Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Décembre 2017 (volume 18, numéro 10)
Marie-Pierre Tachet

Dans le leurre des mots : la dialectique du traducteur

Stéphanie Roesler, Yves Bonnefoy et Hamlet - Histoire d'une retraduction, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2016, 359 p., EAN : 9782812451287.

« L’enjeu, pour moi, c’était de sauver dans la traduction cette voix qui monte chez Shakespeare des situations les plus diverses qu’il met en scène. Une voix qui est l’expérience de l’être même1. »

1Depuis une dizaine d’années, l’œuvre de traducteur d’Yves Bonnefoy suscite l’intérêt des chercheurs et des lecteurs2. Dans le cadre de son doctorat de traductologie à l’université McGill au Canada, Stéphanie Roesler est la première à comparer les cinq traductions d’Hamlet publiées par le poète entre 1957 et 1988. Ayant reçu en 2014 le prix de la traduction John Glassco pour sa traduction du recueil d’Elena Wolff Helleborus et Alchémille, elle aborde en spécialiste la question de la traduction de la poésie. Elle se propose d’« établir la poétique de traducteur d’Yves Bonnefoy, telle qu’il la pratique » (p. 11) par une analyse minutieuse du texte de Shakespeare comparé aux cinq propositions de traduction du poète français. Bonnefoy traduit de la poésie, mais il est aussi poète ; il traduit donc en poète, position paradoxale que S. Roesler se propose d’explorer dans son analyse : « Comment la traduction de Bonnefoy peut-elle être à la fois fidèle au Hamlet de Shakespeare et faire œuvre de création ? »(p. 11).

Traduire ou créer : un préjugé très ancien

2S’inscrivant dans la thématique des « belles infidèles3 », S. Roesler constate à son tour l’impossibilité d’une traduction objective : le traducteur ne peut pas reproduire à l’identique le texte de départ. La différence des langues rend la copie conforme impossible. Il y a des différences entre l’anglais et le français qui interdisent une transposition directe et demandent un choix conscient du traducteur. À titre exemple, le vers anglais repose sur l’accent tonique tandis que le vers français repose sur le nombre de syllabes. Face à cette impossibilité de transposer le pentamètre iambique de Shakespeare en français, les traducteurs doivent se résoudre à un compromis. Seul Yves Bonnefoy choisit le vers libre à onze pieds. C’est ici la différence entre les deux langues qui force le traducteur à la créativité, mais même sans cette altérité, il serait impossible de gommer l’existence du traducteur, médiateur entre les deux textes. Sa lecture, son interprétation est présente dans la traduction. Bonnefoy s’écarte ainsi de l’anglais pour clarifier le contexte ou préciser le caractère des personnages. Il nous explique comment il les comprend. Si la traduction est possible, elle apparaît comme devant être nécessairement imparfaite, subjective et engagée. Ce préjugé négatif avec lequel nous abordons toujours les traductions4 nous fait négliger les traductions des poètes. Leur voix pourtant y résonne comme dans leurs créations.

Traduire et créer : la présence du traducteur

3« Faire de la traduction un processus objectif effectué par un traducteur absent de son texte, c’est nier que la traduction soit un travail, un faire producteur »(p. 277). S. Roesler, reprenant la méthode d’Antoine Berman, définit le projet de traduction de Bonnefoy et son horizon de traducteur. Elle va ensuite les confronter à la réalité de sa pratique, ses cinq traductions d’Hamlet. L’enjeu est d’apporterun éclairage nouveau sur ce problème ancien de la présence du traducteur.

4Le mot présence a une résonnance particulière quand il s’agit d’Yves Bonnefoy. Cette présence du traducteur n’est pas différente de la présence au monde si importante dans son œuvre poétique. Le traducteur doit « accomplir un acte de poésie authentique » (p. 66) : il ne peut pas être transparent. En traduisant comme en écrivant des poèmes, il doit « faire advenir une présence de l’autre » (p. 49). Bonnefoy définit sa traduction comme un dialogue avec l’auteur du texte original, une rencontre avec un auteur qu’on aime.

Traduire un poème pour Bonnefoy, c’est rendre vie à la parole d’un être, dont il s’agira de rendre perceptible la présence dans le texte traduit. Il va à la rencontre de l’auteur dans son texte et nous invite à refaire cette rencontre au cœur de la traduction. (p. 55)

5Avec cette intention affichée d’aller vers l’Autre, Bonnefoy est proche de la théorie de Berman qui déclare que la traduction est « mise en rapport, ou elle n’est rien5 ». Le dialogue se compose de deux moments : l’écoute et la réponse. D’abord, Bonnefoy écoute Shakespeare et ensuite il lui répond : « Traduire consiste à articuler une réponse au poème original, réponse qui incarne l’expérience personnelle que le traducteur a faite de celui-ci » (p. 64). C’est un dialogue particulier, le poète décédé n’étant plus en mesure de répondre ; toutefois, un échange s’opère : si Bonnefoy apporte des éléments de sa propre poétique comme par exemple le choix d’un langage simple, il est aussi influencé par Shakespeare. L’écoute implique de lire, de comprendre et d’étudier l’auteur du texte de départ. Bonnefoy s’est ainsi engagé dans l’étude de Shakespeare : il a traduit de nombreuses pièces et des sonnets et il a étudié cet auteur. Le dialogue est ouverture à l’Autre, qui, en retour, va permettre au traducteur de mieux comprendre sa propre langue, de l’enrichir. Il ne peut pas reproduire à l’identique l’anglais, alors il crée, trouve des équivalents. Ainsi, le pluriel doit parfois se rendre par un singulier en français. Le traducteur est présent dans le texte sous la forme d’une « présence interprétative » (p. 175). Dans l’acte IV, scène 5, vers 85, il traduit ainsi un « we » par « on » plutôt qu’un « nous », car cet écart rend mieux la vulnérabilité du personnage (p. 195). S’écarter du texte original permet paradoxalement de lui être plus fidèle : « Bonnefoy répond à l’assonance shakespearienne en en créant une autre dans la traduction, dialoguant avec Shakespeare mais faisant aussi entendre sa propre voix » (p. 227).

6S. Roesler rapproche avec raison la théorie de Bonnefoy et celle d’Henri Meschonnic6. Ce dialogue entre les deux poètes invite à ne pas considérer le texte à traduire comme un énoncé mais comme une énonciation. Le traducteur doit en effet remonter à l’expérience que le poète essaye de dire dans son poème. Yves Bonnefoy répond à la présence de Shakespeare par sa propre présence. C’est ce qui caractérise pour Henri Meschonnic la traduction réussie : quand une poétique répond à une autre poétique7. Bonnefoy veut en effet produire un texte français qui a la même qualité que le texte anglais. Il ne le peut qu’en étant lui aussi poète, créateur. Bonnefoy veut traduire Shakespeare en poète et c’est là l’originalité de son projet. Il fait donc des choix de poète. Par exemple, entre le sens et l’effet sonore, il privilégie le second.

7Cependant, S. Roesler montre que la notion de dialogue annoncée par Bonnefoy est insatisfaisante : il « n’en reste pas à la simple imitation où semblait se cantonner l’idée de dialogue. La pratique contredit la théorie car sa voix est nettement audible dans les déviances imposées au texte original » (p. 285). La notion de ré‑énonciation de Barbara Folkart, qui décrit une interaction entre deux sujets, l’énonciateur du texte source et le ré‑énonciateur du texte d’arrivée8, semble mieux convenir. Elle rend compte des deux voix : la voix du traducteur qui ne se confond pas avec celle de l’auteur mais qui ne peut pas être tout à fait isolée. Folkart fait une analogie : le traducteur est au texte de départ ce que l’interprète est à la partition. La partition ou le texte original demeure identique, mais l’interprète ou le traducteur lui donne vie à un instant donné. Toutes les interprétations ne se valent pas, ne se ressemblent pas. Bonnefoy interprète Shakespeare, ses traductions sont « la voix de Shakespeare ré‑énoncée par Bonnefoy » (p. 281). Chaque œuvre est ouverte9 : chaque interprétation est donc originale quand le traducteur est un lecteur qui participe à l’œuvre. S. Roesler montre que la ré‑énonciation flirte quelquefois avec l’appropriation ou la domestication. L’analyse de la ponctuation, par exemple, suggère que, parfois, le traducteur s’approprie le texte et travaille ses traductions pour améliorer le français sans se soucier d’une meilleure proximité avec le poète anglais. Son refus de la vulgarité relève de la domestication : il se refuse à traduire en français la vulgarité de l’anglais parce que ce n’est pas son usage de la langue. Berman reproche également à Bonnefoy de faire preuve de rationalisation, pratique déformante qu’il considère comme ethnocentrique10, en transposant les formes verbales en nom : alors que l’anglais est concret, Bonnefoy choisit l’abstrait en français. « La parole du poète vise selon lui à restaurer une unité avec ce qui est (…) Ainsi, les mots tels que les emploie Bonnefoy cherchent à exprimer l’être et la présence, condensent en eux le réel, dans l’immédiateté de la parole poétique » (p. 183) :

Passant,
Regarde ce grand arbre
et à travers lui
il peut suffire11.

8S. Roesler rejette l’accusation de rationalisation. Yves Bonnefoy parvient à retrouver le concret de l’anglais dans un « idéalisme renversé » (p. 202). Il n’est d’ailleurs pas d’accord avec Berman au sujet de l’étrangeté. Nul besoin d’avoir l’air étrange : c’est l’auteur que l’on traduit et pas la langue. Il apparaît donc injuste de réduire ce travail à de l’appropriation ou de la domestication. Yves Bonnefoy ne trahit pas son intention de transmettre Shakespeare. Cette transmission se fait dans un laboratoire (p. 191) : il essaie, corrige, innove, sans jamais oublier d’accueillir l’auteur qu’il veut connaître et faire connaître.

Traduire pour créer : la fin d’un préjugé

9Chaque traduction répond au double projet d’être à la fois fidèle et créative12. Cette tension entre éthique et poétique n’est une contradiction qu’en apparence13. Il y a en effet une dialectique entre lecture et compréhension, entre écoute et proposition, entre fidélité et création, entre anglais et français, entre traduction éthique et traduction poétique. Ce n’est pas une dialectique hégélienne : il n’y a ni synthèse ni réconciliation14. La traduction est provisoire : Yves Bonnefoy propose cinq traductions d’Hamlet, cinq réponses possibles à la proposition de Shakespeare. L’analyse de S. Roesler montre qu’il n’y a pas de progression linéaire d’une retraduction à l’autre. En effet, il revient parfois à une traduction précédente. Chaque traduction est provisoire et inachevée, tout comme la poésie15, dialectique de l’absence et de la présence. La voix de Shakespeare sans cesse s’enfuit comme les êtres et les choses devant les mots du poète. Il n’y a pas de traduction parfaite qui serait ultime. Le poète peut cependant continuer à traduire sans craindre de devenir un traître. « La présence de Shakespeare sans cesse continue de se dérober mais cette aspiration continuée à rejoindre l’autre est ce qui nous sauve » (p. 312) :

Aimer la perfection parce qu’elle est le seuil,
Mais la nier sitôt connue, l’oublier morte,
L’imperfection est la cime16.

10Loin d’être un défaut, l’imperfection permet la création. « Par un phénomène dialectique, la traduction porte en elle certains traits fondamentaux du texte shakespearien tout en faisant œuvre nouvelle » (p. 230). La traduction est une œuvre parce qu’elle est provisoire et inachevée. Yves Bonnefoy ne se contente pas de juxtaposer sa voix à côté de celle de Shakespeare, il « dépasse le stade du dialogue pour donner à son texte sa propre texture, sa propre fluidité syntaxique » (p. 218). Parfois il privilégie le fonctionnement de la langue française, parfois il va se laisser influencer par l’anglais, mais jamais en imitant ou en calquant.

C’est en ce sens que la traduction est une dialectique qui se résout au cœur du texte : la langue poétique de Bonnefoy est un français qui s’est ouvert à l’anglais, mais qui néanmoins conserve les caractéristiques qui sont les siennes. (p. 188)

11Un retournement a eu lieu : la présence du traducteur qui apparaissait comme une marque d’infidélité devient un gage de fidélité. La traduction, qui pouvait apparaître comme une activité seconde du poète, devient essentielle. « En dialoguant avec Shakespeare à travers la traduction de ses œuvres, Bonnefoy a progressé dans la quête de soi et dans la définition de sa vocation de poète » (p. 122).


*

12L’ouvrage de S. Roesler s’inscrit dans un débat important en traductologie, celui de la traduction littéraire. Dès lors que l’on se débarrasse du faux problème de la fidélité comme transparence, il n’y a plus d’opposition entre traduction et création. Par l’analyse des cinq traductions d’Hamlet d’Yves Bonnefoy, Stéphanie Roesler démonte le préjugé négatif sur la traduction et retrouve ainsi les conclusions de Mathilde Vischer en 200917 ou tout récemment de Christine Lombez18. Si le travail est essentiellement descriptif, l’analyse des textes en occupant la majeure partie, il a le mérite d’engager la réflexion. Il serait intéressant de faire dialoguer Yves Bonnefoy avec Paul Ricœur dont la réflexion sur la traduction19 est absente de l’ouvrage. Une réflexion sur la réception des traductions pourrait également enrichir le débat. Ce travail contribue enfin à la recherche sur l’œuvre d’Yves Bonnefoy en montrant que les préoccupations de Bonnefoy traducteur sont les préoccupations de Bonnefoy poète : « La traduction comme l’écriture sont pour lui le moyen d’entraîner son lecteur dans le dialogue sans fin de la poésie et, ainsi, de lui permettre de mieux vivre »(p. 314).