Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Mathilde Bedel

La littérature postcoloniale des Caraïbes : le personnage métis comme outil de renoncement à la certitude identitaire

Alexandra Bourse, Le Métis, une identité hybride ?, Paris : Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2017, 635 p., EAN 9782406067306.

1Fruit d’une thèse de doctorat en littérature comparée soutenue en 2013, sous la direction d’Anne Tomiche et en partenariat avec le Centre de Recherche en Littérature de Paris, la réflexion d’Alexandra Bourse propose une étude originale du personnage métis en quête d’identité au sein d’œuvres postcoloniales. À partir d’un corpus caribéen anglophone, hispanophone et francophone, constitué de seize romans et d’une pièce de théâtre, le raisonnement s’intéresse aux différents jeux de pouvoir dans lesquels s’imbriquent les questions de race, de sexe et de genre. Cette approche progressive, basée sur la théorie de l’intersectionnalité, met au jour un processus identificatoire complexe dans lequel le personnage et, à travers lui l’auteur, tentent de se démarquer de l’influence occidentale dont les empreintes historiques, politiques, économiques constituent une véritable entrave.

La focalisation autour du corps métissé ou la crispation d’un discours stéréotypé

2Les problématiques entourant l’écriture du/des métissages occupent désormais une place reconnue dans le domaine littéraire1. Notamment abordée par la critique de la littérature de voyage mais aussi par l’anthropologie littéraire, l’élaboration du stéréotype continue d’interroger le lecteur sur ses propres pratiques. La première partie du travail d’A. Bourse s’inscrit dans cette logique pluridisciplinaire qui consiste à étudier l’inscription du personnage métis au sein d’une société construite à partir du discours hérité d’un passé colonial. Pour ce faire, elle oriente son analyse sur la question du corps métissé perçu de manière négative à travers le regard de l’entourage. Cette focalisation sur la corporéité présente les tensions liées à la race et au sexe. En effet, ne pouvant se reconnaître au sein d’une logique binaire de l’identité, le personnage métis échoue à intégrer l’un ou l’autre de ces espaces de représentation. L’impact porté par le discours dominant l’oblige à adopter « un compromis mutilant » (p. 53) en vue de lui assigner une identité fixe qui le conduirait à renoncer à son authenticité. Le phénomène d’usurpation raciale ou « passing », met alors en relief la condition tragique dans laquelle se trouve le personnage métis en situation de monstration.

La monstruosité prêtée aux personnages métis rend compte de ce danger et de l’angoisse que manifeste, malgré elle, la pensée coloniale. Les personnages regardants, incapables de prendre en compte l’ensemble des traits à la fois physiques, intellectuels et spirituels des personnages métis qu’ils observent montrent leur inquiétude par le recours au monstre. (p. 179)

3Conditionnée par un regard extérieur faussé, insistant particulièrement sur la sexualité, l’intimité du personnage métis est amenée au déséquilibre. « En règle générale, les transgressions diverses (et notamment le passage interdit des frontières sexuelles, de genre et de race) confinent à la monstruosité » (p. 431). Plusieurs personnages-types sont alors identifiés, mettant au jour les turpitudes intérieures et installant le topos d’une profonde angoisse existentielle : la quête identitaire, construite sur une esthétique de l’échec n’offre aucune réponse satisfaisante aux personnages. En revanche, la retranscription de leur voix donne aux œuvres la dimension subversive qui permet d’interroger la norme imposée par les sociétés occidentales.

Entre euphorie du déracinement & crise de la littérature postcoloniale : vers une identité hybride

4La crise identitaire du personnage métis s’inscrit dans le domaine littéraire des études comparatistes2. En effet, son identité est rendue problématique, tout d’abord à travers un héritage biologique marqué par la violence coloniale qui donne au métis une dimension transgressive : il est perçu comme étant le fruit d’une union interdite. Ainsi, les œuvres du corpus mettent au jour le motif du viol interracial comme un déclencheur de rupture de la filiation. L’analyse de la transmission de la mémoire traumatique, au sein du corpus choisi, montre une propension à attribuer aux personnages maternels ce rôle de passeurs. De fait, sont abordées différentes sortes de féminismes intégrées aux textes comme une modalité permettant de reconstituer une histoire éclatée par le discours occidental dominant. Il est alors envisageable pour le personnage métis d’entrer dans la modernité postcoloniale qu’il peut créer : « les personnages, sans filiation précise, peuvent faire le choix d’une identité » (p. 263). Ainsi, cette réécriture de l’Histoire donne au « je » la dimension collective d’une voix libérée du contexte esclavagiste et ségrégationniste : il s’agit pour le personnage métis de rompre définitivement avec un passé intolérable. De cette manière, l’ouvrage d’A. Bourse s’intéresse à l’onomastique en tant que marqueur identitaire, contenant une valeur performative à renouveler pour mieux affirmer ce qui est perçu comme une hybridité. Il devient alors possible pour les personnages d’évoquer leur particularité sexuelle, raciale et/ou de genre grâce à un discours teinté d’ironie.

Pour porter ces discours renouvelés et ces usages subversifs, la langue elle-même est repensée, ou plutôt les relations entre langues dans des contextes où elles ont pu se confronter, se croiser, dans l’entremêlement des peuples que les colonisations ont suscité. (p. 294)

5La norme sociale occidentale est alors déconstruite pour mieux être dépassée par un travail sur la langue que les personnages métis cherchent à se réapproprier en la purgeant des traces coloniales. Grâce à diverses figures de personnages prototypiques, la littérature postcoloniale convertit donc l’aliénation du métis en une parodie subversive renversant les grilles de lecture identitaires fixistes.

Le combat du personnage métis : vers la métamorphose du processus identitaire

6Outre l’hybridité des œuvres du corpus qui brouillent les frontières des genres littéraires, la mise en place d’une esthétique baroque rend complexe la reconstruction de la ligne narrative (p. 479). Le rapprochement homonymique entre le personnage métis et la Mètis sert de tremplin pour introduire l’éclatement des codes imposés par l’héritage colonial occidental.

Revendiquant la trahison comme stratégie subjective, les personnages métis parviennent à sortir de l’imitation des images contrefaites que leur entourage voudrait leur imposer, se déconstruisent et se reconstruisent sans cesse dans des processus d’identification à chaque fois renouvelés. Dès lors, la bizarrerie des personnages vient de ce qu’ils érigent l’impermanence et l’interrogation en système. (p. 588)

7Ainsi, c’est grâce au dialogue non clivant qu’ils réussissent à s’extraire d’une logique binaire dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, et à construire ainsi leurs propres identités. En outre, le trouble sexuel se lit comme une modalité faisant partie intégrante du parcours initiatique du personnage :

L’ambiguïté sexuelle vient de ce que non seulement des personnages métis envisagent des modalités d’être alternatifs, refusant l’impact liberticide des lois ségrégationnistes, mais constatent que d’autres vivent leur sexualité différemment, sans se soucier de normes morales. (p. 524)

8L’étude des identités sexuelles, principalement vécues par des personnages métis féminins, permet alors de mettre au jour la dimension symbolique de la transgression sexuelle dans la construction de l’identité. Par ailleurs, l’analyse des occurrences du terme « queer » (p. 546) permet de faire le lien entre le coming-out racial et le coming-out sexuel dans les romans qui abordent le thème du « passing ». Considéré à la marge, le personnage métis devient, à travers les œuvres étudiées, le révélateur d’une norme à démanteler pour incarner une identité labile construite à partir des multiples métamorphoses vécues dans le parcours d’apprentissage.


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9Du point de vue formel, l’introduction, qui s’attache à contextualiser les œuvres et à justifier les choix méthodologiques, tarde à exposer les questionnements littéraires. En revanche, l’ouvrage d’Alexandra Bourse propose une lecture pertinente du processus d’identification auquel se confronte un ensemble variés de personnages métis, particulièrement féminins, au sein de la littérature caribéenne et américaine postcoloniale. Envisagée à travers le prisme de la théorie de l’intersectionnalité, la réflexion complexifie les relations de pouvoir instaurées par un modèle social colonisateur dominant dont les peuples autochtones ont hérité. Le métis, qui a alors perdu tout lien avec une filiation souillée, cherche à renouveler les anciens codes pour construire son propre parcours identitaire. Au cœur de cette complexe diversité, A. Bourse parvient à retrouver le fil d’Ariane qui rend accessible son analyse et nous invite à la suivre dans ce parcours d’apprentissage grâce auquel l’Autre nous semble un peu moins lointain.