Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Novembre-Décembre 2007 (volume 8, numéro 6)
Florence Balique

Rome et la naissance de l’art européen

Michel Meyer, Rome et la naissance de l’art européen, Arléa, collection « Post scriptum », Paris, mars, 2007.

1Invitant à rendre aux romains ce qui leur appartient, Michel Meyer offre un regard neuf sur les œuvres créées à Rome, non plus perçues comme seulement héritières de l’art grec, mais inventives, nouvelles et spécifiquement romaines en ce qu’elles expriment un autre mode de penser le moi, le monde et les dieux.

2Non copie d’une grandeur grecque inégalable, mais moment artistique qui témoigne d’une rupture « entre un monde qui s’achève et un autre qui commence », moment qui nous touche directement car vient s’y enraciner notre modernité, l’art romain nous tendrait ainsi notre vrai miroir, à contempler sans l’a priori d’une préférence grecque, pour ce qu’il est en lui-même et non pour y chercher, glissé sous le tain, l’image ensevelie d’un original grec, inégalable beauté attique.

3Contre une doxa qui a longtemps nui à la compréhension de l’art romain, Michel Meyer déploie une problématique rhétorique qui restaure le vestige dans sa dignité. L’éclairage qu’il offre dans Rome et la naissance de l’art européen s’inscrit en prolongement des analyses qu’il avait développées sur le théâtre dans Le Tragique et le comique. Penser le théâtre et son histoire (PUF, Paris, 2003 et collection Quadrige, 2005) ; les deux livres apparaissent comme un horizon réflexif découvert par la brèche philosophique que constitue l’ouvrage-clé de sa pensée : De la Problématologie : langage, science et philosophie (Mardaga, Bruxelles, 1986 et Le Livre de Poche, 1994).

4Dans le sillage de Montaigne, grand admirateur de l’art romain, de Du Bellay, rêvant sur la majesté impalpable des ruines dans ses « Antiquités de Rome », se trace un nouveau cap jusqu’à ces îlots mystérieux que le voyageur pourra deviner, ému, « sous le choc », cherchant à percer l’énigme de ces traces d’un art qui échappe, en proie à l’effritement. On songe à la scène merveilleuse de Fellini Roma, où les fresques à peine découvertes s’effacent dans la lumière, comme anéanties par l’air du temps présent.

5« La culture de l’universel », présentée aujourd’hui comme ciment d’une identité européenne à éprouver pour chacun, dans sa différence individuelle, trouverait sa source dans les curieux vestiges, relais essentiel entre paganisme et christianisme et, plus encore, lieu d’une expression artistique, d’une force rhétorique qu’on aurait tort de n’envisager que sous l’angle décalé d’un pragmatisme dérisoire.

6C’est, en effet, la puissance politique de l’art romain que souligne Michel Meyer, analysant, à travers les jeux de disproportion dans la représentation, le pouvoir rhétorique de l’image romaine, fondée avant tout sur l’ethos (personnalité oratoire, qui confère l’autorité), peut-être la plus importante des preuves, selon Aristote dans sa Rhétorique, même si Michel Meyer insiste sur l’articulation entre les trois composantes rhétoriques ethos, logos (le message lui-même) et pathos (les passions de l’auditoire) en vue de faire surgir une conscience problématologique nouvelle. Il s’agit alors d’envisager l’œuvre d’art comme le révélateur d’accélérations historiques rendant caduques les anciennes réponses et exprimant l’émergence de questions.

7La spécificité rhétorique de l’art romain tiendrait à la prépondérance éthique : focalisation sur l’ethos, le soi, identité politique qui construit les différences au sein de la cité.  Il n’y aurait donc pas simple translation artistique d’Athènes à Rome, mais bien invention d’un art éminemment politique, non essentiellement préoccupé par la différence entre l’humain et le divin, exprimé chez les Grecs dans le logos. Plus encore, les dieux trouveraient une place dans la cité romaine, « hommes de pierre », ils accompagnent la vie quotidienne, tandis que le l’empereur se trouve divinisé, confusion féconde qui assure la proximité du divin, l’expression de la transcendance, et prépare ainsi l’avènement du christianisme.

8Le regard porté par les Romains sur les modèles grecs favorise une re-création originale, détachée de l’idée de culte, forme d’art pour l’art antique qui fait glisser d’un mode représentatif, d’une simple mimesis (imitation), à un mode expressif visant l’impact rhétorique, montrant l’ethos, le caractère, dans sa dimension pragmatique, articulant non des valeurs (logiques) mais des vertus (incarnées, agissantes). Cette dominante éthique se retrouve aussi bien en architecture qu’en peinture et en sculpture : ainsi « le langage des arts se figurativise ».

9Le déplacement de la scène, du théâtre vers l’amphithéâtre, traduit l’émergence d’un nouveau genre de spectacle, visant une communion identitaire qui repose sur l’exclusion de l’altérité, mise en scène par la violence. « L’amphithéâtre devient ainsi la métaphore, l’expression collective de la ville nouvelle, impériale ». La ville elle-même se construit ainsi comme un théâtre, avec sa structure logique interne, significative, suivant des jeux de reduplication (temple-forum-villa), distinguant l’espace public du privé.

10Inventant l’arc et sa voûte, les Romains créent une forme d’architecture théâtralisée, dont le sens est affiné par la présence de fresques, dénotant la valeur à accorder au lieu. Cette logique du sens se répercute dans l’art des jardins intérieurs, à « effet rhétorique », jeu d’illusion souvent signalé par la présence des masques. Circularité, rotondité donnent l’image d’un Empire harmonieux, d’une clôture rassurante : « Rome pour l’heure est partout dans Rome ».

11Analysant ainsi en détail la valeur symbolique des constructions géométriques, Michel Meyer nous livre un regard rhétorisé, qui fait pour ainsi dire parler d’une nouvelle voix la pierre romaine. Sa prédilection pour la peinture romaine donne à lire de très belles pages sur l’invention d’un art traçant l’immanence, montrant l’omniprésence divine dans et par le quotidien, tissant entre l’humain et le divin une relation de « voisinage ». L’évolution figurative traduirait un glissement vers l’identité métaphorique, seule voie possible quand se creuse la distance. C’est dans cet écart, dans ce jeu de métamorphose des identités que le christianisme trouverait son propre lieu pour  y exprimer ses réponses, par une rhétorique du détour, refusant la représentation de son Dieu.

12Suggestion finale qui donne à penser et soulève de nouvelles questions : « sans Rome », peut-être jamais créées les coupoles de Byzance, de Florence… Notre modernité, plus néo-platonicienne qu’elle ne le croit dans ses jugements, risque fort de passer à côté de ces œuvres, rendues opaques par le filtre idéaliste omniprésent. Comment, en effet, comprendre cet hommage  rendu au divin dans une déclinaison poétique de la diversité matérielle des choses, perçues dans leur organisation harmonieuse ? Or la conscience occidentale passe sans doute par la reconnaissance de cette dette envers Rome, qui est aussi aveu de notre pragmatisme, et non refoulement de ce qui nous rive effectivement à la sphère politique.

13Montaigne, à l’écart, dans sa tour, trace sur les poutres de son plafond des maximes, mêlant le grec au latin, mais dans la pièce voisine de la bibliothèque circulaire, il s’aménage un cabinet à la romaine, lieu d’un rêve, réservé au corps, où l’on déchiffre encore aujourd’hui les vestiges de figures énigmatiques ; si d’aventure vous entrez dans cette tour de Babel, le livre de Michel Meyer éclairera d’un nouveau jour ces peintures presque effacées.