Acta fabula
ISSN 2115-8037

2002
Automne 2002 (volume 3, numéro 2)
titre article
Arnaud Genon

La littérature contemporaine autrement

Stéphane Bikialo et Jacques Dürrenmatt (volume coordonné par), Dialogues contemporains, Pierre Bergounioux, Régine Detambel, Laurent Mauvignier, Poitiers, La Licorne, Collection Dialogues contemporains, 2002, 141 p., EAN 2911044738.

1La Licorne inaugure ici une nouvelle collection consacrée aux auteurs contemporains. Pour l’initier, le choix s’est porté sur Pierre Bergounioux, Régine Detambel et Laurent Mauvignier. Ce recueil se propose de présenter de manière originale ces trois écrivains en leur laissant doublement la parole. Dans un premier temps, le lecteur peut se familiariser avec la langue des écrivains, avec leur écriture à travers trois courts textes inédits, TGV de Pierre Bergounioux, Le cinéma de l’animation de Régine Detambel et Ici‑bas(fragments autobiographiques) de Laurent Mauvignier. Chacun des auteurs se livre ensuite à un long entretien dans lequel il retrace son parcours littéraire, son rapport à l’écriture. Enfin, trois études universitaires viennent prolonger l’approche de ces œuvres contemporaines.

2Pierre Bergouniouxest l’auteur d’une trentaine d’ouvrages depuis 1984. Dans le texte qu’il propose ici, TGV, Bergounioux évoque la transformation rapide de ce monde qui l’entoure, à l’image du train éponyme. De l’évolution de la langue à celui des acquis sociaux en passant par l’éducation, l’auteur survole le xxe siècle. C’est avec nostalgie qu’il aborde le temps révolu de son enfance, et le groupe de jeunes personnes rencontrées dans un TGV, racontant leurs beuveries, n’est par pour lui donner une meilleure image de l’époque contemporaine. « C’est l’affaire des nouvelles générations. La mienne a vieilli, comme toutes l’ont fait sans exception, mal » conclut‑il.

3Ce court texte se situe bien dans la lignée de l’œuvre de l’auteur, œuvre « de mémoire dont chaque ouvrage constitue une étape, un palier dans la lente remontée du souvenir » (p. 15). Pour Bergounioux, « écrire est une activité non seulement rétrospective mais rétroactive » (p. 17), et nous pouvons alors évoquer l’aspect proustien de son travail à l’entendre parler ainsi. Intertextuelle par les nombreuses références à Faulkner (qu’il admire), Flaubert ou Descartes, son œuvre se distingue aussi par cette prose poétique qui la caractérise. Artisan du style  ou « sculpteur de phrases » (p. 24), Bergounioux dit pourtant croire « à la vertu du premier jet » (p. 24).

4Et s’il dit « écrire pour les morts », c’est pour pouvoir, encore, « se tourner vers les ombres » (p. 29), jeter un regard en arrière.

5La courte analyse d’Auriane Bel qui prolonge cet entretien se penche tout d’abord sur la langue de l’auteur. Le travail de poétisation auquel il se livre est analysé à partir des différentes figures de style souvent utilisées dans ses textes, anaphores, métaphores auxquelles s’ajoute l’emploi d’un vocabulaire « archaïsant ou spécialisé (botanique, entomologique) où la seule dénotation des termes est déjà problématique » (p. 32). C’est ensuite un aspect narratologique que le critique aborde, celui de l’emploi des temps, des ellipses qui marquent « la volonté irrépressible de l’écriture de rattraper ce qui, en qualité de souvenir, a déjà fui » (p. 34). Enfin, l’étude se termine par un rapprochement avec Blanchot car « la notion d’une littérature “contradiction dans son principe et antagonisme maintenu”, “question de vie ou de mort”, rejoint textuellement » les conceptions de l’auteur du Livre à venir » qui aurait vu dans ce ressassement inlassable des mêmes objets la marque du grand œuvre » (p. 36).

6Régine Detambelest pour le moins productive. En 12 ans, elle a publié 43 livres, romans, fragments et textes pour la jeunesse. Kinésithérapeute de profession, elle organise aussi des ateliers d’écriture, ateliers dont elle parle dans Le Cinéma de l’animation. Elle évoque ici son expérience d’animatrice et de participante, la cruauté de l’écriture « parce qu’elle devient, peu à peu, de plus en plus terrible et nécessaire, enfin parce qu’elle finit par s’exercer contre celui qui écrit » (p. 44), la nouvelle adolescence qu’est « la quête artistique ». Les ateliers d’écriture sont aussi des lieux de souffrance, d’émotion qui font parfois fuir les participants, « ivres et déjà malades d’avoir vu au fond d’eux‑mêmes, des beautés et des laideurs dont ils n’imaginent pas être à la fois le conservateur et le musée » (p. 47).

7Dans le long entretien qui suit, Régine Detambel aborde son rapport à l’Oulipo et à la littérature à contrainte qui lui a permis de commencer à écrire, trouvant la liberté angoissante. C’est aussi pour acquérir des techniques qu’elle s’est livrée à cette littérature. À la manière de Ponge elle dit travailler sur le détail, car là, pour elle, est l’essentiel. C’est la raison pour laquelle elle aime l’écriture fragmentaire, exercice de style différent de l’écriture romanesque. Plus que sur des thèmes, elle dit travailler sur la langue, sur sa langue et cite Hemingway : « Un écrivain sans oreille c’est comme un boxeur sans main gauche » (p. 69). Plus loin, elle aborde le rapport entre l’écriture et le corps, cette écriture qui loin de n’être issue que de l’intellect engage pleinement le sujet. Elle expose ici son rapport à l’écriture de manière enjouée, toujours par tâtonnements, pour trouver le mot juste, dans un appétit de parole qui marque aussi un amour de la littérature.

8L’étude de Sybille Lajus porte sur les « enjeux de la dénomination des personnages dans les romans de Régine Detambel ». Dans un premier temps, le critique se penche sur les dénominations pronominales où comme chez Butor et Perec ils révèlent un véritable enjeu littéraire. Après une analyse précise concernant l’absence ou l’ambiguïté des référents, S. Lajus en vient à la conclusion que

la perte d’identité qui affecte les personnages de R. Detambel s’appuie sur le recours à des pronoms personnels relevant d’un fonctionnement déictique ; en fin de compte, l’indétermination référentielle dans laquelle ils demeurent pourrait être interprétée comme s’inscrivant en faveur de la fiction mise en place, selon laquelle leur référent ne serait accessible « qu’à l'intérieur de l’instance particulière de discours qui les contient » tout cela dans le cadre du jeu avec le lecteur. (p. 76)

9Dans la même logique, une analyse des prénoms démontre qu’ils participent aussi de cette ambiguïté référentielle permettant « également de jouer avec la question de l’effacement de la personnalité » (p. 79). L’enjeu des dénominations est clairement explicité à la fin de l’étude : « la finalité commune à l’utilisation de dénominations jouant avec une certaine approximation référentielle est bien ici la recherche de référents facilement accessibles aux lecteur, dans lesquels il puisse se projeter ».

10Laurent Mauvignierest le jeune auteur de trois romans parus aux Éditions de Minuit. Dans Ici‑bas, le narrateur raconte son arrivée au monde, le parcours des parents pour arriver à la clinique, leur angoisse par l’intermédiaire du pronom personnel « il ». L’emploi du pronom personnel de troisième personne ajouté à la formule inaugurale du conte « il était une fois » vient donc s’opposer au sous titre du texte « fragments autobiographiques » et programme une jeu sur la question du genre.

11Dans l’entretien, il aborde dans un premier temps la raison d’être du monologue intérieur dans Loin d’eux qui permet d’impliquer le lecteur, « de créer une espèce d’identification pour le lecteur au personnage » (p. 100). Il évoque l’oralité de sa langue, l’importance du rythme, accélérations et ralentissements « ce qui fait qu’un livre est une chose organique, vivante » (p. 102). Il y a aussi un malaise engendré par la part autobiographique de ses textes. La vampirisation de ce qui se passe autour de lui, ce phagocytage, a quelque chose « d'immoral », de « dégueulasse » (p. 114) pour l’auteur. Sur la question des relations intertextuelles, Mauvignier refuse le terme d’influence et lui préfère celui de circulation. L’intertextualité n’est pas seulement à envisager dans la relation aux auteurs mais aussi avec le cinéma (comme chez Tanguy Viel), sa propre biographie, les musiciens. C’est donc du travail sur la langue qu’il parle, sur sa volonté de faire une littérature exigeante mais parlant à tout le monde, refusant la littérature bourgeoise, convenue et consensuelle.

12Alors que l’entretien portait sur Loin d’eux et Un caillou dans la poche, nouvelle parue dans l’Humanité, l’analyse de Stéphane Bikialo se penche aussi sur Apprendre à finir. La première partie de l’étude porte sur « la polyphonie des non‑dits » dans Loin d’eux, texte s’inscrivant par cet aspect « dans la filiationdu Planétarium de Nathalie Sarraute ». La deuxième partie, « Apprendre à finir ou la monodie du silence » révèle qu’à la profusion des voix dans Loin d’eux succède un texte où le silence « est lié à une force de résistance, force d’inertie qui mise sur la durée, sur l’oubli pour pouvoir reconstruire quelque chose » (p. 139). Ces deux textes se rejoignent dans ce dire de la réticence, « seul mode du dire apte à préserver une certaine identité ou une relation avec les autres ».


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13L’entreprise de la Licorne est une réussite pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle présente la littérature contemporaine de façon originale, associant l’auteur, le lecteur et le critique. Le texte inédit des différents écrivains permet une première approche des auteurs, l’entretien leur donne la parole pour une explication « de l’intérieur » et l’analyse, plus complexe et précise mais toujours accessible prolonge le débat. À la différence des études qui imposent d’avoir lu les œuvres de l’auteur dont il est question, Dialogues contemporains propose une autre démarche : c’est une incitation à la lecture. Nul pré‑requis ici, si ce n’est celui de vouloir aborder la littérature contemporaine. Cependant ceux qui connaissent déjà ces auteurs y trouveront aussi leur compte. Ce triple éclairage se trouve donc bien être un service rendu à la littérature d’aujourd'hui.