Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Thibaut Chaix-Bryan

L’angoisse de penser

Évelyne Grossman, L’Angoisse de penser, Minuit, coll. « Paradoxe », 2008.

1Le dernier ouvrage d’Évelyne Grossman, professeure de littérature française moderne et contemporaine à l’Université Paris Diderot (Paris 7), analyse une problématique centrale qui hante la littérature et plus particulièrement celle des écrivains-penseurs du XXème siècle comme Derrida, Blanchot, Beckett : celle de l’angoisse et plus précisément de l’angoisse de penser. En huit chapitres aussi passionnants les uns que les autres, l’actuelle présidente du Collège International de Philosophie propose un parcours au croisement de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse des écritures-limites du XXème siècle. Cet essai, paru aux éditions de Minuit et très opportunément dans la collection intitulée « Paradoxe », examine avec précision cette angoisse de penser qui est en soi un paradoxe et l’auteure tente de montrer la manière adoptée par ces écrivains-penseurs pour le dépasser. Cet essai est l’aboutissement d’une réflexion que l’auteure avait déjà exposée dans de nombreux articles notamment dans le récent numéro de la Revue Europe d’août-septembre 2007 entièrement consacré à Maurice Blanchot pour le centenaire de sa naissance. Une note bibliographique en fin d’ouvrage permet de retrouver ces articles publiés antérieurement qui ont été entièrement réécrits, augmentés voire refondus pour donner une unité à ces différents chapitres.

2L’ouvrage est placé sous le signe d’une citation de Rilke, lui-même penseur de cette angoisse ontologique et qui fera ainsi l’objet de très nombreuses analyses de Blanchot entre autres, définissant l’œuvre d’art comme « le produit d’un danger couru, une expérience conduite jusqu’au bout, jusqu’au point où l’homme ne peut plus continuer ». Cette limite, cette « expérience-limite » pour reprendre les termes de Maurice Blanchot dans L’Entretien infini, cet insaisissable voire cet impensable est l’objet des analyses d’Évelyne Grossman.

3Le premier chapitre introductif intitulé « Sortie de soi » examine en neuf étapes cette angoisse propre aux écritures modernes. De la première sous-partie « Angoisse » au dernier point « N’être personne », l’auteure définit le terme d’angoisse notamment à partir des ouvrages d’Antonin Artaud et établit une distinction claire entre nos peurs quotidiennes et l’angoisse fondamentale de l’écrivain, ontologique comme nous le suggérions précédemment. Après avoir rappelé l’étymologie de ce terme (du latin angustia, reserrement1), Évelyne Grossman montre que cette dernière est pour les écritures modernes synonyme de cet « impouvoir » dont parlent Blanchot, Derrida, Artaud ou bien de « ce grouillement informe de l’être » pour reprendre l’expression de Lévinas que développe largement l’auteure dans son troisième chapitre consacré à Emmanuel Lévinas. Évelyne Grossman montre ensuite comment cette expérience singulière déstabilise, bouleverse la pensée et conduit à une dépersonnalisation voire une « désidentification » pour reprendre la terminologie introduite par l’auteure2. En s’appuyant notamment sur L’Expérience intérieure de Bataille, l’auteure nous rappelle que cette pensée jusqu’à l’angoisse, cette « sortie de soi » relève d’une profonde ascèse, d’une très grande exigence, celle d’écrire comme le développe notamment Blanchot. Après avoir démontré que cette angoisse s’apparente à une passion de la négation, l’auteure montre notamment en passant par la psychanalyse sans quelles mesures cette négativité est liée à une paradoxale vitalité. Cette démonstration rappelle clairement les analyses de Derrida dans La Dissémination sur l’écriture comme pharmakon3. L’écriture est en effet l’expérience de cette confrontation avec l’angoisse de penser, avec ce vide mais aussi expérience de dépassement de ce vide comme le montre d’ailleurs Évelyne Grossman avec précision dans une de ses dernières sous-parties intitulée « Aspiration, inspiration ». Ce premier chapitre qui pose clairement les jalons de la réflexion s’achève sur l’importance de la présence de l’Autre au commencement de la pensée. Présence d’une altérité menant justement l’écrivain a adopté une posture identitaire ou « dés- identitaire » particulière. Il s’agit pour l’écrivain confronté à cette pensée de l’angoisse d’être « un je sans moi » comme l’écrit Blanchot dans L’Entretien infini. Cette « désidentification » est entre autre ce que Blanchot qualifie de neutralisation, processus qu’il met en scène dans ses fictions comme par exemple dans Celui qui ne m’accompagnait pas. Les écritures du XXème siècle opèrent donc ce parcours à la fois douloureux et fécond de l’angoisse de penser à de nouvelles identités/ désidentités où se récré un sujet pluriel.

4Le deuxième chapitre (« Les voix de Jacques Derrida ») est consacré à Jacques Derrida et plus particulièrement à son intérêt pour les voix. L’auteure rappelle en effet que le philosophe pensait l’écriture avec la voix ou « écouter l’écriture » pour reprendre le très beau sous-titre d’Évelyne Grossman. Derrida lui-même s’efforçait de lire les textes en imitant la voix, l’intonation de l’auteur car elle constitue pour lui comme une sorte d’éternel retour nietzschéen ou d’une survivance débordant la vie comme l’explique l’auteure. Ces rappels préliminaires sur la pensée de Derrida permettent à Évelyne Grossman d’examiner en quoi l’écriture du philosophe peut être qualifiée de « borderline », de « double mind ». Elle l’explique en effet que pour elle l’invention extraordinaire de Derrida est « ce lieu paradoxal d’une vérité qui n’exclue pas cet autre qui parle en moi, la folie, le rêve, l’écriture poétique, la mise en espace théâtralisée des mots et des voix » (46). Cette instabilité, cette présence d’un Autre n’excluant pas le Je est développée dans les sous-parties suivantes autour du terme « d’appartenance » chez le philosophe. Évelyne Grossman montre qu’appartenir est pour Derrida synonyme « d’être avec » et qu’ainsi la question des frontières, du dedans, du dehors deviennent problématiques ou plutôt que ces frontières, aussi paradoxales que cela puisse paraître, n’existent pas. L’auteure conclut en expliquant que Derrida — par ce nouvel espace qu’il invente dans son écriture — nous invite à sortir de ce « chez soi », de cette ipséité dont parle également Lévinas, pour vivre qu’au sein de cette « inquiétante étrangeté », face à l’ « Unheimliche ».

5Le troisième chapitre intitulé « Le grain de folie d’Emmanuel Lévinas » s’attache à montrer dans quelles mesures l’écriture de Lévinas fait également partie de ces écritures modernes de « l’ expérience-limite ». Ainsi, Évelyne Grossman inaugure ce chapitre par une sous-partie interrogeant l’essence de l’écriture de Lévinas intitulée : « Une poétique philosophique ? ». Ce sous-titre est particulièrement intéressant dans la mesure où l’auteure met tout de suite en avant la dimension poétique de l’œuvre de Lévinas et non la dimension philosophique. Défendre l’idée d’une philosophie poétique serait beaucoup moins intéressant et moins innovant que défendre celle d’une poétique philosophique. Évelyne Grossman fait d’emblée un parallèle entre Lévinas et Blanchot en se demandant à juste titre quelle est l’écriture qu’invente Lévinas pour (se) décoller du monde en un geste proche de cette sortie de soi que tente aussi de son côté l’écriture fictionnelle et critique de Maurice Blanchot. En citant des passages de Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, l’auteure développe la parenté de Lévinas avec les écritures du XXème siècle de la « défiguration » ou de la « décréation » pour reprendre le terme de Beckett. Plus loin, Évelyne Grossman synthétise ce qui constitue l’objet de la pensée de Lévinas et de ces penseurs –écrivain, philosophes- en une question « Comment, à travers l’écriture, toucher l’impensable ? ». Cette question posée par tous ces écrivains, penseurs plus ou moins directement apparaît très précisément dans ce que dit Lévinas de ce récit énigmatique, aporétique de Blanchot La Folie du jour : « la signification que Blanchot prête à la littérature met en question la superbe du discours philosophique — ce discours englobant — capable de tout dire et jusqu’à son propre échec ». Échec qui est justement cet impensable que Blanchot ne cesse d’interroger en le circonscrivant sous le terme de « nuit » et qu’il s’efforce de prolonger dans une pensée du neutre4. Évelyne Grossman développe ce parallèle entre Lévinas et Blanchot en montrant en quoi l’écriture de Lévinas est habitée par le même mouvement, la même animation que Blanchot imaginait par exemple dans Thomas l’Obscur. Lévinas cherche en effet à créer des concepts mouvants, animés, mus par une certaine respiration semblable à cette « exigence d’arrachement, d’affirmation de la vérité nomade » dont parle Blanchot dans L’Entretien infini. Évelyne Grossman examine pour conclure deux exemples de cette « animation », respiration de la langue propre au « grain de folie » d’Emmanuel Lévinas.

6Le quatrième chapitre : « Il n’y a pas de métalangage » (Lacan et Beckett) développe les parentés entre Lacan et Beckett et plus largement entre l’absence de métalangage dans la théorie et l’absence d’oeuvre dans l’écriture littéraire. En partant d’une phrase connue de Lacan : « Il n’y a pas de métalangage », Évelyne Grossman démontre en effet que le sujet indéterminé chez Lacan et le sujet innommable de Beckett sont secrètement apparentés. Ce rapprochement entre la théorie psychanalytique et la littérature permet à l’auteure de préciser la terminologie employée par Foucault et Blanchot. Au lieu « d’absence d’œuvre » (de « désoeuvrement » chez Blanchot), Évelyne Grossman indique qu’elle préfère parler de « dénégation de l’œuvre » pour mettre en avant non pas la stabilité d’une absence mais davantage le mouvement qui creuse l’absence dans la présence. Cette « dénégation de l’œuvre » s’apparente alors exactement à la structure infiniment plastique de la dénégation telle que le discours de Lacan le met en acte. L’auteure conclut ce chapitre en insistant sur l’intérêt de lire la littérature à la lumière de la psychanalyse et inversement et plus particulièrement Lacan qui, comme l’a démontré l’actuelle présidente du Collège international de philosophie, a exploré cet espace que la psychanalyse a en commun avec la littérature : la mort, la folie, l’ouverture de l’abîme ou plus fondamentalement cette épreuve de la dépossession.

7Après avoir analysé le dialogue entre l’œuvre théorique de Lacan et l’œuvre littéraire de Beckett, Évelyne Grossman poursuit cette étude en consacrant deux chapitres à Beckett. Sous le titre « Qu’est-ce qu’une archive ? », l’auteure examine le dialogue secret entre les textes de Foucault et ceux de Samuel Beckett. En relevant très précisément quelques allusions à des textes de Beckett dans ceux de Foucault, Évelyne Grossman montre de quelle manière Foucault et Beckett respectivement recherchent à saisir ce qui serait à la fois de l’ordre de l’impensable et de l’innommable. Impensable qui s’apparente à ce que Foucault appelle « la pensée du dehors ». Ce parallèle conduit l’auteure à montrer que Beckett fait l’expérience d’un dehors de l’intériorité dans son œuvre. En s’appuyant sur plusieurs citations de Beckett, Évelyne Grossman développe ce paradoxe fou que constitue cet espace expérimental du « dedans-dehors ». Et c’est précisément à ce stade de sa réflexion que l’auteure prolonge très finement le parallèle entre le philosophe et l’écrivain. Les caractéristiques de cet espace si singulier montrent en effet qu’il fonctionne comme une archive selon la définition de Michel Foucault. La mémoire auto-textuelle, interne des textes de Beckett rejoint le rêve d’archive au sens du philosophe : celle où s’efface précisément tout sujet individuel dans l’espace anonyme de discours et de l’écriture. Cette écriture en voie d’anonymat, cet effacement de toutes traces entrepris par Samuel Beckett est donc une interrogation sans cesse reprise et une remise en question des limites entre le dehors et le dedans où pour reprendre l’expression d’Évelyne Grossman à la fin de ce chapitre « une exploration des bords de la parole et de l’écriture ».

8Le chapitre suivant intitulé « A la limite… » poursuit l’étude de cet espace expérimental en proposant une lecture de Cette fois de Beckett. Cette analyse en 7 sous-parties débute en rappelant que l’écrivant de Malone meurt a toujours écrit contre la dépression, la lecture de ses textes étant ainsi une traversée de la dépression de Beckett, fondamentale dans son travail de création. L’auteure montre ensuite que Cette fois est bien un texte caractéristique de l’écriture-limite dont parle Blanchot, à la limite du représentable. La non-fixation des personnages ne pouvant ainsi garantir aucune stabilité référentielle d’un quelconque sujet est un aspect de cette écriture singulière, limite qu’analyse avec beaucoup de précision l’auteure. Cette dernière démontre ensuite comment Beckett inverse peu à peu l’angoisse de mort — due notamment à cette impermanence de l’être — en érotisation, en jouissance des limites.

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10Les deux derniers chapitres de cet essai très bien construit sont consacrés à Maurice Blanchot, cet écrivain-penseur auquel Évelyne Grossman se réfère déjà très régulièrement dans les chapitres précédents.

11L’avant dernier chapitre de l’ouvrage (« Blanchot le héros ») analyse la posture si particulière de cet écrivain-penseur en partant de la formule qui remplaçait jusqu’à sa mort l’habituelle notice biographique en tête de ses livres republiés en poche « Maurice Blanchot, romancier et critique. Sa vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre ». Évelyne Grossman développe à partir de cette formule connue de tous les lecteurs de Blanchot ce qu’elle appelle « la tentation héroïque » blanchotienne qui s’inscrit notamment dans le droit fil de ses prises de position des années 1930. Elle nous rappelle ainsi toutes les accusations qui ont pu être faites à Blanchot : la parution de certains de ses articles dans des journaux d’extrême droite, la dimension puissamment mélancolique, désespérante voire mortifère de ses œuvres, l’aspect nihiliste. Cet héroïsme est ensuite examiné à la lumière de ce que Blanchot lui-même appelle « le désoeuvrement » : cette force de dissolution créatrice où n’en finit pas de mourir un sujet devenant écrivain. Écrire relève en effet pour Blanchot de l’héroïsme d’une mort impersonnelle comme en témoignent un grand nombre de ces fictions. Avec beaucoup de subtilité, l’auteure démontre en suite en quoi cette mort impersonnelle, cette impuissance voire cette sorte de sacrifice se transformant en pouvoir peut constituer les limites, le danger et la dérive de la pensée blanchotienne.

12L’ultime chapitre de cet essai propose une lecture de Thomas l’Obscur intitulée « les anagrammes de Blanchot ». Après avoir rappelé que Thomas l’Obscur s’apparente une métaphore de cette expérience presque folle de vie et de mort des mots qui entraîne celui qui écrit et celui qui lit dans un incessant bouleversement de ses repères, Évelyne Grossman établie un parallèle très intéressant entre l’espace littéraire et l’espace analytique. Le point commun de ces deux espaces est l’aptitude à la dissociation, la capacité à dissocier et associer, délier et relier. Blanchot en effet ne cesse dans Thomas l’Obscur d’insister sur la réalité physique du corps des mots et leurs effets concrets et perceptibles. Cet rapprochement conduit l’auteure à étudier ce quelle appelle les « métamorphoses kafkaïennes ». Il s’agit à la fois d’analyser l’occurrence du mot de « métamorphose » mais également la réutilisation de citations, les métamorphoses de phrases déformées et reprises. La métamorphose au cœur de toutes ces transformations est surtout celle du « je » au « il ». Ces métamorphoses sont aussi dues aux anagrammes5 qui habitent ou hantent le texte de Blanchot. Après en avoir analysé un certain nombre, Évelyne Grossman s’interroge sur l’épuisement possible de cette étude minutieuse de ces syllabes récurrentes qui se détachent et semblent partout creuser les mots, les dissocier d’eux-mêmes ouvrant la lecture à un foisonnement souterrain jusque là inaperçu. Au-delà du rythme musical, l’auteure nous montre que cette étude passionnante permettrait de saisir ce que Barthes appelait « le bruissement de la langue », ce murmure nous ramenant aussi à l’objet de cet essai : « l’angoisse de penser ». « Se sentir regardé par l’intime du mot » — pour reprendre l’expression de Blanchot dans le chapitre 4 de Thomas l’Obscur- nous renvoie bien à cette angoisse fondamentale, à l’inconscient…