Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Janvier 2019 (volume 20, numéro 1)
titre article
Irina De Herdt

De l’imposture dissimulée à la simulation d’enquête

Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Paris : Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2018, 184 p., EAN 9782707344847.

1Comment analyseriez‑vous spontanément le mot d’imposture ? Comme un dérivé de « posture », précédé d’un préfixe de négation, peut‑être ? Vous ne saviez donc pas que le mot d’imposture même est une imposture, dans la mesure où son envers n’est pas la posture, mais l’enquête ? Pourtant, les différentes postures d’auteur ne manquent pas, dans cet essai imposant, c’est‑à‑dire qui inspire l’admiration et le respect, et qui en impose aussi, peut‑être, un peu — difficile de faire autrement, avec un tel titre. Un titre un brin trompeur, justement, susceptible d’attraper ceux et celles qui, comme nous, pensaient enfin convertir leur paralysant sentiment d’imposture en instrument de pouvoir : mais ce n’est pas de cela qu’il est question. Loin d’être un sentiment imaginé, l’imposture selon Maxime Decout constitue une action assumée, préméditée, qui suscite d’emblée une réaction sous forme d’enquête. Aussi l’auteur de l’essai adopte‑t‑il avec humour la posture de l’enquêteur qui enquête sur l’enquête et ses revers, l’imposture, la tromperie, la supercherie, le filoutage littéraires. Les mises en abyme et autres jeux de reflets vertigineux foisonnent en effet, dans cet essai qui se veut leçon par l’exemple des phénomènes qu’il étudie : la démarche critique prend une posture presque romanesque, qui fait notamment écho aux rouages du roman policier.

2Sur la table de dissection ne repose cependant pas de cadavre, mais un corpus de récits de fiction à première vue plutôt hétérogènes. Au fil des pages se dessine en effet un modèle implicite de « fictions/récits d’imposture et d’enquête », dont la délinéation transcende joyeusement les genres, les langues et les critères de valeur et de reconnaissance, mais dont beaucoup relèvent de la marque éditoriale de Minuit : quelques représentants du Nouveau Roman (Robbe‑Grillet, Butor), une poignée d’Oulipiens (Perec, notamment, et Roubaud, dans une moindre mesure), et quelques grands monuments inclassables de la littérature mondiale du siècle dernier comme Nabokov, Borges, Svevo ou encore Pynchon. En amont préside E. A. Poe, ancêtre spirituel du roman à énigme et de la fiction d’imposture, dont La Lettre volée est une référence récurrente tout au long de l’enquête. Même si la majorité des œuvres étudiées précède le tournant anti‑formaliste que les années 80 ont signalé dans la littérature française, la création contemporaine n’est pas absente, avec de belles pages consacrées à Pierre Michon, Jean Échenoz, Éric Chevillard, Jean‑Benoît Puech et Didier Daeninckx. En général, toutefois, l’enquête critico‑romanesque de M. Decout cerne un moment historique largement révolu ; elle se positionne à contre‑courant de cet autre paradigme d’enquête, actuellement en vogue tant dans la création que dans la critique littéraires, qui est celui de l’investigation documentaire et du dépouillement des archives. Également à rebours d’un certain tournant éthique de la production littéraire contemporaine1, l’enquêteur de l’imposture se range explicitement sous la bannière d’un mouvement de « dé‑moralisation » (p. 38) de la littérature. C’est l’opposition du vrai et du faux, mise en cause depuis le siècle des Lumières, et non pas du bien et du mal, qui se trouve au cœur de la démarche à proprement parler méta-herméneutique de M. Decout.

Différents paradigmes de questionnement herméneutique

3On sait que le xviiie siècle constitue un moment clé dans l’émergence d’un véritable engouement littéraire pour l’imposture : époque de la démystification rationnelle et de la recherche de la vérité, elle est aussi celle de la célébration d’une veine mystificatrice dans la fiction. Elle inaugure une double crise, du savoir et de la vérité d’une part, du sujet et de l’identité d’autre part, dont les enjeux se cristallisent exemplairement, comme soutient M. Decout, dans les figures de l’imposture et de son pendant, l’enquête. À l’appui du corpus romanesque mentionné, l’auteur vise donc à démontrer comment celles‑ci s’imposent comme un modèle de questionnement herméneutique qui est à la fois « concurrent et convergent avec celui du paradigme de l’indice » (p. 22) de Carlo Ginzburg, dont le premier chapitre de l’essai rappelle les tenants et aboutissants. Si le paradigme de l’indice revêt une réponse possible à l’ébranlement des certitudes concernant la vérité et l’identité qui caractérise l’avènement de la modernité, il ne va pas assez loin, dans l’analyse de M. Decout : aussi la figure de l’imposture s’insère‑t‑elle dans les failles du paradigme indiciel, bousculant ainsi toute illusion d’un degré de vérité objectivement atteignable entre le langage et le monde, entre soi et soi, entre l’auteur et le lecteur.

4Par le biais de cet angle « impostural », l’auteur s’interroge en d’autres termes sur des questions constitutives de la littérature, à condition d’assimiler celle‑ci essentiellement à la fiction narrative. En cela, Pouvoirs de l’imposture poursuit et approfondit une enquête sur la nature même de la fiction déjà entamée dans deux essais précédents, consacrés respectivement à la mauvaise foi et à l’imitation : En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, et Qui a peur de l'imitation ? parus dans la même collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit en 2015 et 2017. Le premier ouvrage en particulier amorçait dans son cinquième chapitre une réflexion sur la tension dialectique entre le mensonge et la vérité qui expose en germe les idées développées davantage dans le livre dont il est question ici.

5Ainsi, Pouvoirs de l’imposture identifie quatre modèles d’imposture et d’enquête, présentés dans autant de chapitres, qui traduisent les changements de régime narratif survenus au cours du xixe et surtout du xxe siècle à la suite de la profonde remise en cause des modes de connaissance du monde et du sujet. La vérité est indécidable, le moi ne coïncide jamais entièrement avec les mots ni avec les choses : le roman policier, la psychanalyse et ses liens multiples avec la littérature, les figures du bonimenteur et du faussaire dans leurs rapports ambigus au langage, ainsi que le jeu sont autant de motifs qui pour la plupart s’articulent entre eux dans les œuvres étudiées, et dont La Vie mode d’emploi de Perec constitue un archétype exemplaire. Toujours éclairés sous un angle différent, les mêmes textes réapparaissent de chapitre en chapitre, dans une approche transversale qui aurait certainement bénéficié de la présence d’un index en fin d’ouvrage.

Quatre modèles d’imposture et d’enquête

6Le deuxième chapitre se penche sur les mécanismes d’imposture et d’enquête à l’œuvre dans le roman policier, aussi bien ses modèles classiques (Christie, Conan Doyle) que ses détournements (post‑)modernistes (Robbe‑Grillet, Perec, Roubaud, etc.). Le modèle du roman policier comme principe structurant de la narration est fortement entrelacé, au sein des œuvres, avec celui du jeu, sur lequel s’arrête le cinquième chapitre qui fait en cela miroir au premier. Dans les deux paradigmes, la démarche herméneutique se reflète en effet dans une situation de rivalité entre des individus, que ce soient le criminel et l’enquêteur, les deux joueurs, ou le faiseur et le destinataire du jeu.

7La rivalité est de nature différente dans le troisième chapitre, où le psychanalyste se voit aux prises avec les personnages de fiction, et avec leurs créateurs : bref, avec la littérature elle‑même, qui lui fait de la concurrence herméneutique. Nombreux sont en effet les textes du corpus qui invitent à première vue à une lecture psychanalytique, la psychanalyse s’étant infiltrée dans la littérature par son enquête sur l’imposture et le crime originaux œdipiens. En tant que modèle alternatif d’enquête sur les textes, elle s’avère toutefois, tant dans son versant théorique que thérapeutique, insuffisante, et c’est la littérature qui a pris le dessus et qui s’est réapproprié Œdipe en dénonçant la psychanalyse comme une imposture.

8Le quatrième chapitre, quant à lui, s’arrête sur la façon dont nombre des textes de l’imposture reposent fondamentalement sur une imposture du texte. Dans de nombreuses fictions, la langue représente à la fois l’arme et la cible de la mystification, qu’il s’agisse de récits de falsification et de supercherie, de monologues menteurs ou encore de textes qui s’adonnent au « piratage » intertextuel.

9Or, une fois qu’il est admis que l’imposture peut affecter jusqu’à la langue elle‑même, le lecteur se voit embourbé dans une méfiance généralisée et inéluctable ; il risque de s’enliser dans une galerie de glaces où le mensonge et la mauvaise foi ont carte blanche, et l’accablent nécessairement à son tour. Il est peut‑être regrettable que l’analyse d’un monologue menteur comme Le Bavard de Louis‑René des Forêts ou un texte autoréférentiel comme Un Cabinet d’amateur de Perec n’ait pas donné lieu à une interrogation plus profonde sur les enjeux de cette impasse herméneutique, à laquelle s’achoppent immanquablement de tels récits.

10Un autre aspect que l’approche de M. Decout n’explore pas explicitement, mais auquel nous souhaiterions davantage attirer l’attention, concerne la présence, dans ce sous‑corpus de fictions dédiées au langage imposteur, de la figure du commentateur ou du spécialiste de la littérature. Au fur et à mesure que l’enquête progresse, on constate que celle‑ci, ainsi que les figures de l’écrivain et du lecteur, se font toujours plus fréquentes au sein des fictions étudiées : subrepticement, l’enquête bascule de plus en plus du côté de la langue et de ses manipulateurs. Cette textualisation progressive de l’imposture et de l’enquête culmine dans le sixième et dernier chapitre, qui pose explicitement la question de la culpabilité, ou non, de la littérature. Il s’interroge notamment sur la promiscuité qui puisse exister entre les enquêtes littéraire et policière : quand l’enquête, au lieu de déboucher sur une réponse nette et univoque, suscite une myriade d’interprétations possibles ; quand la matrice de l’investigation policière s’avère être un prétexte pour questionner les méthodes et les enjeux de l’interprétation littéraire. Ainsi, le dernier chapitre conclut sur un petit catalogue de romans et de récits dans lesquels l’enquêteur principal est aussi spécialiste en littérature, ou dans lesquels les protagonistes en appellent à des professionnels du déchiffrement pour mener l’enquête. Pour nous, de telles mises en scène du lecteur professionnel déclenchent des questions importantes sur le rôle et la position de l’auteur‑enquêteur‑lecteur M. Decout lui‑même ; elles invitent à une réflexion qui permettra peut‑être de venir à bout des engrenages sans fin de l’imposture et de l’enquête.

La simulation du désir dissimulé d’être dupe

11Adoptant le masque débonnaire et affable de l’enquêteur, M. Decout n’en demeure pas moins à la fois auteur et lecteur professionnel : il est d’après nous nécessaire d’en rester toujours conscient, dans cet essai qui enchaîne les représentations d’auteurs et de lecteurs, et qui signale par ailleurs l’importance de la distinction entre le « professionnel » et l’« amateur » dans le cadre de l’émergence du paradigme de l’indice et de la fiction policière. Au fond, le choix romanesque pour la posture de l’enquêteur, au détriment de son rôle d’universitaire et de professionnel de la littérature, se laisse presque interpréter comme un acte de mauvaise foi de la part de l’auteur. M. Decout a beau cajoler le lecteur de son essai en lui adressant directement la parole d’égal à égal ; il a beau manifester une passion brûlante pour le sujet et opter pour une écriture espiègle et pétillante, à rebours du discours universitaire habituel : vous savez très bien que cette frime d’enquêteur‑amateur de roman à énigme est une flagrante imposture. Mais celle‑ci n’illustre‑t‑elle en fin de compte qu’une fois de plus la leçon principale du livre ? À savoir, l’immense pouvoir de l’imposture à vous embobeliner et à vous mener par le bout du nez — parce que vous êtes partie prenante de l’opération de mystification ; parce que c’est précisément ce que vous souhaitez, vous, lecteurs, plus que désireux de tomber sous la coupe de l’enchantement.

12C’est du moins la conclusion à laquelle arrive l’enquêteur Hercule Decout quand, à la manière de la révélation finale dans le roman policier, il réunit tous les acteurs de l’événement — c’est‑à‑dire, vous, lecteurs, semblables et frères — autour de lui, pour leur adresser directement la parole dans un épilogue intitulé « Où l’enquêteur expose ses solutions ». Titre dont il convient, encore une fois, de souligner la mauvaise foi, car ce qui suit est moins un dénouement qu’un démenti. Il n’y a pas de coupable, puisqu’il n’y a pas d’enquête, ni d’imposture : tout compte fait il n’y a que des fictions, qui visent toutefois à faire oublier qu’elles ne sont que cela. Autrement dit, le véritable coupable dans cette mystification n’est pas l’auteur mais le lecteur, dont le désir d’imposture est si puissant qu’il veut coûte que coûte croire en la réalité de l’enquête. Vous voilà face au miroir que vous tend l’auteur, mais vous n’êtes pas seul, bien entendu : derrière vous vous l’apercevez, cet agent double, à la fois joueur et faiseur du jeu, qui d’une part vous a mené en bateau, adoptant le format de l’enquête pour vous faire croire en ses intentions investigatrices ; qui de l’autre part toutefois, lecteur avide des fictions d’imposture, est lui-même victime d’un désir d’imposture envahissant. À la fois subi et infligé, ce désir est selon toute évidence le véritable moteur de cet ouvrage, en dépit de tous les fils démystificateurs qu’il ne tisse : né sur la ligne de crête de la lecture (de professionnel plutôt que d’amateur) et de l’écriture (plus critique que romanesque), il se déconstruit tout en se perpétuant par le truchement de la fiction de l’enquête. Volontairement crédule, nullement dupe, vous vous êtes tout de même laissé bercer par cette illusion, ou plutôt, pour le dire avec un écho barthésien délibéré, cette « simulation »2 d’une enquête sur l’imposture : ainsi vous avez vous‑même effectué un quod erat demonstrandum des mécanismes puissants de l’imposture, non pas tellement dans les œuvres étudiées que dans l’ouvrage que vous tenez entre les mains.

La fiction jubilatoire

13La boucle ainsi bouclée débouche cependant sur une situation d’impasse quelque peu similaire, toutes proportions gardées, à celle de nombre des fictions d’imposture analysées. Or l’essai de M. Decout fait largement impasse sur ces aspects plus problématiques du mode narratif imposteur, souvent caractérisé par des mises en abyme et des boucles autoréférentielles apparemment sans issue. L’auteur a en effet choisi de se concentrer davantage sur le versant jubilatoire de l’imposture, à laquelle il rend hommage dans l’épilogue prétendument révélateur — même si cela va à contre-courant des indices parfois ambigus que fournissent les textes eux‑mêmes. Pouvoirs de l’imposture se conçoit donc, plus largement, comme une célébration joyeuse et ludique des pouvoirs de la fiction, à un moment où une partie plutôt substantielle de la création littéraire préfère selon toute évidence se cantonner au réel et au documentaire.

14En fin de compte, il est clair que la trilogie d’essais de M. Decout s’est emparée de trois concepts bien différents, mais proches, dont les définitions recoupent à chaque fois l’essence même de ce qu’est la fiction — quitte à parfois généraliser par trop la spécificité de chaque notion : la mauvaise foi comme une forme de mentir vrai, l’imitation comme fondement même de la démarche fictionnelle, l’imposture comme une conduite pour faire exister ce qui n’existe pas. Les enjeux sont vastes et la trilogie dans son ensemble se présente comme une apologie audacieuse des pouvoirs globalement constructifs de la fiction. À l’encontre des forces négatives — un penchant pour le désordre et l’obscurité, le désespoir d’une vérité toujours élusive, l’inévitable carence herméneutique à laquelle nous confronte le langage — qu’il est possible de déceler dans l’engouement littéraire pour l’imposture, l’auteur prend résolument parti pour une optique optimiste, dans laquelle l’imposture et l’enquête concomitante traduisent un étonnement créatif vis‑à‑vis des complexités du réel, de l’individu et du langage. Aux dépens de la dimension plus existentielle de l’imposture, qui est brièvement abordée dans le chapitre introductif de l’ouvrage, la vision privilégiée est celle de l’imposture comme source de réjouissance, d’opposition ludique à toute forme d’autorité établie. En cela aussi le caractère relativement intempestif du livre, qui retourne sur des courants d’écriture formalistes à une époque où la création et la critique littéraires s’en sont un peu détournées, fait exemplairement écho à l’argument même qu’il développe. Encore que l’on puisse éventuellement se demander, à cet égard, si la perspective potentiellement réductrice de l’imposture et de l’enquête ne risque pas d’obnubiler d’autres aspects non moins fondamentaux des textes ; car on sait bien que, chez Nabokov, Perec ou encore, plus récemment, Chevillard, par exemple, les enjeux vont bien au‑delà du défi de sophistication formaliste.


***

15La célébration des pouvoirs de la fiction se reflète aussi, en définitive, dans l’approche critique de l’essai : pour instructive que soit la simulation de l’enquête et de l’imposture, celui‑ci reste évidemment bel et bien un texte de critique voire d’histoire littéraires, dont on admire en particulier la richesse de l’analyse des textes primaires. Le commentaire est moins convaincant, d’après nous, quand il s’applique à théoriser davantage les idées développées, à l’appui de ce que l’on pourrait presque désigner, avec Roland Barthes3, comme un « réseau grec ». S’il n’est nullement sans intérêt de remarquer que l’imposture peut avoir des traits en commun avec le concept ancien de sophisme (p. 55), le rapprochement entre le roman policier et la fonction cathartique du théâtre classique (p. 136) paraît moins pertinente. De même pour l’évocation de la gnose ancienne dans le contexte d’une réflexion sur l’esthétisation du crime (p. 145), ou encore la reprise du concept de l’idiotie, dans le sillage de Clément Rosset (p. 159) : de telles pages séduisent un peu moins que la lecture détaillée et perspicace des fictions elles‑mêmes, dans toute leur hétérogénéité textuelle et contextuelle. Ces pages de lecture font entrevoir un lecteur à la fois professionnel et amateur — dans le sens premier du terme — épris d’un désir d’imposture dont il n’est en même temps pas du tout dupe et qu’il s’efforce à la fois de prolonger, c’est‑à‑dire de transmettre, et de disséquer de fond en comble. C’est dans ce morceau de bravoure critique, teinté de romanesque, original et audacieux, que réside pour nous la grande pertinence de ce bel essai d’herméneutique littéraire.