de 4 sous-parties : 3.1 « la littérature comme une capacité d’adaptation comportementale » puisqu’elle modéliserait nos comportements qui s’en trouveraient ainsi modifiés, 3.2 « l’art comme valeur ajoutée » qui ferait de l’art une activité compensatoire ou une forme de transcendance du quotidien, 3.3 « l’art comme forme d’empathie » qui développerait davantage les capacités prosociales des lecteurs et 3.4 « les théories du gain cognitif pur » puisque la fiction permettrait d’aiguiser nos facultés cognitives et d’entretenir une sorte de gymnastique mentale. La critique littéraire évolutionniste est souvent citée comme faisant l’apologie d’une « des deux dérives réductionnistes des sciences cognitives » (p. 185) identifiées par Raymond Tallis, à savoir la Darwinitis (l’autre étant la neuromania). A. Gefen précise que la Darwinitis est l’idée selon laquelle « la théorie de l’évolution expliquerait non seulement l’origine de l’espèce humaine […], mais aussi le comportement de l’homme et la nature des institutions sociales » (p. 185). De nombreux penseurs (Marie-Laure Ryan, Patrick Colm Hogan, Jean-Marie Schaeffer, etc.) se sont opposés à ce courant évolutionniste, le condamnant ainsi à une forme aiguë de marginalité au sein même de l’espace marginal dans lequel les études littéraires cognitives sont déjà confinées :

pour les darwiniens, le fait littéraire n’est pas marginal dans les conduites humaines, mais central à l’espèce ; il n’est pas antisocial, mais régulateur ; la littérature n’a pas d’ontologie propre ni de logique endogène, mais elle est surdéterminée biologiquement ; les textes ou leur interprétation ne sont pas un espace de liberté, mais un dispositif cognitif, etc. (p. 190)

11Si ces thèses ne font pas consensus et sont parfois âprement débattues, il n’en demeure pas moins qu’elles donnent lieu à des discussions qui circonscrivent avec plus d'acuité l’objet de la littérature.

La neurocritique littéraire

12G. Bolens, quant à elle, propose uneperspective neurologisante de la littérature dans un chapitre intitulé « Cognition et sensorimotricité, humour et timing chez Cervantès, Sterne et Proust ». À l’inverse des autres études de cas dans ce volume, G. Bolens place l’analyse textuelle des œuvres qu’elle commente au cœur de son propos, afin d’explorer la sensorimotricité de la littérature dans les représentations littéraires et le vécu des lecteurs : « L’une des grandes forces de la littérature vient de ce que les écrivains sont souvent des virtuoses de cette traduction d’une connaissance sensorielle et motrice en langage verbal. » (p. 35) Ce n’est pas P.‑L. Patoine qui contredira l’auteure puisque sa monographie, Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique, qui repose en partie sur les travaux de G. Bolens8, pose à nouveaux frais la question de la réception littéraire en faisant la part belle au somatique dans l’interprétation des œuvres de fiction. Selon P.‑L. Patoine, la lecture stimulerait des sensations somesthésiques (tactiles, viscérales musculaires), fussent-elles extéroceptives, proprioceptives ou nociceptives. Dans le prolongement de son ouvrage Le Style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, G. Bolens aborde les sensations kinesthésiques stimulées par le Don Quichotte de Cervantes ainsi que les aspects sensorimoteurs de la narration, puis elle évoque les effets de surprise générés par le suspense ou la curiosité dans Tristam Shandy de Laurence Sterne à l’appui des travaux édifiants de Raphaël Baroni9, pour enfin s’intéresser à la question sensori-cognitive dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Cette analyse se veut une illustration de la « mobilité cognitive » avancée en amont par T. Cave. Cette démonstration de neurocritique littéraire a fait la preuve qu’« Exploiter notre cognition sensorimotrice en littérature, c’est se donner certains moyens (évidemment non exclusifs), d’entendre la parole d’un autre selon les termes de cette parole et les simulations perceptives qu’elle génère » (p. 55).

Les théories préexistantes augmentées de la dimension cognitive

13Au chapitre des théories préexistantes augmentées de la dimension cognitive, Mary Thomas Crane traite de l’historicisme cognitif, et non du « cognitivisme historique » comme annoncé dans le titre. Le lecteur bilingue gagnerait à savoir que cet article est la traduction du premier chapitre intitulé « Cognitive Historicism : Intuition in Early Modern Thought » de l’ouvrage dirigé par L. Zunshine : The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies (2015). M. Crane plaide pour une approche prudente et une utilisation raisonnée du cognitivisme :

Ceux qui recourent à l’approche cognitive devraient veiller à ne pas mettre en avant sa nature scientifique pour lui faire prendre le pas sur d’autres approches théoriques. Nous, les spécialistes de littérature, n’avons pas de compétence particulière pour juger de la validité d’arguments scientifiques et nous devons les accepter en toute confiance. (p. 59)

14Elle s’appesantit sur les théories cognitives de la catégorisation pour creuser la question de la pensée et des divers facteurs qui agissent sur celle-ci : les sensations, le corps, les émotions, l’espace, la kinésie, etc. Et cette chercheuse du Boston College d’en profiter pour identifier au passage une lacune dans le domaine de la recherche : « les exemples convaincants de lectures cognitivistes-historiques de textes sont plus rares, si par “lecture” nous entendons l’analyse interprétative systématique d’un texte plutôt que des exemples relativement brefs donnés pour illustrer un point théorique. » (p. 63) Puis au terme d’un long raisonnement qui prend l’intuition et ce qui est contraire à l’intuition ( ce que Françoise Thau traduit ici par « anti-intuitif ») comme fil directeur pour revisiter la philosophie, la théorie littéraire et la psychanalyse, l’auteure déclare qu’aux yeux du chercheur ce qui est attrayant est de l’ordre de ce qui est contraire à l’intuition tandis que ce qui l’est moins relève souvent de l’intuition – un phénomène qui s’inverserait auprès du grand public. Force est de constater que la rigidité de cette catégorisation binaire laisse peu place à la complexité des comportements humains.

15Le chercheur israélien anglophone Z. Ben-Porat s’intéresse quant à lui à la poétique cognitive qu’il croise avec son domaine de prédilection – l’intertextualité. Cela donne un chapitre consacré à l’allusion littéraire10 que les lecteurs francophones doivent à nouveau à la traductologue F. Thau. Derechef, le lecteur sera bien en peine d’identifier s’il s’agit de la traduction d’une publication anglophone préexistante ou d’une commande d’article pour cet ouvrage qui n’a pu être rédigée initialement en français. Z. Ben-Porat met en rapport « l’allusion littéraire avec la mémoire culturelle et le traitement de l’information » (p. 79) dans un article qui pourrait alimenter le feu roulant des critiques incessantes que subissent les études littéraires cognitives. Parmi les griefs principaux, on leur reproche de dépassionner les lettres avec des études quelque peu arides qui flirtent avec le scientisme. Les lecteurs deviendraient ainsi les cobayes d’analyses menées en laboratoire, sujets divisés entre groupe témoin et groupe soumis à l’expérience. Le chercheur en littérature analysera ensuite les résultats en prenant soin d’expliquer sa démarche étape par étape et d’inclure dans son propos toutes les données scientifiques – diagrammes, tableaux, statistiques, etc. (p. 83, 100, 102, 104, 106-109) nécessaires à sa démonstration. Le protocole à l’œuvre dans l’article de Z. Ben-Porat n’est pas sans évoquer celui de Keith Oatley, de Walter Kintsch ou de Raymond Mar qui, eux, publient dans le domaine de la psychologie. Les quatre étapes de l’expérience menée par Z. Ben-Porat ont pour but de s’aligner sur les quatre phases des processus cognitifs propres à l’allusion : « la reconnaissance, le rappel, la connectivité sur la base de la pertinence des décisions et l’interprétation. » (p. 89) Cette étude lui permet à terme de catégoriser l’allusion en trois variations d'un spectre :

à une extrémité, l’allusion « morte », déclenchée par une collocation linguistique bien connue et faisant référence à un extrait tout aussi connu en sorte qu’elle est comme n’importe quelle expression idiomatique ou collocation ; à l’autre extrémité, on aurait un élément déclencheur inconnu pour des raisons linguistiques et/ ou culturelles avec un élément correspondant marqué qui est toujours un attribut actif du texte source, auquel cas l’interprète doit utiliser des structures d’information et de compétence différentes de celles qui sont actives dans le traitement du langage. Au milieu se trouveraient des allusions qui pourraient êtres traitées de façon analogue aux figures stylistiques, comme la métaphore, ou rhétoriques, comme l’ironie. (p. 120-121)

16Par une approche cognitive de l’allusion, l’auteur parvient à renouveler l’herméneutique des textes littéraires en élucidant le travail interprétatif du cerveau au niveau de la réception des outils stylistiques dont dispose l’écrivain pour guider le lecteur dans l’interprétation de son texte.

La théorie de l’affect

17La complexité de toute discussion qui participe de la théorie littéraire de l’affect provient avant tout de la nature même de l’émotion. On peut la définir comme une manifestation hétérogène aux dimensions multiples (biologique, psychologique et sociale), un phénomène tantôt universel, tantôt idiosyncrasique ou contextualisé, singulier ou pluriel (en constellation, dira-t-on), avec une grande variabilité dans l’intensité et les effets sur le corps, avec ou sans objet, orienté vers l’action ou pas, autocentré ou hétérocentré, normal ou pathologique, etc. À cela s’ajoute la manière de percevoir les émotions qui varie selon les prismes utilisés et selon l’intérêt de l’observateur, comme je l’ai démontré ailleurs avec le cas de l’empathie11. Qui plus est, « notre manière de juger des émotions peut souvent être influencée par notre histoire, nos groupes d’appartenances, nos cultures ». La difficulté s’accroît lorsqu’il s’agit de « définir un objet souvent enferré dans des séries d’oppositions — nature/culture, individu/société, passion/raison… — qui structurent les discours ordinaires et savants12 » et plus encore lorsqu’il faudra se garder de se laisser influencer par la subjectivité de son sujet au moment de l’analyse.

18J’ai pour ma part tendance à penser que les émotions dites esthétiques n’existent pas. Je partage l’avis de J.‑M. Schaeffer qui avance que même en contexte imaginatif où la fictionnalité des causes de l’émotion est indéniable, les émotions éprouvées par les lecteurs lors de la réception littéraire demeurent véritables et nécessitent un surinvestissement énergétique identique à celui que tout individu mobiliserait dans certaines situations de la vie réelle13. Ce besoin de singulariser l’expérience esthétique comme une activité qui échappe à notre quotidien et à ses manifestations est pour le moins surprenant, mais il se retrouve chez de nombreux théoriciens14. Or nous pensons à la suite de J.‑-M. Schaeffer « qu’une théorie des émotions esthétiques ne saurait se distinguer d’une théorie générale des émotions », c’est la raison pour laquelle il n’y a pas de « quasi-émotions, des émotions feintes ou des semblants d’émotion » dans l’expérience esthétique, pas plus qu’il n’y a « d’émotion(s) spécifiquement esthétique(s)15 ». Cela dit, J. Pelletier reprend la curieuse division16 au sein des émotions dites esthétiques opérée par Carl Plantinga qui distingue les émotions pour l’artefact (décelable dans l’écriture, la structure de l’œuvre, etc.) des émotions représentationnelles. C’est à ces dernières que Pelletier s’intéresse au pénultième chapitre d’Interprétation littéraire et sciences cognitives en les renommant « émotions de la fiction », à savoir « les émotions que les lecteurs ou spectateurs de fiction narratives peuvent ressentir pour les personnages et événement représentées » (p. 123). Dans un premier temps, J. Pelletier s’écarte des positions de J.‑M. Schaeffer puisqu’il suggère que « les émotions de la fiction se distinguent des émotions du réel du triple point de vue de leur aspect affectif, motivationnel et cognitif » (p. 123), notamment en raison du cadre fictionnel qui induit le détachement du lecteur lié au jugement de fictionnalité, défini comme « la manifestation d’une capacité cognitive à séparer le réel du fictionnel que les enfants acquièrent […] avant l’âge de trois ans » (p. 125). Donc, l’hypothèse de travail est qu’il existerait

une chose telle que l’expérience mentale et émotionnelle de la fiction, une expérience d’avoir son activité mentale occupée par et dirigée vers un monde fictionnel auquel on n’appartient pas, que nous comprenons comme l’expérience d’un détachement personnel cognitif et affective à l’égard de ses propres représentations mentales. (p. 127)

19S’ensuivrait dans cette logique un « sentiment de fictionnalité » avec des activités imaginatives singulières qui ont un caractère instrumental, d’où le surnom que J. Pelletier leur donne : « imaginations instrumentales » (p. 129). Puis soudain, un glissement sémantique s’opère au cours de la discussion : les émotions pour l’artefact et les émotions de la fiction qui passaient pour des sous-catégories des émotions esthétiques (selon la classification de Frijda, p. 130), laissent place à un nouvel antagonisme avec une opposition entre émotions esthétiques (non définies par l’auteur) et émotions de la fiction (p. 131). Cette confusion est liée au vaste champ des études littéraires cognitives au sein duquel chaque chercheur en vient à proposer sa terminologie et sa typologie, noyant le discours théorique par des approches hétéroclites qui en viennent à se contredire. À l’appui de quelques travaux en sciences cognitives et d’une mobilisation du champ lexical des différentes aires cérébrales, Pelletier démontre le désengagement de la pertinence personnelle (ou pour le dire plus scientifiquement, le désengagement des structures corticales médianes) lors de la consommation de fictions, une désimplication qu’il souhaiterait étendre au champ émotionnel en raison de « la base perceptuelle ou cognitive des émotions » (p. 136) qui jouerait en quelque sorte un rôle de filtre pour les émotions qui dès lors s’en trouveraient médiées. Le substrat scientifique de son raisonnement est le suivant : « […] le système de la pertinence personnelle ou de la référence à soi […] est aussi le système décrit comme central dans les processus émotionnels par les études psychologiques et neuroscientifiques portant sur les émotions » (p. 136). Pelletier invoque ensuite deux des neuf lois de l’émotion de Nico Frijda17 — à savoir, la loi de l’implication (The Law of Concern) et de la réalité apparente (The Law of Apparent Reality) — pour déduire que les émotions de la fiction sont « un cas à part » (p. 143) puisqu’elles font une entorse à ces deux lois. S’ensuit une étrange remarque qui amènerait J. Pelletier à rejoindre les positions de Jean-Marie Schaeffer tout en nuançant son propos initial selon lequel les émotions de la fiction se distingueraient des émotions du réel : « Selon cette hypothèse, les émotions de la fiction sont d’authentiques réponses émotionnelles » (p. 143). Une palinodie qui prend le lecteur par surprise : si les émotions de la fiction sont d’authentiques réponses émotionnelles, en quoi se distinguent-elles des émotions du réel ? La réponse de l’auteur : c’est parce que nous avons affaire à des « émotions détachées » (p. 155). J. Pelletier s’intéresse donc à l’activité électrodermale, à la fréquence cardiaque, au noyau affectif de l’émotion, à la dérégulation affective, aux degrés de pertinence motivationnelle et d’excitation afin de prouver le « détachement personnel des émotions de la fiction » (p. 150). Si certaines de ces spéculations ne sont pas inintéressantes, elles mériteraient d’être néanmoins affinées. Comment comparer les effets de suspense et les manifestations de la peur en littérature et au cinéma lorsque l’impact sur le lecteur/ spectateur est radicalement différent ? Je me garderais bien de mettre les fictions cinématographiques et littéraires sur un même plan car a t-on déjà vu un lecteur sursauter18 en étant absorbé par un polar ou même crier « Attention derrière-toi ! »? Pourquoi les hématophobes sont-ils plus sensibles au dégoût que peuvent inspirer les scènes cinématographiques sanglantes (jusqu’à défaillir ou quitter la salle de cinéma !) que les passages descriptifs littéraires qui font état d’effusions de sang ? Il semblerait que le détachement soit moins évident au cinéma qu’en phase de lecture d’un livre de fiction. L’absorption fictionnelle, qui semble opérer à des degrés divers dans les deux cas, serait inextricablement liée au traitement des images visuelles qui mettent en jeu les mécanismes des neurones miroirs, alias les « neurones empathiques » découverts par l’équipe de Giacomo Rizzolatti dans les années 199019. La composante visuelle en littérature fait l’objet d’un travail interprétatif du cerveau supplémentaire (à savoir, le processus de régrédience) qui pourrait expliquer l’impression d’un plus grand détachement lors de la consommation de fictions littéraires. Il serait par conséquent difficile de soutenir que « Lecteurs et spectateurs rechercheraient les fictions tout d’abord parce qu’ils rechercheraient le plaisir des émotions détachés » (p. 155). Malgré ces quelques objections, le chapitre intitulé « Quand l’émotion rencontre la fiction » demeure à mes yeux la contribution la plus dense et la plus stimulante de Interprétation littéraire et sciences cognitives.


20Force est de rendre hommage à la directrice de l’ouvrage et aux éditions Hermann pour avoir fait paraître la première monographie rendant compte de la pluralité des études littéraires cognitives dans l’édition française, même s’il n’est pas aussi dense et riche que celui paru l’année précédente sous la direction de L. Zunshine aux États-Unis. The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies gagnerait donc à être traduit en français pour compléter l’entreprise française.