Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Anne‑Claire Nash

Le corps ambigu

Marie‑Pierre Andron, L’Imaginaire du corps amoureux. Lectures de GabrielleRoy, Paris : L’Harmattan, coll. « Critiques Littéraires », 2002, 264 p., EAN 9782296296367.

1Gabrielle Roy s’impose comme l’un des auteurs québécois majeurs du xxe siècle, et à ce titre continue de susciter de nombreux travaux. Cela ne fait qu’ajouter au mérite de Marie‑Pierre Andron qui a su découvrir et interpréter un aspect méconnu des écrits royens. Parcourant l’essentiel de l’oeuvre romanesque publiée de Roy, à laquelle elle ajoute l’étude de deux inédits, la chercheuse propose dans L’Imaginaire du corps amoureux une lecture magistrale de la thématique du corps.

2L’introduction souligne la pertinence de cette recherche puisque Roy est la première dans la littérature québécoise à avoir fait du corps un thème. Toutefois, loin d’aller de soi, la problématique se fonde sur un paradoxe : « omniprésent dans les récits de Gabrielle Roy, le corps est pourtant représenté par une écriture tendant à effacer sa réalité pour ne privilégier qu’une apparente absence » (8). L’évolution opère progressivement, l’orientation diachronique adoptée ici dessine la transformation de la représentation corporelle sur quelque vingt‑cinq années d’écriture. La chair, d’abord représentée dans les fonctions maternelle, sexuelle et la maladie se voit peu à peu gommée sous l’effet d’un pacte entre l’auteur et ses protagonistes : à l’effacement de l’écriture, au « secret textuel » se conjugue en effet une volonté de négation du corps de la part des personnages (10). Le point central de ce projet recouvre donc l’exégèse par nature délicate du non‑dit, du non‑écrit.

3L’analyse se décompose en quatre parties. La prégnance du corps maternel ; Une dialectique du refus, la négation du corps ; Le corps érotique. Le désir impossible du couple ; Écriture et sublimation. L’approche comparatiste de M.‑P. Andron opère par un va et vient constant entre les ouvrages les plus révélateurs du corps, à savoir Bonheur d’occasion et les inédits, qu’elle mesure aux autres oeuvres publiées. Cela permet de déceler derrière l’apparente innocence de l’écriture royenne, une corporalité négative, voire parfois violente et crue, que la romancière estompe dans les livres publiés, après un roman liminaire.

4Le premier mouvement dévoile un univers royen dans lequel la représentation physique et mentale du personnage féminin tourne de manière obsessionnelle et réductrice autour de la fonction maternelle : « toute identité féminine devient subordonnée à l’identité maternelle envahissante » (18). De surcroît, la romancière juxtapose au portrait de la mère courageuse et aimante (19‑24), à la mère intimement associée à la nature (25‑8), une image sans complaisance de la maternité. Le corps des mères, dévalorisé, inspire le rejet : il constitue le corps pour autrui auquel les jeunes filles tentent d’échapper. Le personnage de la mère se caractérise par un corps lourd, hypertrophié : « Cette propension du corps est signe de fertilité transformant les corps en “corps‑berceaux” dont la circularité les rattache à la maternité » (30). Par contrecoup l’embonpoint tend à confiner les mères dans la sphère privée. Dans Bonheur d’occasion, Rose‑Anna semble captive, sauf à sortir de sa maison pour rendre visite à l’un de ses enfants malade. Cette échappée demeure donc axée sur le foyer. Prisonnière, la femme procréatrice se trouve au coeur du texte, d’autant que M.‑P. Andron observe la fascinante « élision textuelle » dont un personnage tel que Luzina (La Petite Poule d’Eau), fait l’objet après la ménopause (63).

5En égard à cette vision pessimiste de la condition féminine, la spécialiste met en évidence une autre catégorie de personnages, en l’occurrence les jeunes filles, qui s’évertuent à échapper au sort de leurs mères dans « une dialectique du refus du corps ». Assez tôt dans sa démonstration, la chercheuse a suggéré que la séduction (au travers des vêtements, du maquillage, etc.), pouvait marquer les prémices d’un « corps pour soi » (49). La coquetterie de Florentine dans Bonheurd’occasion prend alors tout son sens. Mais pour autant, la jeune femme sera‑t‑elle à même de freiner la roue du destin, figurée dans le roman par la roue de la machine à coudre (82) ? Ce travail atteste une transmission mère‑fille qui s’effectue de manière verbale et corporelle (81). Or, le corps des filles se distancie de celui des mères par sa maigreur. En diminuant leur appétit pour la nourriture, les premières mettent à distance l’appétit sexuel si dangereusement lié à la maternité (91‑3). L’imagerie attachée au corps émacié l’éloigne du modèle maternel. Ainsi, Roy insiste sur l’aspect physique enfantin de Nina dans La Montagne secrète (118). Il existe par ailleurs une tentation masculine chez les filles, car dans l’oeuvre de l’écrivain, le masculin est associé à la liberté (120). Toutefois, l’échec guette les protagonistes qui ne s’opposent que par le corps ou ne rejettent pas ouvertement la mère. Dans le cas de Florentine, « l’existence corporelle de la jeune fille semble fragile et précaire », susceptible entre autres au passage du temps (113). Du refus du parangon féminin incarné par les mères dérive ainsi un refus du corps dont témoignent les stratégies déployées par les jeunes femmes. En définitive, la seule alternative, la seule issue avalisée par l’écrivain naît par l’entremise de l’« épistémophilie », soit un appétit sublimé en boulimie intellectuelle (97).

6« L’amour et la sexualité présentent une vision si pessimiste des relations hommes/femmes, qu’ils semblent frappés d’un interdit. » (133). D’emblée M.‑P. Andron note la profonde disparité qui se manifeste entre une sexualité éludée, pour ne pas dire évacuée de l’oeuvre publiée, et son omniprésence dans les inédits (134‑5). Il s’agit d’une découverte primordiale de L’Imaginaire du corps amoureux, puisque cet ouvrage met en lumière la genèse beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît du style d’un immense auteur : la pudeur royenne résulte d’un travail cryptique a posteriori de l’impudeur. Néanmoins, dans les publications comme dans les inédits : « le couple amoureux se définira par une dysphorie qu’explicite sa représentation antithétique » (136). La spécialiste analyse les multiples modalités de cette opposition à la fois physique et psychologique. Pour les personnages, l’impossible union commue le mariage en prison. Les seuls à ne pas correspondre à ce modèle sont Sam et Anita Latour de Bonheur d’occasion. Mais là encore, point de salut possible, ce couple repose sur la perte de l’identité propre de chacun (144). Préserver son identité nécessite donc de fuir le couple. On constate que les hommes qui décident de partir font l’objet d’une caractérisation positive, alors que ceux qui restent se condamnent à la mort narrative (151). La chercheuse met en évidence les plus grandes difficultés auxquelles sont confrontées les protagonistes féminins. En effet, celles qui se risquent à tout quitter se voient invariablement rattrapées (156).

7Le dernier volet de l’étude se fond très logiquement dans l’ensemble : l’échec du personnage dans sa dimension charnelle pousse à rechercher chez la romancière une écriture de la sublimation, et en dernière instance une sensualité en dehors du corps. La sublimation de la sexualité se manifeste par un système de masques textuels ; les relations charnelles sont déréalisées car dangereuses pour Roy. Qu’il s’agisse de la sexualité de jeunes femmes, de femmes mariées ou de personnages masculin ne change rien :

Le recours à certains procédés de langage (litotes, euphémismes) permet de gommer la réalité sexuelle du corps. Et le corps même du texte rend compte de cette élision par le recours à une ponctuation qui dans Alexandre Chenevert privilégie les points de suspension. (192)

8En fait, on se rend compte que, mis à part dans les inédits, tous les personnages se révèlent désexualisés. La danse et la musique servent dès lors à canaliser la sensualité des corps. Un tel médium ne laisse pas d’être ambigu cependant et peut, comme dans le cas de Prosper (dans l’inédit Baldur), aboutir à l’adultère (204).

9La sensualité, si elle est bien présente dans l’oeuvre publiée de Roy, a été déplacée pour transparaître dans la représentation de la nature. De nombreuses correspondances se manifestent entre l’homme et la nature, que cette dernière déploie sa violence dans les moments de tourments émotionnels des humains, ou bien que les personnages soient porteurs de métaphores du monde naturel. Plus fascinant encore, alors que dans LaMontagne secrète, la jeune fille, semble sans consistance, désincarnée, la nature s’humanise paradoxalement par des réseaux de métaphores et le recours à la prosopopée. Elle se pare en particulier d’atours féminins pour le jeune peintre. L’acte créateur permet alors de pallier le manque, de sublimer le désir sexuel. La chercheuse relève un champ lexical de la « joute amoureuse ». Celui‑ci : « a pour point culminant le désir de possession, sublimé par la peinture, qui devient alors la seule possession charnelle possible » (219). Les relations entre les personnages et la nature sont trop proches des relations amoureuses pour ne pas être vouées à l’échec, dans une oeuvre offrant une vision si déliquescente de l’amour et du corps. Néanmoins, elle autorise l’expression d’une sensualité par ailleurs bridée, fragile filigrane démontrant que l’innocence du corpus royen publié est une fausse innocence :

L’écriture du désir existe chez Gabrielle Roy. Elle ne se révèle, telle un palimpseste, qu’en prenant soin de dépasser la première écriture. L’essence du texte se trouve derrière ce texte apparemment premier. La violence du désir sourd d’autant plus que cette écriture dans son aspect premier s’ingénie à le nier. Ou à le voiler. (229)


***

10L’Imaginaire du corps amoureux réussit doublement puisqu’il parvient à la résolution d’une problématique passionnante tout en donnant au lecteur l’impression d’une aisance que seul un long travail de réflexion et d’écriture peut produire. Comme on est en droit de s’y attendre dans une monographie tirée d’une thèse de doctorat, l’ouvrage se clôt sur une bibliographie très complète. La chercheuse y adjoint également les résumés des inédits qui comblent en partie la frustration du lecteur de ne pouvoir accéder à ces deux textes. Car le plus grand mérite de cette étude est de donner envie de replonger, avec un regard neuf, dans les écrits royens.