Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Valérie Jeanne Michel

Hommages à Claude Michel Cluny

Claude Michel Cluny. Actes du Colloque de l’Université Paris IV Sorbonne 24-25 juin 2005 : inédits, documents et études critiques réunis par / Pierre Brunel et Jean-Yves Masson. - Paris : La Différence, 2005. - 477 p. - Coll. « Les Cahiers d’Hermès ».Claude Michel Cluny : des figures et des masques / Jalel El Gharbi. - Paris : La Différence, 2005. - 220 p. - Coll. « Les Essais ».

1À l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de Claude Michel Cluny, deux ouvrages paraissent en même temps aux mêmes éditions de La Différence, qui fêtent cette année, leurs trente ans et avec lesquelles le poète travaille en tant qu’auteur fidèle (vingt-sept titres et deux volumes d’œuvres complètes) et directeur de la célèbre collection « Orphée ».

2Les actes du Colloque de la Sorbonne, annoncé en son temps sur Fabula1, feront date parmi les publications universitaires. Il s’est tenu il y a quelques mois seulement et les actes qui en sont issus constituent la première somme consacrée au poète. Les responsables du colloque et éditeurs scientifiques du volume, Pierre Brunel et Jean-Yves Masson, tous deux Professeurs de littérature comparée, expliquent leur ambition : « Le présent livre ne prétend pas se substituer, cela va de soi, à la thèse qui reste à écrire sur Claude Michel Cluny. Mais il voudrait aider les lecteurs, les étudiants, les chercheurs, à prendre une première vue d’ensemble de son œuvre en leur offrant un ouvrage de référence ».

3L’ouvrage est articulé autour de deux parties, l’une visant l’étude des enjeux de la création poétique selon Claude Michel Cluny, de son « art poétique », l’autre regroupant des travaux plus thématiques, sur la place du corps, la perception du temps et de l’espace, la pratique de l’autoscopie, le rapport au cinéma et, bien sûr, à la peinture. Tous les types d’écrits auxquels s’est livré Claude Michel Cluny, dont la pratique est particulièrement diversifiée, sont pris en compte dans une approche englobante qui dessine le portrait esthétique et philosophique du poète et les figures majeures de son œuvre. Domine l’image d’une poésie maîtrisée, lieu d’écoute du monde et de l’existence, en attente de ce qu’elle pourra fixer de l’instant mais se retenant de l’espérer – une poésie de (la) sagesse.

4L’ensemble rassemble les travaux de vingt-trois contributeurs de nationalités différentes. Le chercheur et l’étudiant y trouveront effectivement une sorte d’état de la recherche, un tableau de ce qui a est déjà dit et connu de l’œuvre de Claude Michel Cluny et différentes pistes de travail.

5- Jean-Yves Masson (« Claude Michel Cluny ou l’éloge du paganisme », p. 57-72) montre combien le poète « porte le deuil de [la] perfection à laquelle la civilisation grecque était parvenue » ; la quête qui fonde cette mélancolie chez C. M. Cluny est celle du bonheur, d’un enchantement du monde.

6- François Boddaert (« Le bonheur : une certaine célébration », p. 73-76) confirme la sensation de bonheur éprouvée par le lecteur des textes de C. M. Cluny : par delà la volonté d’adopter une habitude d’écartement, il y a dans ces textes une forme de célébration que l’on trouve dans le haïku.

7- Après avoir relevé la discrétion de l’invention chez C. M. Cluny et son irréductibilité à toute école, Chris Andrews (« Le théâtre ambulant de Claude Michel Cluny », p. 77-86) établit une typologie des poèmes en se basant sur des critères de forme et de registre et à les rapportant à la littérature antique.

8- Dimitri T. Analis (« Quelques bornes dans l’œuvre de Claude Michel Cluny », p. 87-91) fait partager quelques remarques sur le rapport au temps, l’héritage antique, le rôle de la chronique, la place de l’analyse politique dans les écrits de C. M. Cluny et ce qu’il recherche au travers de la peinture.

9- Jacques Izoard (« Claude Michel Cluny ou la sérénité fugace », p. 93-97) entre dans une analyse du même type et insiste sur la manière qu’a le poète de restituer par sa vision à la fois ce qui est caché et ce qui est présent, d’inviter le lecteur à une lecture libre et vagabonde.

10- Pierre Perron (« Suivre son désir pour mieux se traverser soi-même », p. 99-105) adopte une approche plus biographique qui part des expériences adolescentes et montre ce qui en est restitué sur le mode du tragique et de l’excès à travers des réminiscences littéraires (Rabelais, Erasme, Racine).

11- Vascos Graça Moura (« Claude Michel Cluny ou la « mimésis » du temps », p. 109-110) se livre à « une très brève analyse de la création poétique » de C. M. Cluny qui attire rapidement l’attention sur le rapport à l’éphémère, le rôle des épigraphes et la capacité à restituer par l’écrit des œuvres d’art.

12- Patrick Quillier (« Dicacité, rumeurs de roses et clameur du soleil : Claude Michel Cluny au fond de l’oreille », p. 111-139) montre l’importance tant du silence que de l’écoute des sons (« acousmates », « musique des astres »…) chez C. M. Cluny. Il étudie les sonorités et la musicalité de ses textes.

13- Partant d’un texte spécifique, inspiré par l’histoire andine, et des bois gravés qui l’illustrent, Jorge Nájar (« L’effet Iceberg : à propos de La Mémoire du sel de Claude Michel Cluny », p. 141-147) montre comment l’essai fait naître un « chant » et comment celui-ci restitue ce qui a été perdu.

14- A partir d’une image et d’un vers de C. M. Cluny, Pierre Brunel (« L’Oiseau-prophète », p. 149-164) se livre à une série de parallèles (musique de Schumann, écrits de Poe, Hugo, Pessoa, Baudelaire…) et multiplie les références pour montrer le refus du poète de se laisser prendre aux vertiges romantiques.

15- Georges-Arthur Goldschmidt (« Quand la poésie prend corps », p. 197-200) dégage le moment qui lui semble avoir permis à C. M. Cluny d’accéder à une perception physique de la durée, moment relaté dans Sous le signe de Mars et faisant de l’Histoire la « matière première du poétique ».

16- Pour Hélène Dorion (« Visages, vertige du temps », p. 209-216), la poésie de C. M. Cluny oblige son lecteur à un « abandon à l’inattendu » qui recoupe l’interrogation relative à l’identité personnelle que le poète poursuit sur le mode du « que puis-je devenir ? » c’est-à-dire celui de la transformation de soi.

17- Jalel El Gharbi (« De la peinture pour un autoportrait », p. 217-226) tente de cerner ce que l’image de l’autre, en l’occurrence le portrait de tel ou tel personnage, le plus souvent historique, joue chez C. M. Cluny alors même que, porté par un questionnement identitaire, il entend la restituer.

18- Audrey Giboux (« Deux lettres fictives de Claude Michel Cluny », p. 227-243) part de la lettre d’Antonio Brocardo à Giorgione pour dégager les enjeux et les modèles de la lettre fictive chez C. M. Cluny, réfléchir aux motifs du « visage prêté », de l’humanisme, de l’immortalité et du songe.

19- Avec Marie-Claire Bancquart (« Commencer à prendre pour argent comptant l’illusion de l’autre : le leurre dans les romans de Claude Michel Cluny », p. 245-), c’est le thème de la vie qui n’est qu’une illusion qui sert à aborder l’œuvre de C. M. Cluny, par ailleurs marquée par celui du masque.

20- Jaime Moreno Villareal (« Un chasseur de situations », p. 253-256) parle du recueil, On dit que les gens sont tristes. Il y analyse la situation des personnages et établit des parallèles entre la nouvelle telle que la pratique C. M. Cluny et la nouvelle « classique ».

21- Alice Catherine Carls (« Temps et espace de l’écrit : les chronotopes multiples de Claude Michel Cluny », p. 265-279) décline les « ailleurs » de C. M. Cluny, ceux de ses lectures comme ceux qu’il suscite lui-même, et décrit la relation que l’écriture entretient en tant que telle avec temps et lieux.

22- Delphine Rumeau (« La familiarité de l’ailleurs. Espace et temps dans l’œuvre poétique de Claude Michel Cluny », p. 281-295) travaille sur ce même thème de l’ailleurs ; elle s’interroge sur la « représentation spatiale et picturale du temps » et voit « une analogie entre l’écriture et le voyage ».

23- Pierre Grouix (« D’Orphée en Jean-Philippe Salabreuil », p. 297-318) évoque la publication de La Liberté des feuilles, de Jean-Philippe Salabreuil, dans la collection « Orphée » et la manière dont C. M. Cluny a perçu cette œuvre et son auteur, qui est pour lui une vraie « rencontre ».

24- Jacques Grant (« Le regard et le style, ou comment Claude Michel Cluny a désiré le cinéma », p. 319-328) évoque la première chronique cinéma de C. M. Cluny, son opinion sur le cinéma italien et la Nouvelle Vague ainsi que son intérêt pour le cinéma arabe, Laurel et Hardy, les films de genre.

25- La contribution de Fumi Yosano Abé (« Claude Michel Cluny à bord du navire Littérature », p. 337-345) clôt l’ensemble avec en évoquant quelques passages du journal littéraire du poète ; de ce journal de bord, lu comme tel, il retient le regard de celui qui prend des notes au quotidien.

26Comme on le voit, des contributions universitaires alternent avec les méditations personnelles et les  approches intuitives de l’œuvre. De fait, la publication tient autant du livre d’hommage que de l’outil de travail critique : elle comprend aussi huit inédits de Claude Michel Cluny (poèmes, chroniques, notes sur l’art), un entretien du poète avec Marc Blanchet et des illustrations (portraits, photographies de voyage, reproductions d’œuvres d’art, reproductions de lavis et de gouaches peints par le poète). Sont aussi repris un ensemble de « jalons critiques », à savoir des textes d’écrivains et critiques littéraires (Maurice Nadeau, Matthieu Galey, Hector Bianciotti, Bernard Chambaz, Patrick Grainville, pour n’en citer que quelques uns) – en tout, dix-neuf textes publiés dans la presse à l’occasion de la parution des différents livres de Claude Michel Cluny. Le volume offre par ailleurs, et pour finir, des éléments d’information très précieux que l’on trouve généralement dans l’appareil critique d’œuvres complètes : une bio-bibliographie détaillée et un catalogue complet des ouvrages de et sur Claude Michel Cluny. Dans ce catalogue, les textes sont présentés dans l’ordre chronologique et par genre. Toutes les publications sont recensées, y compris les contributions à des ouvrages collectifs, les textes parus dans les revues, les anthologies, les traductions.

27L’ouvrage publié sous le titre Claude Michel Cluny : des figures et des masques est d’un tout autre genre. Son auteur, qui enseigne la littérature française à la faculté des Lettres de la Manouba, à Tunis, est l’un des intervenants du colloque de la Sorbonne, Jalel El Gharbi. Même si celui-ci revient sur le rôle joué dans l’imaginaire du poète par le portrait de Charles IX par François Clouet, l’ouvrage se donne pour objectif de faire s’entrecroiser les thématiques et les multiplie dans l’objectif d’offrir au lecteur différentes « portes d’entrée » dans l’œuvre de Claude Michel Cluny.

28Claude Michel Cluny : des figures et des masques est, à la vérité, un ouvrage de vulgarisation qui permet une première approche de l’œuvre. Il propose deux séries de « morceaux choisis » et une suite d’entretiens, renouant par là avec une tradition instituée par des collections comme « Ecrivains de toujours » des éditions du Seuil et « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers : donner accès aux œuvres littéraires à travers des extraits et de courtes présentations donnant repères et « clefs de lecture » utiles.

29Les textes sélectionnés par Jalel El Gharbi sont de nature à donner une vision kaléidoscopique de l’œuvre de Claude Michel Cluny. Citons les passages et textes choisis :

30le commentaire de Fenêtre au magnolia de F. X. Fagniez ;

31la nouvelle Le Parti de l’herbe, mise en parallèle avec « Le Dormeur du Val » d’A. Rimbaud ;

32un extrait d’Impostures évoquant la Toscane ;

33un passage de Un jeune homme de Venise (« Votre vie m’échappe. Il faut donc tout à fait vous quitter… ») ;

34« Nous, indignes élèves de Thot », dans L’Autre Visage ;

35la mise en scène de M. Jouhandeau dans Le Silence de Delphes ;

36le passage de Sous le signe de Mars consacré au portrait de Charles IX ;

37quelques vers d’Inconnu passager (« Enfant, il lisait mille mots sous les mers… ») ;

38une note du journal, que l’on retrouve dans Années de sable ;

39quelques réflexions communiquées à J. Tardieu (La Déraison) ;

40un texte inédit, « Lapsus calamae », « Jeux de calame », fait d’inventions verbales ;

41l’un des Neufs Sonnets écrits à Gomera ;

42une série d’aphorismes donnés dans le premier tome de L’Invention du temps ;

43enfin, « Ode à la roue du fleuve ».

44Chacun de ces textes est suivi d’un commentaire de Jalel El Gharbi. Celui-ci opère le plus souvent des croisements avec d’autres citations de l’œuvre de Claude Michel Cluny de manière à éclairer l’extrait. La méthode conduit à dégager les figures, thèmes et idées récurrents chez le poète – la fenêtre, l’image du jeune soldat, le continuum de la vie et de sa représentation, la beauté – ainsi qu’une certaine manière de pratiquer la littérature (goût pour le portrait et la mise en scène, part de l’autobiographie, primat du pictural dans le rapport au réel, usage des formes poétiques classiques, goût pour la langue, le lexique, les jeux verbaux, les aphorismes).

45La nouvelle Le Parti de l’herbe n’est pas reproduite en son entier et les aphorismes de L’Invention du temps sont donnés au fil du commentaire de Jalel El Gharbi mais le livre peut se lire comme une petite anthologie explicative. A ce titre, il intéressera le jeune étudiant comme l’homme de culture ou le non spécialiste qui veut élargir sa connaissance de la littérature et des poètes contemporains. Il est susceptible de créer l’empathie sans laquelle il n’y a pas de désir de mieux connaître les œuvres. L’on notera que l’ouvrage est publié avec le concours de l’Ambassade de France en Tunisie : il participe de fait, d’une certaine manière, à la promotion de la littérature française.

46La partie la plus surprenante est celle qui regroupe les entretiens. L’auteur la place en milieu d’ouvrage, après la première série de textes commentés, et lui donne pour titre : « Issus d’entretiens ». Le statut de ces textes n’est pas explicitement décliné mais nous croyons comprendre qu’il s’agit de propos de Claude Michel Cluny recueillis par l’auteur. Il ne s’agit pas à proprement parler de la transcription d’entretiens, avec questions et réponses, mais de propos restitués après-coup. Le premier commence par : « L’entrée en « littérature » commença par des contes qu’on me lisait… » ; dans chacun, le poète s’exprime directement et parle de lui. Les renseignements et indications donnés constituent de très précieuses pistes de lecture et d’interprétation. L’état d’achèvement des textes laisse penser qu’ils contiennent l’essentiel de ce que le poète veut dire de lui et les réponses aux questions les plus importantes à lui poser. Cette partie tient lieu de rencontre avec l’auteur.

47C. M. Cluny y indique, en un retour autobiographique, quelles ont été ses lectures de jeunesse (avant l’âge de 20 ans). Les noms d’auteurs cités sont particulièrement importants et l’on a avec eux quelques repères pour une future étude de l’intertextualité dans l’œuvre ultérieure.

48C. M. Cluny explique dans une autre partie comment il conçoit et vit la rencontre d’autrui, ce qu’il a recherché auprès des écrivains qui lui a été donné de fréquenter – et surtout le mécanisme syncrétique et mémoriel qui est à l’œuvre quand il crée des personnages et des scènes.

49Le troisième texte apporte le témoignage du poète sur son expérience personnelle du temps. C. M. Cluny y introduit, à titre explicatif, la notion de « temps d’intensité » ; il nuance et précise en parlant de son journal, de sa découverte du cinéma et de sa relation à la musique.

50Le dernier est consacré aux voyages. C. M. Cluny reconstitue l’historique des siens et explique en quoi tel ou tel (en Suisse avec ses parents, en Italie, à Delphes, en Nouvelle-Zélande, en Egypte, au Laos…) l’a marqué ; il explicite ce qui définit pour lui la relation entre voyage et écriture.

51Ces quatre temps d’écoute du témoignage personnel du poète offerts au lecteur contribuent eux aussi à « ouvrir les portes » de l’œuvre. A lui d’utiliser les références des extraits choisis par Jalel El Gharbi et la bibliographie donnée en fin d’ouvrage pour commencer une lecture personnelle.