Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Frédérique Vargoz

Y a‑t‑il une philosophie des média ?

Dieter Mersch, Théorie des médias. Une introduction, trad. Stéphanie Baumann & Philippe Farah. Préface d’Emmanuel Alloa, Dijon : Presses du réel, 2018, 280 p., EAN 9782840669005.

1L’ouvrage de Dieter Mersch, Théorie des médias. Une introduction, nous propose une présentation des principales facettes de la réflexion des sciences humaines et de la philosophie sur le médium, y compris lorsque le médium n’est pas encore thématisé comme tel et objet explicite d’étude. Si une telle introduction est la première éditée en France, l’ouvrage a sa place parmi de nombreuses autres introductions en Allemagne, où l’institutionnalisation de la Medienwissenschaft dans le champ universitaire s’est accompagnée de la parution de plusieurs (et bien utiles pour l’étudiant comme pour le néophyte) ouvrages introductifs1. Le caractère très didactique, doublé d’un souci d’exhaustivité préservant néanmoins le caractère accessible de cette introduction, a très certainement contribué aux choix des éditeurs et des traducteurs parmi ce grand nombre d’ouvrages.

2D. Mersch organise le panorama proposé en quatre parties, chronologiques, mais qu’il veut également thématiques au regard des intitulés donnés. Il s’attache tout d’abord à tracer les origines d’une pensée du médium chez des philosophes, de Platon à Nietzsche qui ne le théorisaient pas encore comme tel. Il décrit ensuite le moment que l’on pourrait dire réflexif d’une théorie du médium devenant consciente du déplacement du regard qu’elle induit, que ce soit dans les réflexions sur l’appareil de Walter Benjamin, la critique des médias de masse menée par le marxisme puis par l’école de Francfort, ou encore les études plus régionales de Bertold Brecht consacrées à la radio ou de Béla Balázs sur le cinéma. Une part importante de cette partie est consacrée à ce que l’on a pu appeler « l’école canadienne », regroupant un ensemble de personnalités, pour certaines attachées à l’université de Toronto, pour d’autres y ayant enseigné ou mené ponctuellement des recherches, qui a contribué à définir le champ de la théorie des média. La raison d’être thématique de la troisième partie de l’ouvrage de D. Mersch, intitulée « Les philosophies des médias » est moins évidente, non pas au regard des auteurs qui y figurent, dont l’importance pour la théorie des média est indéniable, mais en raison de son titre qui semble refuser aux théoriciens qui précédaient le statut de philosophes. D. Mersch achève enfin son tour d’horizon en présentant les derniers développements d’une discipline qui s’attache aujourd’hui à élargir son champ de recherche en réinscrivant ses analyses dans une philosophie de la technique ayant accompli le saut cybernétique.

Qu’est‑ce qu’un médium ?

3Fil conducteur, et en même temps figure évanescente de ce parcours, le médium adopte sous chaque occurrence des traits nouveaux, qui ne semblent pas tous pouvoir coexister dans un concept unifié. L’équivocité du concept de « médium » est en effet constitutif du champ des Medienwissenschaft : « le catalogue de ce qui a été rangé jusqu’à présent sous le concept de médium contient des éléments remarquablement disparates » (p. 8) remarque D. Mersch énumérant aussi bien la voix, l’écriture, que des technologies comme l’imprimerie, la photographie ou le film, ou encore, à la suite du canadien Marshall McLuhan les armes, les habits, les montres ou même les systèmes de ventilation (p. 8 et 9). L’auteur nous propose néanmoins une définition, qui privilégie la dimension médiatrice du médium :

[a]insi par médium et médias, on pourra qualifier l’ensemble des processus relatifs à l’échange et à la transmission ainsi que les dispositifs techniques et ceux que l’on peut caractériser comme organes d’accumulation de données (p. 12).

4S’il y a des média, affirme D. Mersch, c’est parce qu’il y a de l’altérité (p. 7), de l’hétérogène à mettre en relation, esquissant ainsi sa propre conception du médium à laquelle il consacre quelques pages en fin de volume. Le médium renvoie à la fois au milieu (selon une généalogie remontant à la traduction latine du terme aristotélicien Metaxu désignant dans la théorie de la perception de Aristote (De anima, II, 7, 419a) le milieu intermédiaire entre les organes des sens et les objets perçus), au moyen, ou encore à la transmission ; le définir comme opérateur de médiation permet dès lors de l’ancrer à un dénominateur commun à toutes ces déterminations. Le médium ne se contente par de servir d’intermédiaire à une information, mais il l’informe, la façonne, exerçant une « fonction épistémique à part entière » (p. 15). Pour D. Mersch, insister sur le médium comme milieu est fondamental et il se félicitera d’ailleurs que l’articulation entre le médium et la forme développée par Niklas Luhmann (le médium étant ce par quoi il y a des formes, mais qui n’apparaît lui‑même comme médium que dans son rapport à la forme), remette au cœur de la théorie des média « l’aspect fondamental » du médium comme milieu « qui avait été éclipsé dans les “théories graphocentriques” des médias » (p. 222), c’est‑à‑dire celles considérant le médium d’abord comme un système d’inscription, et en conséquence pensant le médium de manière prépondérante à partir du dispositif technique.

Des précurseurs ?

5Platon, Lessing, Herder, Hegel, Nietzsche sont vus comme autant de précurseurs d’une théorie du médium, aux pensées néanmoins très distinctes, dont l’hétérogénéité exprime l’équivocité du concept de médium et la multiplicité des perspectives d’approche qu’il autorise. Ainsi, si la critique platonicienne de l’écriture2 (qui n’est cependant en rien une critique du langage, le dialogue restant le médiateur nécessaire de la connaissance) accusée de figer la vivacité de la pensée, et de mettre ainsi en danger aussi bien la pensée que la mémoire, a paradoxalement des accents parfois proches de la rumination nietzschéenne sur la médialité du langage (p. 54) et l’écriture, Herder, qui aborde aussi la question du médium par le langage, le fait selon une approche très différente. Pour Nietzsche, la série des médiations (sensibles et langagières) par lesquelles la connaissance humaine décrit le monde, est une suite de métaphores qui ne disent plus rien du monde lui‑même. La réflexion sur le médium est le fondement d’une réflexion sur le statut de la représentation et sur le lien intrinsèque chez l’humain entre la création et la dissimulation. L’intérêt de Herder pour le langage au contraire ne se fonde pas sur le constat de la rupture entre le corps et l’esprit, ou le monde et le sens mais plutôt de « l’identité du langage et du monde […] convergence, rendue possible par l’hypothèse d’un fluide fictif qui traverse indifféremment le corps et l’âme » (p. 43). Pour Herder, le médium est le sens divin auquel l’humain participe, de la même façon que le langage, médium universel de la pensée, émane des sons de la nature (p. 44). Et même si l’on peut dire qu’Herder initie le « tournant langagier » de la philosophie en mettant en évidence le lien entre langage et expression, il reste un représentant de la métaphysique de la présence, de la coïncidence entre les deux termes de la médiation, et non comme Nietzsche, un théoricien de la césure entre les mots et les choses.

6L’analyse comparative de ces théoriciens du médium avant la lettre montre ainsi toute la difficulté qu’il y a à circonscrire les origines de la théorie des média contemporaine. Car de Herder à Nietzsche la question du médium ne se pose pas dans les mêmes termes et l’on peut regretter que l’auteur ne souligne pas toujours suffisamment les déplacements de perspective, les variations et les résonances inédites nées des présupposés propres à chacun des philosophes ici présentés, tant chacun des concepts de médium ne pouvant, pour reprendre ce que Deleuze et Guattari disaient des concepts propres à chaque philosophe, « être évalués qu’en fonction des problèmes auxquels ils répondent et du plan sur lequel ils se placent3 ».

7Il n’en reste pas moins que les différents sens de la médiation puissent coexister au sein d’une même philosophie. C’est ce que constate D. Mersch à propos des deux sens du concept de médium dans la philosophie de Hegel. Au sens de « médium de la raison », comme « mode de présentation de la raison » (p. 45), il donnera lieu dans L’Esthétique à l’examen et à la hiérarchisation des différents arts, qui sont autant de manières pour l’idée de se réaliser dans le sensible, l’art le plus spirituel (la poésie) restant néanmoins irréductiblement inférieur aux formes spirituelles d’accomplissement de l’esprit (religion et philosophie). Au sens de « médium absolu » (p. 44), le médium est la raison elle‑même s’accomplissant dans la transparence à soi au terme d’un processus de formation de l’esprit qui manifeste précisément l’évanouissement possible du médium dans une théorie générale de la médialité.

8Dans une acception large du terme, la liste des théoriciens du médium pourrait alors sensiblement s’allonger. Car la pensée du médium est partout. Pourquoi convoquer ainsi Platon et sa critique de l’écriture, mais non la chôra, réceptacle des formes intelligibles (rapidement mentionnée), pour penser la médiation ? Pourquoi ne pas également évoquer la théorie platonicienne de la connaissance et le rôle médiateur de la dialectique et du dialogue ? Pourquoi ne pas mentionner Marx (la critique marxiste des média sera brièvement évoquée dans le chapitre suivant, au seul titre de la critique des médias de masse, p. 63‑65), penseur de la médiation matérielle des formes sociales d’existence par les déterminations de l’organisation matérielle de la production. La liste serait interminable. D. Mersch, dans la nécessité où il est de choisir les auteurs présentés, d’inclure certains et d’en exclure d’autres, est confronté aux difficultés nées de l’indétermination du concept de médium, puisque, comme il le dit lui‑même « dans tout acte social ou culturel, dans tout acte de “figuration”, de “création” et de “réalisation” de sens, des médias sont en jeu » (214).

Les matérialités, au cœur de la théorie des média

9Quand passe‑t‑on alors d’une « théorie du médium » à une véritable « théorie des média » au sens plus restreint du terme ? Avec l’apparition d’une réflexion sur les dispositifs techniques semble dire D. Mersch, qui fait coïncider le « moment de la systématisation » (p. 63‑137) de la théorie des média avec la critique marxiste et de l’école de Francfort des mass medias, la réflexion de Balázs, Benjamin et Brecht sur les média techniques que sont le film, la photographie ou la radio ou enfin les analyses des moyens de communication ou les comparaisons de l’oralité et de l’écriture menées par les théoriciens de l’école de Toronto. Le concept de médium reste en apparence aussi hétérogène qu’auparavant, des arts reproductibles du tournant du xxe siècle (Benjamin et son texte fondamental L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique), aux analyses menées sur les conséquences du passage de l’oralité à l’écriture (Eric Havelock, Walter Ong et Jack Goody) puis aux média techniques de l’ère de l’électricité (McLuhan), à la plus large réflexion de Harold Innis dans son livre Le Biais de la communication. Ainsi Innis « débute en historien de l’économie avec des recherches sur le commerce des peaux et le chemin de fer » (p. 102). Comme le rappelle D. Mersch (p. 111 à 114), ne sont pas seulement considérés comme média des technologies (par exemple Innis et les structures de communication matérielles, Benjamin et les appareils), mais également des environnements médiaux (McLuhan, pour lequel les média constituent de véritables milieux), voire un assemblage de pratiques et de technologies (Havelock et Ong). Néanmoins, la question des matérialités est au centre de ce foisonnement de recherches. Alors que le xxe siècle prend une conscience accrue des effets de l’industrialisation, de la montée en puissance du capitalisme et de l’émergence des médias de masse, la réflexion sur le médium est une prise en compte des matérialités de la culture. Tel est le sens de la phrase devenu slogan de Marshall McLuhan : « le médium est le message », qui affirme la primauté du format technologique sur le contenu4. Le médium est ce qui informe le contenu, mais disparaît lui‑même dans le transfert. « Le “message” d’un médium ou d’une technologie », écrit McLuhan, « c’est le changement d’échelle, de rythme ou de modèles qu’il provoque dans les affaires humaines5 ». « On assiste à la fois à un déplacement du contenu (du symbolique) vers la réalité du médium et à un déplacement quant à la manière dont ce médium transmet, façonne, construit et oriente le contenu en question » (118)

Un bon usage des média ?

10Avec ce double renversement, l’interrogation sur les conditions de production du savoir et des arts, se substituant à celle sur l’existence de formes universelles de la connaissance, met la question du médium au cœur du débat éducatif et politique. Si le médium est le message, peut‑il y avoir un bon usage des médias de masse, peut‑il y en avoir un usage politique hors de la seule manipulation des masses ? Les différentes versions de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, où Benjamin, quoique plaçant ses espoirs dans la réception tactile des projectiles que sont les images cinématographiques (p. 76), oscille entre pessimisme et optimisme sur la capacité du cinéma à devenir un art politique, montrent que la question est cruciale. Elle prend chez Adorno et Horkheimer6 la forme d’une critique de l’industrie culturelle ayant substitué le divertissement à la culture pour nourrir une consommation devenue insatiable. Elle devient une interrogation sur la nature même des média, dans le débat opposant Hans Magnus Enzensberger et Jean Baudrillard (p. 79‑84). Au premier qui, dans son texte Baukasten zu einer Theorie der Medien7, appelle à une restructuration des médias libérant leur potentiel dialogique, Baudrillard oppose la structure même des médias, fondamentalement « système(s) de non communication », les médias de masse étant intrinsèquement « anti‑médiateurs8 », et, comme tous les média, illusionnistes. Face à la critique marxiste des médias que l’on peut trouver chez Brecht, Adorno, Horkheimer et plus tard Enzensberger, qui dénonce l’aveuglement devant les structures de production pour dégager la possibilité d’une émancipation, Baudrillard congédie les médias de masse, définis par l’appropriation du code qui les régit :

À la limite, bien sûr, c’est le concept même de medium qui disparaît, et doit disparaître : la parole échangée, l’échange réciproque et symbolique nie la notion et la fonction de medium, d’intermédiaire. Il peut impliquer un dispositif technique (son, image, ondes, énergie, etc.) comme aussi bien un dispositif corporel (gestes, langage, sexualité), mais celui‑ci ne joue plus dans ce cas comme medium, comme système autonome régi par un code9.

11Comme le montre D. Mersch, la théorie des média, entre technophilie et technophobie, n’est pas avare de positions tranchées. À des auteurs irréductiblement pessimistes tels que Anders, Baudrillard ou Virilio fait face une croyance téléologique utopiste, qui s’appuie sur une histoire linéaire des média pour espérer l’avènement d’une sphère de communication et d’échange mondiale. Cet optimisme médial est ainsi présent chez McLuhan sous la forme du concept de « village global », chez Vilém Flusser avec la « société télématique » ou encore chez l’ancien collaborateur de McLuhan Derrick de Kerckhove, qui a repris jusqu’en 2008 la direction de son programme à l’université de Toronto. L’optimisme est à chaque fois nourri par le développement de l’électronique et des réseaux informatiques, considérés comme autant d’« interconnexions dialogiques » (expression que D. Mersch emprunte à Flusser, 156) de toutes les données et informations. Si l’ordinateur n’est pas encore un objet d’étude pour McLuhan, il souligne le rôle de l’électricité permettant de réduire les distances temporelles et spatiales de communication. L’alphabétisation en effet, si elle est bien le préalable de toute pensée formelle et argumentative, et en conséquence de toute science, a également démantelé les espaces de simultanéité et d’échange qu’étaient les sociétés orales pour produire un humain logique certes, mais aussi spécialisé, fragmenté et individualiste. L’électronique, qui en un mouvement propre à la succession des époques médiatiques, réactive le sens de l’ouïe et du toucher, alors que le sens de la vue s’auto‑ampute suite à sa trop grande stimulation, fonde une nouvelle sphère de participation rationnelle globale, réalisant l’essence même de la structure du médial.

12On retrouve également chez Friedrich Kittler une telle téléologie de l’histoire des média, sans que celle‑ci soit liée à une quelconque utopie numérique, mais plutôt à une certaine conception métaphysique du réel. L’écriture alphabétique, système fini de signes en eux‑mêmes non signifiants, par opposition aux idéogrammes et au logogrammes, est en effet pour Kittler le premier terme d’une histoire du codage qui s’achève avec l’ordinateur, capable de simuler les interfaces de tous les média précédents en les rapportant à une succession d’états 0‑1. La fin de l’histoire, écrit Kittler dans Gramophone, Film, Typewriter, est celle où l’humain n’écrit plus, mais est en même temps l’accomplissement de l’unité de l’écriture dans la notation du langage, de l’écriture et des chiffres dans la Grèce Antique. D. Mersch, qui reproche à Kittler de vouloir réduire le sens au programmable, souligne que « son approche est moins tributaire d’un a priori technique que d’un couplage initial entre mathématiques et écriture qui est maintenu de bout en bout, des origines grecques jusqu’à l’ère numérique » (p. 206). D. Mersch y voit la prépondérance d’un paradigme langagier dans lequel se serait enfermée la théorie des média, sous l’influence du structuralisme.

Structuralisme & théorie des médias

13C’est en partie à ces noces entre la philosophie de la technique et le structuralisme, que D. Mersch consacre la troisième partie de son ouvrage, « Les philosophies des médias » par l’introduction aux théories de Flusser, Baudrillard, Kittler et Niklas Luhman. Est également abordée dans ce chapitre la « dromologie » de Virilio, dont les recherches sur les liens entre la perception, les média et les dispositifs guerriers, inspirèrent directement certaines analyses kittlériennes du médium comme « détournement du matériel militaire10 ».

Philosophiques, ces théories le sont au sens où elles prétendent au statut de philosophies fondamentales. En effet, les média au sens large — la « médiation », les techniques culturelles ou les dispositifs — se voient promus au rang de catégories essentielles de la pensée et acquièrent le statut d’un « a priori » (137),

14affirme D. Mersch, qui ajoute qu’elles participent à ce titre d’une critique de la métaphysique entreprise au « nom du tiers » pour dénoncer, au nom du médial, les dichotomies traditionnelles entre être et apparence, original et copie, vérité et fausseté ou encore sujet et objet. Ces traits de catégorisation nous semblent néanmoins insuffisamment discriminants : un théoricien tel McLuhan faisait en effet déjà sienne la perspective transcendantale (et D. Mersch insiste d’ailleurs sur ce point dans les pages qui lui sont consacrées) ; la critique métaphysique, quant à elle, était déjà menée à bien par Nietzsche, au nom du caractère métaphorique du langage, un siècle plus tôt.

15Plus convaincant comme dénominateur commun de théories somme toute très dissemblables, est le rôle du modèle sémiotique dans l’élaboration du concept de médium. À partir du structuralisme, les philosophes des média comprennent en effet les codes au fondement du fonctionnement des média (Kittler, Baudrillard, Flusser), ou l’émergence même du médium (Luhman), à partir de matrices de différences non signifiantes en elles‑mêmes. Vilém Flusser analyse ainsi la culture comme étant un « monde codifié11 », chaque média fonctionnant selon un code spécifique, code linéaire de l’alphabet, code bidimensionnel de l’image ou encore code numérique de la société « télématique » permettant un dialogue en réseau — ces codes étant eux‑mêmes compris à partir du formalisme mathématique : « Tous les appareils (pas seulement les ordinateurs) sont des machines à calculer, et sont, en ce sens, des “intelligences artificielles”12 ». De même, la théorie de l’illusionnisme intrinsèque des média de Baudrillard vient directement de l’analyse structuraliste du sens comme produit par le couplage arbitraire de signes dépourvus de sens en eux‑mêmes et ne se déterminant que réciproquement. La signification n’est jamais que médiale, le signifié n’existe pas indépendamment du médium qui le produit. Baudrillard, dit D. Mersch, en tire une double conclusion. La première est celle de la totalisation du médial, et du jeu de renvois qui le structure. La seconde est un nihilisme total dans la mesure où « la valeur de symbolisation dont la civilisation paraissait être la promesse se révèle à présent n’être plus qu’une circulation immanente au système, une circulation qui, en outre, s’accommode parfaitement de la logique numérique du code binaire » (p. 167). Friedrich Kittler enfin, qui fait du traitement des données l’une des trois fonctions constitutives du médium avec le stockage et la transmission, comprend ce traitement sur le modèle du traitement cybernétique de l’information. Le binaire est  l’instrument d’un codage universel, au‑delà des nombres, la discrétisation et le système binaire fournissant une clé universelle qui permet de traduire n’importe quel type de données, images, sons, textes, sous la forme d’un code. Les média sont des machines d’information, dont seule une archéologie peut mettre à jour les structures de fonctionnement.

16D. Mersch accorde une place à part à Luhmann, qui tout en conservant le modèle langagier et de la communication, réintroduit dans la théorie des média une dimension sensible, qui lui ferait défaut par ailleurs. Le concept de médium n’est pas central dans la pensée de Luhmann qui développe une théorie des systèmes sociaux, dont le système des médias de masse n’est qu’un élément parmi d’autres (à côté des systèmes du droit, de l’économie ou encore de l’art). Luhmann reprend au structuralisme son approche anti‑substantialiste (p. 217) : dans un système, les valeurs ne se déterminent que par la relation et la position des éléments les uns par rapport aux autres. Le concept de médium, qui n’apparaît que tardivement chez Luhmann lui permet de théoriser la formation de l’information au sein de ces systèmes d’éléments interdépendants : le médium est le processus par lequel des éléments qui n’ont pas encore de formes, c’est‑à‑dire jusqu’alors non organisés, sont convertis en informations13. Le médium est alors conceptualisé comme milieu, comme ce par quoi et à travers quoi se constituent les formes, qui peuvent à leur tour devenir média de la constitution d’autres formes :

le médium désigne ce qui génère, la forme ce qui est généré, le premier se dérobant constamment et ne se laissant appréhender qu’indirectement par le truchement du second […] comme trace ou comme résidu (226).

17Avec Luhmann, le médium n’est plus dispositif technique d’inscription ou d’enregistrement, mais milieu de cristallisation des formes. La permutabilité des média et des formes institue un « relationnisme » systémique qui, comme le développe D. Mersch dans la dernière partie de son ouvrage (p. 227‑257), sert de pivot aux développements les plus récents de la théorie des média. Devenue écologie médiale, celle‑ci appuie ses analyses sur les anthropologies de la culture ayant érigé le caractère prothétique de l’humain au rang de constante anthropologique fondamentale (Leroi‑Gourhan, Simondon, Stiegler) pour penser la culture humaine irréductiblement technique à partir d’agencements médiaux aux éléments interconnectés, soumis à des processus de transformations autonomes. Le terme d’écologie, dont D. Mersch critique à juste titre la pertinence, renvoie à une pensée du réseau cherchant à analyser les processus médiaux comme autogénérateurs, et conduit à repenser la place des êtres humains au sein des environnements techniques dans lesquels ils sont insérés.

Penser la médiation, une théorie négative des média ?

18La pensée de la médiation, conclut D. Mersch, a été remplacée par « l’absolu de la relation » (p. 250), qui par sa généralité s’interdit de penser la spécificité de chaque inscription matérielle et de chaque expérience existentielle par lesquelles le sens se construit. Le concept de médium privilégié par le paradigme langagier et technique, qui réduit le médium à la mise en œuvre d’un code numérique universel (p. 258) est ainsi extrêmement réducteur, et échoue à cerner « le travail sourd des médias » (p. 260). La théorie des média, obsédée par la cybernétique et la technique, répète paradoxalement le modèle de discursivité et de rationalité que des auteurs comme Walter Ong ou Jack Goody cherchaient à contester par leurs études sur l’oralité.


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19Dieter Mersch en appelle ainsi à un autre concept de médium, qui affronterait la difficulté qui consiste en ce que c’est toujours dans un médium déterminé que l’on parle du médium. La négativité est constitutive des média, voués à disparaître dans leur fonction de médium (p. 264), et seule une démarche indirecte, phénoménologique, permet de mettre à jour la médialité de chaque médium. Ne reste alors possible qu’une théorie négative des média, qui observerait la naissance du sens dans le dysfonctionnement du médium, dans ses écarts et ses lapsus et qui ferait des arts, « qui fissurent le médium, le retournent contre lui‑même, le confondent dans ses contradictions en vue de démasquer les dispositifs médiaux » (p. 270), le champ d’observation privilégié d’une pratique des média plus riche en enseignements que la simple théorie. Plaçant la pratique du médium au centre de la réflexion sur le médium, D. Mersch renoue avec la prolixité du champ artistique lorsqu’il s’est agi d’interroger les matérialités de ses productions, tant il est vrai que les premières interrogations sur le médium, au sens de dispositif technique, sont nées en son sein. En même temps, D. Mersch dissout les tentatives de détermination du médium au profit d’une pratique de la « médialité » dont l’extrême généralité est problématique du point de vue de la nécessaire conceptualisation philosophique.