Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Avril 2018 (volume 19, numéro 4)
titre article
Nessrine Naccach

Du (d’)après comme point de départ

Genesis, n° 44 : « Après le texte. De la réécriture après publication », sous la direction de Rudolf Mahrer, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2017, 236 p., ISBN : 979-1023-105636.

Ne vois pas ici, lecteur, le symptôme de la panne d’inspiration, mais celui du succès, jusqu’à l’épuisement, d’une œuvre tenue en haute estime par l’auteur ! Quoique puisse laisser penser son nouveau titre, le livre n’est pas un autre trop peu autre ; il est le même transcendé1.

1L’œuvre littéraire est mouvante. « La publication n’a jamais scellé le destin d’un texte » (p. 157). Voilà ce que nous apprend d’emblée la lecture d’Après le texte. De la réécriture après publication, le numéro 44 de la revue Genesis, paru en 2017. Composé de textes réunis et présentés par Rudolf Mahrer, le dossier est scindé en six sections : « Enjeux », « Études », « Entretien », « Inédit », « Varia » et « Chroniques », qui explorent la pratique de la réécriture des œuvres déjà publiées.

2L’ambition de ce numéro est double : poser les jalons « d’un regard proprement génétique sur la réécriture après édition » (p. 13) et montrer que « le phénomène est irréductible à quelques cas spectaculaires : la réécriture après publication connaît en effet des pratiques régulières » (p. 12). C’est le cas, depuis 1830, des romans publiés d’abord en feuilleton dans la presse (une pratique qui remonte à La Vieille Fille de Balzac, paru dans La Presse en 18362), des écrivains qui s’auto-traduisent (on pense sans doute à Beckett, auto-traducteur et « jongleur » de l’écriture à deux langues), ou encore des dramaturges qui adaptent leur pièce d’une représentation à l’autre.

3S’intéressant plus particulièrement à la phase pré-éditoriale (« [de la] fabrication […] de l’objet à diffuser » (p. 10) et post-éditoriale (« de la transformation d’un objet écrit […] ayant déjà fait œuvre, mais devenant néanmoins autre texte de l’œuvre », ibid.), la critique génétique, selon R. Mahrer, a jusqu’ici marginalisé3 ces deux moments qui, méritent un plus grand intérêt. D’autant plus que la génétique a longtemps pris la mise en circulation des œuvres pour point final à leur processus d’élaboration. Or, les transformations créatives que l’on peut apporter à une œuvre ne prennent pas toujours fin avec la première (ou la deuxième, troisième…etc.) publication. On peut alors se demander : que peut-on changer à une œuvre déjà finie et entre les mains du public ? Et pourquoi modifier ? Comment expliquer ce genre d’interventions post-éditoriales ? C’est à ces questions que tentent de répondre les différents articles ici réunis.

L’éditeur, l’auteur & son texte : une création à plusieurs ?

4La contribution d’Alberto Cadioli4 sur l’activité éditoriale, apporte un regard complémentaire à ce volume, centré par ailleurs sur la phase post-éditoriale. Il rappelle avant tout que l’instance pré-éditoriale, marquée par « la rencontre entre poétique d’auteur et poétique d’éditeur » (Anecdotique, p. 10), agit sur le processus créatif. Ces dernières années, de nouvelles réflexions dans le domaine de la critique génétique (en France) et de la philologie « d’auteur »5 (en Italie) ont montré l’implication de l’édition dans la lecture et dans l’interprétation des textes littéraires. En accordant une attention particulière au xixe et au xxe siècle, il propose une typologie des demandes de changements proposées par les éditeurs ainsi que les réponses des écrivains. L’objectif est de montrer, exemples à l’appui, que souvent l’intention et la volonté de l’éditeur et celles de l’auteur s’opposent. La publication d’une œuvre serait dès lors le résultat d’un affrontement entre des poétiques divergentes et des confrontations axiologiques.

5A. Cadioli exhume d’ailleurs la notion d’éditeur et en propose la définition suivante :

le mot « éditeur » renvoie en réalité à différente entités éditoriales : le directeur de la maison d’édition, les lecteurs qui expriment un premier jugement sur les textes proposés à la publication, le directeur d’une collection, les rédacteurs ou les consultants qui ont été chargés d’éditer les textes ; c’est-à-dire des personnes précises, bien identifiables, qui possèdent des convictions littéraires, stylistiques, linguistiques spécifiques. (p. 58)

6Ceci étant dit, de très nombreuses traces des processus éditoriaux modernes, retrouvées dans les archives des maisons d’édition font ressortir des situations paradigmatiques auxquelles A. Cadioli donne « une étiquette spécifique, dans un jeu taxinomique teinté d’ironie » (ibid.). Dans le champ littéraire et éditorial italien, il distingue entre différents « types » d’éditeurs. Ainsi, trouve-t-on l’éditeur entrepreneur : l’exemple du florentin Gasparo Barbèra demandant, en 1873, à Edmondo De Amicis (écrivain connu pour ses contes et reportages) de développer son texte sur la Hollande et ses paysages hivernaux qu’il est en train d’écrire : « Et avec la Hollande, est-ce que vous pourriez dire quelque chose à propos de la Belgique ?6 » Des recommandations que l’auteur accepte sans aucune réticence. A. Cadioli souligne que les intentions de l’éditeur sont purement commerciales, chose qui ne semble pas poser problème à l’auteur qui désire être lu par le plus grand nombre. Il y a aussi l’éditeur « partenaire » ; celui qui vole à l’aide de l’auteur. Giovani Verga, par exemple, ne parvenant pas à décider quelle préface choisir, des deux qu’il avait rédigées pour son roman I Malavoglia (1881), il les envoie à son éditeur Emilio Treves. En transposant des phrases entières d’une préface dans l’autre, E. Treves en crée un troisième texte qui sera accepté par l’auteur puisqu’il en assume la paternité et publié. Vient finalement l’exemple le plus intéressant : celui de l’homme de lettres éditeur, dans la mesure où l’on a affaire à des écrivains qui, en leur qualité d’éditeurs, ont retouché les textes d’autres écrivains, à partir d’une idée souvent personnelle à la fois de la littérature et du style. Calvino, en particulier, illustre cette pratique. Son travail auprès de la maison d’édition Einaudi l’a amené à envoyer des lettres dites d’éditeurs aussi bien à des écrivains qui étaient en train de publier leurs textes qu’à ceux dont les romans ont été refusés. Calvino donne des conseils et suggère des modifications qui émanent de sa propre conception de la littérature. C’est ce qu’il fait dans sa lettre à Leonardo Sciascia, pendant la publication de son roman Il consiglio d’Egitto (Le Conseil d’Égypte). Il y suggère à l’auteur des modifications pour que le niveau des métaphores ait une harmonie7. Trouvant mauvais le premier chapitre d’Una vita violenta (Une vie violente) de Pier Paolo Pasolini, il écrit à un rédacteur de la maison d’édition Garzanti, qui venait de publier le roman, pour affirmer qu’il aurait fallu supprimer le premier chapitre. Ceci dit, si Une vie violente eût été éditée chez Einaudi, on n’aurait jamais lu les pages du chapitre en question que Calvino aurait éliminées. Pourrait-on parler du « hasard éditorial » qui régirait l’histoire des auteurs avec leurs textes ? Cela est complexe et restera sans doute conjectural. Qu’elles soient validées par l’auteur ou forcées, les corrections apportées par l’éditeur remettent en cause l’auctorialité. Pour A. Cadioli, la question sous-jacente n’est pas de savoir qui est l’auteur, mais plutôt peut-on connaître un texte dans l’état où son auteur a voulu le donner aux lecteurs. Il estime, pour y répondre, que l’on se doit d’affirmer la nécessité, revendiquée par la philologie d’auteur et par la critique génétique, d’identifier les moments révélant « la sédimentation des volontés diverses 8» aussi bien celles de l’écrivain que de l’éditeur. L’identification de la main de l’écrivain et de l’esprit de l’imprimeur amène les philologues d’auteur à poser une autre question inédite, qui ouvre un nouveau champ d’investigation, notamment « comment éditer les textes modifiés par les éditeurs ? » (p. 63).

Une pratique très courante, souvent marginalisée

7Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire sinon ce qu’on ne cesse de remettre, X fois, sur le métier ? L’acte créatif est en perpétuelle mouvance que la publication ne saurait interrompre ni même freiner. Il faut savoir que la réécriture après édition est une pratique très fréquente, qu’on limite trop souvent à quelques exemples présentés comme exceptionnels.

8Avant d’en venir aux études de corpus qui font la substance même du dossier, on s’arrêtera quelques instants au témoignage d’un réécrivain, critique de la génétique : Jean Starobinski.

De l’inabouti comme mode d’être de l’écrit : l’après-texte vu (et vécu) par Jean Starobinski

9Trente ans après La Naissance du texte9 au sujet de la réécriture des œuvres publiées, J. Starobinski, en dit plus, dans sa fort passionnante conversation avec Stéphanie Cudré-Mauroux et Rudolf Mahrer10, à laquelle se consacre la troisième partie de l’ouvrage, « Entretien ». Dans cette section, le réécrivain invétéré présente « sa conception de la critique, mobile, et [l]es circonstances qui l’ont incité à faire […] bouger ses textes comme La Relation critique ou son Montaigne en mouvement » (p. 12). À la question de R. Mahrer s’il a republié sous nouvelles formes des textes déjà parus, l’interviewé répond : « je l’ai beaucoup fait, parce que j’ai très souvent le sentiment d’avoir laissé une tâche inaccomplie » (p. 160). En réalité, on ne saurait lire l’entretien sans être saisi par l’idée de l’inabouti qui submerge J. Starobinski. Le cheminement et le parcours pilotent presque tout, jusqu’au texte de l’entretien. Sur la photo ci-dessous, prise par S. Cudré-Mauroux, on le voit retoucher méticuleusement le texte de l’interview, sous le regard attentionné de son intervieweur ; d’où le titre du cliché « L’entretien est-il sujet à retouche ? »


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Fig. 1: « L'entretien est-il sujet à retouche ? », Jean Starobinski et Rudolf Mahrer à Genève, le 5 juillet 2016 © Stéphanie Cudré- Mauroux


10À sa sensibilité pour la réécriture, J. Starobinski assigne deux sources. D’abord, sa propre pratique de l’écriture stimulée par le sentiment de l’inachèvement et l’idée du « texte en chemin [et] du chemin vers le texte11 ». Dans sa contribution à La Naissance du texte, il parle effectivement du voyage de l’écrit qu’il est en train de produire, de son état initial (des notes) à sa publication, forme définitive, mais provisoirement. En envisageant des suites à son texte (des possibles après-textes), le critique genevois entend mettre l’accent sur l’hésitation du parcours de l’écrit : « du présent de son écriture jusqu’au présent de ses lectures. » (p. 157) Ensuite, vient Rousseau. On aurait bien tort évidemment d’oublier qu’on est à Genève, et qu’il y a une société Rousseau ; un espace qui serait, selon J. Starobinski une véritable œuvre. À ses yeux, Rousseau est le modèle d’une appréciation du texte subjuguée par les intentions et les sentiments de son scripteur :

[…] dans un texte qui déploie toute la « magie » d’une écriture parfaitement maîtrisée, [Rousseau] n’a de cesse qu’il n’ait désavoué ou désamorcé le dire au nom d’un vouloir-dire ; renié la page écrite, au nom d’une qualité d’âme antérieure à la page, sinon même à la vocation d’écrivain. Ainsi revendiquée, l’autorité du sentiment appelle non seulement un crédit de sympathie, mais elle demande que le regard du lecteur soit porté sur les tréfonds du cœur- ce qui se nommera plus tard compréhension ou intuition psychologique, empathie. Alors seulement pour commencer, à partir du texte assurément, un nouvel intérêt : pour la façon dont l’individu sort du silence et du chaos confus des premiers désirs, afin de devenir écrivain12.

11Mais pourquoi donc (r)écrire ? Outre l’expérience de l’inachevé que J. Starobinski pose comme ontologiquement inhérente à l’écrit, et le rapport avec Rousseau qui (comme lui) s’est perçu en mouvement, la réécriture vient réviser, mieux dire les choses ou indiquer un rapport nouveau à la réalité :

on peut toujours repartir sur ce qu’on avait déjà parcouru, avec la possibilité d’ouvrir de nouvelles pistes […] ce qui m’importe c’est de découvrir de nouvelles pistes dans de nouvelles directions. Essayer de rencontrer des surprises […] Et cette émotion d’une ouverture sur une autre perspective, sur une autre possibilité de découvrir le monde, c’est resté pour moi un moment décisif. La question n’est pas pour moi de construire un savoir exact, mais d’entrer dans un domaine à explorer. (p. 163)

12L’on réécrit ainsi pour corriger et faire autrement, mais surtout pour répondre à la hantise de « poursuivre [à l’infini] un dialogue avec l’œuvre » et avec le public susceptible de changer (p.161).

Publier, c’est encore (r)écrire : de la genèse post-éditoriale & des autres textes de l’œuvre

13La deuxième rubrique, « Études », est consacrée à des analyses d’œuvres réécrites après mise en circulation.

14Duras fournit l’un des exemples les plus significatifs. Bien que, comme l’affirme Gilles Philippe dans son article « Duras : de quelques réécritures mineures », les cas les plus fins de la réécriture durassienne ont été négligés par l’historiographie littéraire. Ceux où l’écrivaine est intervenue localement sur un de ses livres lors d’un passage en poche ou d’un retirage. Ces modifications, le plus souvent simplement stylistiques, étaient passées complétement inaperçues. Ces réécritures gagnent à être envisagées dans leur ensemble et méritent d’être mises en relation avec les cas les plus emblématiques de l’œuvre afin de dégager leurs natures et leurs enjeux. Il convient de garder en mémoire les trois moments qui marquent le parcours littéraire de Duras : la première période d’avant 1958, la deuxième qui s’étend de 1959 à 1973 et les œuvres publiées après 1980, caractérisées par un net changement de ton et de style. Rappelons que l’écrivaine ne retouchera pas les œuvres de la deuxième période dont elle semble pleinement satisfaite. La réécriture est intervenue dans sa prose au cours des années cinquante :

un changement contemporain d’une bascule générale de la norme stylistique , « le bien écrit » se voyant soudain dévalorisé et associé à un certain style NRF que récuse vigoureusement la « littérature restreinte », celle qui prétend à une valeur esthétique élevée. (p 112)

15En se concentrant sur le premier et le troisième moment, G. Philippe s’intéresse aux différentes versions de plusieurs œuvres corrigées par Duras. C’est ainsi qu’il compare entre la première version de Yann Andréa Steiner, et la dernière version du livre opérée par R. Mahrer, à l’aide du logiciel MEDITE13, il en vient à constater que l’écrivaine intervient généralement au niveau des fins de ses récits avec « une certaine tendance à fermer le texte, comme pour en préciser l’interprétation qu’il convenait d’en donner » (p.117). Le cas le plus spectaculaire est justement celui de Yann Andréa Steiner, imprimé par P.O.L le 9 juin 1992. Pourtant, la réimpression du 24 juin témoigne d’un important travail de remaniement, très vite suivi d’une autre série de modifications puisque l’impression du 7 juillet est dite « définitive ».


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Fig. 2: Feuillet manuscrit des ajouts qui interviendront entre la première et la deuxième édition de Yann Andréa Steiner (P.O.L, 1992) (Fonds M. Duras/IMEC,76DRS/36/5)


16G. Philippe pense que l’exemple de la fin de Yann Andréa Steiner peut suffire à nous fournir une attestation éclairante des fins durassiennes remodelées. En effet, le 9 juin, le texte se termine par : « L’écriture s’était fermée avec son nom. Son nom à lui seul c’était toute l’écriture de Théodora Kats. Tout était dit avec. Ce nom. » Le 24 juin, Duras ajoute ceci : « Et le blanc des robes. Et le blanc des pages. C’était peut-être quelque chose d’inconnu, cette écriture-là. » On comprend qu’elle n’en est pas ravie, la preuve : le 7 juillet, elle la réécrit et le dernier paragraphe de son roman se lit comme suit : « C’était peut-être quelque chose d’encore inconnu, Théodora Kats, un nouveau silence de l’écriture, celui des femmes et des Juifs. » G. Philippe signale qu’hormis ce cas, les corrections de Duras, à l’occasion de la republication de certains de ses textes peuvent paraître bien maigres par rapport aux grandes réécritures caractérisant son œuvre dans son ensemble. En revanche, ces réécritures mineures méritent autant d’attention que les réécritures majeures, car elles sont le lieu où se traduit l’orientation interprétative que l’auteur souhaite donner à ses livres, et témoignent d’une certaine image que l’écrivaine se fait d’elle-même ; image ayant « quelque chose de testamentaire » (p.118).

17Déjà présente chez G. Philippe, l’idée de la conception évolutive de l’œuvre traverse la contribution de Cyrille François, intitulée « Anderson trouve-t-il son conte ? […] ». S’y trouve en effet pertinemment développée, une étude comparative de « Dødningen » (« Le mort », 1830) et « Reisekammeraten » (« Le compagnon de voyage », 1835) d’Anderson. C. François propose de considérer le texte et sa reprise comme deux contes indépendants plutôt que comme deux versions du même conte. Il se lance dans une comparaison pour saisir le projet dans lequel s’inscrivent les deux textes : le premier s’inscrit dans une tradition narrative inspirée des romantiques allemands, le second témoigne d’un désir de rénover le conte avec une simplicité permettant de s’adresser à la fois aux enfants et aux adultes. L’étude comparative des manuscrits révèle que la fin des contes est souvent le fruit d’un ajout (comme on a pu le voir chez Duras). Les retouches survenues entre 1830 et 1835, montrent le changement de l’approche même du conte d’Anderson notamment en ce qui se rattache à la manière de raconter l’histoire. Dans les termes de Sørensen, l’écriture d’Anderson représente « l’une des premières manifestations de la modernité dans l’histoire de la littérature danoise14 ». J. de Mylius parle, quant à, lui de « révolution de la langue danoise écrite15 ». Mais en quoi consiste réellement cette révolution ? Au-delà d’un relevé des caractéristiques de l’enventyrsprog (langue du conte) ou d’un catalogue des effets de style d’Anderson, C. François s’attelle à comprendre les enjeux de cette entreprise. Il constate que les modifications apportées par Anderson à son conte, plutôt que de parfaire son texte, en créent un autre qui ne s’inscrit ni dans le temps ni dans l’espace, sans se rattacher à une tradition littéraire explicite. Dès lors, les différences entre le texte de 1830 et sa réécriture en 1835 ne se réduisent pas à quelques suppressions et ajouts.

Anderson réalise d’autres transformations significatives qui correspondent à la révolution opérée lorsqu’il publie ses Contes, racontés aux enfants en 1835, consistant en grande partie à la transformation de la langue écrite par l’utilisation de traits caractéristiques de la langue parlée (p. 73)

18Dans une approche similaire, Valentine Nicollier Saraillon se penche sur l’exemple de Ramuz dans son article « Réécrire pour énoncer à nouveau […] ». Elle met en perspective les révisions qu’il effectue dès 1924 pour Grasset et envisage, d’une part les conditions de ce geste en contexte d’énonciation éditoriale, et d’autre part les enjeux que revêt cette pratique aux yeux de l’écrivain16.


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Fig. 3: Pages de l'exemplaire de l'édition originale des Signes parmi nous (1919) corrigé par Ramuz pour la réédition chez Grasset (1931) (D. Maggetti & S. Pétermann, Vies de C. F. Ramuz, Genève, 2013, p. 50 ; Fonds privé).


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Fig. 4: Collages auxquels se livre Ramuz pour assembler dans un manuscrit définitif destiné à Grasset les feuillets manuscrits aux feuillets dactylographiés. Le feuillet 14 comporte, à la suite d’une partie manuscrite, un passage découpé dans le feuillet 20 de l’exemplaire du dactylogramme dont se sert Ramuz.


19En s’intéressant ainsi à ce moment de la genèse (celui de réécriture après édition), V. Nicollier cherche à expliquer que, pour Ramuz, réécrire ne revient pas à corriger son œuvre pour l’adapter à un nouveau lectorat, mais à réactiver la mémoire du scripteur aussi bien que son rapport avec le texte ; un rapport dont la publication entérine la rupture. Il faut savoir que dans sa correspondance avec son éditeur, le double discours de Ramuz saute aux yeux. Alors qu’il défend en privé l’idée d’un texte « corrigé, re-corrigé, et re-re-corrigé17 » (et donc de réécritures en coulisse), l’écrivain parle de réimpressions (p.122 sqq). Le terme de réimpression conforte son positionnement (il pense qu’à 20 ans, il est le plus grand écrivain choisi par Grasset) et met également la lumière sur l’invisibilité de son entreprise de réécriture sous-estimée à la fois par l’éditeur et par le public qui ignore qu’il achète une nouveauté. Dans les « Choses écrites pendant la guerre. 1939-1941»18, journal rédigé en vue de la publication de ses Œuvres complètes chez Mermod, Ramuz s’attarde particulièrement sur ses réécritures en expliquant que les révisions absorbent le temps et l’énergie qui doivent être consacrés plutôt à la « vision », et menacent la cohérence du texte :

On voit qu’on ne change rien à un texte, même dans l’infime détail, sans que de proche en proche tout l’ensemble demande à être changé et qu’y ayant introduit autre chose, tout l’ensemble demande à être autre chose : le paragraphe décidant de la page, la page du chapitre, le chapitre du livre, la grammaire redressée influant sur la syntaxe, la syntaxe remise en place, à son tour sur la composition, la composition sur l’idée même du livre.19

20Peu de justifications sont données à ce geste épuisant, éventuellement dangereux, « nécessaire pourtant 20». Néanmoins, Ramuz ne cesse d’insister sur « le désir de se réapproprier l’expérience de la parole » et surtout « la pulsion d’être à nouveau le sujet du texte » (p. 134). « Réactiver [le lien avec le texte], nécessite [du coup] la réappropriation d’un objet que son statut d’œuvre littéraire a sédimenté aux yeux du public, dans sa forme et surtout dans son âge » (p. 128). Au fond, le temps reste la contrainte majeure pesant sur la pratique de la réécriture telle que vécue par Ramuz21. V. Nicollier souligne à juste titre que

lorsqu’il se relit, Ramuz traduit d’une certaine manière l’espace en temps, l’écrit en écriture ; il envisage sous les informations purement spatiales du produit, les paramètres temporels de sa production (p. 129).

21Du labeur inachevable des réécritures ramuziennes et du mouvement observable d’une version à l’autre, on voit se dessiner le portrait d’un Ramuz chez Grasset, et par là-même pour la France.

22De son côté, Andrea Del Lungo se propose d’examiner les nombreuses versions de La Comédie humaine corrigées et recorrigées par Balzac, qui écrit dans une lettre à Madame Hanska : « j’ai corrigé la version qui sert de manuscrit22 ». Une affirmation témoignant des incessantes réécritures, au fil des éditions et

[d’]un cas de perméabilité qui brouille les frontières entre avant-texte et texte, voire entre genèse du manuscrit et genèse de l’imprimé : chaque édition loin de figer le texte, constitue le lieu fantasmatique d’une réversibilité temporelle, susceptible de ramener l’auteur à la phase pré-éditoriale  (celle du manuscrit), d’où surgira une nouvelle version. (p. 81)

23En s’interrogeant sur cette pratique, constante chez Balzac, A. Del Lungo expose les résultats d’une entreprise d’édition électronique, actuellement en préparation, de toutes les versions publiées des différents textes de La Comédie humaine. Elle compare entre les versions et visualise les multiples opérations génétiques (suppressions, ajouts, déplacements, remplacements). Le tout présenté dans un tableau synoptique auquel elle nous renvoie en vue de mesurer l’ampleur du projet en question.


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24Dans ce tableau, par exemple, A. Del Lungo relève les ajouts, les suppressions et les remplacements touchant la ponctuation, la syntaxe, les connecteurs, et les épithètes. On remarque qu’entre la première et la deuxième version de La Maison du chat-qui-pelote, « le jeune artiste » a changé. Il devient simplement « passant ». Quant à la jeune fille, elle n’est plus « délicieuse » ; son « sein virginal » est remplacé par « ses épaules ». Toutefois, la vraie question qui agite les balzaciens depuis près de deux siècles est de savoir comment éditer un objet textuel rendu si fuyant par le pullulement des éditions corrigées par l’auteur ? De toute évidence, il s’agit d’une œuvre qui met à mal les pratiques traditionnelles de la philologie, dans la mesure où elle se construit sur la base d’une perpétuelle réécriture, allant même au-delà du point final qu’aurait pu constituer l’édition.  A. Del Lungo pointe du doigt le manque, encore aujourd’hui, d’une véritable édition de la genèse post-éditoriale de La Comédie humaine ; une édition qui donnerait

accès à une vision de l’œuvre en devenir, susceptible de se modifier non seulement dans ses aspects formels, mais aussi dans sa portée idéologique : sa lecture s’opposerait au « lisible » barthésien, ainsi qu’à l’idée d’un roman où « tout se tient » (la forme comme le contenu), pour montrer une œuvre balzacienne mouvante, dont le dernier état, le Furne corrigé, n’est qu’une version provisoire, bien que définitivement. (p. 90)

25L’ère numérique a-t-elle permis l’entrée dans cette phase de multiplication éditoriale ? Selon A. Del Lungo, le constat est plutôt très déceptif, car les grandes entreprises de numérisation ont certes facilité l’accès aux éditions de l’époque, mais seulement en mode image. Ce qui limite les possibilités de l’exploitation des textes. La seule version disponible en ligne en mode texte est celle de l’édition Furne. On peut espérer que le projet d’édition électronique dont l’article expose les premiers résultats, changera la situation sans assigner de priorité à une version particulière, pour permettre de lire La Comédie humaine dans son mouvement, « comme un perpétuel avant-texte d’elle-même » (ibid.).

26Comme le dit R. Mahrer, « les pratiques de l’après-texte ne sont pas l’apanage de la fiction ou de la poésie » (p.12), on les rencontre régulièrement dans la critique, les sciences et la philosophie. À cet égard, la contribution d’Antonin Wiser porte sur cette pratique, un regard dit derridien. Nous lirons ainsi, avec beaucoup de passion, son article : « L’espace du style. Sur les trois versions d’Éperons (1973,1976, 1978) de J. Derrida », comme une véritable interrogation sur l’identité de l’œuvre mais aussi sur son devenir :

qu’advient-il de l’œuvre, en l’identité qu’on croit y repérer, quand s’efface le titre qui la commande, quand vient s’inscrire un autre à sa place ? Qu’advient-il de l’œuvre, en cette même identité supposée, à l’épreuve de sa traduction, au passage de sa singularité d’un idiome à l’autre ? (p. 147)

27A. Wiser explore intelligemment le travail de la réécriture auquel se donne Derrida. Ce faisant, il opte pour une approche comparative des trois éditions d’Éperons. Son analyse permet de démontrer que le livre « scientifique » connaît, lui aussi, des modifications et des mises à jour. A. Wiser procède à une sorte de listage non exhaustif des principales interventions marquant le passage du premier au deuxième, et du deuxième au troisième état de l’œuvre. Après les avoir classés dans un tableau, il observe que les changements affectent d’abord le lexique et la ponctuation et apportent des ajouts (deux post-scriptum apparaissent dans la version de 1976 ainsi que plusieurs notes) et des suppressions. Il relève ensuite des modifications concernant le redécoupage presque systématique des paragraphes ainsi que l’introduction du chapitrage. Cependant, pour A. Wiser, les vraies variations sont ailleurs : dans le dédoublement du texte en ses versions traduites. Ainsi,

d’une version à l’autre le texte se réitère, se récite et se cite. Mais dans ce redoublement, […]il diffère, se déplace. Il ne colle plus exactement, mot à mot — et même là où les mots semblent se laisser parfaitement superposer, un écart se glisse entre eux- c’est toute l’opération de 1978 — comme pour relâcher leur conjonction (p.152).

28La réécriture inscrit dans le texte, une distance qui déplace et redouble le propos du texte ouvrant un espace dit « du style » (p. 156), opération de découpe du stylet que Derrida emprunte à Nietzsche et dont le lieu serait l’écart entre les trois versions.

Entre le crayon & l’œuvre-brouillon : Pour une poétique des œuvres déjà publiées

29La première section, intitulée « Enjeux », soulève l’importance et la pertinence de la critique génétique pour l’étude des réécritures après édition. Dans son article « La plume après le plomb. Poétique de la réécriture des œuvres déjà publiées », R. Mahrer propose de « penser génétiquement la publication » (p.21). Il reconnaît de prime abord qu’

aucune forme d’achèvement du produit ne peut rompre la relation qu’entretient le créateur avec son œuvre […] Le texte définitif est à sa manière, comme le brouillon, en attente de réécriture (ibid.).

30Et surenchérit un peu loin que

tout écrit peut être réécrit. Certains textes sont publiés avec le projet d’une republication, à venir, ailleurs, un peu même, un peu autre (feuilleton, pré-original, poème à intégrer dans un recueil, etc.) Cette observation conduit à abandonner l’idée que la publication marque la fin des processus d’écriture : mais elle ne doit pas dans un excès de relativisme, conduire à considérer l’écrit publié comme n’importe quel document de travail. (p. 22)

31À partir de l’observation des études rassemblées dans ce volume, R. Mahrer schématise les facteurs de la réécriture pos-éditoriale. Facteurs qu’il appelle aussi « contraintes » ou « axes d’interprétation » de la variation après publication. Il en repère six.

La matérialité

32Au cours de la phase pos-éditoriale, l’écrit est modifié après avoir connu un changement de support (de feuillets, cahier manuscrit ou de document numérique, il devient un imprimé : journal, livre, chapitre de livre…). Pour R. Mahrer, les caractéristiques matérielles de ces documents affectent le geste de la réécriture. À la transformation matérielle, peut correspondre un changement de la sémiotique graphique.

La collaboration & la communication

33La publication rend collective l’instance d’énonciation : « la paternité d’un texte est par définition partagée entre l’auteur et ses différents collaborateurs, tous ceux qui ont participé à la production des textes et à ses significations »23. Ceci dit, l’objet écrit sollicite des compétences plurielles : celles de l’écrivain, du relecteur, du directeur de la collection, de l’éditeur, etc. À pratique collective, une responsabilité collective. Et la mise en livre ne va pas sans affecter la mise en texte. La critique génétique s’intéresse d’ailleurs à la dimension collaborative de la phase éditoriale et se doit d’analyser l’œuvre en distinguant l’autorité (qui assume quoi) et l’auctorialité (qui fait quoi). « Publié, le texte œuvre » (p. 26) en sollicitant une réception. Ses réécritures peuvent y répondre, s’interprétant comme une forme de résistance aux critiques formulées à l’encontre de l’œuvre. Sans oublier que la réécriture coïncide avec un changement d’audience (l’argument de J. Starobinski pour expliquer la réécriture de ses travaux). Ainsi, le changement du public motive la réédition qui peut signifier « écrire pour d’autres, mais aussi écrire pour les mêmes devenus autres- les modes et les connaissances ayant changé » (ibid.)

L’évolution du sujet, l’évolution du contexte & l’imaginaire de la publication

34Le « je » scriptural peut devenir autre. La genèse post-éditoriale serait l’observatoire de l’évolution à la fois idéologique et esthétique de l’auteur au fil des années. On a pu le voir avec Ramuz (la mise à jour de son œuvre) ou avec Duras (réécrire à la lumière de l’image qu’elle se fait d’elle-même). Pour R. Mahrer, le scripteur accorde une valeur symbolique à ce qu’on appelle l’imaginaire de la publication déterminant des possibilités d’une réécriture ultérieure. Un facteur qui intéresse spécifiquement la genèse post-éditoriale. Car, « publier est [certes] un acte socioculturel important » (p. 27) mais publier, c’est aussi juger l’écrit prêt pour le partage, non sans le réviser après coup. L’écrivain construit ainsi une image de lui-même le situant dans le champ socio-littéraire. Et c’est à partir de cette image à laquelle viendra s’ajouter le métadiscours qu’il tentera d’instaurer de nouveaux modes de lecture, par la réécriture (p. 28 sqq.).

35Pour le généticien, s’intéresser à la réécriture après publication, implique l’adoption d’une démarche bien particulière. R. Mahrer en donne les principales caractéristiques, de manière très précise et bien fondée, à travers l’exposition d’un outillage notionnel (en redéfinissant quelques concepts tels que, version, œuvre, texte, objet, écrit) et méthodologique. Outre les outils d’analyse et d’édition numérique (le logiciel MEDITE et la collection numérique « Variance »24) que requiert l’étude de la réécriture des œuvres publiées, il propose la comparaison comme méthode. Elle consiste « à reconstruire l’opération de transformation, ou réécriture, à partir de différences entre états de texte. » (p. 31) L’objet construit par la comparaison serait ce que les philologues appellent « variante ». Une notion que R. Mahrer suggère de remplacer par « variation », pour s’éloigner de la tradition philologique, qui voit en la variante un écart à un état original dont il faut toujours déterminer l’état de référence. R. Mahrer s’inspire de la distinction faite par Daniel Ferrer entre « variante » et « variation » :

la variante appartient à la logique textuelle : elle est une alternative paradigmatique en un point du texte, alors que la variation appartient à la logique processuelle : elle est une alternative syntagmatique, c’est-à-dire deux états du dire générés successivement dans le processus d’écriture25 (p. 31).

36Sa contribution se termine par une remarque sur les limites de la démarche comparative en génétique. À la question : sur quels critères peut-on asseoir sa pertinence ? Il répond, « de manière très empirique », que « la pertinence de considérer deux textes comparés comme entretenant une relation génétique dépend de la lisibilité induite par la méthode » (p. 36). Autrement dit, si les bases d’incidence des variantes suffisent à identifier les deux textes malgré leurs différences, et si les variations qui résultent de la comparaison semblent répondre à une mutation dont la dynamique est accessible, l’hypothèse génétique pourrait être validée.

En guise de conclusion : pour ne pas en finir avec le texte

37Après le texte. De la réécriture après publication est un dossier incontestablement dense, riche et fécond. En montrant qu’un écrivain qui réécrit, déjoue l’idée de la fin de l’œuvre signée par sa publication, toutes les contributions mettent en évidence la conception mouvante de l’œuvre littéraire et réenvisagent, par là-même, les rapports entre génétique et philologie, entre réécriture et publication. Un texte a plusieurs vies (allant des avant-textes aux multiples après-textes, et même au-delà !). Qu’elle soit volontaire ou sollicitée, la réécriture des œuvres déjà publiées, pratique assez ordinaire, soulève d’autres questions complexes : l’identité et le devenir de l’œuvre ? (A. Wiser) Comment éditer les œuvres réécrites après publication (R. Mahrer), mais aussi celles retouchées par les éditeurs (A. Cadioli) ? Se pose aussi un sérieux problème philologique notamment comment lire des œuvres à versions multiples, et multipliées parfois à l’infini ? On a pu trouver quelques éléments de réponses à ces questions, au fil des interventions systématiquement étayées d’images de livres revêtus de biffures et d’addenda. Des bribes de réponses qui ne doivent pas nous dispenser de la persévérance dans « la poursuite ».