Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Mai 2018 (volume 19, numéro 5)
titre article
Florence Vandendorpe

Regards sur la singularité du conte

Nicole Belmont, Petit-Poucet rêveur. La poésie des contes merveilleux, Paris : José Corti, coll. « Merveilleux », 2017, 190 p., EAN 9782714311863.

1Cet ouvrage rassemble des textes d’origines diverses, versions remaniées d’exposés et articles rédigés par Nicole Belmont entre 2005 et 2014. Le titre de l’ouvrage a la légèreté d’un poème. Dès les premières lignes, toutefois, on comprend que si c’est bien de poésie — ou plutôt de poétique — qu’il sera question, le point de vue adopté est résolument scientifique. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur émaille son propos de nombreuses citations et références théoriques. La grande diversité de ces dernières, qui couvrent plusieurs siècles, force l’admiration. L’auteur se positionne en quelque sorte comme un chef d’orchestre, faisant intervenir l’un ou l’autre de ses collègues selon les thèmes que parcourt sa réflexion. Cette dernière évoque par moments une promenade ; une promenade dans laquelle elle nous invite à la suivre comme on suit un guide qui décrit à voix haute les paysages traversés. Peut‑être, par moments, son impressionnante culture pêche‑t‑elle par excès : à force de lire des échos de nombreux auteurs, on se surprend en effet à tendre l’oreille, cherchant dans cette chorale la singularité de la voix de Nicole Belmont et ce sur quoi elle s’appuie. Quel matériau, quel terrain non encore exploré apporte‑t‑elle au débat ?

2Dans les chapitres qui composent cet ouvrage, différents thèmes sont abordés comme autant de chemins au bout desquels elle nous attend les bras chargés de fleurs. Car il y a indéniablement, sur ces pages, des fleurs à cueillir ; et ce, pour tous les goûts. Les lecteurs qui s’intéressent aux ressorts psychologiques des contes entendront un peu parler de Freud. Ceux qui se passionnent pour la genèse des récits seront emmenés plusieurs siècles en arrière. L’ouvrage traite également des modalités de transmission des contes, leurs variantes et leurs possibles causes, et surtout des enjeux liés au passage de l’oral à l’écrit. Toutes ces questions méritent indéniablement le détour, et si l’on aime se promener sans itinéraire précis ni objectif clair, on prendra plaisir à progresser ainsi en compagnie de l’auteur.

3Comme il n’est pas possible de présenter ici en détails les différents chapitres qui composent l’ouvrage, je me contenterai d’en évoquer trois. Le premier, intitulé « Chemins d’images », ouvre le propos. Dans ces pages, l’auteur explore la spécificité du conte merveilleux. Elle s’appuie pour ce faire sur différents contes — notamment La Bête à sept têtes, L’Enfant de Marie, Blanche‑Neige — dont elle cite des extraits tirés de différentes versions. La comparaison de ceux‑ci met en évidence la manière dont certains motifs évoluent au fil du temps, changeant de rôle, de forme ou de place dans une même trame narrative, au risque parfois de mettre en péril son aboutissement. Multipliant les références à des contes plus ou moins célèbres, Nicole Belmont attire notre attention sur ce qui, par‑delà les variations des thèmes et des personnages, marque une continuité. Elle souligne en passant l’apparente économie de moyens qui caractérise les contes merveilleux, la sobriété avec laquelle les émotions des personnages y sont évoquées, et nous fait voir par contraste la force onirique des images qu’ils véhiculent, lesquelles s’imposent dans les mémoires où, suggère‑t‑elle, elles semblent poursuivre un dessein qui leur est propre.

4Se référant à Freud, l’auteur souligne les similarités entre le travail psychique à l’œuvre dans le rêve et dans le conte. Elle met en lien les symboles charriés par les contes cités avec quelques‑uns des enjeux auxquels sont confrontés les enfants au fur et à mesure qu’ils avancent vers l’âge adulte ; chemin qui, dans le conte comme dans la vie, les prépare à quitter le nid formé par leurs parents pour construire une nouvelle famille. L’auteur montre comment les images oniriques qui caractérisent le conte merveilleux contribuent à cet objectif. Elle n’hésite pas, pour ce faire, à associer des significations précises aux symboles évoqués. Sur ce point, d’aucuns diront qu’elle s’aventure un pas trop loin : la sémiologie a montré en effet combien le symbole, s’il parle pour tous, ne dit pas la même chose à chacun. C’est bien en tant que réservoir de sens qu’il agit, réservoir dans lequel le sujet va puiser en fonction de ce qui l’habite. Interpréter ainsi un symbole de manière générale, en dehors d’une occurrence précise et de la signification qu’il va prendre à un moment donné pour un sujet donné, est une démarche qui ne fait pas l’unanimité.

5Un chapitre entier est consacré au conte Barbe bleue, et plus précisément à la forme qu’il prend dans le recueil de Perrault. Nicole Belmont montre comment ce dernier, s’inspirant de versions populaires de ce récit, les a en quelque sorte enrichies d’éléments empruntés à d’autres sources. Elle cite pour exemple le personnage de la sœur Anne, dont le rôle dans le conte de Perrault se résume à avertir l’héroïne de l’arrivée de ses frères. Ce personnage semble être une reprise, en quelque sorte inversée, du personnage de sœur Anna qui, dans L’Énéide, est chargée d’avertir Didon de la progression des préparatifs de départ d’Enée. Autre exemple : la célèbre barbe bleue, laquelle pourrait avoir été trouvée par Perrault dans les célèbres Métamorphoses d’Apulée. On voit comment, en se penchant tour à tour sur différents éléments que l’on trouve dans ce récit, l’auteur tente de s’approcher au plus près du processus de son élaboration.

6En complément à cette quête des origines, ce chapitre porte à notre connaissance différentes variantes de ce conte populaire, et illustre ce faisant la créativité incessante de la littérature orale. Il s’agit là d’un travail systématique, minutieux, sur lequel l’auteur s’appuie pour prendre ensuite position avec force contre le regard que posent sur le conte populaire d’autres auteurs. Elle affirme que le conte n’est nullement une forme littéraire simple, peu élaborée ; les analyses sémantiques portant sur celui‑ci témoignent d’une tout autre réalité.

7Évoquons à présent un autre chapitre intitulé « Le recueil des frères Grimm. L’invention d’un genre populaire ». Dans ces pages, Nicole Belmont tente de cerner au plus près ce qui caractérise les contes populaires. Entre apparente pauvreté et richesse sémantique, naïveté et sagesse, bourgeoisie lettrée et classes populaires, enfance et femmes d’âge mûr, imaginaire et réalité, ces récits excellent dans leur capacité à brouiller les pistes. Pour mieux les comprendre, l’auteur nous entraîne à sa suite dans l’univers des frères Grimm : un monde peuplé de nourrices et de jeunes adultes qui échangent des souvenirs enthousiastes sur les contes qui ont bercé leur enfance.

8L’auteur consacre du temps à expliquer ce qui différencie le conte oral du conte écrit. Ces deux formes littéraires ne sont nullement équivalentes selon son analyse ; non seulement leur genèse répond à des logiques différentes, mais en outre elles n’ont pas les mêmes effets. L’écriture altère en effet la nature d’un récit, privant les images qu’il charrie de leur force. D’où la nécessité, attestée par de nombreux recueils de contes, d’accompagner le conte écrit d’illustrations : celles‑ci visent à stimuler l’imaginaire que le texte écrit, seul, ne pourrait mobiliser avec autant d’efficacité.

9L’auteur parle ici d’autorité, comme d’évidence, sans s’appuyer cette fois sur d’autres auteurs. Il y a là, pourtant, matière à débat. Pour quelles raisons un récit, et plus précisément une image, selon qu’elle soit transmise oralement ou par écrit, est susceptible d’avoir un impact différent ? On regrette de ne pas trouver sur ce point de référence aux travaux menés outre‑Atlantique sur la performance, c’est‑à‑dire ce qui, au moment où un conte est raconté devant un auditoire, participe à l’efficacité du récit. Un tel détour aurait permis, peut‑être, d’approfondir la question et d’expliciter les ressources dont dispose — ou non — le texte écrit pour entraîner les lecteurs dans le corps du récit. On regrette également que l’auteur ne fasse pas intervenir dans son propos la distinction entre image et symbole, laquelle aurait apporté à la réflexion des éléments utiles à la compréhension de ce qui est en jeu.

10L’auteur se penche ensuite sur la structure du conte et repère dans celle-ci un « noyau » stable qui se distingue d’éléments secondaires variables. Jusque‑là, on la suit sans résistance. Cependant, lorsqu’elle s’appuie sur cette variabilité inévitable du conte oral pour conclure que ce dernier par définition ne peut que manquer son objet, elle emprunte à nouveau un chemin sur lequel il est difficile de la suivre sans s’interroger. Le conte est inachevé, explique‑t‑elle, dans la mesure où « la véritable histoire est toujours approchée et toujours introuvable ou plus précisément “introuvée”. Les contes de tradition orale sont caractérisés par un “inachèvement fécond”. Leur dynamisme tient à ce désir inassouvi » (p. 119). Certes un récit de tradition orale, tel un serpent à dix têtes, d’une certaine manière échappe. Chaque fois qu’il est raconté, il subit indéniablement le filtre de la mémoire de celui qui raconte. Consciemment ou non, ce dernier imprime dans le récit ses préoccupations, ses valeurs, et le fait évoluer dans une certaine direction qui, par définition, n’épuise pas la totalité des formes qu’il peut prendre. Cependant, pourquoi apparenter cela à un échec ? Une lecture contraire serait tout aussi valable, laquelle insisterait non sur ce qui du récit n’est pas perçu par un sujet donné à un moment donné, mais bien sur le fait que celui-ci, à différentes époques et à des publics que tout a priori sépare, puisse « parler ». Au lieu de s’en exaspérer, ne faudrait-il pas s’émerveiller de cette capacité inépuisable de la littérature orale à se renouveler pour que chacun puisse y trouver du sens qui fasse écho à sa propre réalité ? Ne s’agit‑il pas là d’une formidable réussite plutôt que d’un écueil ? Plutôt que de parler de désir inassouvi, l’auteur aurait pu souligner le plaisir éprouvé par ceux qui se laissent emporter par un conte, qui voient en lui, le temps du récit, une parfaite réponse à un désir qu’ils ne pouvaient nommer. Notons enfin que ce n’est pas parce que le désir par moments semble comblé qu’il ne peut être relancé, plus tard, dans d’autres directions ; c’est en effet sa nature de ne jamais rester longtemps rassasié. La vie se charge, on le sait, de lui offrir de nombreux prétextes pour se rallumer et entraîner le sujet à sa suite dans de nouvelles aventures.


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11On le voit, cet ouvrage est de ceux qui stimulent la réflexion. Il nous met en présence d’un matériau si touffu, non seulement en termes de contes dont les nombreux extraits agrémentent la lecture, mais aussi en termes d’auteurs cités ou de questions abordées, que chacun pourra y trouver chaussure à son pied. On regrettera simplement son caractère hétéroclite, inévitablement lié aux origines disparates des récits rassemblés.