Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Décembre 2017 (volume 18, numéro 10)
Stéphane Massonet

Paul Celan, poétique de la cendre & de la survivance

Europe n°1049‑1050 : « Paul Celan », Septembre ‑ Octobre 2016, 380 p. EAN : 9782351500828.

1La poésie est‑elle encore possible après Auschwitz ? Cette question, qui fut celle d’Adorno, reste ouverte. En elle opère un travail de résistance qui est également un héritage de la mémoire. Elle vise à congédier une illusion. Celle de croire qu’après l’irruption abrupte de la monstruosité la plus inimaginable, la poésie soit capable d’un retour en arrière, qu’elle puisse retisser ensemble les bribes du monde ancien. Après Auschwitz, plus rien ne sera comme avant. Pas même la poésie. Cette question est obsédante. Elle marque une césure qui ne cesse de revenir, au point de nous hanter comme un fantôme, car elle laisse derrière elle un monde qui fut celui de Paul Celan, ce lieu d’où il fut arraché un jour par la Shoah. Cette question ne fut pas simplement adressée à Paul Celan. Elle définit son œuvre tant il fut le poète de la survivance, le poète qui incarne pour toujours la cendre sous le nom de Sulamith.

2C’est ainsi que la revue Europe a voulu revisiter l’œuvre de Paul Celan, quelques quinze ans après lui avoir consacré un premier dossier. Le premier volume, daté de janvier 2001, partait de ce constat : l’apparition d’une soudaine prolifération de commentaires internationaux autour de l’œuvre de Paul Celan, tout en remarquant combien la part « française du corpus secondaire consacré à l’œuvre de Paul Celan1 » demeurait congrue. Au moyen de traductions de textes majoritairement en langue allemande, elle entendait donc offrir au lecteur français la possibilité d’accéder à une vue plus internationale des travaux en cours sur Celan. Ainsi, le dossier Celan visait à se faire le « passeur de l’entre-deux », tandis que l’entretien de Jacques Derrida avec Evelyne Grossman, sur l’appartenance de la langue2, permettait de boucler la boucle en revenant dans les parages d’un texte qui avait probablement induit cette attention internationale sur l’œuvre du poète, le Schibboleth pour Paul Celan. Par contraste, le récent volume coordonné par Danielle Cohen-Lévinas propose de revenir en France pour rassembler les différentes générations de traducteurs, avant de donner la parole aux philosophes et aux spécialistes de la poésie de Celan qui renouvèlent la lecture de son œuvre. De fait, il s’agit de revenir sur certains commentaires qui ont fait de Celan un des grands poètes du xxe siècle. Dès les premières lignes, on constate un changement de ton, un léger glissement qui déplace quelque peu la perspective à partir de laquelle on approchait jusqu’alors l’œuvre du poète. Un nom est ici discrètement effacé ou remis en question : celui de Martin Heidegger. D’emblée, au milieu d’un dossier qui donne la parole aux principaux traducteurs du poète en langue française, à commencer par André du Bouchet, John E. Jackson, Martine Broda ou encore Jean-Pierre Lefebvre, on retrouve trois textes qui articulent les différentes perspectives de cette mise à distance et de la méprise de la lecture heideggérienne de Celan. Tout d’abord, le texte de Denis Thouard, qui vient de publier aux éditions du Seuil un essai intitulé Celan et les philosophes, dans lequel il dénonce la méprise des heideggériens qui n’ont cessé de voir en Celan un Hölderlin moderne. Ensuite le texte de Peter Trawny dans lequel il prend toute la mesure de la publication des Cahiers noirs de Heidegger pour réévaluer ce qui pourrait figurer comme la « non-rencontre » entre Celan et Heidegger. Enfin, le texte de Danielle Cohen-Levinas qui dans son introduction déclarait que les différentes contributions du volume cherchent à appréhender l’expérience du Dire poétique de Celan, « en retrait de l’ontologie heideggérienne » (p. 4). D’emblée, ce volume permet de prendre toute la mesure des écarts entre le philosophe et le poète et invite à émanciper le dire du poète de la mainmise philosophique qui n’a cessé d’usurper sa parole, de lui faire ombre, plutôt que de l’éclairer. Comme le rappelle Danielle Cohen-Levinas, le dossier rassemblé ne se voulait pas thématique, mais entendait laisser parler « des singularités de lecture ». Un mot pourtant, cher à Celan, est retenu ici pour tenter de définir le projet qui rassemble ces différentes voix : le frayage. Contrairement aux chemins de forêt qui ne mènent nulle part, le frayage en question revient à marquer ou tracer une ouverture vers le non‑accessible. Le frayage invoqué vient donc s’inscrire en faux des « Holzwege » de Heidegger, lorsqu’il écrit en ouverture : « … Dans la forêt, il y a des chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent soudain dans le non‑frayé3 ». Si le chemin est une vieille métaphore du savoir qui remonte au poème de Parménide dans lequel la mise en chemin est entendue comme méthode (meth‑odos), le frayage entend dégager les obstacles pour rendre celui‑ci praticable. Frayer relève d’un effet de contact qui peut-être aussi lourd qu’un déménagement, ou aussi léger qu’un frottage ou un frôlage entre un tissu et une brindille, lorsque nous nous glissons entre les feuillages pour poursuivre notre chemin. C’est également une ouverture première et essentielle sur l’Autre de la voie poétique : « Poésie : soit, d’aventure, détour du souffle. Qui peut dire si le chemin que la poésie parcourt — le chemin de l’art, aussi bien — n’est pas frayé à raison d’un tel détour4 ? ».Ce détournement du souffle (cet autre mot qui résonna dans la bouche du poète) dévie en un détournement de parole par la traduction, car la poésie de Celan, qui fut également un grand traducteur, avait d’emblée choisi sa langue. Ce choix fut celui d’une sorte de contrainte intime, comme si Celan avait été « contraint d’écrire dans la langue de ses persécuteurs5 », alors que traduire revient toujours à se porter dans la langue de l’autre au prix d’un détour.

Ligne de traduction / lignée de traducteurs

3Il est heureux que le volume d’Europe consacré à Paul Celan se termine sur une note de lecture de Karim Houadeg consacré au dernier livre de Stéphane Mosès, Approches de Paul Celan. Dans ce livre, le grand spécialiste de Kafka et de Walter Benjamin pose une question au poète : « Après tout ce que vous avez vu et subi pendant la guerre, comment avez‑vous pu vous décider à écrire dans la langue de vos bourreaux ? » (p. 379). Question fondamentale, qui atteste une certaine jeunesse mais également une démultiplication des approches de l’œuvre du poète qui, à travers leurs déplacements, demeurent centrées autour de la question de la langue. Pour Mosès, en effet, « l’œuvre poétique de Celan témoigne d’un processus continu de remise en question de la langue allemande, travaillée, décomposée, minée de l’intérieur » (p. 380). Cette thèse de la résistance au langage, qui opère une sorte de déconstruction de la langue allemande de l’intérieur amène Mosès à montrer la difficulté avec laquelle la poésie de Celan s’inscrit dans la tradition classique allemande, et plus particulièrement avec celle de Hölderlin et de Goethe. Tout en interrogeant ce rapport à l’Allemagne et à la langue, on passe donc à travers différentes figures, comme celle de Celan traducteur, ou sa connaissance de la tradition biblique juive, jusqu’à quelques traductions de poèmes de Celan par Mosès lui‑même, qui est la manière la plus intime de prolonger le geste du poète. En effet, la langue retient toujours la question de son passage, de la frontière, de l’échange et du don des mots d’une langue à l’autre, comme l’a rappelé Derrida, en évoquant un rêve de Walter Benjamin dans lequel il dit : « Il s’agissait de changer en fichu une poésie6 ». Mosès à son tour incarne parfaitement cette figure du passeur car la langue est toujours affaire de passage entre la langue de l’autre et la langue de l’hôte, « la langue de l’étranger, voire de l’immigrant, de l’émigrant ou de l’exilé7 ».

4Ainsi, le volume rassemble les principaux noms d’une lignée de traducteurs, qui commence par André du Bouchet accueillant Paul Celan au sein de la première livraison de la revue L’Ephémère, au début de l’année 1967, avant de faire entrer le poète et Michel Leiris au comité de rédaction peu après mai 19688. On pourra lire de celui‑ci la transcription d’un tapuscrit provenant de ses archives, dans lequel il commente le poème « Todtnauberg », poème écrit suite à la rencontre du poète avec Heidegger. Ensuite, l’on retrouve John E. Jackson, traducteur d’une suite de poèmes publiée dans la Revue des Belles‑Lettres9et qui, après avoir donné différentes communications au Collège de France sur Celan, a publié en 2013 chez José Corti Paul Celan, Contre parole et absolu poétique. Le volume propose également un entretien de Danielle Cohen-Lévinas avec Martine Broda traductrice de La rose de personne en 1979 dont elle offrira un commentaire dans son essai Dans la main de personne en 1989. Nous trouvons également une contribution de Jean‑Pierre Lefebvre qui a publié un choix de poèmes dans la collection Poésie/Gallimard, ainsi que Renverse du souffle en 2003 au Seuil. Ici, l’effort de traduction se porte au‑delà des mots, puisqu’il s’agit de mettre la parole de Celan en musique, en l’occurrence avec un ensemble de musiciens de jazz que le poète aimait tant. Il s’agit des notes et commentaires sur les poèmes de Celan qu’il prépara pour les musiciens qui n’avaient probablement pas lu Celan avant ce projet. Rassembler cette lignée de traducteurs revient donc à poser la question de la traduction et de la langue. Comme l’a rappelé Philippe Lacoue-Labarthe, cette question relève d’une d’impossibilité de traduire un poète qui aura choisi l’allemand comme seule langue possible. D’où la question du français comme langue de l’exil, question que pose en ouverture John E. Jackson. « Un juif pouvait‑il encore composer des vers dans la langue de ses bourreaux ? » (p. 7). Ici s’entament différentes dialectiques qui visent à démontrer combien la langue est un véhicule de subversion interne, comment la poésie devient une voix ou une parole de résistance. Face à l’horreur, il fallait souffrir la langue allemande qui ne pouvait pas être laissée perdue au milieu de tant de désastres. En devenant contre‑parole, la poésie « renversait l’allemand contre lui‑même ou plutôt contre ce qui, en lui, avait été directement responsable du meurtre des Juifs » (p. 8). Ainsi, le choix de la langue pour le poète est une tentative de réapproprier la conscience juive qui gît au sein de la langue allemande, tout comme dans Todefuge, où la boucle de cheveux blonds est inséparable de la chevelure de cendre. L’opposition de ce rapprochement intime ne pouvait se dire qu’en Allemand, comme l’a montré Jean Bollack10.

Revenir au centre de l’œuvre : la poétique du Méridien

5Cette approche frontale de la question de la langue chez Celan nous invite à revenir sur sa poétique, et donc à une relecture de son discours intitulé Le méridien, qui nous dresse un « chemin de l’impossible » (p. 18) selon un texte de Paul Audi, tandis qu’une contribution de Bernhard Böschenstein met en évidence les sources et matériaux qui forment le centre de sa poétique. D’emblée, ce sera le fondement éthique du poème qui retiendra ici l’attention, lorsque le poème communique et persiste en lui‑même comme la rose de personne. Le poète « écrit dans le monde et pour lui » pour rendre à chaque autre ce qu’il a de plus propre. « C’est que le temps du monde récuse le temps de chacun, dans la mesure où il fait apparaître, où il laisse entrer sous son égide, ce qu’il voue d’entrée de jeu à la disparition » (p. 18). Telle est la ténuité et la fragilité du souffle qui donne au poète sa parole, ses mots. Telle est aussi sa singularité. Le poème pose la question d’une datation et d’un lieu, c’est‑à‑dire de savoir à partir de « quelle espèce d’impossible » le poème peut ouvrir un accès à lui‑même. Singulière solitude de celui qui en parlant peut aussi dire « Je ». Le poème parle et peut dire sa propre ipséité. Mais si le poème peut tout dire, qui le nommera lui ? L’art ou la poésie ? Ainsi, Le méridien pose la question du lieu du poème, son lieu propre à partir duquel il devient et demeure lui‑même. La poésie doit s’exposer. Elle est mise en chemin, à défaut d’être elle‑même le chemin qui conduit l’homme à saisir le sens de l’aventure humaine. Elle est donc ancrée dans l’histoire, mais une histoiredont le sens de l’altérité sera défait par les chambres à gaz. Tel est le devoir du poème : dire en son nom propre, maintenant que le pire est advenu, ce qui s’est passé alors que tout le monde est sans voix. Le poème consent à rompre le silence pour devenir la mémoire du plus terrible des mutismes. En même temps il doit laisser résonner autre chose que l’écho du crime des assassins. Telle est la double thèse qui gît au cœur du Méridien, l’antagonisme qui fait progresser sa dialectique interne. En regard de cette tension entre l’Art et le poétique, il faut reconnaître que le poétique est ce que la poïétique ne peut résorber. Il est ce lieu propre du poème que cherche Celan et qui ne peut se confondre avec l’image, le trope ou la métaphore, qui tous relèvent de l’Art. Le lieu de la poétique est ailleurs et cet ailleurs n’a cessé de hanter la modernité. Dans le Méridien, Paul Celan choisit une seconde thèse, qui n’est pas une esthétique de l’art mais plutôt une éthique, ou une esth/éthique comme le propose Paul Audi, qui pose ainsi son lieu et détermine ses conditions : « l’exigence inconditionnelle d’un écrit poétique prend fait et cause pour sa propre liberté » (p. 23). Telle est la condition pour que le poème puisse accéder à son essence. Sur ce chemin impossible mais obligé, l’exigence éthique de Celan se détache de ce fond tragique car le poète est celui qui choisit ce « chemin de l’impossible ». C’est ainsi que s’accomplit dans le poème cette disposition à accueillir l’événement qu’est l’Autre. Celan croit à une fin de la poésie. Il n’a d’autre choix que de reconnaître l’impossible chemin du poème, en le tenant sur une crête ou dans la tension du présent, oscillant entre un déjà plus et un toujours encore. Contrairement à Heidegger, pour Celan, il n’y a pas de temporalité ex‑statique du poème. Sa seule assise temporelle est son actualisation présente. Le poème est libre dans son geste, et sa contre‑parole doit donc se concevoir en opposition avec toute forme de pétrification artistique. Telle est la subjectivité du poème qui à la fois peut dire « je » et, dans le même mouvement, a le pouvoir de parler en appelant l’autre comme un « tu ».

6Le Méridien ne cesse donc de naviguer entre les pôles du devenir art du poème, sa réification dans un devenir passé et un être‑poésie qui récuse l’objet de la poésie aussi bien que son lieu comme art. La loi du poétique n’est pas le beau mais le fait de persister dans la sphère de l’humain, un lieu qui s’ouvre au poète à la faveur d’un dégagement : « quelque chose qui n’est pas tout à fait sans peur et qui se dresse pourtant au‑dessus de soi, au‑delà les mots pour écouter ce qui vient » (p. 23). Le poétique est au‑delà de l’artistique et du beau. Elle est une écoute, une disponibilité, une ouverture de l’œuvre au surgissement de l’imprévisible de l’évènement. Le poème doit se disposer à la rencontre de ce qui vient. Son lieu est donc celui de la rencontre. Rencontre de soi‑même pour se porter vers l’autre. Telle est la dimension éthique de la poésie selon Celan.

7Autre opposition, celle de l’art et du souffle. Le souffle se décline selon différentes constellations dans l’œuvre de Celan et nous ramène au cœur de sa poétique. Le renversement du souffle est pour Celan une manière de revivre l’expérience de la mort de ses parents, tandis que la mort représente pour Celan « un acte de liberté » (p. 30). La poésie de Celan ne cesse de se remémorer l’holocauste. Ici, dans l’inscription déchirée de la date, celle du 20 janvier, date à laquelle le Lenz de Büchner part dans la montagne11, nous retrouvons également, à la même date, répétée et différée, celle de la décision de la solution finale. Dans l’inscription même de cette date se joue comme une cérémonie familiale. Le poète parle de l’holocauste mais sans le nommer. Ce silence est méditatif. Il porte en lui cette absence, car avoir le souffle coupé est également une coupure de parole, une impossibilité de dire. L’événement produit une forme de renverse du souffle, le Attemwende pour reprendre le titre de son recueil de 1967. C’est dans cette pause, dans cette suspension du souffle que se joue toute la poétique de Celan. Dans ce cristal de souffle se trahit une hésitation, un doute, une incertitude permanente de la parole. La réflexion dans Le méridien se tourne vers les différentes formes de temporalisation de la poésie, mais ce temps chez Celan aboutit toujours à la mort. De fait, la poésie n’est pas un artifice linguistique, mais un langage traversé par le souffle du temps. Ici s’élabore une première rupture avec la tradition de l’idéalisme allemand dont le principe esthétique est celui d’un langage de l’origine dans lequel la naissance du sujet libre et du monde n’est pensable que comme création à partir du néant12. Celan est bien plus proche d’une poétique poreuse qui est fondamentalement ouverte sur le temps, scandée de perforations où le temps fait son entrée, obligeant le lecteur à actualiser le temps de sa vie dans le poème. Ici s’opère la rencontre entre le temps du poème et celui du lecteur qui doit se comporter « comme un mortel ouvert à ce qui conduit à la mort » (p. 35).

8En s’inscrivant sous un ciel sombre, cette poésie de la survivance, qui ne cesse de porter en mémoire la mort et notre condition mortelle, peut également tenter de prononcer une parole contre la mort. La poésie comme bouteille lancée à la mer, porte en elle l’espoir que la parole soit recueillie ailleurs, sur une autre rive pour que la non‑mort soit possible. Le génocide a été pensé grâce au langage qui a pesé de tout son poids mortel sur la parole. Ainsi, de la langue à l’enjeu de la poésie dans Le Méridien, il convient de prendre toute la mesure des écarts qui s’imposent entre la poétique de Celan et la réflexion heideggérienne sur le langage poétique. Il faut revenir vers ce centre, car c’est en lui justement que certains détournements ou certains silences ont été opérés. À présent, il convient de considérer un des points les plus importants, qui permet de mieux évaluer pourquoi Celan à choisit d’écrire en allemand et y inscrire la mémoire inoubliable d’une survivance.

Relire « Todtnauberg » à la lueur des Cahiers noirs

9Le rapport entre Celan et la philosophie a déjà fait l’objet de différentes études, notamment avec le repérage de La bibliothèque philosophique de Celan qui offre un inventaire partiel de ses livres philosophiques, des extraits et des gloses du poète. Plus récemment, Denis Thouard, spécialiste de l’herméneutique a publié une étude intitulée Pourquoi ce poète ? Le Celan des philosophes13 dans laquelle il se penche tant sur la lecture des heideggériens que sur l’interprétation de Gadamer, de Derrida, de Badiou ou encore de Rancière. Ce sera la lecture politique de ce dernier qu’il aborde dans ce volume de la revue Europe. En abordant la question de la politique des poètes lors d’un séminaire au Collège de philosophie en 1989, Jacques Rancière identifie et retrace le lien avec ce qui reste de la synthèse poético‑spéculative après la dissolution de la déconstruction heideggérienne, suite à l’affaire Farias, et les nombreuses publications qui s’en sont suivies. Ici, la constellation met en évidence le malaise d’une configuration qui aura rendu possible une synthèse heideggérienne du rapport à la langue poétique, ce qui transforme l’œuvre de Celan en « la surface idéale de toutes les projections » (p. 84). C’est donc une construction philosophique de la figure du poète dont l’œuvre de Celan joue ici une valeur exemplaire qui prime bien plus que la portée politique de sa poésie à proprement parler. En d’autres mots, il y a une rencontre entre le romantisme heideggérien et une attente politique qui s’interroge sur « le sujet du poème ». En écho à ce schème, Bertrand Badiou dresse un « âge des poètes » qui s’ouvre avec Hölderlin et viendrait se clore avec Celan, un âge au cours duquel les poètes ont un « mode d’accès plus ouvert à la question de l’être » (p. 129). Mais aucun argument n’est avancé pour expliquer pourquoi cet âge vient se clore avec Celan, pourquoi il est le poète de la sortie de la « suture » de la philosophie à sa condition poétique. L’opération se fait au prix d’une forme d’aveuglement poétique puisque Bertrand Badiou n’aborde aucun poème de Celan, aucun texte, se contentant d’invoquer la rencontre mythique avec Heidegger. Au regard de cette réduction philosophique du poétique, il résulte que le philosophe ne se soucie que trop peu des poèmes, préférant articuler un adieu à la poésie qui met en circulation des concepts étrangers au dire poétique. Ainsi, Celan devait faire les frais de la décomposition des thèses heideggériennes sur la poésie, en passant sous silence l’enjeu de son œuvre, son rapport présumé à Hölderlin, et la tradition lyrique allemande avec laquelle il entendait régler ses comptes. Cette captation philosophique est d’autant plus paradoxale pour un poète qui entendait préserver son dire, attirant au passage l’attention de Heidegger et d’Adorno.

10La récente publication des Cahiers noirs de Heidegger modifie radicalement la lecture que l’on a donné de la rencontre entre le philosophe et le poète. Cette rencontre a été construite comme un mythe intrinsèque à la pensée heideggérienne. Elle institue une scène originaire au cours de laquelle le penseur d’Approches de Hölderlin rencontre par proximité la figure héritière de Hölderlin lui‑même. C’est ainsi que Peter Trawny, l’éditeur des Cahiers noirs, nous invite à réévaluer le statut de cette rencontre, en questionnant le statut même de ce qui est en jeu entre les noms de Heidegger et de Celan : « Ce couple de noms représente quelque chose qu’il n’est pas aisé, voire impossible de nommer : une rencontre ? une occasion manquée ? une proximité ? une distance ? un événement ? » (p. 92). Le télescopage du couple Heidegger/Celan avec celui de Margaret/Sulamith dans « Fugue de mort » permet de définir le cadre adéquat pour cette tâche douloureuse qui consiste à accueillir l’Autre dans le poème. Si Le méridien dit combien le poème est un dialogue désespéré, le « et » entre le nom de Heidegger et celui de Celan est occupé par la Shoah et le silence qui l’entoure. Ce dialogue va d’un « je » vers un « tu » autour duquel l’espace du poème se déploie. Écrire sur Celan, c’est entrer dans l’espace de ce dialogue, c’est‑à‑dire du poème qui fait l’expérience de soi en tant que « tu » invoqué. Or, c’est justement cela que manque Heidegger en ne disant rien, en ne rentrant pas dans le dialogue. Et pourtant, Trawny se demande s’il n’y a rien à ajouter, un petit mot, peut‑être un addendum ? D’autant plus que les Cahiers noirs ont mis au secret l’essentiel de la pensée de Heidegger sur la question de l’antisémitisme. Ceci change d’emblée le statut de leur rencontre. Paul Celan a souffert du silence de Heidegger. Il serait venu rencontrer Heidegger pour éprouver ce que la remontée vers le sens pouvait attendre de lui dans l’outre‑poème. Mais Heidegger a déçu cette attente en renvoyant au poème lui‑même, à sa fétichisation, objet‑mort qui renvoie à sa lecture de Hölderlin et à son incapacité à élucider son engagement politique lors du Rectorat. Aux yeux de Celan, Heidegger affaiblit la position poétique en invoquant une topologie politique qui va venir se substituer à la topologie mathématique et technicienne, calculatrice. Il entend dépasser le désenchantement de Weber par un nouvel enchantement qui n’est autre que le chant de la poésie. Pour Celan, il y a une responsabilité qui va au‑delà de la politique en se concentrant sur la Shoah, et qui est la révélation de l’essence de l’Occident. Il a l’espoir qu’une parole ou une pensée à venir pourra déclencher cette responsabilité devant la Shoah, en marquant une reconnaissance de la rupture, de la déchirure, qui sera désormais l’identité du peuple juif. D’une manière assez évidente, Heidegger régresse et revient à une position de l’entre‑deux‑guerres, biffant en lui‑même l’évènement de la Shoah.

11Ce silence sur la Shoah est au cœur du poème « Todtnauberg », comme une suspension de sens. Mais selon André du Bouchet, Celan répond à ce silence. Il ne cite pas une seule fois le nom du philosophe dans son poème : « le Todtnauberg auquel il renvoie est antérieur au nom du philosophe et — qui sait ? — peut‑être même plus durable » (p. 173). De même, lorsque Gisèle Lestrange demanda au fils de Heidegger ce qui avait été inscrit dans le livre d’or du chalet du philosophe le jour de la visite de son mari, on y lit toujours le même silence et le même espoir : « Dans le livre de la cabane, les yeux sur l’étoile du puits, avec, dans le cœur, l’espoir d’un mot à venir ». Or ce mot ne viendra pas, et ne viendra jamais. Il ne pouvait pas venir. Le fils du philosophe répondit que son père ignorait les origines juives du poète. Comme le dira Trawny, il ne pouvait que l’ignorer, car ignorer cela revenait à ignorer la Shoah. Mais ce silence-ignorance était déjà inscrit dans les Cahiers noirs qui pointent vers une métahistoire de l’être dans lequel va s’accomplir l’auto‑anéantissement de la technologie. Si la politique a déçu les espoirs de Heidegger autour de la possibilité d’un nouveau commencement, celui‑ci se tourne vers la philosophie pour que ce commencement s’accomplisse comme étape ultime dans l’histoire de l’être. Ainsi, la pensée de Heidegger durant les années de guerre contient la possibilité d’une interprétation de la Shoah comme autodestruction du caractère juif, ou du judaïsme mondial, clairement identifiés par la tâche de « déraciner tout l’étant de l’être ». Cette effroyable possibilité ne cesse de hanter les réflexions du philosophe durant ces années de guerre.

12C’est ici, en ce lieu que Peter Trawny marque la rupture entre les deux hommes. Ce qu’il a nommé ailleurs son « antisémitisme historial » montre que l’un et l’autre, lorsqu’ils évoquent la présence du « Maintenant » visent en fait des temporalités différentes. Heidegger parle d’un maintenant qui s’inscrit dans le temps métahistorique de l’histoire de l’être, ce qui, en compromettant l’ensemble de l’édifice philosophique de sa pensée, rend son antisémitisme encore plus inacceptable. Chez Celan, le « maintenant » est l’ouverture sur la présence de l’Autre dans le poème. Une fois que l’autodestruction de la technique n’a pas eu lieu, que le « caractère juif » qui est identifié avec la machinerie calculatrice n’est pas englouti par le feu purificateur et apocalyptique d’une guerre planétaire, il convient de réécrire la trame narrative d’une pensée qui est devenue irrecevable. Le judaïsme mondial est passé sous silence et rien ne sera jamais dit sur la Shoah. Ceci souligne combien les réflexions de Heidegger sur le silence négligent le caractère moral et éthique face à la Shoah, tandis que Trawny rappelle comment au feu de Heidegger répond la cendre chez Celan, ces cendres qui, comme l’a souligné Derrida, ne sont que des dates. Ainsi on peut louer ou bénir une date, la remémorer, tandis que Trawny se demande si chez Heidegger il serait possible d’avoir un feu sans cendre, voué à l’oubli, au silence, un silence sur le silence, alors que justement, la Shoah est ce qui nous interdit de garder le silence. En se rendant chez Heidegger, Celan aurait voulu briser le silence du philosophe. Celui‑ci n’a rien dit. Il s’est tenu au silence. Aucune excuse, aucun regret, aucune explication n’a été donnée. Selon Heidegger, dans ce silence, les deux hommes se sont dit beaucoup de choses. Le non‑dit porte sur l’histoire de l’être. Si l’espoir de Celan ne pouvait être que déçu par l’absence de mots du philosophe, Peter Trawny conclut que « le silence de Heidegger fait peser l’ombre la plus sombre sur sa pensée » (p. 106).

Pour conclure : l’éthique & la cendre

13L’écart mis en évidence ici entre le philosophe et le poète, la part irrecevable voir impensable du discours philosophique, nous amène à reprendre la dimension éthique de la poésie de Celan, le rapport profond qu’il noue sous le signe de la rencontre avec l’Autre. Cet Autre, avec sa majuscule, comme le rappelle Danielle Cohen‑Levinas, appelle une majesté constitutive, qui est un appel incommensurable du « je » qui doit porter en lui le « tu » comme une structure dialogique. Telle est la condition de l’ouverture sur l’Autre. S’il s’agit de reconnaître qu’il existe un « entrelacement » de la parole de Celan avec celle de Heidegger, par exemple autour de la solitude de la parole ou encore autour du thème du chemin (Weg), les différences doivent être réarticulées afin d’accomplir au moyen du « tournant du souffle » ce que Danielle Cohen‑Levinas nomme la « sortie de la condition ontologique du poème » (p. 109). Tel est donc le programme que propose ce volume consacré à Paul Celan et à son dire poétique. Esquisser une première tentative d’émancipation de la mainmise philosophique, dresser les conditions du « retournement de l’intentionnalité heideggérienne » (p. 109) pour qu’enfin la poésie de Celan puisse avancer vers sa source qui n’est plus la lumière philosophique ou l’éclaircie originaire et lumineuse du sens de la parole, mais bien plus l’obscurité de sa nuit, son abyme le plus profond, ou encore, comme le mentionne Le méridien, un « ciel en abîme ». C’est alors qu’au détour du souffle, la mémoire est remise sur son chemin, en route vers ce qui dans « Gloire de cendre », s’indique comme « Glorie » et qui désigne selon Jean‑Pierre Lefebvre « un halo d’éclipse ». La poésie devient alors don de mémoire. Elle se consume comme une cendre de cendre dans l’immémorial. La cendre porte en elle la mémoire de l’histoire qui survit en elle, l’histoire qu’il ne faudra cesser de raconter, car, comme le dit la dernière strophe du poème de Celan : « Personne ne témoigne pour le témoin14 ».