Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Laurent Zimmermann

Pour une théorie du singulier

Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, 188 p., EAN 9782707318077.

1Au rythme, devenu régulier, d’un livre tous les deux ans, l’œuvre de Pierre Bayard se poursuit et atteint désormais une ampleur remarquable, par la force des lectures qui y sont mises en jeu, et la façon dont elle renouvelle l’approche des textes littéraires. Nouvel opus, cette Enquête sur Hamlet1, sous‑titrée Le dialogue de sourds, figure parmi les plus stimulants des livres de théorie littéraire récemment parus.

La littérature appliquée à la psychanalyse

2Pierre Bayard s’est fait connaître, avec Il était deux fois Romain Gary2 et Le Paradoxe du menteur3 notamment, en menant bataille contre la psychanalyse appliquée à la littérature, riche pourtant d’une longue tradition qui peut en partie se réclamer de Freud, et en faisant valoir une nouvelle et curieuse méthode strictement inverse dans les termes, la « littérature appliquée » à la psychanalyse4. Mais la différence entre la « psychanalyse appliquée » (à la littérature) et la « littérature appliquée » (à la psychanalyse) ne tient pourtant pas qu’à une plaisante inversion de termes ; le point important est qu’elle implique des conceptions radicalement différentes et de la psychanalyse et de la littérature.

3Avec la première de ces démarches, qui est en usage depuis très longtemps maintenant et dont on pourrait donner toutes sortes d’exemples, il s’agit toujours plus ou moins de trouver quelque chose comme un « sens caché » de l’œuvre grâce au recours aux concepts psychanalytiques. Ou donc se loge, dans tel livre, l’Œdipe ? Comment y est‑il structuré ? Qui en est la proie ? Telle scène ne doit‑elle pas justement être qualifiée de « scène primitive » ? Quelles que soient, par ailleurs, les différences, et elles sont parfois considérables, entre les praticiens de ce type d’interprétations, il n’en demeure pas moins qu’ils se trouvent toujours partager un présupposé plus ou moins explicitement avancé selon les cas, celui d’une hiérarchie à établir entre la psychanalyse et la littérature : la première serait bien plus futée que la seconde, et aurait de ce fait pour tâche de lui expliquer ce qu’elle fait — comme l’a dit Lacan lors de sa première rencontre avec Marguerite Duras : « vous ne savez pas ce que vous faites ».

4Or, ce présupposé, Pierre Bayard le récuse. Peut‑être les écrivains ne savent‑ils pas trop, ou pas toujours, ou pas vraiment, ce qu’ils font. Mais là n'est pas le problème. Le point important est que la psychanalyse n’a pas à venir au lieu de ce manque de savoir se proposer comme ce qui pourrait, ce manque de savoir, l’effacer. Cette position de maîtrise est un faux‑semblant, où psychanalyse aussi bien que littérature se perdent ; la psychanalyse, parce qu’elle vire alors immanquablement à ce que Michel Foucault a fustigé sous le nom de « technique de l’aveu »5 ; la littérature, parce que son propos et sa visée ne sont en aucun cas de se pétrifier dans les rets d'un savoir constitué.

5Et d’ailleurs, malgré les apparences, une telle configuration s’éloigne en fait de ce qui a constitué le plus vif de la découverte psychanalytique pour Freud. C’est qu’en effet la psychanalyse n’est pas qu’une accumulation de doctrines plus ou moins heureuses ou discutables. La psychanalyse est avant tout une démarche. Dont l’originalité majeure est de supposer le savoir chez le sujet auquel elle s’adresse. Et c’est pourquoi elle ne règle pas, du moins en principe, ses rapports avec ce sujet sur un savoir préalablement établi. Au contraire, la psychanalyse inventée par Freud ne peut que s’attendre, constamment, à la possibilité d’une remise en cause, éventuellement radicale, de son savoir. Comme le souligne Jean Allouch, « Breuer invente la psychanalyse, ainsi que Freud le souligne, en acceptant de traiter les symptômes de Bertha Pappenheim de la façon que Bertha Pappenheim lui suggérait »6. Comme le montrent les Études sur l’hystérie, la règle de l’association libre a été choisie en suivant la propension des patients à s’y porter. Allouch peut alors remarquer, en conséquence, que « Freud recommande […] d’aborder chaque cas nouveau comme s’il était le premier, autrement dit de laisser de côté, afin que cette nouvelle psychanalyse qui s’engage en soit une, tout le savoir acquis des cas précédemment traités »7.

6La « littérature appliquée à la psychanalyse » prônée par Pierre Bayard a pour première ambition — ambition négative — de s’éloigner de la psychanalyse appliquée à la littérature, en ce qu’elle s’approche toujours d’une technique de l’aveu, c’est‑à‑dire d’une technique qui consiste à, plus ou moins subtilement, faire avouer au texte un secret dont on suppose par avance non seulement l’existence mais également les caractéristiques principales. La « littérature appliquée » a toutefois, par ailleurs, une visée plus positive, qui est son risque et sa fécondité : celle de retrouver l’inventivité initiale de la psychanalyse, hors tout figement dans la doctrine, et d’en faire profiter les études littéraires. Or, comment y arriver ?

7Si la psychanalyse est avant tout une démarche, rendue possible par un dispositif — la séance analytique — et non pas essentiellement un ensemble de doctrines, alors il faut souligner aussi qu’elle est une expérience, au sens que Michel Foucault donne à ce terme : « une expérience est quelque chose dont on sort soi‑même transformé »8. La psychanalyse est une expérience parce qu’elle touche au soi d’une façon qui mène à la perturbation, au bouleversement, à la modification. Toute la difficulté, pour la démarche initiée par Pierre Bayard, va donc être de retrouver cette possibilité dans la mise en rapport de la littérature avec la psychanalyse.

8D’un point de vue très général, la solution qu’il trouve à ce problème est assez simple à formuler. Il s’agit de considérer que la littérature n’a pas à être simplement l’objet de la théorie — psychanalytique en l’occurrence — mais qu’elle peut en devenir le matériau. Ce qui implique de considérer que la littérature n’est pas sans rapport avec la théorie, qu’elle peut produire ce que Pierre Bayard appelle de la « pré‑théorie », c’est‑à‑dire non pas « un corps de savoir constitué », mais « un jeu de formes mouvantes qui ne se mobilisent que par le biais d’une série d’interprétations »9. Autrement dit, la littérature n’est pas pour Pierre Bayard l’occasion de vérifier la validité de tel ou tel savoir depuis le point de vue neutre et interchangeable des spécialistes scientifiques, mais, perspective entièrement différente, « une possibilité de fabriquer des savoirs »10 à partir d’une mobilisation subjective. Ainsi en est‑il par exemple venu à proposer, en rencontrant la façon dont Romain Gary raconte ses rapports avec sa mère, d’ajouter au roman familial freudien un « roman parental » :

Car s’il est vrai, comme l’affirme Freud, que nous fantasmons notre origine jusqu’à nous doter de parents plus présentables à nos yeux, ces rêveries ne se font pas inabstracto, comme si nos prédécesseurs étaient dépourvus d’inconscient, mais à partir des rêveries faites par nos parents eux‑mêmes à notre « sujet ». […] Dans ce cas de figure l’« infans », avant même sa naissance parfois, se retrouve avoir le statut d’un personnage de roman, acteur d’un texte que d’autres ont écrit et qui risque de le déterminer à son insu.

9Au fond, ce que Pierre Bayard tente de mettre en jeu avec la « littérature appliquée » à la psychanalyse, est une confrontation de la psychanalyse aux façons, multiples, souvent seulement esquissées, surprenantes, dont les écrivains conçoivent le psychisme. La littérature propose des théories virtuelles du psychisme ; au lecteur‑critique d’en entendre quelques‑unes, en fonction de soi et de ce à quoi l’époque ouvre l’oreille, puis de les formaliser avec rigueur.

Enquête sur Hamlet

10Par rapport à cette méthode critique, qui est la marque de fabrique de Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet s’inscrit dans une continuité mais, en même temps, apporte des inflexions qui vont dans le sens d’un certain débordement.

La controverse entre John Dover Wilson & Walter Wilson Greg

11En continuité tout d’abord, parce que Pierre Bayard y vise un point de bascule de la théorie, un moment d’expérience au sens où nous avons défini ce terme, où la certitude dogmatique vacille et affronte le sujet à la survenue d’un bouleversement de grande ampleur. De quoi s’agit‑il ? De la célèbre controverse qui a opposé, à propos d’Hamlet, Walter Wilson Greg et John Dover Wilson, controverse dont Pierre Bayard déplie patiemment tout au long de son livre les tenants et les aboutissants, en ménageant en outre un suspense très efficace avec un plaisir non dissimulé — ce qui ne surprendra pas pour un livre que son titre place ouvertement dans le sillage du roman policier11.

12Tout commence par un voyage en train en novembre 1917. Dover Wilson, qui se rend de Leeds à Sunderland, ouvre le dernier numéro de The Modern Language Review, « périodique trimestriel consacré à l’étude de la littérature et de la philologie médiévales et modernes » (p. 17). La guerre le préoccupe constamment, au point qu’il ne lit pratiquement rien d’autre que les journaux qui y sont consacrés. Au point, également, qu’il se trouve « notera‑t‑il plus tard, dans un état psychologique dangereux, celui d’un homme qui risque à tout moment de se convertir, de tomber amoureux ou de se mettre à délirer » (p. 17). Où Pierre Bayard intervient : « ce sont précisément les trois destinées qui l’attendent » (p. 17).

13C’est qu’en effet, malgré son angoisse concernant la guerre, Dover Wilson se résout à lire un article dans The Modern Language Review, celui que Greg consacre aux lectures usuelles d’Hamlet pour y mettre en évidence des incohérences majeures. Dover Wilson souhaitait‑il trouver ainsi quelque distraction qui puisse l’éloigner un peu, pour un temps, de son angoisse ? Dans ce cas, son échec a été total. L’entreprise de Greg le plonge en effet immédiatement dans un véritable état de guerre psychique. Il relit l’article, pendant le reste de son trajet jusqu’à Sunderland, « une demi‑douzaine de fois »12, et au fil de ces relectures se fortifie pour lui une certitude qui tourne à l’impératif : le travail de Greg est remarquable, extrêmement ingénieux ; mais aussi, il est inadmissible, et c’est pourquoi le réfuter est une nécessité absolue. En outre, que cette réfutation soit effectuée par lui, Dover Wilson, et par personne d’autre, est aussi tout d’un coup nécessaire. Un sentiment d’urgence le ronge, impitoyable. Avant d’arriver à son hôtel, il jette dans la première boîte aux lettres qu’il croise un mot à l’attention du rédacteur en chef de la revue qui a publié l’article de Greg, pour se réserver — il craint que quelqu’un d’autre vienne prendre cette place — le droit d’y répondre dans le prochain numéro. Et il se met au travail.

14Mais en vérité, Dover Wilson est encore, à ce moment, exagérément optimiste. Il n’en finira pas si facilement avec la « diabolique »13 intervention de Greg. C’est toute sa vie, et non pas seulement quelques semaines ou quelques mois, qui va se trouver définitivement bouleversée. Sa lecture dans le train pour Sunderland le conduira en effet à consacrer tout le reste de son existence à Shakespeare, et à devenir finalement « le plus éminent des spécialistes anglais » (p. 19) du dramaturge.

15Il n’est évidemment pas envisageable de reprendre ici le détail de cette controverse. Fût‑ce de façon schématique. C’est qu’en effet il importe de ne pas retirer au lecteur qui aurait l’heureuse idée de lire cette Enquête sur Hamlet, et qui ignorerait les termes de cette opposition entre Greg et Dover Wilson, ou qui ne s’en souviendrait que de façon parcellaire, le plaisir de les (re)découvrir au fil du livre de Pierre Bayard. Mais rappelons tout de même quel est le socle de l’argumentation de Greg — si tant est qu’il soit possible d’employer cette métaphore du « socle » pour un travail qui s’est attelé, avec une infaillible « cruauté jubilatoire » (p. 120) selon l’expression de Pierre Bayard, à la tâche de ne s’adresser au lecteur‑spectateur d’Hamlet que pour saper toutes ses certitudes.

16Il y a, dit‑il en somme, un point d’invraisemblance colossal dans cette pièce, et il est extrêmement étonnant que des siècles entiers de lectures et de représentations aient pu défiler sans que personne ne s’en aperçoive. On se souvient en effet qu’à l’acte III, Hamlet demande à une troupe de comédiens de jouer une pièce de leur répertoire qui, justement, présente une intrigue fort voisine de celle, supposée par lui, qui a présidé à l’assassinat de son père. Le bénéfice escompté est simple : que Claudius, le meurtrier présumé, ne supporte pas une représentation si ressemblante, et ne puisse s’empêcher de manifester de quelque façon son malaise, se dénonçant ainsi sans équivoque. Du reste, c’est exactement ce qui se produit : excédé, il quitte la salle.

17Oui sauf que, nous souffle Greg, l’affaire n’est pas si limpide. La pièce a en effet été immédiatement précédée par une pantomime qui représentait exactement la même chose — la même scène de crime. Et Claudius n’avait alors pas bronché. Pourquoi, dès lors, considère‑t‑on que son agitation lors de la pièce le trahit ? Que faire en effet de son calme initial, lors de la pantomime ? Notre façon de lire Hamlet ne tient pas.

18On le voit, les problèmes posés par l’article de Greg sont assez difficiles à résoudre. Et d’autant qu’il va impitoyablement, ou presque, dérouler les conséquences de ce que l’on pourrait appeler le couac de la pantomime — laquelle aura donc échoué, Greg aidant, à ne nous repasser que du silence.

19Mais abandonnons un moment ce premier pan du livre de Pierre Bayard, celui de l’aventure psychique qui aura appelé Dover Wilson à essayer de répondre à Greg. Nous y reviendrons plus loin, pour expliquer ce « ou presque » qui nous a servi à jeter un doute — léger en apparence mais en fait, loin d’être négligeable — sur le caractère « impitoyable » de l’intervention de Greg. L’explication de cet « ou presque » nous mènera en effet à l’intervention spécifique de Pierre Bayard dans le débat.

Le texte singulier

20S’il y a lieu, outre les lignes de continuité, de remarquer que cette Enquête sur Hamlet infléchit en partie la démarche de la « littérature appliquée » à la psychanalyse, c’est en premier lieu parce que Pierre Bayard y déploie une théorie de portée très générale quant au « texte » dans les études littéraires. Où nous voyons le second pan de sa réflexion, qui se tresse avec celui plus spécifiquement lié à Hamlet et à la pensée du psychisme.

21Pierre Bayard a toujours procédé de cette façon, en proposant des questions qui dépassent le strict cadre de la confrontation entre la littérature et la psychanalyse14. Toutefois, il le fait dans ce nouveau livre avec davantage d’insistance, et d’autant qu’il touche à un point épistémologiquement déterminant qu’il avait certes déjà approché de diverses façons dans ses travaux précédents, mais qu’il aborde cette fois‑ci de façon frontale et massive.

22Qu’est‑ce qu’un texte, et plus spécifiquement un texte littéraire ? Pouvons‑nous « nous » mettre d’accord sur ce point ? Eh bien, précisément, un texte est ce que l’on a coutume de considérer, et en particulier dans les études littéraires, comme tenant du registre du partageable. À l’opposé de toute controverse, le « texte » tient dans bien des discours du registre du consensus. La raison en est simple, c’est que le « texte » se trouve a priori assimilé à un « fait », et que le « fait » à son tour semble être en mesure de fabriquer un solide bastion de positivisme réussi où venir se réfugier face aux assauts de l’« interprétation »15 et de son double étrange et inquiétant, la « surinterprétation ». Non seulement, donc, « nous » pouvons — « nous croyons pouvoir » — la plupart du temps tomber d’accord sur ce qu’est un texte, mais en outre il faut dire que le dispositif‑texte a précisément cette fonction, de disposer les conditions d’un vaste accord préalable à tout débat théorique. Le texte, ce serait, en somme, le point de départ. L’objet d’étude, aussi aisément identifiable qu’une table, une chaise, une balançoire. Objet doté d’une existence positive.

23Or, Pierre Bayard n’est quant à lui pas du tout disposé à en rester là. L’exemple d'Hamlet, qui a donné lieu à des interprétations si variées que l’on est en droit de se demander sur quel hypothétique « texte » commun elles pourraient reposer, va lui servir à produire un démontage systématique et général du mécanisme avec lequel nous nous leurrons dès lors que nous accordons du crédit à l’idée d’un « texte » partageable.

24Bien entendu, autant le préciser d’emblée, il ne s’agit pas de nier qu’il est possible de vérifier à l’aide du « texte » quelques‑unes des propositions que l’on peut être amené à avancer quant à une œuvre. Certains énoncés de la critique se prêtent, indéniablement, à « une logique du vrai et du faux » (p. 165). Ainsi, il semble envisageable de prouver, texte de Shakespeare à l’appui, qu’Hamlet n’est pas une huître ni une ampoule électrique. Simplement, à vouloir s’en tenir à ce qui dépend d’une logique du vrai et du faux, le problème est que la critique se condamne à « des lectures assurées mais pauvres »16. La véritable fécondité de la lecture d’œuvres littéraires tient au contraire à sa confrontation avec l’indécidabilité, c’est‑à‑dire à tous les lieux du « texte » qui déjouent la logique du binaire, et qui forcent ainsi le sujet qui lit à s’engager, à se risquer, dans l’interprétation qu’il avance17.

25Et précisément, Pierre Bayard consacre une grande partie de son livre à montrer avec précision comment cette indécidabilité opère, pour nous décoller de l’illusion‑texte.

26Et pour commencer, il distingue deux « niveaux », ou angles d’attaque. Deux façon de dire que le texte n’est pas ce que l’on croit. Ce ne sont pas encore des arguments, mais simplement les termes du problème. Le mirage tient, dit‑il d’abord, à la confusion entre un « texte général », qui serait semblable pour tous, et un « texte singulier » (p. 32), qui est différent pour chaque sujet, malgré l’identité matérielle du livre désigné dans les deux cas. Or, cette confusion peut se caractériser du point de vue rhétorique : il s’agit d’une syllepse (p. 30‑32), si du moins on ne prend pas cette figure dans son sens le plus courant (« emploi d’un mot à la fois au propre et au figuré »), mais dans un sens plus rare, où elle désigne l’emploi d’un mot selon « deux acceptions différentes » alors même que ce mot n’est pas nécessairement prononcé18 ; et il faut dès lors, logiquement, compléter son nom en : syllepse invisible. Croire en l’existence d’un « texte » alors qu’il faudrait distinguer le texte général, qui est une supposition, et le texte singulier, qui est effectivement en jeu dans la lecture, consiste donc à s’égarer au moyen d’une syllepse invisible.

27On ne recensera ici qu’assez brièvement les arguments que propose Pierre Bayard à l’appui de son hypothèse. Ils gagnent à être lus dans le détail, et selon toute la finesse avec laquelle ils sont avancés. On ne peut, de ce point de vue, que renvoyer à la lecture de cette Enquête sur Hamlet.

28Quatre caractéristiques de la lecture rendent inévitable l’émergence d’un « texte singulier ». Les deux premières concernent tout lecteur, quel qu’il soit. Il s’agit d’abord du travail de « sélection » que la lecture immanquablement opère. Nous ne sommes jamais attentifs aux mêmes extraits des œuvres. Et Pierre Bayard montre que souvent les différences entre les multiples lectures d’Hamlet tiennent, précisément, à une différence initiale dans la sélection des scènes lues avec une particulière vigilance. Que l’on se souvienne par exemple du travail de Greg, qui en un sens découle d’une attention aiguë à un passage, la pantomime, sur lequel des générations entières de lecteurs étaient passées trop vite… Comment croire en l’existence d'un " texte général " alors qu'il y a de tels exemples d'aveuglement radical ?

29Pierre Bayard souligne ensuite un trait essentiel du monde de la fiction, son incomplétude :

Une œuvre littéraire n’est jamais complète, ou, si l’on préfère, ne constitue pas un monde complet, au sens où l’est, quelles que soient ses imperfections, celui dans lequel nous vivons. Si elle emprunte des éléments à des mondes déjà existants, dont le nôtre, elle ne donne pas à voir et à vivre un univers entier, mais délivre une série d’informations parcellaires […]. Il serait plus juste […] de parler, à propos de cet espace littéraire insuffisant, de fragments de monde. (p. 48)

30Or, dans les interstices causés par cette incomplétude, il est structurellement inévitable que se glisse à l’occasion — occasion(s) variable(s) pour chacun — un « travail de l’imagination », qui est une véritable « activité de complément » accompagnant notre appréhension des personnages et des situations de fiction. Manoeuvres secondaires, qui ne seraient pas en mesure d’interrompre la marche triomphale du cortège « texte général » ? Encore une fois : oui, peut‑être, mais à condition de réduire l’œuvre à la pauvreté d’une quasi‑paraphrase sourcilleuse.

31Restent ensuite deux autres propriétés de la lecture qui renforcent notre orientation vers le « texte singulier ». Elles sont le fait non plus de tout lecteur, mais plus spécifiquement du lecteur‑critique. Il y a tout d’abord l’inévitable travail de la citation, qui complète et spécifie celui de la sélection. Pierre Bayard montre ainsi par exemple comment un énoncé aussi court que le fameux « To be or not to be » est en fait cité, selon les commentateurs, de diverses façons (ici même, n’avons‑nous pas omis le « that is the question » ?), ce qui ne va jamais sans conséquences. Et puis il y a, surtout, le véritable filtre de lecture que constitue la théorie avec laquelle on aborde une œuvre19. Comment penser qu’un poéticien, un thématicien et un spécialiste de psychanalyse aient affaire au même Hamlet ? Comment penser qu’un disciple de Gérard Genette et un disciple d’Henri Meschonnic, un freudien et un lacanien, puissent rencontrer un même objet d’étude, même dans le cas où ils travaillent sur un « texte » matériellement semblable ? L’identité d’un livre vaut pour les éditeurs et pour les imprimeurs, mais en aucun cas pour les critiques20.

32Croire à une « base » du discours critique qui aurait pour nom le « texte » est donc un leurre. Mais pourquoi y tenons‑nous avec tant d’insistance, avec tant d’acharnement parfois ? C’est que, comme tous les leurres dans le domaine du psychisme, la syllepse invisible « texte » nous promet de sérieux bénéfices, et en l’occurrence, nous protège d’un gouffre, celui du relativisme qui vient ronger les prétentions de l’herméneutique à fonder ses recherches sur une origine stable : le fait, le texte. Si nous n’avons pas accès au « texte général » (p. 70), sinon par bribes quasiment insignifiantes, alors les figures dans le tapis ne sont plus ce qu’elles étaient, pour la simple raison que le tapis, et le sol en général, se dérobent sous nos pas.

33Pour autant, faudra‑t‑il en rester à cette position de guingois ? En un sens, oui, parce qu’elle est fondatrice d’une lecture qui ne se fige pas, qui tient « le pas gagné »21, celui de la mobilité. Parce qu’elle évite de tomber dans le piège d’une volonté de communication qui essayerait à toute force d’établir un « texte général », au prix de renoncements toujours plus importants à l’originalité du travail et de la démarche de chaque lecteur. Mais en un sens, pourtant, non. Il existe une autre solution, celle qui ne s’effraye pas de ce qui est annoncé en sous‑titre de cette Enquête sur Hamlet, le « dialogue de sourd » où l’on ne se soucie pas nécessairement d’être audible pour l’autre :

34Paradoxalement, la reconnaissance du relativisme conduit à l’herméneutique, ou plus précisément à ce que l’on pourrait appeler une herméneutique privée, obstinée à rechercher le sens unique et singulier que chaque œuvre a pour chaque lecteur. L’herméneutique privée offre une troisième voie entre herméneutique et relativisme. Là où la première renvendique l’existence d’un sens constitué, unique pour tous, et le second l’inexistence du sens, l’herméneutique privée pose que le texte a un sens, mais pour chacun, dans la fidélité à son histoire (p. 167).

35Théorie du singulier.

Débordement

36… « ou presque », donc : Greg déroule impitoyablement, ou presque, les conséquences de sa lecture iconoclaste. C’est qu’en effet une inquiétude le gagne, sourdement, qui l’empêche d’aller au terme de son raisonnement. La même inquiétude qui aura, précisément, si fortement ébranlé Dover Wilson. Quelque chose aura ainsi été gardé sous silence par Greg, qui y avait presque atteint ; et aura été violemment combattu par Dover Wilson, parce qu’il l’avait entrevu. Mais quoi au juste ? Il est évidemment préférable de ne pas dévoiler ici ce mystère si important, et auquel Pierre Bayard n’arrive qu’à l’ultime chapitre de son livre. Qui a donc tué Hamlet père ? Puisqu’il est évident que, pour s’être tenu si tranquille lors de la pantomime, Claudius est loin d’être le coupable idéal…

37Sans révéler les conclusions de cette minutieuse Enquête sur Hamlet, nous pouvons néanmoins, pour finir, préciser quelle est dans ce livre la position, qui nous semble en partie nouvelle, de Pierre Bayard dans son entreprise de « littérature appliquée » à la psychanalyse. Il procède habituellement, avons‑nous dit, en essayant de dégager dans sa lecture d’une œuvre une théorisation du psychisme différente de celle(s) proposée(s) par Freud. La visée étant en somme, au‑delà du travail spécifiquement littéraire, une contestation, ou du moins une déstabilisation, des doctrines psychanalytiques trop bien admises et devenues figées. Or, pour cette fois, si la visée reste la même, la tactique employée est sensiblement différente. Il ne s’agit plus en effet de proposer autre chose que ce qui a été avancé par Freud, mais au contraire de le déborder en quelque sorte — et au sens que ce mot peut prendre dans le domaine du sport, où un débordement est le prélude à l’action décisive qui mène au but — puisqu’en effet il conclut son livre avec la phrase suivante : « au‑delà de tout ce qu’il avait pu imaginer, Freud avait raison ». La « littérature appliquée » à la psychanalyse apporte donc ici une confirmation à la théorie psychanalytique, mais d’une façon subtilement retorse : en montrant que Freud, et sur un point important, a peut‑être lui aussi hésité et eu peur de pousser son raisonnement à ses ultimes conséquences, comme Walter Wilson Greg plus tard. Mais au fait, lecteur, pourquoi n’irais‑tu pas maintenant découvrir les raisons de l’affirmation qui conclut cette Enquête sur Hamlet ?


***

38On trouvera dans Acta Fabula des comptes rendus et commentaires des deux précédents livres de P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ? (par M. Escola) et Comment améliorer les œuvres ratées ? (par A. Wrona, M. Escola, A. Gefen).