Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Alexandre Seurat

De la honte comme littérature, & de la littérature comme honte

Jean‑Pierre Martin, La Honte. Réflexions sur la littérature, Paris : Gallimard, coll. « Folio », 2017, 401 p., EAN 9782072704802.

1En 2006 paraissait Le Livre des hontes dans la collection « Fiction & Cie ». Le livre avait reçu le Grand Prix de la critique et figurait dans la première sélection du Prix Renaudot essais : il avait fait l’objet de beaucoup d’articles dans la presse généraliste et littéraire1. La reparution en collection « Folio » de ce livre sous le titre La Honte. Réflexions sur la littérature, permet de mesurer l’actualité de ses propositions et de ses analyses.

2Comme le nouveau sous‑titre l’affiche de manière ambitieuse en soulignant d’emblée ce trait du texte initial, le livre ne se donne pas pour simple objet une étude thématique du motif de la honte dans la littérature mondiale du xxe siècle (tout en remontant à ses racines chez Rousseau ou Dostoïevski). Même s’il propose aussi ce parcours parmi les grandes œuvres qui explorent et interrogent le sentiment de honte, il se fixe pour objectif d’analyser le lien particulier qui attache la littérature à cette émotion, notamment dans le rapport qu’entretient l’écrivain qui s’expose, avec son lecteur. Finalement, l’idée qui parcourt cet essai est que « depuis deux siècles la littérature semble nous raconter une série de mises à nu » (p. 53). La honte serait, à l’époque de l’individualisme triomphant, un révélateur de la position de l’écrivain, essentiellement contraint à une forme de confession, que celle‑ci s’affiche ou soit masquée.

Je peux bien louvoyer entre ces deux pôles, le tout‑dire débondé et la prudente retenue, la fiction apparemment la plus impersonnelle et la confession ouvertement intime, je peux bien opter délibérément pour la dénudation ostentatoire ou le costume serré, dans tous les cas je suis là, devant vous, masqué et jetant le masque, jouant mon rôle dans cette comédie de l’aveu, qu’est malgré elle et malgré moi toute littérature à l’ère de l’individu, aimanté par une tentation suprême, celle de brandir une singularité, de la porter enfin, sans vergogne, sur la place publique. (p. 188)

3Cette réflexion critique originale gagne, avec le recul des dix années qui nous séparent de la parution initiale du livre, à être replacée dans son contexte : à la fin des années 1990 et au début des années 2000, on observe un renouvellement de l’intérêt pour la honte, notamment dans les champs psychanalytique et sociologique français. En 1992 paraît le livre fondateur de Serge Tisseron, La Honte. Psychanalyse d’un lien social2, qui replace au cœur de la théorie analytique une émotion dont l’auteur souligne qu’elle est essentiellement sociale. Depuis, les psychanalystes, notamment de tradition ferenczienne, s’y sont intéressés, en particulier dans un numéro de la revue Le Coq héron, en 20063. Les sociologues ne sont pas en reste : Vincent de Gaulejac faisait paraître en 1996 Les Sources de la honte4. 1997 est sans doute une année césure avec la publication du livre d’Annie Ernaux, La Honte — qui donne une visibilité nouvelle à cette émotion dans le champ littéraire5. Le philosophe Ruwen Ogien publie de son côté en 2002 un essai centré sur la question de savoir si la honte a une valeur morale6. Dès 2003, un colloque sous la direction de Bruno Chaouat, se tenant à Cerisy‑La‑Salle, prend acte de ces renouvellements pour l’analyse du fait littéraire, en s’ouvrant à des philosophes, des psychanalystes, des juristes et des écrivains comme A. Ernaux ou George‑Arthur Goldschmidt : il sera publié en 2007 dans la collection dirigée par Jean‑Pierre Martin aux Presses Universitaires de Lyon7.

4On peut s’interroger sur cette présence renouvelée de la honte dans le débat intellectuel, après qu’elle eut été considérée longtemps comme secondaire par rapport notamment à la notion de culpabilité. Pour Monique Selz, cette présence s’expliquerait par deux facteurs au moins : dans le champ psychanalytique, c’est peut‑être le temps qu’il a fallu pour être capable de penser « le traitement inhumain que l’homme a fait subir à l’homme lors des deux guerres mondiales, et tout particulièrement lors de la Shoah8 ». Mais cette présence serait aussi liée à « l’existence d’un individualisme de plus en plus grand dans nos sociétés modernes » : les « défaillances narcissiques […] ne trouvent plus les moyens de s’étayer dans ou sur un tissu social néantisé9 ».

5La réflexion de J.‑P. Martin ne s’appuie pas explicitement sur les références analytiques, sociologiques ou philosophiques que nous avons citées, mais le fait est qu’à travers la honte, émotion à l’interface du psychique et du social, il rencontre, au tournant des années 2000, un faisceau d’intérêts convergents. Or, pour qui réfléchit au sens de la littérature, tout particulièrement narrative, à un moment où la domination de la narratologie et de la poétique commence à fléchir, la honte permet de s’interroger sur une multiplicité d’enjeux, comme le rapport de l’auteur à la matière autobiographique et au regard social, le passage de l’écriture à la publication ou la place du lecteur dans le processus de création. C’est ce qui fait tout l’intérêt de la réflexion de J.‑P. Martin : elle ne se réduit pas à une analyse psychologique, sociologique, ni même thématique, au sens traditionnel du terme. Sa méthode engage une réflexion sur les émotions mais, interrogeant le rapport de l’auteur au lecteur, elle rencontre aussi la pragmatique et questionne la place du discours littéraire dans l’espace social.

Qu’est‑ce que la honte ?

6Le livre, s’interrogeant d’abord sur la définition de la honte, rencontre les définitions les plus contemporaines, des psychanalystes notamment ; dans la honte, ce n’est jamais uniquement d’une subjectivité qu’il s’agit, mais toujours d’un lien à autrui :

Passerelle entre le sujet et la commune condition (familiale, sociale, nationale), la honte n’est […] jamais seulement une affaire entre moi et moi : pris dans cette toile, chacun est en même temps la mouche et l’araignée. (p. 34)

7S’appuyant sur la lecture que Nathalie Sarraute fait des personnages de Kafka et de Dostoïevski, J.‑P. Martin souligne l’élan contradictoire dans lequel sont saisis les « hommes de la honte » :

Cette « impossibilité de se poser solidement à l’écart, à distance, de se tenir sur son “quant‑à‑soi”, dans un état d’opposition ou même de simple indifférence », cette « malléabilité étrange », cette « singulière docilité avec laquelle à chaque instant, comme pour amadouer les autres, pour se les concilier, ils se modèlent sur l’image d’eux‑mêmes que les autres leur renvoient », en même temps que cet élan contrarié vers autrui, cette sensation d’enfermement dans une corporéité, cette conscience de l’impossibilité du devenir autre, c’est à peu près ce que j’appelle ici, provisoirement, la honte. (p. 20‑21)

8Tout se passe comme si, dans la honte, l’individu absorbait le regard de l’autre et qu’il était jugé non pas de l’extérieur mais du cœur de soi‑même : « le sentiment de honte est tout à la fois existentiel et politique. Il est le regard de l’autre intériorisé » (p. 245). La réflexion de J.‑P. Martin sur la honte homosexuelle, interrogeant in fine la honte de toute sexualité, est subtile à cet égard :

La honte intériorisée de l’homosexualité n’est‑elle pas la manifestation spécifique d’une honte plus générale à l’égard de toute forme de sexualité comme sentiment exacerbé d’un corps livré malgré lui à l’autre — irruption d’une pulsion inconnue jusqu’alors, découverte de l’autre en soi ? (p. 244)

9Si le critique ne s’intéresse pas à proprement parler aux théories traumatiques de la honte, d’après lesquelles cette émotion témoigne d’une rupture du lien10, il partage avec celles‑ci les termes du problème. Ainsi la psychanalyste Cathie Silvestre peut‑elle écrire la même année :

La honte est à la fois mesure de la séparation, de l’infranchissable distance vers l’autre, et pourtant elle semble être un vestige du choc et de l’entame de cet autre vis‑à‑vis duquel l’intériorité se constitue, et en ce sens elle ne peut être avec l’idéal qu’en échanges constants, en duel infini : l’idéal c’est l’autre, l’essence de l’autre absorbé, détruit, érigé dans le processus identificatoire, regard tourné inexorablement vers le dedans — « on est prié de fermer les yeux » —, sans « évasion » possible11.

10Une partie du livre de J.‑P. Martin se consacre à une analyse des situations honteuses que la littérature du xxe siècle a pu magnifier : ainsi voit‑on défiler l’enfant humilié (p. 37‑43), l’enfant honteux de ses parents (p. 107‑117), l’adolescent (p. 149‑159), les figures du boursier (p. 125‑130), de l’héritier (p. 131‑137), de l’homosexuel (p. 231‑236), du Juif stigmatisé et de celui qui assiste à la stigmatisation du Juif (p. 203‑212). Les lieux de la honte sont inventoriés (p. 139‑147), notamment le pensionnat. À certains moments, on peut même se demander si cette manière d’énumérer, d’inventorier les situations honteuses ne conduit pas à diluer la définition initialement posée, par exemple lorsque l’auteur souligne avec humour la labilité du sentiment de honte : « Car, reconnaissons‑le, être la honte de ses parents, ce n’est pas facile à vivre, mais être la fierté de ses parents, quelle lourde charge à porter ! » (p. 132). Reste que ce n’est pas tout à fait rendre justice à l’analyse que de pointer cet éparpillement : le livre rend compte avec finesse du processus en vertu duquel l’individu peut s’enfermer à l’intérieur de « sa » honte, ce qui le rend éventuellement insensible à la persécution subie par l’autre : « Chacun est cloisonné dans sa catégorie, face à son miroir, prisonnier de son image flétrie » (p. 234). Ainsi peut‑il s’expliquer que Jouhandeau, formidable analyste de l’humiliation subie par les homosexuels dans De l’abjection (1939), justifie son antisémitisme dans Le Péril juif (1937) (p. 234‑235).

11L’étude des rapports entre honte et antisémitisme donne d’ailleurs lieu à des analyses particulièrement saisissantes, lorsque J.‑P. Martin souligne la puissance de l’antisémitisme comme rempart contre la honte :

[…] parmi les couches géologiques des sédimentations monomaniaques, l’antisémitisme semble présenter une minéralité et densité incomparables. C’est un corps bétonné, sans faille. « Je meurs antisémite », écrivait Drieu en 1939 dans son faux testament. L’antisémite semble ainsi pourvu d’un antidote miraculeux contre la honte historique qui nous étreint. (p. 209)

12On peut en revanche considérer comme inachevée la comparaison dressée par J.‑P. Martin entre Cioran et Blanchot : celle‑ci tourne évidemment à l’avantage du second, qui se serait à travers toute son œuvre extrait « de la gangue d’un moi passé » (p. 212), dans la mesure où ses livres, prenant le contrepied de ses textes antisémites écrits dans les années 1930 et 1940, s’emploient inlassablement à désigner l’antisémitisme comme la « faute capitale » (p. 210). Reste que, comme James Creech le souligne, Blanchot, lisant L’Espèce humaine, commence par évacuer son caractère de témoignage et son lien à l’expérience de la déportation :

Sans nous engager dans les méandres de l’œuvre de Blanchot, on peut constater, globalement, qu’il n’a pas arrêté de dire qu’il fallait parler de la Shoah, dont il est impossible de parler, tandis que, de son côté, il n’en a pratiquement jamais parlé sauf comme d’une occasion de redire cette indicibilité, et cette nécessité. Théorie donc et — on s’en doute — pratique en même temps de sa honte personnelle à l’égard de ses fréquentations politiques, de sa pensée teintée d’antisémitisme, d’avant la guerre. Force nous est de reconnaître dans cette pratique un certain nombre de gifles pour un déporté qui n’espère rien de plus que de pouvoir témoigner enfin de ce qui lui est arrivé dans sa spécificité irremplaçable12.

13Finalement, la « transformation des convictions » (Chestov, cité, p. 210) affichée ne suffirait peut‑être pas à s’émanciper de l’acte honteux. Ne nommant pas sa honte, Blanchot ne ferait qu’une partie du chemin.

Paratopie de l’écrivain honteux

14Au‑delà de ces analyses thématiques souvent fines, le questionnement de J.‑P. Martin interroge avant tout l’acte d’écrire et de publier. S’appuyer sur la réflexion de N. Sarraute dans L’Ère du soupçon pour définir la honte, c’est déjà montrer le lien indissoluble qui noue le personnage honteux (chez Kafka ou Dostoïevski) à ce qui fait pour nous l’essence de la littérature moderne. Comment expliquer ce lien ? Pour J.‑P. Martin, ce qui s’invente avec Rousseau, c’est une démarche qui ne consiste pas seulement à « remonter à un secret », mais à « restituer dans l’écriture ce geste même de l’aveu, et le risque qu’il comporte » (p. 46). Le « temps de l’écriture » devient « celui de la disgrâce et du dessaisissement » : « avec Rousseau et Dostoïevski, la littérature devient comme la sublimation d’une honte originaire » (p. 48). Tout se passe comme si l’aveu devenait une matrice pour l’écriture littéraire — matrice qui demeure cependant toujours paradoxale, comme lorsque Peter Handke, dans son journal, prétend se donner pour objectif de « tout raconter sur soi et pourtant ne rien révéler » (cité, p. 52). Écrire serait à la fois s’exposer et se protéger — entrer dans un processus où l’intimité se risque aux yeux de tous, tout en prétendant se dérober à leur regard.

15C’est ici que le livre s’ouvre à l’une de ses dimensions les plus intéressantes, à savoir une réflexion sur le processus de publication : celui‑ci, « lorsqu’il se confronte à des enjeux essentiels », devient pour J.‑P. Martin une « sorte d’auto‑analyse » (p. 21).

D’où ce silence aux franges de l’écrit, le travaillant de l’intérieur, cette présence à la fois inquiétante et stimulante qui aura hanté la page en train de s’écrire, celle d’un lecteur indiscret, faille probable dans la forteresse autoprotectrice de l’œuvre en cours. La honte propre à la littérature, ce serait le malentendu recherché, inévitable, ce choc à secousses multiples entre l’auteur se construisant, s’inventant (tout à la fois pudique et impudique, secret et exhibitionniste), et le lecteur à venir. (p. 21‑22)

16L’écrivain qui travaille une matière intime se trouve confronté à une situation intenable : « Que de livres écrits dans la honte, publiés dans la réticence. Livres de deuil ou d’aveu, livres de survivants, de rescapés, de dernier recours. Livres confidentiels, remis, cachés, retardés, livres pour lesquels faire de la littérature serait une obscénité » (p. 249). Ici, J.‑P. Martin retrouve les paradoxes signalés par Pascal Quignard, quand celui‑ci compare les livres à des êtres qui craignent la lumière : « Les chevaux, les cauchemars et les livres reculent quand on les regarde en face13. »

17On est frappé par la précision avec laquelle J.‑P. Martin décrit les contradictions qu’implique le « désir de publication » :

Par le scrupule que vous manifestez à l’égard de votre texte, par le rapport d’intimité que vous entretenez avec lui, par vos remords et vos tergiversations, vous révélez que des enjeux inavouables travaillent souterrainement votre entreprise : vous ne seriez pas plus attentif aux termes d’une lettre écrite pour faire un aveu ou une déclaration. Dans les deux cas se dessinent semblablement la demande d’amour, le désir et l’urgence de paraître devant autrui (qui est d’abord l’autre en soi), et en même temps se profilent le manque de destinataire, la conscience de devenir objet quand on voulait être sujet, la honte de faire face et d’y perdre la face. (p. 250‑251)

18Finalement, la dimension contradictoire — honteuse — de ce désir serait peut‑être le gage de la valeur de l’objet qu’il appelle : peut‑être même serait‑elle définitoire du caractère littéraire de l’énonciation qui porte cet objet14. En entrant dans ce paradoxe, J.‑P. Martin place son travail au carrefour d’une phénoménologie de la conscience écrivaine et d’une définition théorique de la contradiction littéraire. L’intéressent à la fois l’état de conscience de celui qui écrit et les contradictions constitutives de la littérature depuis plus de deux siècles. Du côté de la « phénoménologie », le choix de l’adresse au lecteur permet à J.‑P. Martin, parfois avec drôlerie, d’immerger le lecteur dans les affres de la conscience de l’écrivain, qui quoique désirant passionnément être publié espère échapper à l’exposition, tout en souhaitant être loué pour sa réserve : « Vous auriez aimé — car vous n’en êtes pas à une contradiction près — que l’écrit, une fois édité, restât confidentiel, mais à une condition : que cette confidentialité ajoutât à votre gloire » (p. 252). Cette analyse minutieuse donne à penser que ce « vous » pourrait bien être un substitut du « je », le critique devenant ainsi le porte‑parole de l’écrivain. C’est ce que J.‑P. Martin reconnaît sans fard dans la « biographie » affichée sur son site :

[…] tout en continuant à écrire des fictions, il a […] entrepris une sorte d’anthropologie et d’autobiographie oblique à partir de la lecture des grands textes de la littérature et de la pensée critique, dont deux volumes sont parus en 2006 et 2010 au Seuil dans la collection « Fiction & Cie » : Le Livre des hontes et Éloge de l’apostat15.

19Cette conscience critique de l’acte créatif lui donne la capacité de ne jamais se centrer uniquement sur l’auteur mais de toujours s’efforcer de penser l’interaction entre auteur et lecteur et l’effet rétroactif de cette interaction sur l’auteur :

Vous auriez tellement aimé pouvoir fixer enfin, définitivement, une fois pour toutes, le regard de l’autre. Cependant que l’autre, le lecteur, étonnamment libre et fantasque, indiscret, bêtement curieux de tout, se faisait déjà une image de vous, la diffusait et la reproduisait, de sorte qu’elle commençait à vous échapper, pour vous revenir comme une marque déposée. (p. 254)

20En cela, tout en participant à un mouvement de redécouverte des émotions dans l’analyse littéraire16, J.‑P. Martin s’inscrit bien dans un temps critique qui a replacé le lecteur au cœur du dispositif théorique17.

21Mais cette analyse des émotions traversées par l’auteur au moment de la publication rencontre également des préoccupations très contemporaines sur la définition même de la littérature comme discours tissé de contradictions. Soulignant l’« imbroglio du dire et du ne pas dire » auquel est confronté l’auteur, « ce trouble généralisé de la parole littéraire » (p. 254), J.‑P. Martin rappelle ici finalement le caractère contradictoire de la « parole muette18 » qu’est la littérature — art qui ne trouve sa valeur propre, à l’âge esthétique, qu’à partir du moment où il pense sa paradoxale confrontation au silence19.

22Dans cette perspective, l’analyse de J.‑P. Martin peut rencontrer la notion de paratopie telle que Dominique Maingueneau la définit — une négociation par l’auteur entre la tentative de poser une identité dans son texte et la conscience que cette identité lui échappe. Pour ce critique, la littérature, en tant que « discours constituant » c’est‑à‑dire un discours qui fonde lui‑même sa légitimité20, ne peut échapper à cette tension :

Celui qui énonce à l’intérieur d’un discours constituant ne peut se placer ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la société : il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à cette société. Son énonciation se constitue à travers cette impossibilité même de s’assigner une véritable « place ». Localité paradoxale, paratopie, qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non‑lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser21.

23D’après D. Maingueneau, cette situation contradictoire de l’écrivain le conduit à s’identifier à ceux qui « semblent échapper aux lignes de partage de la société », Juifs notamment. On retrouve ce processus d’identification dans la réflexion de J.‑P. Martin :

L’être écrivain, de ce point de vue, est semblable à l’être juif : à la fois non identifiable et constamment identifié (par le critique, l’exégète ou le non‑Juif). La planche de salut de la littérature ne permet pas d’échapper au malheur d’exister encore aux yeux des autres, sous des traits fixés. (p. 291)

24La honte, en tant qu’affect révélant une situation intenable sous le regard d’autrui, serait ainsi une figure caractéristique de l’énonciation littéraire :

Ainsi la paratopie n’est‑elle moteur d’une création que si elle implique la figure singulière de l’intenable qui rend nécessaire cette création. L’énonciation littéraire est moins la triomphante manifestation d’un moi souverain que la négociation de cet intenable22.

25Mais cette négociation peut aussi conduire à un renversement des significations ; un trait essentiel de la honte dans notre culture serait justement de pouvoir se retourner en son contraire : « Entre la honte et la gloire, les signes s’échangent » (p. 55). Cette force de renversement est peut‑être même au cœur de la puissance paradoxale de cette émotion dans le champ littéraire. C’est en tout cas le mouvement que suivent les livres confessionnels de Jean Genet, qui « semblent […] accomplir successivement deux gestes antinomiques : d’abord une remontée aux sources de la honte, ensuite un retournement en gloire » (p. 185). À côté de Genet, le lecteur contemporain est enclin à placer Pierre Michon, qui, dans Corps du roi par exemple, transcende un épisode autobiographique peu reluisant d’ivresse dans un bar (qui dégénère jusqu’à l’expulsion) par une description qui fait de son propre corps déchu, allongé dans un caniveau, un analogue de celui de Booz endormi, de « Charlemagne à Aix », « à Jarnac [du] Président », sous la tutelle bienveillante du « Ciel23 ». L’auteur, portant aux yeux du lecteur son corps déchu et glorieux, deviendrait une sorte d’héritier des figures sacrées de notre culture. Pour M. Selz et Br. Chaouat, le fait même d’exhiber sa honte pour en faire un objet littéraire digne de gloire serait directement lié à la culture chrétienne dont nous héritons :

Rendre publique la honte, ou plutôt faire de la honte un objet public, serait‑ce une tentative de transformer un moi honteux, déchu, en un corps glorieux ? « N’est‑ce pas dans cette trans‑substantation de l’infamie en gloire que se noue l’intrigue du christianisme et de toute martyrologie24 ? »25.

26Dans ce renversement de la honte en gloire, on peut cependant se demander si la littérature de la honte ne serait pas condamnée à verser dans l’impudeur, voire l’obscénité. Est‑il possible d’écrire un livre sur la honte qui ne soit pas impudique ? J.‑P. Martin paraît en repousser la perspective :

La pudeur en littérature, ce n’est pas la pudeur telle qu’on se la représente dans la vie. C’est une pudeur extravertie, où la pulsion de dire l’intime n’est pas nécessairement exhibitionniste, où la retenue elle‑même n’est pas un masque sûr. C’est l’accession possible (jamais acquise) à une sorte de savoir‑dire, le salut espéré d’un ne-plus-avoir-à-rougir-de-rien, au prix, parfois, d’une surexposition de soi. (p. 172)

Entre pudeur & impudeur

27La symétrie entre honte et pudeur a été posée par la plupart des auteurs contemporains qui s’emploient à penser la honte. Dans le cadre d’une théorie analytique du traumatisme, S. Tisseron trace une limite très claire entre les deux notions :

Alors que le sentiment de pudeur prévient l'agression, la honte témoigne que les diverses protections qui lui ont été opposées ont échoué. Autrement dit, la pudeur repose sur un risque imaginé et anticipé alors que la honte est la trace d'un traumatisme réel. Soyons plus concis encore : la pudeur protège contre la catastrophe, la honte témoigne qu'elle a eu lieu26.

28Si la honte est la trace d’une blessure, la pudeur serait une protection contre toute blessure. Aujourd’hui les philosophes rejoignent les psychanalystes dans ce partage. Patrick Hochart propose cette définition de la pudeur :

Si […] la pudeur dérobe l’espace qu’elle sécrète à l’empire de tout pouvoir, ce n’est pas pour consacrer l’avare autarcie de quelque maîtrise de soi. À sa manière, dénuée d’ostentation, elle implique positivement l’affirmation singulière d’une sphère d’intimité ; mais cette assertion farouche ne prend pas la forme d’une revendication qui entende faire valoir un droit27.

29La pudeur serait un espace de liberté, qui ne retranche pas le sujet derrière des murs défendus de manière autarcique, et revient encore moins à une censure s’imposant de l’extérieur : se dérobant au pouvoir de l’autre, elle permet l’affirmation par le sujet de cette « sphère d’intimité » dont il a besoin pour se sentir pleinement sujet. Pourtant, ceux qui s’emploient aujourd’hui à définir la valeur éthique de la pudeur soulignent également la nécessité de faire une place à la honte :

Savoir se débrouiller avec la honte, la sienne et celle des autres, c’est justement être attentif à ce point de basculement où la honte cesse d’être le vertige de la mort pour devenir un appel à la vie. Dans la honte, nous nous sentons tragiquement seuls et démunis, mais cette tragédie est justement le fil ténu par lequel nous continuons à nous sentir humains28.

30Finalement, la honte aussi protégerait de l’obscénité : « Non seulement on n’en finit jamais avec elle, mais tout semble indiquer qu’il serait particulièrement dangereux d’en finir avec elle29. » C’est peut‑être ce que J.‑P. Martin nous donne à entendre quand il remarque que, chez Genet, « la honte doit subsister, elle est même nécessaire — comme une retenue, une trace du passé jamais abolie » (p. 186). La honte ne peut jamais tout à fait devenir gloire à moins de devenir obscène. Finalement, faire une place indélébile à la honte, pour qui l’a vécue, relèverait d’une nécessité éthique. Mais est‑il seulement possible d’écrire un livre sur la honte qui soit pudique ?

31J.‑P. Martin prend l’exemple de Queneau, dont le « contrat tacite », « en quelque sorte superstitieux, est l’inverse du contrat confessionnel d’un Rousseau ou d’un Leiris : rester dans un au‑deçà de l’aveu, taire les hontes ou les détourner dans la fiction. Ne pas défaire le paquet ficelé. Mais il arrive que le paquet s’entrouvre malgré lui » (p. 174). Autre stratégie, celle de Thomas Bernhard, qui écrit dans Le Froid : « seul écrit celui qui n’a pas de pudeur », revendiquant l’authenticité de cette impudeur, avant de renverser l’affirmation : « Mais naturellement, cela aussi est, comme tout, un sophisme30. » Pour J.‑P. Martin,

Sophisme, en effet, que cette illusion d’une phrase qu’on jetterait sur le papier et qui serait authentique. Sophisme aussi que cette absence totale de pudeur. Ce serait si simple, de défaire le paquet devant témoins. Il n’est pas dit que l’enfance honteuse de Bernhard ne cache pas une autre honte, que le paquet qu’on déballe devant vous ne soit pas là pour détourner votre attention d’un autre paquet, ficelé à jamais, lui. (p. 172)

32Si elle nomme bien l’interrogation portée par Bernhard sur la notion d’« authenticité », cette lecture ne nous paraît pas rendre compte de la paradoxale pudeur de son récit : nul besoin en effet de supposer « une autre honte » que l’auteur n’aurait pas nommée pour comprendre ce qui légitime sa manière de balayer toute « pudeur littéraire » et symétriquement toute aspiration à la véracité. On peut en effet lire dans cette double négation une pudeur au second degré de Bernhard : par ce procédé, il préserve ce qui relève du plus intime. Le passage du Froid dont cette citation est tirée est un moment de suspension crucial du récit — comme il en existe dans tous les récits de Bernhard —, au cours duquel le narrateur, « assis sur la souche d’arbre entre deux hêtres31 » au sanatorium de Grafenhof, où il risque de mourir, sait depuis peu la maladie mortelle de sa mère et « déf[ait] encore une fois tout ce qui était empaqueté, solidement ficelé » : « la guerre et ses conséquences, la mort de mon grand‑père, ma maladie, la maladie de ma mère, les désespoirs des miens, leurs conditions de vie accablantes, leurs existences sans perspectives d’avenir », avant de tout empaqueter « à nouveau » et de « le ficeler ». C’est donc un passage plein d’une puissance douloureuse et pathétique qui précède la profession paradoxale de Bernhard : l’image du « paquet ficelé » qui parcourt le monologue au passé permet d’ouvrir à une interrogation sur le sens de l’écriture et de la publication.

Je le porte encore aujourd’hui [ce paquet] et plus d’une fois je l’ouvre et le défais pour refaire le paquet et le ficeler. Alors je n’y comprends pas plus. Je n’y comprendrai jamais plus, c’est cela qui est accablant. Et quand je défais le paquet et en plus devant des témoins, comme à présent, en déballant ces phrases grossières et brutales et souvent aussi, sentimentales et banales, avec moins d’inquiétude il est vrai que pour aucune autre phrase, je n’ai pas de pudeur, pas la moindre. Si j’avais un peu de pudeur, si peu que ce fût, je ne pourrais bien sûr, absolument pas écrire, seul écrit celui qui n’a pas de pudeur, seul celui qui est sans pudeur est capable de se saisir de phrases et de les déballer, et de les jeter tout simplement sur le papier, seul celui qui est sans pudeur est authentique. Mais naturellement, cela aussi est, comme tout, un sophisme32.

33Finalement, ce passage ressemble à une autojustification de la part de quelqu’un saisi par l’obscénité de se livrer « devant témoins » : c’est peut‑être moins la revendication de l’absence de pudeur que la reconnaissance qu’écrire et publier sont à leur manière une honte. Au moment même où cette reconnaissance devient revendication (« seul celui qui est sans pudeur est authentique »), le monologue se renverse sur lui‑même, pour dénoncer cette prétention. Tout en se dévoilant, de la manière la plus nue, la plus émouvante, Bernhard se protège paradoxalement de l’obscénité du regard d’autrui en dénonçant ce dévoilement, et en le dévaluant. La pudeur du livre de Bernhard tient peut‑être à cette contradiction : dire sa honte, et en même temps dévaluer cet acte. Ce faisant, il contourne le dévoiement que représente toute publication.

34Peut‑être Bernhard nous permet‑il ainsi de penser ce que serait une énonciation littéraire à la fois honteuse et pudique — qui dit le plus intime, tout en nommant l’obscénité qui la menace ou en se ravalant au mode du comme si. Paquet ficelé imparfaitement, mais paquet ficelé tout de même : « Parler de soi donc, en se méfiant du langage, en refusant de faire confiance à l’écriture, en sachant qu’il est impossible de tout lui dire, et pourtant s’en remettre à elle, s’y fier33. »


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35On est tenté de penser que, de nos jours, « ne-plus-avoir-à-rougir-de-rien » n’est pas l’horizon de la littérature, mais peut‑être même son contraire, dans un espace social qui justement exige une authenticité sans réflexivité, et en appelle jusqu’à la nausée au témoignage. Aujourd’hui, l’écrivain est invité à rendre compte de ce qui fonde son écrit, si possible en traçant la ligne de partage entre le vrai et le faux, pour légitimer son écriture par la vérité de son expérience34. À « l’ère du témoin » (A. Wievorka), l’écrivain a‑t‑il le loisir de se dérober à cet impératif social de transparence et de compassion ?

Celui qui témoigne signe avec celui qui reçoit le témoignage un « pacte compassionnel », comme celui qui écrit son autobiographie signe avec le lecteur ce que Philippe Lejeune a appelé « le pacte autobiographique », que Dominique Mehl caractérise comme une « interaction spécifique entre émission et réception. Du côté de l’émission le protocole compassionnel règle une mise en scène fondée sur l’exhibition de l’individu, de sa souffrance particulière, et met l’accent sur la manifestation émotionnelle et sur l’expression corporelle. Du côté de la réception, l’identification aux malheureux et l’empathie avec les souffrants constituent les ressorts de l’élan compassionnel35 ».

36Ce qui fonde le partage entre littérature et témoignage est peut‑être justement la capacité de la première à résister à ce « protocole compassionnel » par une énonciation inassignable à un contrat et qui porte le doute ou la réflexion sur sa propre nature.

37C’est en tout cas tout le mérite du livre de J.‑P. Martin, grâce à la richesse des pistes qu’il trace et à la diversité de ses sources — même si certaines de ses analyses peuvent susciter une forme de résistance ou appeler débat —, que d’encourager le lecteur à toujours revenir au rapport spécifique de la littérature à la honte.