Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Dominique Vaugeois

Poétique du recueil et poétique de l'essai

La Pensée composée. Formes du recueil et constitution de l'essai québécois. Sous la direction de François Dumont, Québec, Nota Bene (coll Cahiers du CRELIQ), 1999.

1L'intérêt principal de cet ouvrage collectif rassemblant quatorze contributions réunies par François Dumont consiste, au-delà de l'accès qu'il offre à un pan de la littérature francophone méconnu des lecteurs français (en partie pour cause de mauvaise diffusion), de poser une double problématique théorique, celle, générique, de l'essai et celle, plus formelle, du recueil. Le mérite de cette double perspective est d'apporter du neuf (a) dans la réflexion théorique sur l'essai, considéré d'abord sous l'angle de sa mise en recueil et (b) dans l'étude du recueil d'essais comme forme poétique particulière qui diffère considérablement de la problématique du recueil de poèmes ou de nouvelles qui est, elle, plus fréquemment explorée par l'analyse théorique — le numéro des Études littéraires intitulé " Poétiques du recueil " (vol. 30, n° 2, hiver 1998) consacre un article à la question des repères bibliographiques concernant la problématique du recueil et annonce d'emblée que le travail sera divisé " à partir des trois genres les plus étudiés du point de vue du recueil : la nouvelle (le genre le plus souvent abordé sous cet angle), la poésie (où les études de cas sont abondantes) et l'essai (où les travaux sont beaucoup moins nombreux) ". De plus, cette double question de poétique théorique est étroitement associée à une dimension sociologique et historique. La poétique des formes est à considérer dans le cadre d'une réflexion sur la production d'une société — production donc géographiquement et historiquement circonscrite : celle de la société québécoise des années soixante, son amont et son aval. Loin de restreindre le propos de l'ouvrage, cet ancrage culturel bien défini met en évidence la réalité complexe de l'objet littéraire dont l'appréhension nécessite la combinaison des perspectives. L'ouvrage tire toute sa force de cette complexité des points de vue : comprendre le recueil dans sa relation au genre de l'essai, comprendre l'essai dans la perspective de sa publication en recueil, comprendre une forme littéraire en relation avec l'espace-temps de sa production, c'est alors le signe d'une pensée qui compose avec les différents facteurs et instruments proposés à son jugement.

2D'autre part, ce livre, comme nous le rappelle le prologue, est lui aussi un recueil, résultat d'un travail en trois temps amorcé en 1992 par une équipe de recherche québécoise, conclu en 1997 par un colloque dont le volume constitue les actes, complétés de deux collaborations extérieures en fin de parcours. Il s'agit donc bien d'une " pensée composée " sur le recueil : matière du livre et manière sont en parfaite conformité. L'insaisissabilité d'un discours mutable comme l'essai et d'une forme infiniment variable dans ses réalisations comme le recueil, ne pouvait que tirer profit de cette approche polymorphe qui trace les limites d'expériences individuelles d'écriture. Elle propose au lecteur de recomposer, d'article en article, de façon fugitive, la figure abstraite d'un genre dont l'identité est chaque fois à réinventer et à reconstruire dans une dynamique interprétative propre à sa mise en recueil et que les textes ici rassemblés ont pour charge de lancer. L'ouvrage se divise en trois parties mettant chacune l'accent sur l'historicité de la forme littéraire en question et sur une constante fondamentale de la poétique de cette forme. La composition du volume peut se résumer comme suit :

  1. Analyse de l'avènement de l'essai comme genre de premier plan dans la société canadienne-française et mise en évidence de la relation étroite entre politique éditoriale et forme colligée.

  2. Présentation du phénomène de réédition des essais québécois du passé et étude de la profonde liaison entre la poétique du recueil et la pensée historique.

  3. Étude des prolongements au-delà de la date charnière de 1960 et accent mis sur l'importance de la notion de dynamique de l'hétérogène.

3C'est ainsi que l'ouvrage permet une étude qui considère à la fois le plan diachronique — " constitution " d'une forme et d'un genre : la " pensée composée " est aussi une histoire de la pensée marquée par la chronologie des articles — et le plan synchronique — l'autonomie de chaque article superposant une nouvelle parole susceptible de reprendre au même point, mais sous un angle différent, la réflexion théorique. Lecture paradigmatique (caractéristiques du recueil d'essais) et lecture syntagmatique (parcours d'une littérature nationale) sont constamment mêlées.

Aborder l'essai par le recueil

L'essai : au-delà des critères textuels

4La grande originalité des études proposées, à l'intérieur du champ de la recherche sur le genre de l'essai, est de laisser un peu en marge les poétiques textuelles (sémantique, linguistique) de l'essai — ce qui n'empêche pas de retrouver certaines conclusions issues de ces approches — pour considérer la poétique de l'essai dans la perspective d'une politique éditoriale qui se confond avec la poétique du recueil. Au delà de la syntaxe du texte et de son unité poétique, l'identité de l'essai dans ces études s'appréhende essentiellement à ses marges, en termes :

    • de génétique (variantes, ajouts — Marie-Andrée Beaudet examine les essais de Jean-Paul Desbiens sous l'angle de leur modification du journal au recueil, de même que Guylaine Massoutre, pour Vers une sagesse de François Hertel) ;

    • de péritextualité (paratexte — René Audet aborde l'étude des " répertoires " de Jean Simard par la question de leur titre et de leur mise en page et Richard Saint-Gelais montre l'importance de la stratégie des seuils dans l'esthétique de l'essai selon Hubert Aquin ; relations intra et intertextuelles — François Dumont met en évidence le parcours d'essayiste de Pierre Vadeboncoeur de texte en texte, sa " ligne de risque " passe par un rapport des textes entre eux dans le recueil et Annie Cantin examine la pertinence de l'étiquette générique d'essai des Lettres à ses amis d'Hector de Saint-Denys Garneau en replaçant ce recueil éditorial dans son rapport à l'ensemble de l'oeuvre de l'écrivain; ordre des textes — Andrée Mercier montre que la pertinence du discours essayiste de Jacques Ferron passe par une disposition déconcertante qui crée le sens) ;

    • de pragmatique (la valeur d'acte de l'essai en recueil et le phénomène de sa publication pris en compte par l'ensemble des articles).

5La poétique de l'essai confondue avec celle du recueil est alors une poétique de la sélection, de la réécriture et de l'organisation où placer devient le mouvement constitutif du sens. La particularité de la forme colligée permet donc à la réflexion sur la poétique de l'essai de considérer le fait que le texte de l'essai peut se définir d'abord non dans sa lettre mais dans le geste même de réédition et ce qu'il implique en termes de réception, de position sociale, d'ethos du sujet essayiste et de complexité énonciative.

Définir l'essai ?

6On pourrait alors penser que la question de la définition même de l'essai n'est pas véritablement le propos du volume. En effet il s'agit surtout d'étudier l'espace d'une composition (l'article de Patrick Guay sur la traduction de Convergences de Jean Le Moyne porte d'abord sur la modification d'une structure et celui de René Audet interroge surtout la pertinence des modèles et métaphores compositionnels susceptibles de rendre compte des recueils étudiés), où la forme du tout importe plus que la nature de ses parties. Mais là encore la poétique du recueil permet de poser plus vigoureusement la question générique. D'abord parce que — et c'est la conclusion de l'article de Patrick Guay — " on peut se demander si le recueil d'essais présente des caractéristiques spécifiques qui le distinguent du recueil de nouvelles ou de poèmes ou même des mélanges " (p. 117). C'est tout l'enjeu du volume que de tenter de fournir des éléments de réponse à cette question.

7D'autre part, les recueils considérés par les auteurs de ce volume, soit par l'hétérogénéité de leurs éléments (Une littérature qui se fait de Gilles Marcotte, Répertoire de Simard, le mélange de fiction et de non-fiction des Historiettesde Ferron relevé par Andrée Mercier, la polyphonie discursive du recueil de Madeleine Gagnon analysée par Frances Fortier), soit par l'origine de leurs constituants (la correspondance privée de Saint-Denys Garneau), obligent à confronter les " noms de genre " — lettres, chroniques, notes — pour interroger l'extension du terme d'essai et à poser, comme Robert Dion, la question de la spécificité de l'essai littéraire :

Le terme " littéraire " est spécialement ambigu : désigne-t-il […] la manière, le style, la " griffe " personnelle du sujet, caractéristique, qui […] suffirait à ranger ce type de textes dans la catégorie de l'essai (essai littéraire devenant alors un pléonasme), ou plutôt un objet de discours — la littérature — qui, on le sait, peut donner lieu à des études, à des traités […] ? (p. 67)

8On pourrait ajouter que le recueil, génériquement hétérogène, oblige à considérer en la mimant l'ambivalence essentielle d'un genre qui tient sa particularité de son jeu d'équilibriste sur cette ligne de tension ou de risque qu'il occupe entre les territoires délimités de la théorie littéraire.

9Enfin, la question de la réédition et de la réécriture (" les textes qui composent ce recueil appartiennent souvent à deux périodes: celle d'une première publication sous forme d'article et celle de la réédition en livre ", Prologue, p. 5) redouble l'indétermination générique intrinsèque de l'essai en mettant en évidence le rôle de la double appartenance temporelle mais aussi de la double appartenance spatiale (espace de la première publication, souvent la revue et espace livresque de la seconde publication) du texte. Tout le travail du paratexte auctorial ou éditorial, voire de reprise et composition qui accompagne la mise en recueil que nous évoquions plus haut vise à recadrer la parole première et donc à modifier le statut générique d'un texte essentiellement caractérisé par un mode de discours en première personne (cf.. Robert Dion qui reprend page 67 les définitions de Ricard, Vigneault, Marcel et Lukacs). Le plan de la réception se trouve alors également modifiés et Annie Cantin montre d'une manière magistrale comment l'appartenance générique est variable selon le plan de la production et selon celui de la réception. Plus qu'une modification, il s'agit d'une superposition de postures énonciatives (François Dumont présente le " je " double qui, dans La ligne du risque (1963) de Vadeboncoeur, manifeste à la fois la subjectivité de chacune des étapes contrastées successives marquées, depuis 1945, dans la succession chronologique des articles et la subjectivité d'un itinéraire intégrant le récusable et la dialectique comme mouvements unificateurs) et de postures réceptrices ( " Ce double caractère se traduit à son tour par un double effet si l'on considère que le texte privé [la lettre] n'appelle pas une même attitude de lecture que celui qui se montre intentionnellement inscrit dans l'espace, dans le discours social et si l'on considère que la lettre en recueil arrive à solliciter ces deux postures et à les fondre en une seule ", Annie Cantin, p. 170.) Enfin, la question de la définition passe aussi plus précisément par celle de ses limites : le recueil d'essais constitue-t-il un Essai en vertu de la nature de ses constituants ou bien est-ce l'ensemble qui ressortit au genre de l'essai quelle que soit l'appartenance générique des parties du tout ? C'est le cas par exemple des Répertoires de Simard analysés par René Audet qui portent " la mention générique "Essai" " et sont constitués de " critiques, observations, réflexions, descriptions, citations ou maximes " (p. 93). Le niveau de complexité supérieur atteint avec la problématique du recueil se révèle alors indispensable à la pensée de l'essai, dont l'existence dans l'espace collectif du recueil est son mode d'actualisation le plus important.

Éthique du recueil/éthique de l'essai

10La question essentielle posée par Robert Major dans son article inaugural est aussi celle de la distinction entre l'essai au singulier et le recueil qui pluralise la notion. En effet, Robert Major dans un développement où il met en place un mouvement rhétorique en deux temps contre le recueil d'essais d'abord puis pour le recueil d'essais ensuite, montre que le genre même de l'essai " peut constituer à lui seul un livre. Les autres genres courts [sujets au rassemblement en recueil comme le poème ou la nouvelle] n'occupent qu'exceptionnellement tout l'espace du livre " (p. 22). Il y a toute une tradition rhétorique classique de l'essai à la française selon Robert Major qui implique ampleur et sérieux. C'est en ce sens que certains des auteurs de recueils considérés dans le volume refusent de se déclarer eux-mêmes essayistes. Jacques Paquin fait remarquer que le " refus [de Fernand Ouellette] de considérer ses textes comme des essais renvoie […] à une conception de l'essai qu'on présuppose inspirée […] par la grande tradition française de la littérature d'idées " (p. 203). Il convient donc de distinguer entre une esthétique de l'essai long et une esthétique du recueil qui entraîne alors la problématique aux limites de l'éthique : le recueil d'essais par opposition à l'essai unique (Le Mythe de Sisyphe et l'Homme révolté de Camus, La Génération lyrique de Ricard étant les exemples cités par Robert Major) serait le symptôme d'un souffle court, d'une " pensée étique " et d'une " paresse intellectuelle " qui " triche " (p. 18) en " accommod[ant] les restes " (formule de Victor Barbeau citée par Annie Perron p. 125). Ici seul l'essai long mérite le nom de livre ; or tout est là, dans le prestige du livre, que l'assemblage de chroniques, de notes ou de récits qui constitue le plus souvent le recueil d'essais, ne peut en aucun cas constituer. Se met ainsi en place une axiologie où le recueil, lieu de la pensée décomposée, serait du côté de l'artifice, de la facilité et du désordre et le livre comme totalité du côté de la vérité, de la vitalité organique et du sérieux.

11Dès lors Robert Major signale d'emblée ce que l'on retrouvera dans presque toutes les études : le souci de rapprocher le plus possible le recueil d'essais de l'idéal du livre, unifié et orienté d'un début à une fin, va être le souci premier de l'essayiste. De l'éphémère de la revue au mélange du recueil, l'essai bref est un genre en quête de légitimité. L'importance des seuils que met en évidence l'ensemble des études rassemblées participe de cette relation particulière de l'essai à son support. C'est ce dont l'abondance du discours paratextuel auctorial caractéristique du recueil d'essais, signalé dans presque toutes les études du volume, témoigne. Il faut relier, pour hausser le recueil au rang d'oeuvre : les relations intratextuelles mises en évidence dans la face rhématique de presque tous les titres des recueils (le trajet d'une Ligne du risque qui substitue un voyage à une architecture (François Dumont), la cohérence de Convergences (Patrick Guay), ou de La Face et l'envers et Point de fuite), ou à défaut les relations intertextuelles Annie Perron montre bien que la légitimité littéraire du recueil de lettres de Saint-Denys Garneau tient dans l'idéal de rassemblement du grand oeuvre qui annexe toutes les productions de l'écrivain). On se trouve alors face à une relation complexe à trois éléments : l'essai bref isolé, le recueil dans son existence virtuelle de réceptacle de pièces détachées et le recueil réel qui prend la forme du livre composé. Le paradoxe sera alors le suivant: si le recueil dans sa forme théorique de keepsakes s'oppose à l'idéal de l'essai long (le recueil d'essais ne serait pas un essai), le recueil comme composition, tel qu'il est travaillé par l'écrivain, rachète au contraire la légèreté de l'essai bref : on peut alors parler de recueil d'essais non par ce que le recueil est constitué de textes appartenant à la catégorie générique des essais mais parce que le recueil constitue ces mêmes textes en essais.

Quand le recueil crée l'essai

12Il semble donc que la forme colligée joue un grand rôle dans la problématique générique et que l'appartenance ou non des textes rassemblés au genre de l'essai soit en grande partie dépendante d'une poétique du recueil. Ainsi deux cas de figure sont représentés : soit la mise en recueil tue l'énoncé dont les circonstances de son énonciation première, son enracinement historique constitueraient le principe vital (Robert Major, p. 33, et la lecture de Hertel qu'il propose (p. 20) à comparer avec celle de Guylaine Massoutre) ; soit au contraire et c'est, dans l'ensemble, la thèse que soutient ce volume, le recueil crée,à proprement parler, l'essai, dans le cas du corpus considéré.

Recatégorisation et dynamique du recueil

13Ainsi Annie Perron montre que les textes de Barbeau, rédigés entre 1919 et 1961 et rassemblés en 1966 dans La Face et l'envers, " ressortissent d'abord au genre de la chronique, plus précisément de la chronique littéraire, de la critique des nouvelle parutions " (p. 124). La chronique implique un texte défini en partie par des contraintes éditoriales d'espace et des contraintes de temps (distance réduite par rapport à son sujet). C'est du contraste entre l'éphémère qui caractérise la chronique et l'idéal de globalité et de développement du livre (p. 125) que naît le recueil de Barbeau, dans le déploiement de stratégies paratextuelles et compositionnelles donnant naissance au diptyque (La Face et l'envers) pédagogique d'un essai qui tente de fournir l'éclairage d'une critique amateur (farouchement défendue) sur " la manière dont on pratiquait la littérature durant la première moitié du siècle " (p. 132). Robert Dion termine son étude d'Une Littérature qui se fait de Marcotte par l'hypothèse que nous venons d'évoquer d'un " fétichisme du livre " susceptible de promouvoir les textes rassemblés " à la dignité d'essais " (p. 73). La " chronique journalistique " vaudrait ainsi sa " recatégorisation " à " l'aura symbolique reliée à l'action même de " recueillir " et de publier en volume " (p. 74). C'est là une confirmation magistrale de l'approche phénoménologique et herméneutique des genres mais une confirmation paradoxale dans la mesure où la recatégorisation est tributaire d'une vision normative et modélisatrice sinon du genre de l'essai du moins de la notion de livre.

14La Pensée composée propose alors une réflexion par l'exemple sur cette remarque de Ricard (dans un article de 1977 des Études françaises consacré à l'essai dans la littérature québécoise de 1960 à 1977) que cite Robert Major dans son riche texte inaugural :

 La réunion en recueil est souvent ce qui confère à maints textes brefs leur véritable qualité d'essais, en les détachant de la circonstance particulière […] qui les a suscités et qui risquait d'obscurcir leur autonomie comme textes, pour les projeter dans un nouveau contexte, celui du recueil justement, où se laisse mieux voir non seulement la spécificité de leur écriture, mais aussi leur appartenance à un espace intellectuel plus personnel (p. 25).

15Il apparaît bien, à la lecture que propose Frances Fortier par exemple, que le terme de recueil d'essais appliqué au livre de Gagnon, Pour les femmes et tous les autres, ne désigne pas un réceptacle de textes génériquement définis comme essais mais la dynamique générique d'une forme susceptible de conférer à des constituants génériquement disparates une nouvelle identité générique.

16En effet la réunion en volume produit selon Robert Major une fonction d'achèvement de la pensée, la publication en recueil plaçant l'auteur en position de lecture propre à générer la production de compléments et à " recomposer la séquence intelligible d'une démarche de l'esprit " (p. 26, Robert Major cite l' " Avant propos " d'un recueil de Maurice Blain, Approximations (1967) qui ne sera pas étudié dans le volume). La " décontextualisation " conduit à une " cotextualisation " qui produit elle-même une nouvelle contextualisation (p. 26) à l'origine de la constitution de l'essai comme unité de sens. C'est ainsi que le passage s'effectue du discursif (lié à l'événement de parole et aux circonstances) au textuel (marqué par l'autonomie) voire au narratif (cf. la " dimension narrative " qui selon Marie-Andrée Beaudet fait du recueil de Desbiens le récit d'une pensée).

17Mais ne risque-t-on pas alors de s'éloigner de la spécificité générique de l'essai et d'aboutir avec le recueil d'essais comme le suggère la suite de la citation de Ricard, à " une oeuvre aussi unifiée et autonome en un sens, qu'un roman ou un texte poétique " (cité par Robert Major p. 25) ? L'essai quittant le récit pour le discours se perdrait lui-même. Toute la subtilité de ces études est précisément de montrer que la complexité générique de l'essai tient justement dans cet entre-deux paradoxal, exemplifié par le cas du recueil d'essais, de la solidité d'une énonciation qui se déploie dans la cohérence (face " thèse " de la définition de l'essai assumé par la dimension de livre du recueil) et de l'inachèvement précaire d'une parole changeante qui ne se conçoit qu'au pluriel de ses manifestations (face " brouillon ", " esquisse " de la définition, assumée par la forme colligée). L'idée de totalité est donc interrogée par les différentes études aussi bien sur le plan du tout unifié que constitue le livre que sur le plan de la relation de ses parties dans leur " insuffisance " essentielle.

Philosophie de l'essai et forme colligée

18Si le recueil crée l'essai, c'est alors aussi en raison de l'affinité profonde entre la forme colligée et la tradition d'une forme littéraire qui se développe à " l'ombre de Montaigne " (Robert Major) :

Puisqu'il est par définition partiel, inachevé, une pensée se construisant, une pensée s'essayant, l'essai est, dans son essence même, pluriel. La vie réflexive est faite de tentatives, nombreuses, toujours incomplètes, d'expliquer à soi et aux autres, de comprendre, de saisir une réalité qui constamment se dérobe ou se morcelle sous l'assaut de la pensée. N'existent que des essais, qui se répondent, se répercutent, se complètent, se contredisent, dialoguent. L'essai singulier est une anomalie ou, peut-être, une aberration. Le singulier postule une perfection, un achèvement, une totalisation parachevée, bien utopique pour l'essayiste. (p. 22).

19Si Robert Dion parle, à propos d'Une littérature qui se fait de Marcotte, de récit, d'histoire de la littérature nationale, il inscrit ce récit dans l'esthétique derridienne d'une " relève ", dynamique qui " à la fois conserve et supprime le passé " (p.66 ), selon la logique elle aussi discontinue et dialectique de la littérature québécoise.

20Cette " philosophie " de l'essai a deux conséquences. Elle implique d'abord, comme le montre Robert Dion à propos de la littérature québécoise, " le parcours de l'objet " (p. 59) qui est dans le cas du présent volume l'espace culturel, politique, social et idéologique d'une nation en crise. De la Révolution tranquille qui marque le début des années soixante à la crise d'Octobre qui marque le début des années soixante-dix, c'est pour Serge Cantin, s'intéressant aux deux recueils de Fernand Dumont publiés en 1971 et 1973, la question plus générale du sens (" sur le plan sociopolitique, comme dans La Vigile du Québec, ou sur le plan épistémologique, comme dans Chantiers ", p. 215) qui s'incarne dans le recueil d'essais : la pensée ne pouvant plus s'offrir " que sous la forme du relatif, du provisoire, du fragmentaire […] le recueil d'essais dumontien appar[aît] comme cette tentative à première vue paradoxale […] de rassembler le sens mais sans pour autant nier le fait premier, culturel, de sa dispersion " (p. 215). La dimension proprement essayiste du recueil de Gagnon coïncide avec " un travail de sape ", de " contestation de la pensée conceptuelle " qui s'inscrit aussi dans une perspective épistémologique ( Frances Fortier, p. 262).

21Deuxième conséquence : il s'agit dans tous les cas aussi d'un " parcours du sujet " (Robert Dion, p. 67). Pour François Dumont, l'esthétique essayiste, telle qu'il l'examine explicitement, à travers l'exemple de Vadeboncoeur, à la lumière du modèle montaignien, a comme principe l'opposition et comme objet le double mouvement de continuité et de rupture caractéristique de la pensée dans le temps. La Ligne de risque marque ainsi un itinéraire intellectuel et politique où s'exposent des étapes contrastées intégrant le récusable. " La défense et illustration du genre de l'essai " (p. 75) que François Dumont lit chez Vadeboncoeur est donc interdépendante d'une forme qui à la fois relie, au-delà de la simple succession chronologique d'éléments textuels séparés (" le premier texte [du recueil] ne représente pas l'ensemble ; il l'inaugure plutôt ", p. 79), et marque la reprise (au double sens du mot) d'îlots textuels en îlots textuels. Le genre de l'essai apparaît alors comme le lieu de développement d'une pensée " dialectique " qui s'oppose à la pensée dualiste, et d'une " conscience historique qui répond à l'idéalisme " (p. 81, c'est nous qui soulignons). Guylaine Massoutre rappelle également l'importance de la forme colligée aux sources de la philosophie occidentale : l'Organon d'Aristote, " le premier recueil comprenant textes achevés et notes de cours qui a servi de base à toute la tradition occidentale en philosophie ", et la pratique de la summa (somme), dont la plus célèbre est la Summa Theologiae de saint Thomas (c'est la référence du jésuite Hertel […]), genre littéraire typiquement médiéval " (p. 145).

22On peut même aller plus loin et conclure, à la lecture que fait Guylaine Massoutre de Vers une sagesse, recueil éminemment réflexif, que l'écrivain perçoit aussi son statut d'essayiste en ces termes dynamiques de recommencement, d'étapes et de reformulation.

L'essayiste et son lecteur

23Ce que permet alors La Pensée composée, comme nous l'avancions au départ de cette tentative de synthèse, c'est de comprendre l'importance d'une posture énonciative. Comme Lukacs, qui, rappelle Robert Dion, " renvoie […] l'essai à l'essayiste " (p. 67), le critère du genre serait peut-être à chercher du côté non pas uniquement des caractéristiques textuelles d'une subjectivité et de son discours mais du côté de sa nature d'acte de discours — référentiel et à sujet " non métaphorique " (Marcel) — ambigu. Ainsi Les Insolences du Frère Untel sont bien d'abord une posture, provocatrice qui donne voix " aux classes sociales les moins culturellement valorisées " (Marie-Andrée Beaudet, p. 55), mais sa véritable valeur d'essai, telle que la met en évidence Marie-Andrée Beaudet réside dans cette mise en scène de la naissance d'un écrivain qui s'affiche dans le dédoublement énonciatif des apartés et des parenthèses (Marie-Andrée Beaudet, p. 53). De même la posture du " vigile " est celle d'une modalisation généralisée qui prend sens de la nécessité pour les homme de " réfléchir sur le sens et la portée de leurs pratiques " (Serge Cantin, p. 227). La dimension réflexive de l'énonciation essayiste (Ricard) et ce double mouvement d'interrogation et d'appropriation que Vigneault reconnaît comme spécifique du sujet essayiste s'incarne ainsi dans tous les recueils considérés sous la forme de l'objection et de " l'attitude d'inclusion-exclusion " du sujet dans la parole commune pour Marcotte ( Robert Dion, p. 72-73), sous la forme de la " contradiction " pour Vadeboncoeur (François Dumont, p. 75). Les derniers articles du volume s'interrogent sur la pertinence de l'étiquette générique d'essai appliquée aux textes qu'ils considèrent : les Historiettes de Ferron ( " essai-roman historique ", Andrée Mercier, p.192), Les Actes retrouvés de Ouellette (que l'écrivain refuse de distinguer de ses poèmes), Point de fuite d'Aquin (où la part de la fiction est manifestement trop belle pour que l'appellation " recueil d'essais " lui convienne, Richard Saint-Gelais, p. 243). La réponse justifiant, nous semble-t-il — et d'une manière paradoxale qui sied à l'objet de l'étude —, la présence de tels textes dans une problématique de l'essai, est fournie par Richard Saint-Gelais aux dernières lignes de son article :

 On pourrait se demander si, en tant que geste, le refus d'Aquin de composer un recueil d'essais n'a pas en lui-même une valeur essayistique implicite : " tourner le dos ", " jouer de l'ambiguïté " , telles seraient les manières aquiniennes, en 1971, de faire lire sa position […] sur ce que deviennent la société et la culture qui l'entourent (p. 244).

24Geste à double tranchant, position ambiguë : telles seraient les " manières " de l'essayiste.

25Et il semble alors que le recueil comme forme crée ou hyperbolise, selon les cas, la complexité de l'instance discursive. D'abord la superposition de l'énonciation d'origine des texte repris et de celle qui accompagne la nouvelle publication crée d'emblée l'ambiguïté énonciative. Le recueil suppose ainsi toujours deux actes de la part de l'écrivain : celui d'une écriture première et celui d'une (re)lecture génératrice d'un réinvestissement des textes (soit par la récriture soit par le simple geste de reprise). D'autre, par la constitution d'une figure de l'auteur-essayiste dans l'espace du recueil, suppose un " je " qui dépasse les différentes incarnations énonciatives de la première personne dans les textes (cf. Frances Fortier et la parole féministe).

26Définir l'essai par le biais d'une posture discursive et d'une exposition dans l'espace d'un volume, c'est supposer la force illocutoire et de provocation qui constitue l'autre face de la définition de l'essai mise en évidence par La Pensée composée. Or là encore le recueil d'essais mobilise de façon particulièrement forte l'activité de liaison produite par la lecture. Toutes les études signalent l'importance du mode d'emploi à l'attention du lecteur dans le discours paratextuel. Le recueil assure une dynamique de lecture qui répond à l'inachèvement et à l'ouverture de l'essai. La fonction critique du locuteur, qui trie, choisit, compare, appelle en écho la fonction critique du lecteur. Là encore l'important est dans la notion d'indécidable que Richard Saint-Gelais met en avant et qui éloigne définitivement l'essai de l'étude, de la thèse, ou même de l'article journalistique traditionnel. Frances Fortier va dans le même sens quand elle soulève la possibilité d'une disparition de l'essai " dès lors qu'il poserait un regard orienté, idéologiquement dirigé " (p. 255), c'est-à-dire orienté suivant une ligne droite et continue qui n'aurait plus rien de la " ligne du risque ". En effet, ce que le recueil apporte à l'essai, c'est précisément aussi des " effets d'indécidabilité " qui créent une lecture, elle aussi, ambiguë.

27Un autre des mérites de ce volume d'études est alors aussi de fournir une lecture critique des interprétations du recueil d'essais, la " passion de cohérence " du lecteur analysée par Robert Major (p. 27-30) met en avant les risques d'une compréhension structurale excessive que la forme éclatée du recueil peut induire par compensation. On comprend alors mieux peut-être, au terme du parcours, la possibilité d'existence d'un recueil qui tuerait l'essai en ne permettant pas une lecture plurielle dont le décentrement perpétuel de l'ouvrage de Montaigne constitue pour Robert Major le modèle. Mais La Pensée Composée vient mettre en avant une autre dimension du rôle de la réception dans la problématique de l'essai et du recueil, celle de la relation essentielle de l'oeuvre à son temps, et de l'importance de ce critère dans la réflexion sur les genres.

L'oeuvre dans le temps

L'espace socio-politique du recueil : le cas d'une littérature nationale

28Si le livre, sous la forme du recueil, transforme la perception générique du texte, il semble être aussi la forme privilégiée d'une politique de l'essai caractéristique de la société québécoise des années soixante. Il semble en effet que la définition même de l'essai soit directement liée à l'existence du collectif et à la relation entre expression d'un sujet et parole sociale. Robert Dion met en évidence, dans son étude de l'énonciation chez Marcotte, l'usage massif du " nous " par rapport auquel " l'emploi du je […] prend en fait son sens " (p.71). L'essai, dans le cas exemplaire des Insolences du Frère Untel, entreprise éditoriale qui consacre comme écrivain un frère enseignant de milieu modeste, auteur de lettres polémiques publiées dans des revues, implique une demande du milieu récepteur à laquelle il répond : l'essai sous la forme du recueil est d'abord, nous l'avons dit, le résultat d'un acte de publication et non uniquement de création littéraire. Marie-Pier Luneau aborde l'étude de Constantes de vie de Lionel Groulx sous l'angle de la réinteprétation, dans les années soixante, de textes écrits plus de vingt ans auparavant et qui n'existent en tant qu'essais qu'en fonction d'une problématique socio-culturelle qui les réinvestit de sens et les rassemble. La correspondance de Saint-Denys Garneau publiée en recueil devient essai en vertu de cette attente publique qui les appelle et transforme leur destinataire privé en destinataire public. Plus qu'aucun autre genre sans doute, l'essai se définit dans une problématique sociale qui laisse place à la construction d'une posture scripturale d'essayiste et doit donc son existence, plus que tout autre, à la possibilité d'une réception sociale qui met en jeu des critiques matériels de diffusion. A cette remarque de François Dumont selon qui " définir Saint-Denys Garneau comme essayiste à partir de son journal et de ses lettres, ce serait non seulement dénaturer son oeuvre mais encore se priver des enjeux de sa parole publique et de l'abstention qu'il a ensuite choisie, malgré sa volonté maintes fois réitérée de s'engager " (Cité par Annie Cantin, p. 166), Annie Cantin répond que la mise en recueil, par le caractère public de sa diffusion, par l'effacement de l'échange présupposé par la lettre, par la mise en relation de ces textes avec l'ensemble de l'oeuvre de Saint-Denys Garneau devient partie prenante d'un espace public d'interprétation qui la recatégorise en essai. L'essai apparaît bien comme "  une activité engagée dans le discours social ", que cet engagement soit le fait de l'auteur — comme pour Desbiens dont la publication en livre consacre la figure publique de l'écrivain " passeur " historique et écho des " difficultés d'être de la langue et de la pensée au Canada français " (Marie-Andrée Beaudet, p. 54-55) — ou d'un lectorat (critiques, éditeurs) porteur d'une idéologie littéraire (" mythe " du grand oeuvre de l'écrivain — p. 178, Annie Cantin sur les Lettres à ses amis de Saint-Denys Garneau) ou sociale ( cf. la " configuration sélective du passé ", (Épilogue, p. 277) qui caractérise la reprise en recueil). Se dégage aussi de ces études l'idée que l'essai québécois est essai en recueil car il dépend d'une politique du recueil en accord avec une politique du collectifet de la liaison complexe passé/futur (mise en évidence par la chronologie, l'écart temporel entre les textes du recueil et le retour critique de l'écrivain sur sa production, déjà mentionné) dans une société en pleine mutation mais aussi soucieuse d'établir une identité qui en appelle aux " constantes " de la pensée nationale.

Le genre et la circonstance

29Ce volume nous rappelle donc, preuves à l'appui, que l'étude générique ne peut sans dommage se passer des critères historiques et sociologiques et de l'étude de cas. Peut-être que l'essai, plus que le roman, le poème ou le genre dramatique, a tendance — et c'est peut-être le résultat paradoxal de la reconnaissance de sa nature polymorphe — à être considéré dans le cadre d'une réflexion théorique générale. Les recherches sur l'essai québécois dont participe ce volume, loin de réduire le champ de la réflexion théorique à un domaine limité, font progresser cette réflexion en lui montrant ses limites. C'est ainsi que ces études soulèvent toute une série d'interrogations intéressantes sur l'importance historique de la forme colligée : par exemple, sa place dans la production littéraire d'une littérature et le rôle qu'elle joue dans la relation aux concepts d'oeuvre et d'auteur, sa place enfin dans la production d'un auteur. Y a-t-il un temps pour le recueil d'essais ? L'exemple des Historiettes de Ferron témoignage d'une " période de restructuration de l'oeuvre ferronienne " (Andrée Mercier, p. 179) éclaire à la fois la relation d'un écrivain à son oeuvre et la relation à ses lecteurs. D'autre part un poète comme Ouellette se fait-il essayiste de la même manière qu'un Vadeboncoeur qui n'a jamais publié " ni fiction narrative, ni théâtre, ni poésie " (p. 76), qu'un chroniqueur littéraire comme Barbeau, ou que des auteurs de fiction comme Simard et Ferron ? Plus globalement, la question du recueil de textes non fictionnels pose la complexité de la relation de la littérature à l'histoire et à la circonstance que met par exemple très nettement en évidence Jacques Paquin dans son étude de la chronologie des Actes Retrouvésde Ouellette. Quel est le temps d'une oeuvre : celui de son écriture, celui de sa publication ? La chronologie du recueil construit une chronologie des textes qui se superpose à la chronologie référentielle et la perturbe. Le point d'incidence toujours complexe entre le monde et le texte est alors à interroger de façon encore plus attentive et signale l'importance poétique de la notion souvent simplifiée de circonstance qui reste le maître mot de la pensée composée. 

30Nous conclurons en rapportant cette hypothèse, faite par Richard Saint-Gelais en note, à savoir qu'il serait peut-être bon, au terme de notre lecture, de se demander si " de genre second, conçu en fonction de ceux auxquels appartiennent ses parties constitutives, le recueil [ne] tend[rait pas] ainsi à s'autonomiser " (p. 244) comme genre, s'inscrivant au début des années soixante-dix, à l'exemple de Point de fuite (1971) d'Aquin ou de Pour les femmes, et tous les autres (1974) de Gagnon, dans une esthétique de l'hétérogène, de la différance (Richard Saint-Gelais sur Aquin, p. 233) qui participe de l'ère de la déconstruction. " À être "trop" transversal, [le recueil d'essais] s'affirme comme parcours irréductible aux zones génériques qu'il traverse " (idem). Le recueil d'essais manifeste plus nettement que le recueil de nouvelles ou celui de poèmes, en raison de l'indéfinition générique des textes qu'il rassemble, la nécessité de la distinction du tout et de ses parties. Cependant, la spécificité de la production de la forme colligée quelle qu'elle soit et de sa réception nous semble, dans tous les cas, fournir des critères suffisants à l'indexation d'un nouveau genre, qui ne se limiterait pas selon nous à la période et à l'espace culturel considéré dans ce volume d'études.

31Le volume fournit une excellente bibliographie sur l'essai. Nous nous contenterons de citer à nouveau certaines références utilisées dans le compte rendu et d'en ajouter quelques autres.